Quel sort réserver à un ressortissant russe d’origine tchétchène, qui a été reconnu comme réfugié en Pologne et qui frappe à la porte de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) pour que le même statut lui soit accordé en France ?
Les circonstances de fait qui ont conduit le Conseil d’Etat à se prononcer par son arrêt d’Assemblée du 13 novembre 2013, nos 349735 et 349736 peuvent sembler particulièrement improbables, mais en réalité elles peuvent se présenter dans de nombreux cas. En effet, tous les Etats signataires de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés ne sont pas en mesure de protéger les bénéficiaires du statut de réfugié qui se trouvent sur leur territoire.
Le requérant, ressortissant russe d’origine tchétchène, s’est vu reconnaître par les autorités polonaises la qualité de réfugié, sur le fondement des risques de persécution auxquels il était exposé en Russie en raison de sa participation à la première guerre d’indépendance de la Tchétchénie. Une fois ce statut obtenu, il soutient avoir été l’objet, sur le territoire polonais, de menaces émanant de personnes originaires de Tchétchénie, parmi lesquelles il a reconnu l’auteur de tortures dont il avait été victime en 2002 dans son pays d’origine. Il est donc entré sur le territoire français, en invoquant ces menaces et sans avoir été préalablement admis au séjour, pour y demander l’asile. Sa demande a été rejetée tant par le directeur général de l’OFPRA que par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA).
Le cas des tchétchènes en Pologne pouvait effectivement illustrer ces difficultés dans la mise en œuvre de la protection conventionnelle. En effet, il y a quelques années, le Haut Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies avait déjà dénoncé le faible nombre de demandes émanant de tchétchènes accueillies par les autorités polonaises, alors que le plus grand nombre de demandes d’asile en Pologne proviennent de ce groupe. Les associations de protection des droits de l’homme ont également produit des rapports dans lesquels elles dénoncent les conditions de vie des tchétchènes en Pologne et le faible nombre de demandes accueillies.
Cependant, la tâche du juge français de l’asile n’est pas simple car son office doit s’exercer dans le respect des normes internationales et en tenant compte de l’appartenance de la Pologne à l’Union européenne, espace dans lequel commence à se construire un droit commun de l’asile.
Comment concilier donc la nécessité d’assurer l’effectivité de la protection prévue par la Convention de Genève avec les autres normes, internes, européennes et internationales ?
Sur le plan de la Convention de Genève, le Conseil d’Etat a limité à la possibilité d’invoquer la protection d’un Etat, lorsque le demandeur a déjà obtenu le statut de refugié dans un Etat tiers (I). Cependant, un garde-fou est prévu dans cet arrêt, permettant au réfugié de voir sa demande accueillie en absence de protection effective dans le premier Etat d’accueil (II). Ces règles générales, qui découlent de la Convention de Genève, reçoivent une application particulière dans le cadre du droit de l’Union (III). Dans cet arrêt, l’Assemblée du contentieux saisit, en outre, l’occasion, pour consacrer la solution déjà adopté par la Section du contentieux à propos des interventions (IV).
I. Demande d’asile sur statut de réfugié ne vaut
L’Assemblée du contentieux énonce dans cet arrêt une règle générale, en suivant sur ce point la position de la CNDA : une personne à laquelle le statut de réfugié a été reconnu par l’un des Etats signataires de la Convention ne peut réclamer cette même protection d’un autre Etat, si elle n’a pas été préalablement admise au séjour dans ce second Etat.
Cette solution trouve un écho en droit de l’Union. En effet, la directive 2005/85/CE du Conseil du 1er décembre 2005 relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les Etats membres prévoit qu’une demande peut être considérée comme irrecevable quand le statut de refugié a déjà été accordé par un autre Etat membre (art. 25). Cette disposition n’a pas été transposée en droit français à l’heure actuelle.
En tout cas, sous le régime de la Convention de Genève, deux hypothèses sont donc possibles.
