Le Conseil d’Etat, par une décision de sous-sections réunies du 29 octobre 2013 (Conseil d’Etat, SSR., 29 octobre 2013, Gengis Khan, requête numéro 346569, publié au recueil) considère que les avis conformes du Conseil supérieur de la magistrature sont des actes administratifs faisant grief.
Cette décision présente d’autres points d’intérêt.
1) Le statut des avis conformes du Conseil supérieur de la magistrature
Le Conseil d’Etat était saisi d’un recours pour excès de pouvoir contre l’avis négatif qu’avait opposé le CSM à la nomination d’un magistrat en qualité de vice-président du Tribunal de grande instance de Saint-Pierre (Réunion). La Haute juridiction déduit des articles 64 et 65 de la Constitution, ainsi que de 28 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature que l’avis conforme émis par le CSM sur les propositions de promotion faites au président de la République par le Garde des Sceaux font grief, puisque ces avis sont des avis conformes.
Il découle de ce statut d’acte faisant grief que les avis conformes négatifs du CSM peuvent faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir, alors même que le Président de la République n’aurait adopté aucun décret.
En général, les décrets sont attaqués ensemble l’avis du Conseil supérieur de la Magistrature, que le décret soit défavorables à l’intéressé (décret individuel plurinominal de promotion à la hors-classe : Conseil d’Etat, SSR, 27 février 2004, Tony M., requête numéro 250012, publié au recueil) ou favorable.
Il peut arriver, comme en l’espèce, qu’aucun décret ne soit adopté puisque, comme le note le Conseil d’Etat,
« en cas de refus du Conseil supérieur de la magistrature de donner son accord à une nomination, proposée par le ministre de la justice, aux fonctions de magistrat relevant du deuxième alinéa de l’article 28 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, un tel avis non conforme fait obstacle à ce que le Président de la République prononce cette nomination et n’implique pas nécessairement qu’il prenne un décret pour en tirer les conséquences ».
Notons que le Conseil d’Etat parle d’avis « non conforme ». Nous préférons le terme long d’avis conforme négatif, puisque le caractère « conforme » signifie simplement que l’avis lie son destinataire, contrairement aux avis simplement « obligatoires » qui doivent être pris sans que leur sens ne s’impose à l’autorité saisissante.
La question se pose du statut contentieux des avis conformes positifs. Certes, en principe les avis conformes, rendus après proposition du Garde des Sceaux, aboutissent à l’adoption d’un décret. Dans cette hypothèse, le décret ensemble l’avis sont soumis à la censure du Conseil d’Etat. Mais que se passerait-il dans le cas où le Président de la République omettrait d’adopter un décret de nomination après proposition du Garde des Sceaux ayant reçu un avis conforme (positif) du Conseil supérieur de la magistrature ou, plus probablement, dans l’hypothèse où l’avis serait attaqué avant qu’un décret ne soit adopté ?
Le Conseil d’Etat souligne bien que » l’avis non conforme du Conseil supérieur de la magistrature sur la nomination d’un magistrat du siège constitue un acte faisant grief qui peut être déféré au juge de l’excès de pouvoir« .
L’on peut en déduire, pensons-nous, que l’avis conforme « positif » ne fait pas grief.
2) Le régime de la preuve et la discussion des motifs devant le juge de l’excès de pouvoir
On le sait, le régime d’administration de la preuve n’est pas, devant le juge administratif, comparable à ce qu’il est devant le juge judiciaire. Comme le note Hervé de Gaudemar, « pour établir des faits devant le juge de l’excès de pouvoir, il convient donc de convaincre plus que de prouver » (v. dans cette revue Hervé de Gaudemar, « La preuve devant le juge de l’excès de pouvoir », Revue générale du droit on line, 2012, numéro 4156 (ww.revuegeneraledudroit.eu/?p=4156)).
