Voici deux arrêts relatifs à des recours pour excès de pouvoir intentés par les habitants d’un quartier associés ou syndiqués, et ce à propos de l’organisation défectueuse, à leur avis, du service des tramways. Ces arrêts soulèvent deux questions, celle de la recevabilité du recours d’un syndicat d’habitants d’un quartier, et celle, plus importante, de savoir comment les habitants d’un quartier peuvent s’y prendre pour saisir un juge de réclamations contre la mauvaise organisation d’un service ou pour rappeler un concessionnaire à l’observation de son cahier des charges. Autrement dit, première question : A supposer qu’une voie contentieuse existe au profit des habitants d’un quartier pour rappeler un concessionnaire de tramways à l’observation de son cahier des charges, le syndicat de ces habitants a-t-il qualité pour intenter cette action? Deuxième question : Existe-t-il une voie contentieuse à la disposition des habitants pour l’objet indiqué, et quelle est-elle? Nous ajouterons une troisième question sur la nature du droit que l’on peut reconnaître aux habitants d’un quartier sur les services publics qui existent dans ce quartier.
§ 1er
I. — La question de recevabilité du recours intenté par le syndicat des habitants du quartier ne nous retiendra pas longtemps, bien que la solution soit fort importante. Dans l’arrêt Storch (1° espèce), le Conseil d’Etat n’avait pas voulu se prononcer : « Sans qu’il soit besoin d’examiner si le sieur Storch aurait qualité pour agir en justice au nom et comme président du Syndicat dés négociants, habitants et propriétaires de la rue Réaumur et des rues adjacentes; — Considérant que le sieur Storch est commerçant et propriétaire d’un immeuble situé en bordure de la rue Réaumur; qu’il a un intérêt direct et personnel à demander l’annulation de l’arrêté attaqué; qu’ainsi sa requête est recevable. » Le Conseil avait donc écarté la qualité de président du syndicat chez le requérant et n’avait voulu le prendre que comme commerçant et propriétaire en son nom individuel; il avait ainsi esquivé la difficulté. Dans l’arrêt Syndicat du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli (2° espèce), à la demande de M. le commissaire du gouvernement Romieu, le Conseil aborde de front la question et la résout affirmativement et dans les termes suivants : « Sur la fin de non-recevoir tirée de ce que le syndicat requérant ne constituerait pas une association capable d’ester en justice; — Considérant que le Syndicat des propriétaires et contribuables du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli s’est constitué en vue de pourvoir à la défense des intérêts du quartier, d’y poursuivre toutes les améliorations de voirie, d’assainissement et d’embellissement; que ces objets sont au nombre de ceux qui peuvent donner lieu à la formation d’une association, aux termes de l’art. 1er de la loi du 1er juillet 1901; qu’ainsi l’association requérante, qui s’est conformée aux prescriptions des art. 5 et s. de la loi du 1er juillet 1901, a qualité pour ester en justice. » Ce dispositif appelle plusieurs observations :
1° Le Conseil d’Etat ne statue explicitement que sur la qualité qu’aurait le syndicat des habitants du quartier d’ester en justice; il y avait une autre prétention élevée par les adversaires, et qui consistait à dire que le syndicat, fût-il capable d’ester en justice, n’aurait pas qualité pour intenter un recours qui, en somme, devait être considéré comme personnel à chacun de ses adhérents; en d’autres termes, on soulevait la querelle de l’action collective et de l’action individuelle. Le Conseil d’Etat se prononce, mais seulement de façon implicite : « Sans qu’il soit besoin d’examiner les autres fins de non-recevoir opposées par la Compagnie des tramways au pourvoi du syndicat. » Il admet donc que le pourvoi du syndicat représente une action collective pour la défense d’un intérêt collectif des adhérents. C’était le sens dans lequel M. le commissaire du gouvernement l’invitait à statuer, et c’est d’ailleurs le sens dans lequel se prononce de plus en plus la jurisprudence à propos des syndicats professionnels. Dès le moment qu’un groupement est constitué en vue d’un certain objet, dans les limites de cet objet, l’intérêt individuel de chacun des membres est toujours accompagné de l’intérêt collectif du groupe (V. sur le droit pour les syndicats professionnels d’agir en justice, Cass. 5 janv. 1894, S. et P. 1895.1.382 et les renvois; 5 janv. 1897, S. et P. 1897.1.212; Aix, 26 juin 1906, S. et P. 1906.2.95 et les renvois. V. aussi la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 29 juin 1900, Syndicat agricole d’Herblay, S. et P. 1903.3.1, et les autorités citées). Le Conseil d’Etat lui-même, après certaines hésitations, a admis les syndicats professionnels à défendre les intérêts collectifs du groupe (V. Cons. d’Etat, 25 mars 1887, Syndicat des propriétaires de bains de Paris, S. 1889.3.7; P. chr.; 24 mars 1899, Syndicat des bouchers de Bolbec, S. et P. 1901.3.108; 2 févr. 1906, Chambre syndicale des propriétaires de bains de Paris, S. 1907.3.1; 9 févr. 1906, Syndicat des chirurgiens dentistes, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 117; 28 déc. 1906, Syndicat des patrons coiffeurs de Limoges, S. 1907.3.19, les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu et les renvois de la note).
