Une décision sur la recevabilité du recours pour excès de pouvoir lorsqu’il est intenté par une autorité subordonnée contre un arrêté de l’administration supérieure annulant un de ses actes, ne saurait qu’être la bienvenue. L’une des questions ouvertes de notre droit administratif, dans la matière de l’excès de pouvoir, est certainement celle de savoir jusqu’à quel point un acte accompli par une autorité, dans la mesure de ses attributions, est sa chose, jusqu’à quel point les attributions en vertu desquelles elle a conféré force exécutoire à cet acte sont ses prérogatives, et, par suite, jusqu’à quel point le fait qu’elle a accompli un acte et qu’ensuite cet acte est annulé par l’administration supérieure, lui donne intérêt légitime à intenter le recours pour excès de pouvoir contre l’arrêté ou le décret d’annulation.
En cette matière, si l’on raisonne sans tenir compte de l’évolution historique, la solution paraît simple. Du moment qu’une autorité administrative, quelle qu’elle soit, tient de la loi un pouvoir propre de décision, ce pouvoir propre constitue pour elle une prérogative, une sorte de droit de fonctionnaire ou d’organe administratif ; et, si cette prérogative est lésée par un acte de l’administration supérieure, il en naît qualité pour agir, car le fonctionnaire ou l’organe a un intérêt légitime à maintenir intacte sa prérogative. Il a un intérêt moral comparable à celui du citoyen qui veut maintenir intacts vis-à-vis de l’Administration ses droits individuels. Il est même assez inutile de se demander si l’autorité en question tient ses pouvoirs propres de décision d’une concession pure et simple de la loi, ou, comme on dit, d’une délégation législative (V. sur la théorie de la délégation législative du pouvoir réglementaire la note, 4e col., de M. Esmein, sous Cass. 17 janv. 1902, S. et P. 1902.1.249), ou bien si la loi n’a pas consacré un fait préexistant, qui est que la fonction même demandait et impliquait de l’autonomie. Il suffit qu’après tout, cette autonomie existe et constitue comme une sorte de droit. Cette base de l’autonomie de la fonction et du pouvoir propre de décision fournit donc une solution logique ; mais il faut tenir compte de la façon dont se présentent historiquement les problèmes. Il ne faut pas oublier qu’en France, le point de départ de l’organisation administrative a été la centralisation absolue; au début, il n’y a pas eu seulement juridiction retenue, mais aussi, si l’on peut ainsi s’exprimer, administration retenue, toute décision étant prise ou censée prise par le pouvoir central. Non seulement il s’était établi une situation juridique qui était que la décision était l’œuvre d’une seule et même Puissance publique, mais il s’était créé des habitudes d’esprit qui rendaient inconcevable l’idée d’un recours contentieux formé par un inférieur hiérarchique contre un acte de son supérieur; cela eût paru contraire à ce que les Allemands appellent le devoir d’office; ç’eût été le renversement de la hiérarchie, une action subversive. Pour se rendre compte de cet état d’esprit, il suffit de se demander ce que penserait encore à l’heure actuelle le ministre de l’intérieur du recours contentieux intenté par l’un de ses préfets contre l’arrêté par lequel il aurait annulé une décision de celui-ci. Et cependant les préfets ont reçu des décrets du 25 mars 1852 et du 13 avril 1861 des pouvoirs propres de décision qui leur constituent des prérogatives propres; bien plus, il est pas mal d’actes qu’ils accomplissent ainsi en leur qualité de représentants du département; il semble qu’ils auraient qualité suffisante pour former recours. Il faut donc tenir grand compte des résistances historiques; elles sont puissantes, elles cachent peut-être d’ailleurs des réserves légitimes que l’avenir précisera. En attendant, elles ont fait poser pratiquement le principe inverse de celui que nous indiquions comme solution logique. II a été pendant longtemps admis par le Conseil d’Etat qu’un fonctionnaire, eût-il des pouvoirs propres de décision, n’est point recevable à déférer à la juridiction contentieuse les décisions de son supérieur hiérarchique qui atteignent ses actes (V. Cons. d’Etat, 29 janv. 1886, Maire de Wassy; S. 1887.3.46; P. chr., et la note), et, si des exceptions ont été apportées à la rigueur de ce principe, elles l’ont été, en effet, à titre d’exceptions, et en maintenant toujours le préjugé de l’obstacle tiré de la hiérarchie.