Dans la première, le réfugié qui a vu son statut reconnu dans un premier Etat souhaite se transférer dans un autre Etat. Dans cette hypothèse, il entre régulièrement sur le territoire du second Etat (si les autorités de cet Etat répondent favorablement à sa demande de visa) et y séjourne comme un réfugié qui aurait vu son statut reconnu par ce second Etat.
Dans la seconde hypothèse, qui est également l’hypothèse de l’espèce, le réfugié entre irrégulièrement sur le territoire d’un Etat différent de celui qui lui a reconnu son statut. Dans cette hypothèse, il ne peut se prévaloir du statut qui lui a été accordé par le premier Etat d’accueil. Il semblerait donc que, dans cette seconde hypothèse, il pourra soit être reconduit dans l’Etat qui lui a reconnu ce statut (s’il peut y bénéficier d’une protection, comme il sera précisé dans le II), soit présenter une nouvelle demande comme un primo requérant.
Cependant, le Conseil d’Etat semble aller plus loin de ce qui paraît découler de la lecture du texte de la Convention. En effet, l’Assemblée du contentieux a considéré qu’une personne à laquelle un autre Etat a accordé le statut de réfugié « ne saurait, en principe et sans avoir été préalablement admise au séjour, solliciter des autorités françaises que lui soit accordé le bénéfice du statut de réfugié en France ». La Haute Juridiction va donc au delà de la non-reconnaissance du statut de réfugié dans un Etat autre que celui qui a accordé le statut. Elle se prononce pour une impossibilité de demander la reconnaissance du statut, même en tant que primo demandeur.
Sur ce point, la position du Conseil d’Etat semble s’éloigner d’une solution partiellement différente adoptée en droit de l’Union. En effet, si le Règlement dit « Dublin II » (règlement n° 343/2003 du Conseil du 18 février 2003 établissant les critères et mécanismes de détermination de l’Etat membre responsable de l’examen d’une demande d’asile présentée dans l’un des Etats membres par un ressortissant d’un pays tiers) prévoit les règles pour la détermination de l’Etat responsable de l’examen de la demande d’asile, son article 3 prévoit que « chaque État membre peut examiner une demande d’asile qui lui est présentée par un ressortissant d’un pays tiers, même si cet examen ne lui incombe pas en vertu des critères fixés dans le présent règlement ». La reconnaissance du statut de réfugié par un seul Etat peut permettre de renforcer le statut du réfugié qui, une fois reconnu, ne saurait être remis en cause par un autre Etat. Dans le même temps, elle lie le réfugié à l’Etat qui lui a initialement reconnu le statut.
Cette position du Conseil d’Etat semble reposer sur deux séries de considérations. D’une part, elle est cohérente avec l’esprit de la Convention de Genève, qui n’a pas visé l’hypothèse d’un réfugié quittant son premier Etat d’accueil. L’article 31 de la Convention n’exclut que la possibilité de sanctionner pénalement les « réfugiés qui, arrivant directement du territoire où leur vie ou leur liberté était menacée, entrent ou se trouvent sur leur territoire sans autorisation ». Une entrée irrégulière dans cette hypothèse est pleinement justifiée, car les réfugiés ne peuvent pas utiliser leur passeport pour voyager, ils ne veulent pas se placer sous la protection de leur Etat d’origine, ni effectuer les démarches nécessaires pour rentrer régulièrement sur le territoire de l’Etat d’accueil, devant abandonner sans délai le pays où leur vie est en danger. D’autre part, la position du Conseil d’Etat permet de respecter la souveraineté des Etats dans l’appréciation des conditions posées par la Convention pour la reconnaissance du statut de réfugié. Cela permet d’éviter qu’un réfugié, une fois le statut reconnu par un Etat, puisse circuler librement dans les autres Etats signataires, à des conditions plus avantageuses qu’un quelconque ressortissant de ces Etats, sans que les craintes qui ont conduit à la reconnaissance du statut puissent justifier le non-respect des règles relatives à l’entrée et au séjour.