2° Le Conseil d’Etat prend le syndicat des habitants d’un quartier constitué pour la défense des intérêts du quartier pour une association de droit commun régie par la loi du 1er juillet 1901; il remarque qu’elle s’est formée conformément à cette loi, et notamment qu’elle a fait la déclaration prescrite par les art. 5 et s. Il affirme que la défense des intérêts d’un quartier, la poursuite des améliorations de voirie, d’assainissement et d’embellissement, sont des objets qui peuvent donner lieu à une association de cette espèce. La solution est d’une grande importance. D’abord elle signifie que des groupements de ce genre ne sont ni des associations syndicales de la loi de 1865, ni des syndicats professionnels de la loi de 1884. Ce ne sont pas des associations syndicales de la loi de 1865, parce que, bien que constituées par des propriétaires, et même souvent par les propriétaires d’un certain périmètre, ces propriétaires n’ont pas pour but d’exécuter des travaux, mais seulement d’étudier des questions et de défendre des intérêts; c’est ce que le commissaire du gouvernement avait fait remarquer fort justement. Ce ne sont pas davantage des syndicats professionnels, parce que, être habitant d’un certain quartier ou bien propriétaire d’une maison ce n’est pas exercer une profession, c’est-à-dire un mode d’activité déterminé; c’est plutôt avoir une certaine situation à défendre ou à protéger (Comp. la note sous Cons. d’Etat, 29 juin 1900, Syndicat agricole d’Herblay, précité). Mais, quoique n’étant ni des associations syndicales, ni des syndicats professionnels, ces groupements vaudront comme associations déclarées de la loi du 1er juillet 1901. De plus, des groupements de ce genre pourront être constitués en certaines occasions à côté de véritables syndicats professionnels pour augmenter la capacité de ceux-ci ; à moins que, par la combinaison des formalités de la loi de 1901 et de celles de la loi de 1884, le même groupement ne puisse être considéré comme étant à la fois un syndicat professionnel et une association de défense de propriétaires. Nous faisons allusion ici à la situation particulière des syndicats agricoles et des syndicats de la propriété bâtie. Le Conseil d’Etat, dans un certain nombre de décisions, a semblé considérer qu’il ne rentrerait pas dans leur spécialité, en tant que syndicats professionnelles, de défendre les intérêts de leurs membres à l’encontre de l’Administration ou au sujet de certaines entreprises administratives, parce que cela n’était point relatif à leur activité fonctionnelle (V. Cons. d’Etat, 1er mai 1896, Boucher d’Argis, S. et P. 1898.3.67 ; 9 mars 1900, Boucher d’Argis, S. et P. 1901.3.1 ; 29 juin 1900, Syndicat agricole d’Herblay, précité, et la note). Mais cela rentrera dans leur spécialité en tant qu’associations de la loi de 1901, s’ils s’arrangent de façon à valoir aussi en cette qualité.
Il ne faut pas se dissimuler que, dans l’avenir, l’Administration se trouvera souvent aux prises ainsi, soit avec des associations de quartier, soit avec des syndicats de la propriété bâtie ou des syndicats agricoles, transformés en associations de la loi de 1901, permettant la défense de la propriété contre ses propres agissements. C’est une nouvelle transformation de recours contentieux qui se prépare. Jusqu’ici individuels, ils seront de plus en plus collectifs par l’intermédiaire d’associations ou de syndicats. En ce qui concerne le recours pour excès de pouvoir, la nouveauté ne sera pas bien grande, en ce sens que l’annulation d’une décision administrative, obtenue sur un recours individuel, vaut déjà erga omnes (V. Hauriou, Précis de dr. Admin., 11° éd., p. 434) ; mais, pour les recours contentieux ordinaires, il y aura des solutions plus nouvelles le jour où des indemnités seront accordées au syndicat pour préjudice collectif causé par l’Administration au groupement. De plus, des associations de défense ou des syndicats montreront plus de hardiesse et plus d’esprit de suite dans les réclamations contentieuses ; ils auront moins à redouter les risques pécuniaires d’un procès ; il feront juger des questions qui ne l’ont jamais été : telle cette question du droit pour l’Administration de créer des champs d’épandage dans les environs des villes vidangées par le tout-à-l’égout, qui était posée au fond dans l’affaire précitée du Syndicat agricole d’Herblay, et qui n’a pas été tranchée parce qu’alors le recours du syndicat n’a pas été déclaré recevable.