II est bien intéressant même d’observer la marche prudente du Conseil d’Etat dans l’admission des exceptions. Les premières ont été introduites à propos des conseils élus des administrations décentralisées; les conseils généraux des départements et des colonies ont été successivement déclarés recevables à se pourvoir contre l’annulation de certaines de leurs décisions : conseils généraux des départements (Cons. d’Etat, 8 août 1872, Laget, S. 1874.2.220; P. chr. ; conseils généraux des colonies, Cons. d’Etat, 8 août 1896, Comp. des Bateaux à vapeur de la Guadeloupe, S. et P. 1898.3.110 Comp. pour les conseils municipaux, loi du 5 avril 1884, art. 67 et Cons. d’Etat, 16 juill. 1897, Poncet et autres [motifs], S. et P. 1899.3.77 ; 9 déc. 1898, Conseil municipal de Saint-Leger-de-Fourches [sol. implic.] S. et P. 1901.3.47). On peut considérer cette première exception comme acquise, car, s’il y a quelques arrêt dissidents qui déclarent le recours non recevable, ils s’expliquent, à notre avis, par le caractère déjà quasi contentieux de la décision qu’il s’agirait d’attaquer (V. Cons. d’Etat, 2 avril 1897, Conseil général des Côtes-du-Nord, S. et P. 1899.3.44). On voit très bien pour ces conseils élus les motifs de l’exception et de la brèche au principe. Ces assemblées représentent uniquement des administrations décentralisées, le département, la colonie, la commune, qui sont distinctes de l’Etat ; elles sont hors de la hiérarchie ; pour elles, on ne saurait invoquer ni l’unité de la Puissance publique, qui se trouve brisée dans la mesure de l’autonomie conférée par la décentralisation, ni le devoir d’office qui se trouve anéanti par le fait que les autorités procèdent de l’élection populaire, et non point de la nomination d’un supérieur hiérarchique.
Des assemblées locales élues on est passé au maire, et ici les hésitations ont été plus longues. D’une part, le maire a été pendant longtemps nommé par le gouvernement ce n’est que depuis 1882 qu’il est élu, et il a fallu s’habituer à cette situation nouvelle. D’autre part, ses attributions sont mixtes ; tantôt il est représentant de l’Etat, et il agit sous l’autorité de l’administration supérieure, c’est-à-dire de la hiérarchie ; tantôt il est représentant de la commune, et il agit sous la simple surveillance de l’administration supérieure, c’est-à-dire hors de la hiérarchie, dans l’ordre d’idées de la tutelle. Enfin, la véritable nature de quelques-unes de ses attributions a été controversée, et l’on a contesté notamment le caractère de ses pouvoirs de police municipale ; l’histoire de la rédaction de la loi de 1884 et la place donnée à l’art. 91 témoignent de certaines hésitations doctrinales ; on ne savait trop si on laisserait la police aux municipalités comme un pouvoir propre (Cf. la note 165, sous l’art. 91 de la loi du 5 avril 1884, S. Lois annotées de 1884, p. 573; P. Lois décr., etc., de 1884, p. 928; et Morgand, La loi municipale, 4e éd., sur l’art. 91, t. I , p. 480). Ainsi s’expliquent les hésitations du Conseil d’Etat lui-même. Une décision du 29 janvier 1886 (Maire de Wassy, précité) déclare le maire non recevable à intenter le recours; deux autres décisions le supposent recevable (V. Cons. d’Etat, 17 nov. 1893, Comm. de Lavardin, sol. implic., S. et P. 1895.3.73; 8 déc. 1893, Maire de Gesté, sol. implic., S. et P. 1895.3.101), et les commentaires rendent raison de ces arrêts contradictoires par le fait que l’acte d’annulation de l’autorité supérieure aurait ou non contenu empiètement sur les attributions municipales ; ils tendent donc à limiter l’exception au cas où le maire agit en qualité de représentant de la commune (V. Laferrière, Tr. de la jurid. admin., 2e éd., t. II, p. 446 ; les observations de M. le Gouix sous le présent arrêt du 7 juin 1902, dans la Rev. gén. d’admin., 1902, t. II, p. 297 et s., et la note sous Cons. d’Etat, 8 déc. 1893, précité). Notre décision (Maire de Néris) fait décidément pencher la balance en faveur de la recevabilité du recours du maire, mais les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu étaient, paraît-il, contraires et dénotaient beaucoup d’incertitude.
Logiquement, après le maire viendrait le préfet pour les cas où il agit en vertu de pouvoirs propres et comme représentant du département. Mais on n’imagine guère un préfet intentant un recours pour excès de pouvoir contre un arrêté ministériel ; pour bien des raisons extrajuridiques, aucune préfet ne se croire de longtemps en situation de risquer pareille démarche sans s’exposer à une disgrâce. C’est une question assurément de savoir si cet état de choses se justifie par un véritable devoir d’office qui commanderait au préfet l’abstention, ou par des mœurs administratives et politiques : question que ce n’est pas ici le lieu de discuter.
Revenons à notre arrêt (Maire de Néris), pour en apprécier la portée après l’avoir situé dans le développement général de jurisprudence auquel il se rapporte. Il s’agit d’une question d’interdiction de jeux. Le préfet avait pris un arrêté interdisant les jeux dans toute l’étendue du département sauf autorisation. Le maire de Néris en avait pris un autre les interdisant complètement dans sa commune. Le préfet annule l’arrêté du maire comme pris en violation du sien. Le Conseil d’Etat admet que le maire est recevable à lui déférer pour excès de pouvoir l’arrêté d’annulation du préfet, et au fond l’annule, motif pris de ce que le maire de Néris n’avait fait qu’exécuter la loi qui interdit absolument les jeux d’argent et de hasard, et n’avait pas à respecter l’arrêté antérieur du préfet sur les jeux, lequel était d’ailleurs illégal (V. notre Rép. gén. du dr. fr., V° Jeu et pari, n. 543).