Saisi d’un moyen relatif aux modalités selon lesquelles la Haute juridiction avait accepté d’examiner des informations complémentaires versées aux débats par le CSM, le Conseil d’Etat rappelle
4. […] qu’il appartient au juge de l’excès de pouvoir de former sa conviction sur les points en litige au vu des éléments versés au dossier par les parties ; que le cas échéant, il revient au juge, avant de se prononcer sur une requête assortie d’allégations sérieuses non démenties par les éléments produits par l’administration en défense, de mettre en oeuvre ses pouvoirs généraux d’instruction des requêtes et de prendre toute mesure propre à lui procurer, par les voies de droit, les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction, en particulier en exigeant de l’administration compétente qu’elle lui fasse connaître, alors même qu’elle ne serait soumise par aucun texte à une obligation de motivation, les raisons de fait et de droit qui l’ont conduite à prendre la décision attaquée […]
L’on retrouve le considérant de principe utilisé, notamment, dans la décision Brigitte B. (Conseil d’Etat, SSR., 26 novembre 2012, Brigitte B., requête numéro 354108, publié au recueil).
Ce rappel est d’autant plus intéressant en l’espèce qu’il permet de préciser la distinction entre les « motifs » et la « motivation » d’une décision.
Dans la décision rapportée, le Conseil d’Etat rappelle par ailleurs que l’avis du CSM, qui ne prive pas le requérant d’un droit, n’a pas à être motivée en application de l’article 1er de la loi du 11 juillet 1979.
Il relève pourtant de l’office du juge administratif, dans le cadre de l’administration de la preuve, de rechercher pour forger sa conviction les éléments nécessaires pour l’éclairer sur les raisons du choix de l’administration.
Ainsi, selon la Haute juridiction,
4. […] il n’y a donc pas lieu, contrairement à ce que demande le requérant, d’écarter des débats les éléments versés au dossier, à la suite du supplément d’instruction réalisé par le Conseil d’Etat, par le président de la formation du Conseil supérieur de la magistrature compétente pour les magistrats du siège, qui éclairent les motifs pour lesquels la nomination de M. B…au poste qu’il sollicitait a donné lieu à un avis négatif ;
Les éléments versés aux débats, à la demande du juge, permettent d’éclairer les motifs de la décision, sans les modifier.
En l’espèce, ces motifs rappellent la permanence des critères utilisés par le Conseil supérieur de la magistrature, tenant au souhait de favoriser la mobilité des magistrats. La décision Tony M. du 27 février 2004 déjà citée (Conseil d’Etat, SSR, 27 février 2004, Tony M., requête numéro 250012, publié au recueil) avait été l’occasion pour le Conseil d’examiner la légalité de
critères [guidant le conseil] pour les nominations et les mutations de magistrats, dans le respect du principe d’égalité et compte tenu d’objectifs légitimes tels qu’une plus grande mobilité des personnes concernées ou une meilleure adéquation des profils aux emplois
Le Conseil avait alors rejeté le recours, jugeant que l’application de ces critères n’avait pas été systématique, et que ni le Garde des sceaux, ni le CSM n’avaient établi de « directives » impératives pour l’appréciation des propositions de nominations et de mutations.
Ici encore, c’est le souci d’assurer la plus grande mobilité des magistrats qui a motivé l’avis négatif du CSM car
le Conseil supérieur de la magistrature s’attache, au titre de sa mission générale d’avis sur les nominations des magistrats du siège, à promouvoir la mutation ou la promotion en métropole des magistrats en poste dans les départements et collectivités d’outre-mer afin d’assurer le bon fonctionnement des juridictions, tout en prenant en compte les impératifs liés à la situation personnelle du magistrat ou aux considérations de bonne administration de la justice ; que la nomination du requérant dans les fonctions souhaitées lui aurait permis, après deux années d’exercice des fonctions, par l’effet des dispositions de l’article 3-1 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, d’être à nouveau nommé sur place, pour la troisième fois consécutive dans une juridiction outre-mer ; que la nomination dans les fonctions souhaitées aurait ainsi été de nature à compromettre durablement, en ce qui le concerne, l’objectif de mobilité géographique s’appliquant à l’ensemble des magistrats judiciaires et concourant à garantir leur indépendance ;
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