Nous devons saluer avec satisfaction ces perspectives d’élargissement du contrôle contentieux. C’est une ère nouvelle qui commence. La juridiction administrative donne là un grand et salutaire exemple, qui devrait bien être suivi par la jurisprudence de la Cour de cassation en matière criminelle ou par le législateur si la jurisprudence n’y suffit pas. On réclame depuis longtemps, au profit des associations privées qui ont un but de moralité publique ou de patronage, le droit de citation directe pour la répression de certains crimes ou délits. Voilà que, sans effort, sans campagne de presse, sans congrès, le Conseil d’Etat nous donne, au profit d’associations de défense de la propriété, le droit de citation directe en matière d’excès de pouvoir.
§ 2.
La question de fond avait été ainsi posée par M. le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sur l’affaire Syndicat du quartier Croix-de-Seguey-Tivoli (2° espèce) : « Les intéressés, habitants du quartier, isolés ou associés, ont-ils le droit d’intenter une action contentieuse à l’effet d’obtenir que l’Administration use de ses pouvoirs pour contraindre la concessionnaire d’un service à la stricte exécution de son contrat de concession? La question se rattache à une autre beaucoup plus générale, qui pourrait se formuler ainsi : lorsqu’une commune (ou toute autre personne publique) crée un service public industriel, et spécialement lorsqu’elle le concède, quelle est la situation juridique des citoyens vis-à-vis de ces services publics, en tant que consommateurs, usagers, bénéficiaires du service, en tant que constituant ce qu’on appelle le public? Quelles garanties la loi donne-t-elle à l’individu en présence d’un service public, au point de vue de la prestation qu’il est en droit d’en attendre? » (Journ. le Droit, 24 févr. 1907).
Dans l’affaire Storch (1° espèce), il s’agissait de la substitution indûment opérée par une Compagnie de tramways de la traction par trolley aérien à des modes de traction par appareils souterrains, qui seuls étaient prévus par le cahier des charges dans l’intérieur de Paris.
Dans l’affaire du Syndicat Croix-de-Seguey-Tivoli (2° espèce), les faits étaient un peu plus compliqués; avant 1901, le réseau des tramways de Bordeaux, concédé par la ville à une société, comprenait notamment une ligne n° 5, partant du centre (place Richelieu), qui, arrivée aux boulevards circulaires extérieurs, continuait à gauche par le boulevard de Caudéran et droite par le boulevard du Bouscat jusqu’au dépôt de Tivoli. En 1901, une convention et un décret nouveaux substituèrent la traction mécanique à la traction animale et effectuèrent un remaniement des réseaux. La Compagnie, en novembre 1903, fit annoncer une modification de service qui, d’après elle, était la conséquence de divers remaniements, et qui supprimait un itinéraire fort utile aux habitants du quartier Croix-de-Seguey.
Ainsi, d’un côté, une modification dans le système de traction ; de l’autre, une modification dans les itinéraires suivis, voilà les faits contre lesquels les habitants du quartier voulaient réclamer par la voie contentieuse. Comment allaient-ils s’y prendre?
M. le commissaire du gouvernement Romieu, dans ses observations a envisagé plusieurs hypothèses dont nous détacherons seulement les deux suivantes, de beaucoup les plus intéressantes :
A. Le moyen juridique dont l’usager ou le consommateur puisse user, a dit M. Romieu, est le recours contre l’exploitant devant l’autorité judiciaire pour inexécution du contrat individuel qui se forme à l’occasion de chaque prestation demandée et non fournie ; l’autorité judiciaire est compétente pour statuer sur les rapports contractuels et pour faire application des actes qui les régissent qu’il s’agisse de fournitures d’eau, de gaz ou du transport des voyageurs ou des marchandises. A ce dernier point de vue, notamment, elle a souvent à interpréter les tarifs et leurs conditions d’application arrêtées par le ministre des travaux publics. Mais cette action devant les tribunaux civils ne semble pas, du moins en l’état actuel de le jurisprudence, pouvoir fournir aux usagers le moyen d’obtenir d’une Compagnie concessionnaire l’exécution des stipulations insérées au contrat de concession dans leur intérêt; on pourrait, semble-t-il, concevoir que le public soit admis à se prévaloir des dispositions insérées dans le cahier des charges et puisse saisir le juge civil d’une action en indemnité fondée sur la faute commise à son égard par l’exploitant, en n’observant pas ces dispositions. Mais, jusqu’ici, il ne parait pas que l’autorité judiciaire se soit décidée à entrer dans cette voie; elle se contente d’interpréter les articles du Code de commerce sur le contrat de transport ou les tarifs régulièrement homologués; en ce qui concerne les stipulations du cahier des charges, elle se déclare purement et simplement incompétente et ne retient pas l’action au fond, sauf à renvoyer à l’autorité administrative pour l’interprétation du cahier des charges (V. Bordeaux, 13 mars 1882, S. 1882.2.209; P. 1882.1.582; Cass, 23 mai 1905, Comp. gén. paris. de tramways, Bull, civ., n. 57).
