Le bien sort souvent de l’excès du mal. On se rappelle le principe si critiquable posé par le Conseil d’Etat il y a quelques années, à propos de l’interprétation des traités consentis par les villes pour l’éclairage au gaz. Par une interprétation extensive du monopole concédé, le Conseil avait décidé que, dans le silence du traité, la concession portait, non pas seulement sur l’éclairage public et privé par le gaz, mais sur l’éclairage par toute espèce de moyens, et que c’était, en somme, un monopole pour la fourniture de la lumière : que, dès lors, la clause, par laquelle les villes s’interdisaient de favoriser des entreprises concurrentes, s’appliquait non seulement aux entreprises d’éclairage par le gaz, mais aux entreprises d’éclairage électrique, et que les villes engageaient gravement leur responsabilité vis-à-vis de la Compagnie du gaz à laquelle elles étaient liées en autorisant des Compagnies d’électricité soit à établir une canalisation, soit même à poser des fils aériens dans leurs voies publiques (V. Cons. d’Etat, 26 déc. 1891 [2 arrêts], Comp. du gaz de Saint-Etienne et Comp. de l’éclairage électrique de Montluçon, S. et P. 1894.3.1, et la note; 11 janv. 1895, Comp. du gaz de Limoges, S. et P. 1896.3.129; 26 mars 1897, Ville de Flers, S. et P. 1899.3.41; 26 nov. 1897 [3 arrêts], Ville de Compiègne; Ville de Bar-le-Duc et Ville de Provins, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 718 et s.; 24 déc. 1897, Comp. du gaz de Bordeaux, Ibid., p. 831; 21 janv. 1898, Comp. du gaz d’Avignon, S. et P. 1899.3.119; 13 mai 1898, Comp. du gaz de Lens, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 377). Les Compagnies d’éclairage au gaz durent croire partie gagnée. La jurisprudence du Conseil d’Etat se développait logiquement suivant le principe posé et produisait chaque fois de nouvelles conséquences qui resserraient autour des entreprises électriques les mailles du filet : les villes furent condamnées d’abord pour avoir autorisé des canalisations dans le sol, puis pour avoir autorisé la pose de fils aériens, puis pour avoir sollicité le préfet d’autoriser la pose de câbles sur des rues ne dépendant pas de la voirie urbaine; les clauses par lesquelles les villes, dans certains traités, avaient cru se réserver une porte de sortie en cas d’invention nouvelle s’interprétaient contre elles, et ne faisaient que les lier davantage à leur Compagnie du gaz ; enfin, des indemnités énormes avaient été mises à leur charge (V. Cons. d’Etat, 25 nov. 1898, Comp. du gaz de Saint-Etienne, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 724), indemnités de plus de 600.000 fr.
Mais il est toujours dangereux de trop triompher; les Compagnies du gaz allaient l’apprendre à leurs dépens. Il arrive souvent que le Conseil d’Etat va jusqu’au bout de certaines jurisprudences où il s’est engagé, mais qu’à mesure qu’il s’y enfonce, il réfléchit à leurs inconvénients; alors il opère un mouvement tournant. Le Conseil d’Etat n’avait pas pu ne pas être frappé de ce fait qu’une quantité de villes se débattaient contre leurs Compagnies du gaz; que sa jurisprudence si sévère n’empêchait pas les tentatives pour procurer aux populations de la lumière électrique; il a compris qu’on n’arrête pas le progrès, qu’à notre époque où l’on ne sait guère attendre, chaque génération veut jouir des avantages matériels de la civilisation, et qu’il était inadmissible que de petits villages pussent se donner le luxe de l’éclairage électrique parce qu’ils n’avaient jamais eu d’éclairage au gaz, alors que de grandes villes ne le pouvaient pas. Une observation attentive révélait depuis