Le risque lié à cette solution pourrait être une pression excessive sur les Etats qui reçoivent un nombre important de demandes, car ils pourraient craindre que les réfugiés, une fois obtenu le statut, ne quittent plus leur territoire, en l’absence d’un autre Etat pouvant les accueillir. Les problèmes qui se posent dans l’Union européenne au stade de la demande, en application du règlement Dublin II, pourraient être reproduits au stade du séjour. En effet, le règlement prévoit en règle générale que la demande soit examinée par le premier Etat où le réfugié a transité à son entrée dans l’espace européen. Cela crée une pression sur les Etats frontière vers lesquels les demandeurs sont renvoyés pour que leur demande soit examinée. Le même mécanisme pourrait se reproduire, au niveau des Etats signataires de la Convention, pour les réfugiés qui se trouvent en situation irrégulière sur le territoire d’un autre Etat par rapport à celui qui lui a reconnu le statut. Cependant, la situation inverse ne semble pas plus fondée en droit et le garde-fou prévu par le Conseil d’Etat ainsi que des considérations d’opportunité peuvent également éclairer sa position.
II. Le respect de l’obligation de non-refoulement du réfugié/demandeur
Une fois posée la règle générale de l’interdiction des demandes multiples le Conseil d’Etat était confronté à la nécessité de la concilier avec l’obligation de non-refoulement, posée par l’article 33 de la Convention. Par cette expression se définit l’interdiction pour les Etats signataires d’expulser ou de refouler, « de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». En aucun cas un réfugié ne peut être renvoyé vers un pays où il peut craindre pour sa vie ou sa liberté.
Cette obligation est simple à respecter si le réfugié qui se trouve irrégulièrement sur le territoire français a déjà obtenu le statut de refugié dans un autre Etat. Il sera a priori renvoyé vers ce dernier, qui assurera sa protection et ne pourra pas le refouler vers l’Etat d’origine.
Un problème se pose quand, comme en l’espèce, une protection effective ne peut être assurée dans le premier Etat d’accueil. Dans ce cas, le Conseil d’Etat reconnaît la nécessité pour le réfugié de recevoir une protection renforcée, qui tendrait à le protéger en même temps des risques qu’il court dans son pays d’origine et dans son pays d’accueil. « S’il est établi que cette personne craint avec raison que la protection à laquelle elle a conventionnellement droit sur le territoire de l’Etat qui lui a déjà reconnu le statut de réfugié n’y est plus effectivement assurée », elle pourra présenter une demande à l’OFPRA comme tout demandeur d’asile.
Le Conseil d’Etat précise donc les conditions dans lesquelles le réfugié peut démontrer l’absence de protection effective dans l’Etat d’accueil. En effet, « il appartient […] au demandeur d’apporter tous éléments circonstanciés de nature à établir la réalité de ses craintes et le défaut de protection des autorités de l’Etat membre qui lui a, en premier lieu, reconnu la qualité de réfugié ». Le Conseil précise en outre que le fait pour le réfugié de ne pas avoir réclamé la protection de la part des autorités étatiques du premier Etat d’accueil ne permet pas, en soi, d’exclure le caractère effectif de la protection. En effet, le refugié est toujours une personne qui fuit un Etat (généralement son Etat d’origine) pour se placer sous la protection d’un autre Etat. Exiger qu’il réclame la protection de l’Etat d’accueil qu’il a décidé de fuir présente une incohérence. C’est sur ce point que le Conseil d’Etat casse la décision de la CNDA, qui avait rejeté la demande du requérant en raison de l’absence de démarches faites auprès des autorités polonaises avant de quitter la Pologne pour la France.