Nous examinerons dans un instant cette jurisprudence de la Cour de cassation, et nous verrons comment sa réserve se justifie. Nous ajouterons ceci, c’est que, dans le cas particulier du transport en tramway, on ne voit pas trop quelle violation initiale du contrat de transport l’habitant du quartier pourrait prétexter pour intenter son action en indemnité. On conçoit bien un abonné à l’année de l’eau ou du gaz se plaignant de la façon dont il est servi ou n’est pas servi au cours de l’année. On conçoit encore un voyageur monté dans un tramway, se plaignant de ce que, dans sa course actuelle, la voiture n’arrive pas au bout de son itinéraire, ou n’y arrive qu’en retard. Mais un habitant d’un quartier, tant qu’il n’est pas actuellement monté dans un tramway, n’a pas fait de contrat de transport, et, s’il y est monté, il savait que le tramway ne suivait qu’un certain itinéraire qu’il a accepté, et il ne peut pas, à cette occasion, se plaindre de ce que la voiture ne suive pas un autre itinéraire. Il faudrait admettre une action judiciaire directe, en dehors de tout fait actuel, basée simplement sur le droit qu’auraient eu les habitants du quartier à ce que le concessionnaire ne modifiât pas ses itinéraires. Nous verrons que cela est très risqué, parce qu’on n’aperçoit pas de lien juridique entre les habitants et le concessionnaire.
B. Le second moyen juridique consiste à réclamer, non plus directement contre le concessionnaire qui exploite le service, mais contre l’Administration qui a organisé le service, qui l’a concédé, envers laquelle le concessionnaire est juridiquement lié, et qui a conservé contre lui des moyens d’action. Peut-être peut-on s’en prendre à elle, soit par la voie du recours pour excès de pouvoir, s’il s’agit simplement de faire juger la légalité de la situation créée, soit par le recours contentieux ordinaire, s’il s’agit d’obtenir indemnité pour un préjudice causé. En somme, l’Administration s’est chargée d’organiser le service pour le public, elle est responsable de cette organisation, car il faut bien admettre qu’entre l’Administration et les administrés, il existe un lien juridique, ou une situation juridique.
La voie du recours pour excès de pouvoir contre les décisions administratives intervenues est celle qu’ont suivie les intéressés dans nos deux affaires, et cela délibérément dans la seconde, sur les conseils éclairés de notre savant collègue Duguit, président du Syndicat Croix-de-Seguey ; c’est la voie que le commissaire du gouvernement Romieu a examinée avec soin, celle sur laquelle nos deux arrêts se prononcent affirmativement, la déclarant possible. Dans l’affaire Storch (1° espèce), la décision administrative avait été posée d’avance par le préfet de la Seine, dont un arrêté avait autorisé la substitution du trolley aérien à tout autre mode de traction; il avait suffi d’attaquer cet arrêté. Dans l’affaire Syndicat du quartier Croix-de-Seguey (2° espèce), il avait fallu provoquer la décision; les intéressés avaient demandé au préfet de la Gironde d’intervenir pour obliger le concessionnaire de tramways à rétablir l’itinéraire antérieur à 1901, par application du cahier des charges et en usant des pouvoirs qu’il tient des art. 21 et 39 de la loi du 11 juin 1880. Le préfet avait répondu au syndicat par une décision de refus motivée; il n’y avait eu qu’à attaquer cette décision de refus. Si le préfet avait gardé le silence, il n’y aurait eu qu’à appliquer la loi du 17 juillet 1900, et à attaquer la décision implicite résultant du silence gardé pendant quatre mois. Il n’y avait aucune objection sérieuse à faire à ces recours pour excès de pouvoir, à une condition, c’est que les habitants du quartier fussent considérés comme ayant une sorte de droit acquis au service, car la seule ouverture qui pût être invoquée était celle de la violation de la loi et des droits acquis.