quelque temps des hésitations dans sa jurisprudence. Un arrêt du 30 mars 1900 (Comp. du gaz de Bourges, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 249), avait déclaré la ville de Bourges non responsable d’une autorisation de poser des fils électriques sur des dépendances de la grande voirie, donnée par le préfet, sans que la ville eût sollicité cette mesure, et avait reconnu ainsi que la ville n’était pas obligée de demander le retrait de cette autorisation. Un arrêt du 6 juillet 1900, Metge (Rec. Des arrêts du Cons. d’Etat, p. 458), avait reconnu que le monopole de la Compagnie du gaz n’était opposable qu’à des entrepreneurs d’éclairage, et que la ville pouvait, sans engager sa responsabilité, donner à un particulier l’autorisation de poser des fils sur la voie publique pour assurer l’éclairage de ses propres établissements. Un arrêt du 12 mai 1900 avait interprété des clauses financières du traité dans un esprit un peu restrictif du monopole, et nous en avions fait ici même la remarque (V. Cons. d’Etat, 12 mai 1900, Comp. parisienne du gaz, S. et P. 1901.3.89, et la note de M. Hauriou). Un arrêt du 26 juillet 1901, Gaz de Lille, avait interprété un traité un peu douteux comme ne donnant au concessionnaire droit exclusif de canalisation que pour le gaz, et en avait conclu que le maire pouvait refuser à ce concessionnaire l’autorisation d’établir une canalisation pour l’électricité, à moins qu’il ne passât un nouveau traité (Revue des concessions départementales et communales, t. I, p. 43). Il se dessinait donc un mouvement de résistance aux prétentions des Compagnies du gaz. Enfin, une décision du 22 juin 1900 (Commune de Maromme, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 415), tout en établissant en principe la responsabilité d’une commune qui avait autorisé un entrepreneur à emprunter les voies municipales pour la distribution de la lumière électrique aux particuliers, contenait cette réserve significative : « Considérant que, si le traité n’a pas prévu le cas où la commune voudrait faire profiter les habitants de la découverte d’un autre mode d’éclairage, le silence de la convention, à cet égard, ne suffit pas pour permettre à la ville de paralyser les droits de son concessionnaire du service de l’éclairage en accordant des autorisations de voirie nécessaires à l’établissement d’une industrie concurrente, alors qu’elle n’a pas mis le concessionnaire en demeure de fournir la lumière électrique aux conditions offertes par l’entrepreneur de ce nouvel éclairage… »
Il était clair, après cet arrêt (Commune de Maromme), que le Conseil d’Etat cherchait un moyen de s’évader de sa propre jurisprudence, et en même temps de permettre aux villes liées à des Compagnies du gaz d’obtenir l’éclairage électrique par une certaine procédure.
Cette procédure se dessinait déjà : Si un industriel se présentait offrant à une ville dans de certaines conditions un traité pour l’éclairage électrique, cette ville, liée à sa Compagnie du gaz, pouvait mettre celle-ci en demeure d’avoir à lui fournir la lumière électrique dans les mêmes conditions, et sans doute se trouvait déliée si la Compagnie du gaz n’y consentait pas. Toutefois le système n’était pas encore complet. Cette idée n’apparaissait que dans un considérant secondaire, la procédure à suivre n’était pas fixée dans ses détails, et surtout on pouvait se demander sur quoi le Conseil entendait fonder l’obligation pour la Compagnie du gaz d’obéir à une pareille mise en demeure.
C’est ici qu’intervient notre arrêt Gaz de Deville-lès-Rouen; il complète le système d’une façon tout à fait intéressante.