Se pose donc la question de savoir par rapport à quelles craintes examiner la demande d’asile. On aurait pu s’attendre à ce que l’on fasse référence aux conditions de vie dans l’Etat d’accueil. La réponse inverse donnée par le Conseil d’Etat découle cependant directement de la Convention de Genève : la demande doit être examinée « au regard des persécutions dont elle serait, à la date de sa demande, menacée dans le pays dont elle a la nationalité ». En effet, la Convention de Genève ne fait référence qu’à la nationalité, car c’est l’impossibilité de se prévaloir de la protection de l’Etat dont le demandeur d’asile a la nationalité qui justifie l’octroi du statut de réfugié.
A ce stade, néanmoins, le réfugié/demandeur se retrouve dans un angle mort, que le Conseil d’Etat a bien mis en avant dans sa décision. D’une part, en cas de rejet de sa demande par le deuxième Etat d’accueil, cette personne ne peut se prévaloir d’aucun droit au séjour au titre de l’asile ; d’autre part, « la qualité de réfugié qui lui a été reconnue par le premier Etat fait obstacle, aussi longtemps qu’elle est maintenue, à ce qu’elle soit reconduite dans le pays dont elle a la nationalité, tandis que les circonstances ayant conduit à ce que sa demande soit regardée comme une première demande d’asile peuvent faire obstacle à ce qu’elle soit reconduite dans le pays qui lui a déjà reconnu le statut de réfugié ». Il s’agit donc d’une impasse, que le Conseil d’Etat ne peut que constater, aucune solution n’étant prévue au niveau conventionnel et législatif. Il s’agit peut-être d’une perche tendue au législateur dans la réforme de l’asile qui s’annonce, même si cette question devrait recevoir une réponse au niveau européen, voire international.
III. L’application de la règle dans le cadre du droit de l’Union européenne
Le Conseil d’Etat aurait été confronté à une tâche plus simple si cette problématique s’était présentée entre deux pays qui ne sont pas membres de l’Union européenne. En effet, l’appartenance de la Pologne à l’Union complexifie la question. Elle rend encore plus difficile la possibilité de demander le statut de réfugié en France pour deux raisons.
En premier lieu, l’appartenance à l’Union européenne constitue une présomption du respect des droits des réfugiés dans les Etats membres. Par conséquent, il est plus difficile, au sein de l’Union européenne, que le refugié bénéficie de cette « protection effective » que permet de demander l’asile en France même si le statut a déjà été reconnu ailleurs.
Cette présomption a un fondement précis en droit de l’Union, le protocole n° 24 au Traité sur l’Union européenne. Ce protocole, adopté à la demande de l’Espagne pour éviter l’examen des demandes d’asile présentées par les terroristes basques dans les autres Etats de l’Union, prévoit clairement que « vu le niveau de protection des droits fondamentaux et des libertés fondamentales des Etats membres de l’Union européenne, ceux-ci sont considérés comme constituant des pays d’origine sûrs les uns vis-à-vis des autres pour toutes les questions juridiques et pratiques liées aux affaires d’asile ».
En second lieu, l’appartenance à l’Union rend plus difficile de démontrer la violation des droits du refugié qui permettent de demander le statut dans un autre pays. En effet, si l’Etat qui a reconnu le statut de réfugié est un Etat membre de l’Union, il ne suffit pas de démontrer que la protection n’est pas effective, mais il est également nécessaire de renverser la présomption qui découle du protocole n° 24. Cette présomption ne peut être renversée que dans un nombre limité d’hypothèses, qui sont visées par le protocole lui-même :
– si l’Etat membre prend des mesures dérogeant, sur son territoire, à ses obligations au titre la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (art. 15 CEDH) ;
– en cas de déclenchement de la procédure prévue par l’article 7§1 du Traité sur l’Union européenne en cas de risque de violation grave par un Etat membre des valeurs communes aux Etats membres (dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, Etat de droit, respect des droits de l’homme) ;
– en cas d’adoption d’une décision à l’issue de la procédure visée au point précédent par le Conseil ou le Conseil européen ;
– si un Etat membre devait unilatéralement considérer admissible une demande présentée par le ressortissant d’un autre Etat membre.