Dans les sphères du Conseil d’Etat, cet arrêt a été considéré comme fort important et comme marquant un tournant de jurisprudence (observations de M. Le Gouix, loc. cit.). Il l’est, en effet, à plus d’un titre :
1° Dans l’ensemble, il est fortement motivé, et il indique l’intention d’ouvrir plus largement que par le passé le recours aux maires contre les arrêtés d’annulation des préfets. Cette intention s’affirme surtout si l’on songe que la décision a été rendue malgré des conclusions contraires du commissaire du gouvernement données, il est vrai, comme à regret. Il semble même, ainsi qu’on l’a fait remarquer, que l’excès de pouvoir relevé dans l’arrêté du préfet ne soit pas seulement l’incompétence, mais soit aussi la violation ou la fausse application de la loi du 18 juillet 1836, art. 10, sur les jeux. Cela a son importance, car la violation de la loi suppose en même temps la violation d’un droit acquis, et cela impliquerait que le maire, en prenant un arrêté qui est dans ses attributions, exerce un droit acquis. Les prérogatives ou les pouvoirs propres des autorités administratives, une fois valablement exercés, deviendraient ainsi des doits acquis, tout comme les facultés individuelles des citoyens, et nous n’y voyons aucun inconvénient.
2° En passant, notre arrêt constate que la police municipale appartient au maire et qu’elle s’exerce sous la simple surveillance, non sous l’autorité de d’administration supérieure (V. Cons. d’Etat, 6 avril 1900, Maire de Jargeau, S. et P. 1902.3.78, et le renvoi). Cela aussi est important, étant donné les discussions que nous avons relatées plus haut ; étant donné aussi que certaines lois récentes sur la police rurale et sur la police de la santé publique tendent incontestablement à restreindre les pouvoirs de police du maire; il est d’autant plus intéressant de voir ceux-ci confirmés dans leur principe ;
3° Au sujet de la combinaison des pouvoirs de police du préfet et du maire, matière extrêmement délicate, notre arrêt nous donne cette règle très précieuse : « Considérant que, si l’art. 99 (de la loi de 1884) autorise le préfet à faire des règlements de police municipale pour toutes les communes du département ou pour plusieurs d’entre elles, aucune disposition n’interdit au maire d’une commune, de prendre sur le même objet et pour sa commune, par des motifs propres à cette localité, des mesures plus rigoureuses. » Cela revient à dire que le maire n’avait pas violé l’arrêté du préfet sur les jeux (à supposer qu’il eût été valable). Il n’y a, en effet, violation que s’il y a contradiction. Dans une série de dispositions qui comportent des interdictions, il n’y a pas contradiction dans la voie de la sévérité ; il n’y aurait contradiction que dans la voie de l’indulgence. L’arrêté du maire de Néris n’eût été annulable que s’il eût autorisé ce que l’arrêté du préfet interdisait, à supposer toujours que l’arrêté du préfet eût fait une exacte application de la loi.
4° Enfin, il faut noter que notre arrêt se base simplement sur ce que la police municipale appartient au maire, sans ajouter que le maire est pris en tant que représentant de la commune. Il s’établit donc sur le véritable terrain de la question, qui est le pouvoir propre de décision, sans qu’on ait à se demander au nom de quelle administration agit l’organe et s’il est ou non engagé dans la hiérarchie. Avouons cependant que la solution serait plus nette s’il s’était agi d’un arrêté du maire pris en qualité de représentant de l’Etat, et, comme par ailleurs notre arrêt remarque que le maire, dans l’exercice de la police municipale, agit sous la simple surveillance de l’administration supérieure, nous croyons bien qu’il ne tranche pas du tout la difficulté pour le cas où le maire agirait sous l’autorité de celle-ci.
Observons, en terminant, qu’une des questions soulevées par notre affaire est demeurée sans réponse ; les conclusions du maire tendaient à l’annulation de l’arrêté du préfet sur les jeux (du 8 août 1893). Implicitement, il résulte bien de notre décision que le Conseil d’Etat le considère comme illégal, étant pris en violation de la loi de 1863, mais explicitement il n’en a pas prononcé l’annulation. Cela ne présentait plus d’intérêt pour le maire et c’était tout une autre matière très compliquée; il s’agissait de savoir si le maire avait qualité pour déférer au Conseil cet arrêté sur les jeux, si d’ailleurs les délais de recours n’étaient pas écoulés, si l’annulation de l’arrêté du maire, prononcée par le préfet en vertu de cet arrêté de 1893, avait conféré au maire la qualité qui lui manquait peut-être jusque-là, et renouvelé le délai, etc. Le Conseil a préféré laisser au ministre l’intérieur le soin de régulariser cette situation.