Et, d’abord, il se place sur le terrain de l’interprétation du contrat, mais d’une interprétation qui tient compte des faits extérieurs à celui-ci. Le traité relatif à l’éclairage par le gaz gardait le silence sur les autres modes d’éclairage. Le Conseil déclare qu’à l’époque de la première rédaction de ce traité, en 1874, il était tout naturel qu’on ne se fût pas expliqué sur la question de l’éclairage électrique, car celui-ci n’était pas entré dans les usages; les parties n’étaient pas en faute de n’en avoir point parlé, et notamment la Compagnie du gaz n’était pas en faute de n’avoir pas pris ses précautions; donc le silence devait être interprété en sa faveur « Il en est autrement du défaut de toute stipulation dans le traité de prorogation intervenu en 1887, époque ou l’éclairage au moyen de l’électricité fonctionnait déjà dans des localités voisines; à cet égard, les parties sont en faute de n’avoir pas manifesté expressément leur volonté, ce qui met le juge dans l’obligation d’interpréter leur silence et de rechercher quelle a été en 1887 leur commune intention. » Pratiquement, c’est la Compagnie du gaz qui est en faute de n’avoir pas pris ses précautions, et c’est pour cela qu’on va pouvoir lui imposer l’obligation de répondre à la mise en demeure de la ville. Mais pourquoi la Compagnie du gaz est-elle en faute plus que la ville, et pourquoi le silence gardé va-t-il dans une certaine mesure s’interpréter contre elle ? Pour un motif que nous avions indiqué depuis longtemps quant à nous (V. la note de M. Hauriou, n. III, sous Cons. d’Etat, 26 déc. 1891, Comp. du gaz de Saint-Etienne et Comp. de l’éclairage électrique de Montluçon, précités), parce que, dans tous les contrats où des monopoles gênants pour le public sont accordés à des concessionnaires, il est juste que tout ce qui n’est pas expressément stipulé ou qui n’est pas la conséquence raisonnable des stipulations soit refusé dans l’intérêt du public, de la liberté et de la bonne administration; parce que les traités de concession de services publics entraînant des monopoles ne sont pas des contrats privés où des intérêts privés s’affrontent, mais sont des contrats publics où les intérêts privés sont dans une certaine mesure dominés par l’intérêt public. La même préoccupation des intérêts du public, qui a poussé l’Administration à remplacer les permissions de voirie pour les distributions de lumière électrique par des traités de concession avec cahier des charges et tarif maximum (circulaire du ministre de l’intérieur et des travaux publics du 15 août 1893, S. et P. Lois annotées de 1894, p. 657), devait logiquement conduire à une certaine interprétation des traités de concession. Le principe d’une interprétation objective des contrats administratifs se trouve ainsi implicitement posé par notre décision, et nous nous en applaudissons, parce qu’il y avait eu depuis une quarantaine d’années excès dans la préoccupation de protéger les intérêts des concessionnaires, qu’en général ceux-ci savent fort bien protéger tout seuls.
Mais, le principe de l’interprétation rigoureuse une fois posé, étant admis que la Compagnie du gaz est en faute de n’avoir rien stipulé au sujet des applications possibles de l’éclairage électrique, restait encore à établir les termes du raisonnement qui mettrait à la charge de la Compagnie l’obligation d’obtempérer à la mise en demeure de la ville. C’est ici que les considérants deviennent tout particulièrement intéressants : « Considérant qu’il sera fait droit à ce qu’il y a de fondé dans les prétentions contraires des parties en reconnaissant à la Compagnie du gaz le privilège de l’éclairage n’importe par quel moyen, et à la commune de Deville la faculté d’assurer ce service au moyen de l’électricité en le concédant, etc. » Toute la force du raisonnement gît dans le rapprochement de ces deux expressions : privilège de l’éclairage n’importe par quel moyen, et ce service, et il faut le mettre en forme de la façon suivante :
1° Les Compagnies de l’éclairage au gaz ont fait reconnaître leur privilège pour l’éclairage n’importe par quel moyen;
2° Mais ce privilège n’est pas à leur profit unilatéral, il a quelque chose de bilatéral; en même temps qu’il constitue un monopole pour elles, il constitue pour les villes un service public; il est à double face, monopole d’un côté, service public de l’autre;
3° Or, tout service public demande à être assuré et assuré pour le mieux, car l’Administration, c’est la bonne administration; d’ailleurs, le service de lumière concédé doit être assuré par le concessionnaire comme la ville elle-même l’aurait assuré, d’une façon progressive. Le service de lumière, ce n’est pas une chose précise, déterminée, arrêtée, c’est une chose susceptible de développements et de perfectionnements ; le service de lumière c’est un devenir. Et, ainsi ce monopole indéfini devient la source d’une obligation indéfinie.