Le Conseil d’Etat aurait pu parvenir à une autre conclusion, en se fondant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice sur l’application du règlement Dublin II (CEDH, 21 janvier 2011, M. S. S. c/ Belgique et Grèce (req. n°30696/09) ; CJUE, Gr. Ch., 21 décembre 2011, N. S. c/ Secretary of State for the Home Department, C-411/10 et M.E. et autres c/ Refugee Applications Commissioner, Minister for Justice, Equality and Law Reform, C-493/10). Le Conseil d’Etat lui même s’est engagé dans cette voie, en effectuant cet examen par rapport à la Pologne (Conseil d’Etat, ord., 6 mars 2008, Ministre de l’immigration, requête numéro 313915) et à la Grèce (CE, ord., 20 mai 2010, Ministre de l’immigration, nos 339478, 339479).
En effet, les deux cours ont admis une dérogation à l’application des règles prévues par le règlement, lorsque l’Etat responsable en vertu du règlement n’est pas en mesure d’assurer des conditions d’examen de la demande d’asile respectueuses des droits du demandeur. Cela a permis d’éviter le renvoi de nombre de demandeurs d’asile vers la Grèce, qui a été maintes fois stigmatisée pour le traitement qui leur est réservé. En raisonnant par analogie, le Conseil aurait pu reconnaître la possibilité d’effectuer un examen au cas par cas même au stade successif à la demande, qui aurait conduit à ne pas renvoyer le refugié vers un Etat qui n’est pas capable de le protéger. Cependant, on voit bien le danger de multiplier les hypothèses dans lesquelles les Etats membres de l’Union se font des reproches les uns aux autres quant aux conditions réservées aux demandeurs d’asile et aux réfugiés. Cela démontre une fois de plus la difficulté pour l’Union de traiter de façon cordonnée un thème délicat comme celui de l’asile.
IV. L’application de la nouvelle jurisprudence en matière d’intervention
Cet arrêt de l’Assemblée du contentieux consacre également le revirement de jurisprudence intervenu en matière d’interventions volontaires par l’arrêt du 25 juillet 2013, n° 350661 (Conseil d’Etat, Section, 25 juillet 2013, OFPRA, requête numéro 350661). Dans cet arrêt, la Section du contentieux s’était prononcée dans les termes suivants :
« 1. Considérant qu’est recevable à former une intervention, devant le juge du fond comme devant le juge de cassation, toute personne qui justifie d’un intérêt suffisant eu égard à la nature et à l’objet du litige ; qu’une telle intervention, qui présente un caractère accessoire, n’a toutefois pas pour effet de donner à son auteur la qualité de partie à l’instance et ne saurait, de ce fait, lui conférer un droit d’accès aux pièces de la procédure ; qu’en outre, en vertu d’une règle générale de procédure dont s’inspire l’article R. 632-1 du code de justice administrative, le jugement de l’affaire principale ne peut être retardé par une intervention ; qu’en l’espèce, la Cimade et l’association » Les amis du bus des femmes « , justifient, par leur objet statutaire et leur action, d’un intérêt de nature à les rendre recevable à intervenir devant le juge de l’asile ; que leurs interventions doivent, par suite, être admises ».
Par cet arrêt, le Conseil d’Etat a opéré un double revirement en supprimant, d’un côté, la distinction entre excès de pouvoir et plein contentieux et, d’un autre côté, la différence régime, moins connu, permettant l’admission des interventions au fond et en cassation.
Le revirement le plus significatif a consisté à abandonner la distinction, qui remonte à l’arrêt de Section du 15 juillet 1957, Ville de Royan, selon lequel l’admission des interventions était appréciée de manière distincte selon le type de contentieux, excès de pouvoir ou plein contentieux. En effet, à partir de cette décision, la jurisprudence a considéré que, si dans les recours pour excès de pouvoir un simple intérêt suffisait, en plein contentieux les intervenants devaient justifier de la lésion d’un droit en raison de la décision attaquée : « dans les litiges de plein contentieux, sont seules recevables à former une intervention les personnes qui se prévalent d’un droit auquel la décision à rendre est susceptible de préjudicier ».