A la vérité, dans l’affaire Storch, il y avait, en un certain sens, grief d’incompétence : « Attendu, disait la requête, que l’art. 1er du cahier des charges, annexé au décret du 30 mars 1899, qui a déclaré d’utilité publique la ligne Noisy-le-Sec-Opéra, dispose que les conducteurs électriques ne pourront être admis qu’à l’intérieur de Paris; que cette disposition, stipulée dans l’intérêt des tiers, forme titre en leur faveur et qu’ils peuvent s’en prévaloir; que l’art. 1er du cahier des charges ne pouvait être modifié qu’en vertu d’un décret rendu après enquête; que le préfet était incompétent pour autoriser une modification à ce cahier des charges, même provisoire… » Et le dispositif de l’arrêt répond à ce grief de la requête : « Il appartenait au préfet de la Seine de prendre cette mesure, tant en vertu des pouvoirs spéciaux, etc… » On est donc bien sur le terrain de la compétence ou de l’incompétence. C’est bien le vieux chef d’incompétence : le préfet aurait statué à la place du chef de l’Etat, et, dans ce cas, suivant la doctrine classique, un simple intérêt lésé suffit pour justifier le recours; il n’est pas besoin d’invoquer un droit.
Mais, dans l’affaire Syndicat Croix-de-Seguey, la compétence du préfet n’est pas discutée. Au contraire, ce sont les intéressés eux-mêmes qui l’ont saisi de leurs réclamations. S’ils attaquent ensuite sa décision, c’est qu’ils estiment qu’au fond, elle contient une fausse application de la loi, appuyée sur une fausse interprétation du contrat de concession. Nous sommes donc en présence d’un cas de violation de la loi, qui exige comme condition, suivant la doctrine classique, la justification d’un droit acquis. (V. la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 11 déc. 1903 [2 arrêts], Lot et Molinier, S. et P. 1904.3.113, avec les renvois) (V. sur ce point l’évolution de la jurisprudence dans Hauriou, Précis de dr. adm., 11° éd., p. 424 et s.). Au reste, M. le commissaire du gouvernement Romieu, dans ses conclusions, n’a point dissimulé cette conséquence; il l’a exposée au contraire ouvertement. Et le Conseil d’Etat accepte implicitement cette doctrine, car il ne rejette la requête du syndicat que parce que, « en l’absence d’une décision rendue par la juridiction compétente et donnant au contrat de concession une interprétation différente de celle admise par le préfet, le syndicat n’est pas fondé à soutenir que le refus qui lui a été opposé, par les termes où il a été motivé, est entaché d’excès de pouvoir ».
Ainsi la requête n’est rejetée que parce que la fausse application de la loi ne peut être démontrée en l’état de la cause, et la fausse application de la loi ne peut être établie parce qu’elle ne saurait résulter que d’une fausse interprétation du contrat de concession, et que les requérants n’ont pas suivi la procédure qu’il aurait fallu pour faire ressortir cette fausse interprétation. Elle n’est pas évidente, et, dans ces conditions, le Conseil d’Etat, juge de l’excès de pouvoir, ne peut en faire état. La fausse interprétation du contrat de concession est de nature à donner lieu à un contentieux de l’interprétation, lequel, en matière de travaux publics, relève du conseil de préfecture. Les requérants auraient dû greffer, sur leur recours en excès de pouvoir qui aurait constitué litige né et actuel, un recours en interprétation. M. le commissaire du gouvernement Romieu le leur a dit dans ses conclusions, tout en constatant qu’il n’y avait pas de précédent, mais que cette combinaison lui paraissait admissible. L’arrêt confirme très discrètement cette doctrine, et ce n’est pas le côté le moins intéressant. Nous devons nous attendre, dans l’avenir, à voir des demandes en interprétation de contrats administratifs greffées sur des recours pour excès de pouvoir et formant question préjudicielle.
Mais, pour en revenir à l’existence d’un droit acquis des réclamants par rapport à l’organisation du service des tramways, on voit bien qu’elle est admise implicitement par le Conseil d’Etat, du moment qu’il statue ainsi au fond et ne rejette le recours que par des moyens tirés du fond.
§3.