L’aventure est assurément plaisante, et l’on ne saurait mieux prouver que le meilleur moyen de détruire un principe est d’en tirer les ultimes conséquences. Voilà un monopole de lumière qui ne gagne pas à être obligé de monter vers la lumière. Il perd en réalité sa nature de monopole pour se restreindre à un simple droit de préférence, et encore à un droit de préférence que les Compagnies aimeraient mieux n’avoir pas à exercer. Mais les Compagnies du gaz n’ont que ce qu’elles méritent; elles ont oublié qu’elles étaient chargées d’un service public, et que le public n’a pas à se préoccuper, au delà d’un certain point, des combinaisons d’intérêt privé. C’est un exemple que feront bien de méditer les concessionnaires de l’exploitation de services publics en général et les Compagnies de chemins de fer en particulier. Il ne tient qu’à elles de mettre le public de leur côté en le faisant bénéficier de toutes les améliorations possibles, et particulièrement en unifiant les services de leurs réseaux, en adoptant les mêmes tarifs, les mêmes combinaisons de billets, en admettant de plus en plus les parcours sur plusieurs réseaux. Au fond le public n’est pas exigeant, mais il devient de plus en plus chatouilleux pour ce qui est de l’égalité. De même qu’il ne conçoit pas qu’une ville puisse avoir de la lumière électrique et qu’une autre ville ne puisse pas en avoir, de même il s’irrite lorsqu’il s’aperçoit que des combinaisons possibles sur un même réseau ne le sont plus si l’itinéraire force à en emprunter deux; son idée est que, maintenant que les réseaux sont complets, les choses devraient se passer pour le voyageur comme s’il n’y avait qu’un vaste réseau national. Il s’irrite des tarifs de pénétration et des faveurs consenties aux stations thermales, des concurrences que se font les réseaux ou de celles que les chemins de fer font aux canaux. Nous entrons dans une période où la préoccupation du public et l’intelligence de ses véritables desiderata devra être le principal souci des administrateurs des Compagnies fermières de toutes sortes et devra primer la préoccupation de l’actionnaire. Au reste, les actionnaires eux-mêmes ne tarderont pas à le comprendre et ne s’en trouveront pas plus mal, car il y a place pour tous.
Revenons maintenant à la procédure que les villes peuvent employer pour contraindre leurs Compagnies du gaz à leur fournir de la lumière électrique :
1° Il s’agit des villes dont les traités n’ont pas prévu la question du meilleur éclairage, car, si le traité contient une clause là-dessus, on retombe dans les difficultés d’interprétation;
2° Ces villes doivent trouver un entrepreneur qui leur fasse des propositions pour un traité d’éclairage à l’électricité et établisse un projet de traité: ces propositions doivent évidemment être sérieuses, et le juge aura un pouvoir d’appréciation;
3° Les villes mettront par acte extrajudiciaire leurs Compagnies du gaz en demeure d’avoir à leur fournir le même éclairage dans les conditions du projet de traité passé avec l’électricien, et, dans le mois de cette mise en demeure, la Compagnie du gaz doit produire sa réponse;
4° Si la Compagnie du gaz accepte le projet de traité, elle a un droit de préférence; si elle refuse, la ville est libre de traiter avec l’électricien. Dans les deux cas, bien entendu, la ville doit passer un nouveau traité suivant les principes posés en cette matière (V. Cons. d’Etat, 12 mai 1900, Comp. parisienne du gaz, précité, et la note; 26 juill. 1901, Gaz de Lille, précité).
Toute cette procédure soulève pour les Compagnies du gaz une difficulté dont le Conseil d’Etat n’avait pas à se préoccuper, car elle est purement commerciale, mais qui est la suivante : les Compagnies du gaz sont des sociétés de commerce, et ce qu’on leur demande en les forçant d’ajouter l’industrie de l’éclairage électrique à celle de l’éclairage par le gaz qui était leur primitif objet, c’est une modification de leurs statuts touchant leur objet ou leur but (V. Cass. 27 juin 1900, S. et P. 1900.1.457, et la note). Or, la question de savoir si une société de commerce peut en cours d’existence évoluer vers de nouveaux buts, et surtout la question de savoir à quelles conditions et par quelle assemblée d’actionnaires cette évolution peut être décidée est très discutée en droit commercial (V. sur ce point, la note de M. A. Wahl, sous Cass. 18 oct. 1899 [2 arrêts], S. et P. 1901.1.81. Adde, la note de M. Fraissaingea dans la Revue des concessions départementales et communales de mai 1902, Paris, Rousseau).
La jurisprudence civile incline de plus en plus à reconnaître aux sociétés de commerce des facilités d’évolution, et il n’est pas douteux que la pression indirecte exercée en notre matière par le Conseil d’Etat ne soit de nature à hâter des solutions définitives en ce sens.