Cette jurisprudence n’avait pas, en réalité, un fondement très solide, car on faisait découler des pouvoirs du juge – qui, seuls, distinguent l’excès de pouvoir du plein contentieux – une différence de régime quant aux interventions à l’instance. Ce fondement instable avait conduit à adopter un nombre croissant d’exceptions, dans lesquelles on acceptait les interventions sur la base d’un simple intérêt même dans les recours de plein contentieux. La justification de ces exceptions était recherchée dans un but de prophylaxie contentieuse, qui permettait au juge de n’avoir affaire qu’à un seul intervenant à la place d’une myriade de requérants dans les contentieux de masse, comme le contentieux électoral ou celui de la fonction publique. Cependant, beaucoup de contentieux où un nombre important de requérants était susceptible d’exister étaient exclus du champ de ces exceptions.
Rajouter une nouvelle exception pour le droit d’asile, contentieux de pleine juridiction (CE, Sect. 8 janvier 1982, Aldana Barrena), aurait ultérieurement affaibli la distinction entre excès de pouvoir et plein contentieux, comme l’a souligné le rapporteur public Edouard Crépey dans ses conclusions, tout en étant favorable au maintien de cette dernière. En revanche, les avocats des associations intervenantes avaient plaidé pour son abandon, en rappelant l’importance pour ces organisations d’intervenir dans des dossiers avec des enjeux importants et de principe, comme en l’espèce.
Il est donc heureux que, plutôt que d’ajouter une exception de plus à un paysage déjà suffisamment complexe, le Conseil d’Etat ait préféré aligner le régime des interventions sur celui qui était auparavant réservé au recours pour excès de pouvoir : désormais, un simple intérêt suffit. Cette décision a une importance significative, car elle s’applique dans tous les domaines du contentieux, et pas seulement dans le contentieux de l’asile.
Un intérêt suffit désormais, ajoute le Conseil d’Etat, tant au fond qu’en cassation. Il s’agit du deuxième revirement opéré par la décision du 25 juillet 2013. En effet, une jurisprudence peu connue de 1961 (CE, Sect., 12 mai 1961, Société La Huta) avait posé le principe selon lequel, indépendamment de la nature de plein contentieux ou d’excès de pouvoir du litige au fond, les interventions en cassation pouvaient être admises en présence d’un simple intérêt au maintien ou à la cassation de la décision attaquée. Sur ce point, les conclusions du rapporteur public Crépey sont conformes à l’arrêt de la Section du contentieux. En effet, le rapporteur public avait exprimé sa « certitude » quant à la nécessité de revenir sur la jurisprudence La Huta. Cette dernière était fondée sur une conception dépassée du recours en cassation, qui l’assimilait au recours pour excès de pouvoir : recours objectif contre un acte administratif le recours pour excès de pouvoir, recours objectif contre une décision de justice le pourvoi en cassation. En réalité, la distinction entre fond et cassation n’est pas suffisamment nette pour entraîner un différent régime des interventions. En effet, le rapporteur public rappelait que, d’une part, aucune question posée au juge de cassation n’aurait pas pu être soulevée devant le juge du fond et, d’autre part, que cette différence de régime ne serait pas praticable en cas d’évocation après cassation, car l’intervenant pourrait s’exprimer sur le volet « cassation » de la décision du Conseil d’Etat et pas sur le volet « fond » de la même décision.
Dans l’arrêt du 25 juillet 2013, le Conseil d’Etat était confronté à une demande d’intervention directement en cassation, qu’elle avait logiquement admise après avoir opéré le revirement. Par l’arrêt du 13 octobre 2013, il achève ce mouvement, en cassant la décision de la CNDA qui n’avait pas admis les interventions devant elle, en rappelant que les mêmes règles s’appliquent en cassation et au fond et que, dans les deux cas, un simple intérêt à agir suffit.
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