De quelle nature va être le droit reconnu aux habitants d’un quartier sur les services concédés, ou plus exactement sur les services de distribution par canalisation existant dans le quartier (eau, gaz, électricité), destinés à l’éclairage, à la force motrice, à l’exploitation des transports en commun ? La question ainsi posée est déjà vaste; peut-être ne l’est-elle pas encore assez. Ne s’agit-il pas au fond de la question des droits de d’administré sur l’ensemble des services administratifs, ou du moins sur les bénéfices qu’il tire de l’organisation des services administratifs ? D’abord, on accordera bien que la circonstance que les services sont concédés ou sont exploités en régie est indifférente ; le service de l’eau, suivant les localités, est tantôt concédé, tantôt exploité en régie; il y a des services d’éclairage au gaz et d’éclairage à l’électricité exploités en régie; il n’y a pas de raison pour que les habitants d’un quartier aient moins de droits sur un service s’il est exploité en régie que s’il est concédé; la circonstance de la concession ne modifie pas la nature du service publique ; elle doit être sans influence sur le droit qu’aurait l’administré sur le service. Croit-on qu’il faille attacher plus d’importance à la circonstance que le service serait industriel ou appartiendrait à la catégorie des services de distribution par canalisation? On ne voit pas trop ce qui particulariserait ces services au point de vue des droits que les administrés auraient sur eux. Ce sont des services de quartier, parce qu’ils supposent des canalisations dans les rues, et ainsi ils deviennent un élément territorial du quartier. Mais tous les services publics, étant établis dans des circonscriptions territoriales, supposent des installations de quartier, qui sans doute ne sont pas des canalisations, mais qui deviennent quand même un élément de la vie du quartier. Un bureau de poste, un commissariat de police, une justice de paix, une caserne d’infanterie ou d’artillerie, deviennent une des éléments territoriaux d’une circonscription au même titre qu’une ligne de tramways. Les habitants du quartier en retirent des avantages de quartier. Les immeubles eux-mêmes en reçoivent une plus-value. Il n’y a donc point de ligne de démarcation à établir entre les divers services administratifs à ce point de vue; d’une façon plus ou moins apparente, ils ont tous la même nature juridique.
C’est donc bien la question générale du droit des administrés aux bénéfices des services publics qui est posée. Elle est grave, en ce sens qu’il y a des erreurs à éviter dont les conséquences sociales seraient fâcheuses.
La première précaution à prendre est d’écarter les grands systèmes sociaux, les idées préconçues, telles que le contrat social ou le quasi-contrat, etc. Tenons-nous prudemment près des faits, et marchons à pas comptés.
Un premier point certain est que l’organisation d’un service public entraîne des avantages positifs au profit des administrés, et leur confère un intérêt légitime à ce que l’organisation existante ne soit pas modifiée à leur détriment par des décisions qui seraient entachées d’excès de pouvoir. Le droit administratif a toujours reconnu ce minimum. Les habitants d’une commune, qui sont en dehors du périmètre de l’octroi et qui bénéficient de cette situation, ont un intérêt légitime à la conserver et sont recevables à critiquer les décisions qui tendraient à les englober dans une extension du périmètre; les habitants d’une localité qui a été chef-lieu de la commune ont un intérêt légitime à conserver cette situation et sont recevables à critiquer la décision qui tendrait à transporter le chef-lieu dans une autre localité (V. en ce sens, Cons. d’Etat, 28 déc. 1854, Rousset, S. 1855.2.363; P. chr.; 22 juill. 1892, Samuel, S. et P. 1894.3.67). Cet intérêt légitime permet de critiquer l’acte au nom de la pure discipline administrative, c’est-à-dire pour incompétence, violation des formes ou détournement de pouvoir. C’est ce même intérêt légitime dont il s’agit de savoir si on pourra le considérer comme un droit, afin de permettre à l’intéressé de critiquer les décisions administratives au nom de la légalité. On confond trop souvent, dans la théorie de l’excès de pouvoir, le point de vue de la discipline administrative et celui de la légalité; il arrive même que l’on voie dans tous les emplois du recours pour excès de pouvoir un contrôle de la légalité. C’est un tort. Il y a historiquement et réellement deux catégories distinctes : celle de la discipline administrative et celle de la légalité. L’incompétence, le vice de forme, le détournement de pouvoir n’ont pas été considérés historiquement comme des violations de la loi, mais comme des manquements à une discipline intérieure que l’Administration doit s’imposer et qu’elle devrait s’imposer alors même qu’il n’y aurait pas de loi, en sa qualité d’institution hiérarchique possédant une autonomie. La légalité est un élément imposé du dehors à l’Administration par l’autorité législative qui lui est étrangère et au nom du pays. Un intérêt légitime suffit pour mettre en mouvement le contrôle purement disciplinaire; un droit est nécessaire pour mettre en mouvement le contrôle de la légalité, parce que, dans le système juridique ordinaire, les idées de loi et de droit sont associées. Nous ne discutons pas, nous constatons. L’ouverture de la violation de la loi a été annexée dans le recours pour excès de pouvoir aux anciennes ouvertures fondées sur la violation de la seule discipline administrative; mais jusqu’ici l’exigence du droit violé a été conservée comme condition spéciale de recevabilité dans le cas de violation de la loi.
Nous disons jusqu’ici. Car le temps, qui estompe tout et rapproche tout, doit nécessairement amener une simplification. Fatalement, le simple intérêt, qui rend le recours pour excès de pouvoir recevable dans les trois premières ouvertures, et le droit acquis, qui le rend recevable dans la quatrième, doivent se rejoindre, et il est à prévoir que l’avantage, qui, dans les trois premières ouvertures, est considéré comme un simple intérêt, parce que cela est suffisant, sera considéré comme un droit dans la quatrième, parce que cela est nécessaire; mais ce sera au fond le même intérêt. Déjà les décisions du Cons. d’Etat du 11 décembre 1903, Lot et Molinier, du 18 mars 1904, Savary (S. et P. 1904.3.113), du 1er juin 1906, Alcindor (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 515), en assimilant à des droits acquis les droits simplement éventuels que peuvent avoir à l’avancement les fonctionnaires d’un certain corps, avaient singulièrement rapproché le droit acquis du simple intérêt (V. la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 11 déc. 1903 et 18 mars 1904, précités). Nous estimons que notre décision, Syndicat du quartier Croix-de-Seguey, fait un pas de plus et qu’elle consacre la confusion de la notion du simple intérêt et de celle du droit acquis, du moins dans la théorie de l’excès de pouvoir. Désormais, dès qu’un simple intérêt sera envisagé par rapport à la légalité d’une mesure, il deviendra ipso facto un droit, en vertu de ce postulat qu’à la loi correspond le droit.
Nous retombons donc dans cette constatation que le droit aux bénéfices des services publics, ce n’est pas autre chose que l’intérêt à conserver les bénéfices des services publics organisés et à empêcher leur modification par des décisions administratives nouvelles qui seraient entachées d’excès de pouvoir.
Analysons cette notion :
1° Le droit aux bénéfices des services publics est de nature spécialement administrative et non point de nature civile, et cela est vrai non seulement du service exploité en régie, mais aussi bien du service concédé. Si l’exploitation du service suppose des contrats de guichet passés d’une façon actuelle, ces contrats peuvent être de nature civile, et cela aussi bien pour les services exploités en régie que pour les services concédés, par exemple pour le service des postes aussi bien que pour celui des tramways. Mais, quant à l’organisation du service, qu’il ne faut point confondre avec l’exploitation, elle reste une opération administrative. Aussi lorsque la jurisprudence civile refuse d’entrer dans la voie, qui consisterait à affirmer sa compétence pour l’application des clauses du cahier des charges stipulées dans l’intérêt du public, nous ne pouvons que l’approuver, car elle se saisirait de la question d’organisation, et, par conséquent, d’une matière spécialement administrative (Cf. Cass. 2. mai 1905, précité).
2° Le droit aux bénéfices des services publics a pour objet essentiel la conservation de situations acquises, telles qu’elles résultent des décisions administratives antérieures, et par conséquent des services publics organisés en vertu de ces décisions. D’une part, les administrés n’ont aucun droit à réclamer des services dont l’organisation n’a pas été décidée par l’Administration; le refus opposé par l’autorité administrative à une réclamation de ce genre ne sera sûrement pas annulé pour excès de pouvoir. D’autre part, même si la création d’un service nouveau a été décidée en principe, mais n’a pas été réalisée en fait, il ne semble pas que les administrés soient recevables à réclamer par la voie contentieuse l’organisation de fait du service pour laquelle se pose une question d’opportunité entièrement laissée à la discrétion de l’administration active. La situation acquise, qui seule crée l’intérêt légitime de l’administré, est donc à la fois de droit et de fait, elle suppose une décision exécutoire exécutée et dont l’exécution ait procuré un bénéfice.
C’est à la conservation de ce bénéfice que l’administré a un intérêt légitime ou un droit. Dans la matière de l’organisation des services, le droit administratif n’a jamais été plus loin. Il y a d’autres matières où l’administré a une sorte de droit à obtenir des décisions administratives nouvelles facilitant l’acquisition de bénéfices nouveaux, mais ce sont des cas fort différents. Il s’agit de l’exercice de certains droits civils pour lesquels des autorisations administratives sont nécessaires : exercice du droit de bâtir sur une propriété privée riveraine de la voie publique, pour lequel une délivrance d’alignement est nécessaire; exercice du droit individuel de chasse, pour lequel la délivrance d’un permis de chasse est nécessaire; exercice du droit de riveraineté sur l’eau courante, pour lequel l’autorisation d’un barrage est nécessaire. Il n’y a pas de rapprochement à opérer entre le rôle de police de l’Administration autorisant l’exercice de droits individuels et le rôle de l’Administration organisatrice de services publics.
3° Le droit aux bénéfices des services publics entraîne les sanctions suivantes : D’abord, certainement, la possibilité d’user du contentieux de l’excès de pouvoir pour faire annuler les décisions administratives nouvelles portant atteinte à la situation acquise. Peut-être, en outre, en certains cas où le préjudice sera saisissable, la possibilité d’user du contentieux de la pleine juridiction pour obtenir une indemnité lorsque l’exécution de la mesure entachée d’excès de pouvoir aura eu lieu; car c’est l’exécution qui engage la responsabilité pécuniaire des administrations.
Dans quelle catégorie rangera-t-on des droits de cette nature, si l’on tient à les faire rentrer dans la classification générale des droits réels et des droits de créance? Assurément ce ne sont pas des droits de créance; il n’y a en eux rien qui ressemble à la possibilité d’exiger de l’Administration une prestation. Au contraire, on est frappé de l’analogie avec le droit réel, puisque l’administré bénéficie d’une situation de fait et de droit à laquelle il est interdit à l’Administration (et d’ailleurs à tout le monde) de toucher. Etre riverain d’une rue dans laquelle passe un tramway, cela ne confère aucun droit de créance sur le service du tramway, mais cela crée un statut réel avantageux, auquel l’Administration ne peut plus porter atteinte, si ce n’est dans l’intérêt public.
Ainsi, les services publics nous apparaissent comme des institutions organisées qui créent autour d’elles des statuts réels plus ou moins avantageux. Nous pourrions tirer argument de la matière des fonctions publiques, où l’on voit très nettement les avantages particuliers et personnels que les fonctionnaires retirent de l’organisation de leur carrière se cristalliser en un statut réel, et, comme on dit, en un état des fonctionnaires, qui est un certain droit de possession ou de propriété sur des grades, des titres, des sièges, des chaires qui sont des éléments de la fonction; mais cette matière est obscurcie par des controverses et par la très fallacieuse théorie du contrat de service public (V. sur les traits essentiels de la situation du fonctionnaire public, la note de M. Hauriou, § 3, sous Cons. d’Etat, 6 août 1898, Fontin, et 24 févr. 1899, Viaud, dit Pierre Loti, et autres S. et P. 1899.3.105). Nous préférons invoquer le rapprochement des services de l’assistance publique. Tout se tient. On ne peut pas avoir un système sur le droit des administrés ordinaires aux bénéfices des services ordinaires et un autre système sur le droit des indigents aux bénéfices des services de l’assistance médicale gratuite ou de l’assistance aux vieillards. Or, il suffit d’un peu de réflexion pour se rendre compte que le droit des indigents aux services d’assistance se ramène, en France, à la création d’un statut réel d’indigent qui permet à celui qui le possède de participer en fait au service dans la mesure où celui-ci est organisé et dans la mesure où il fonctionne, mais qui ne lui donne aucun droit de créance pour réclamer une prestation déterminée de la commune ou du département. Observons la loi du 15 juillet 1893, sur l’assistance médicale gratuite et la loi du 14 juillet 1903, sur l’assistance aux vieillards; le mécanisme est le même; l’indigent a un statut composé de deux éléments, le domicile de secours et l’inscription sur la liste d’assistance. L’inscription sur la liste d’assistance est une opération administrative; c’est elle qui place l’indigent dans la situation avantageuse; tous les droits qu’il a, c’est elle qui les lui confère; or ces droits se réduisent à être maintenus ou rétablis ou inscrits sur la liste : tout le contentieux organisé, qui d’ailleurs est un contentieux de l’excès de pouvoir (V. Cons. d’Etat, 12 mai 1903, Comm. de Portiragnes), se réduit à la sanction de ce statut réel (V. Hauriou, Précis de dr. admin., 11° éd., p. 563).
Il n’y a rien de plus dans le droit qu’ont les administrés aux bénéfices des services publics ordinaires. Mais, dira-t-on, dans le cas des services publics concédés, il y a bien un cahier des charges stipulé dans l’intérêt du public, ce cahier des charges contient bien des droits contractuels. Oui et non. Dans les rapports de l’Administration et du concessionnaire, il y a contrat (V. sur la question, les observations contenues dans la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 14 févr. 1902, Blanleuil et Vernaudon, S. et P. 1904.3.81); vis-à-vis des administrés, il y a situation réglementaire; le cahier des charges, à ce point de vue, comme les tarifs, n’est qu’un règlement. Il n’y a pas à invoquer ici la stipulation pour autrui (V. pour l’application de la stipulation pour autrui dans le cas de concession en vue des services publics, Lambert, Du contrat en faveur de tiers, p. 322 et s.; Planiol, Tr. élém. de dr. civ., 3° éd., t. II, n. 1243). Jamais la jurisprudence n’est entrée dans cette voie, qui d’ailleurs est mauvaise. Vis-à-vis du public, un service public, concédé ou non, n’est qu’une institution légale ou réglementaire et ne crée que du statut réel.