Le redécoupage généralisé des circonscriptions électorales suscite de nombreuses réactions politiques compte tenu de ses enjeux sous-jacent et implique de nombreuses critiques.
En effet, l’art délicat du « découpage électoral » est de nature à directement influencer sur les résultats électoraux futurs et, de ce fait, les actes préparatoires aux élections sont l’objet de nombreux contentieux. Ceux-ci constituent en effet des actes formellement administratifs mais matériellement hybrides qui sont à la fois de nature administrative et politique.
Le choix historique français de privilégier le scrutin uninominal à circonscription territoriale1 implique, pour assurer l’égalité des citoyens devant le suffrage universel, que le ratio entre le nombre d’électeurs et d’élus soit similaire d’un point à l’autre du territoire. A défaut, cela induirait une sur-représentation ou une sous-représentation de certaines entités.
Le découpage électoral doit ainsi être révisé régulièrement afin d’assurer et de maintenir l’égalité des citoyens devant le suffrage universel en prenant acte des évolutions démographiques. Il est donc tentant pour les autorités politiques d’utiliser ces opérations pour favoriser certains acteurs politiques de manière partisane (”gerrymandering”).
En réalité, les opérations de redécoupage sont largement apériodiques même si le Conseil constitutionnel2 et le Conseil d’Etat incitent à procéder à de telles opérations de manière cyclique. Or, à l’occasion de la réforme des conseils généraux opérée par la loi du 17 mai 20133, il a été décidé de diviser le nombre de cantons par deux afin de permettre l’élection de binômes de candidats, de sexe différent, ce qui impliquait un redécoupage général des cantons par la voie décrétale4.
C’est ainsi que le Premier ministre a, par un décret n° 2014‑186 du 18 février 2014, procédé à la délimitation des cantons dans le département de la Seine-et-Marne et, dès le 10 mars suivant, divers électeurs ont saisi le Conseil d’Etat d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre ce décret.
Il convient de préciser que des milliers de recours similaires ont été formés à l’encontre des opérations de découpage dans l’ensemble du territoire5 ; c’est effectivement un contentieux important et atypique auquel le Palais royal est confronté.
Ce faisant, la Haute Assemblée a ici précisé formellement les conditions nouvelles dans lesquelles l’autorité réglementaire peut intervenir pour procéder à ce redécoupage même si certaines questions secondaires demeurent non résolues. Cela laisse cependant augurer un rejet de la majorité des recours en la matière.
1°) Le principe d’égalité des français devant le suffrage universel se trouve être consacré par la Déclaration des droits de l’Homme de 17896 et par la Constitution du 4 octobre 19587. Ceci implique nécessairement que le découpage électoral ne soit pas de nature à procéder à des distorsions ayant des incidences sur le résultat des scrutins propre à fausser les élections.
Le découpage des cantons, initialement opéré en 17898, n’a été que peu revu depuis sa révision napoléonienne de 18019 tout comme la plupart des circonscriptions électorales. Toutefois, le Conseil constitutionnel puis le Conseil d’Etat ont eu l’occasion de préciser dans leurs décisions contentieuses10 et leurs observations périodiques que l’autorité compétente (Parlement et Premier ministre) se devaient de prendre les mesures appropriées pour que le découpage électoral soit périodiquement revu afin de tenir compte des évolutions démographiques et organiques11.
Le juge constitutionnel a précisé cela au profit des élections parlementaires et européennes tout en indiquant que le législateur pouvait également tenir compte des découpages administratifs existants12.
Conscient du risque contentieux, le ministre de l’Intérieur avait saisi précédemment le Conseil d’Etat d’une demande d’avis tendant à la détermination des règles régissant ce « redécoupage » sur le fondement de l’article L.112‑2 du code de justice administrative. L’Assemblée générale du Conseil d’Etat a ainsi précisé dans un avis du 22 novembre 201213 les écarts démographiques admissibles et, surtout, les possibilités de déroger à la stricte règle égalitaire soit pour des motifs d’intérêt général, soit pour tenir compte d’autres limites administratives ou géographiques.
2°) C’est l’un de ces derniers points qui était ici invoqué. L’autorité compétente peut en effet prendre en compte les limites administratives existantes, elle n’y est cependant pas tenue sauf texte contraire.
La base démographique est donc le critère déterminant. Si le découpage de 1801 était essentiellement géographique dans une logique propre à l’époque, le principe d’égalité des citoyens devant le suffrage implique désormais de revisiter périodiquement celui-ci afin de suivre les évolutions démographiques. Mais compte tenu de l’absence de refondation totale des circonscriptions depuis plus de deux siècles, cela impliquait, au cas présent, une profonde réorganisation territoriale afin de tenir compte des réalités démographiques nouvelles survenues depuis l’ère impériale (exode rural, urbanisation, etc.)14.
Il doit être remarqué que si la volonté de réforme territoriale est une constante de l’action politique récente, les textes se succèdent et s’abrogent, parfois même avant leur entrée en vigueur. Ainsi, la réforme, prévue par la loi du 16 décembre 201015 instaurant le conseiller territorial, a été remplacée par une nouvelle réforme adoptée après l’alternance politique en 201316 qui devrait être elle-même modifiée d’ici quelques mois17. Les oppositions et forces politiques en présence ont donc des conceptions divergentes sur les réformes à mettre en œuvre et il semble regrettable que la réitération des réformes administratives, par leur multiplication, rende la loi totalement « illisible » au mépris de l’objectif à valeur constitutionnelle d’intelligibilité de la loi18. De plus, on notera avec regret que l’absence d’obligation de prise en compte systématique19 des autres circonscriptions électorales et administratives ne peut qu’induire une absence de clarté et de cohérence du découpage territorial et de favoriser implicitement le gerrymandering.
C’est donc dans un contexte tendu que le Conseil d’Etat a dû fixer, dans la lignée de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les conditions de la primauté de l’égalité démographique stricte sur toute autre forme de répartition des électeurs. Ce faisant, la Haute juridiction dessine un cadre très exigeant sur le plan formel envers la mise en œuvre du principe de l’égalité des citoyens devant le suffrage.
3°) Il convient de préciser que les alternatives techniques permettant d’assurer l’égalité stricte devant le scrutin sont cependant limitées. En dehors du scrutin de liste à circonscription unique20, seul à assurer de manière permanente une égalité devant le scrutin, il est nécessaire de réviser périodiquement soit les circonscriptions, soit le nombre d’élus afin de permettre de réduire toute distorsion de représentation.
Cela signifie que, sauf circonscription administrative préexistante, il n’est pas possible pour l’autorité administrative de faire abstraction de la réalité démographique. Si cela peut paraître satisfaisant, ce ne l’est, en réalité, pas totalement. En effet, la simple faculté –et non l’obligation- de tenir compte des autres délimitations administratives est de nature à permettre en pure opportunité d’apprécier si cela est utile. Il n’est cependant pas possible de déterminer in abstracto si une telle utilisation est de nature à favoriser une tendance politique en particulier au détriment d’autres mais c’est nullement exclu.
Cependant, c’est également l’unique biais possible par lequel certaines particularités géographiques (îles, presqu’îles, aires urbaines, etc.) peuvent être prises en compte afin d’assurer une représentation politique certaine de ces aires spécifiques, bénéficiant d’une représentation de leur identité propre auprès des assemblées territoriales.
L’exemple extrême est fourni par la représentation parlementaire de l’outre-mer mais celle-ci se fonde sur des dispositions constitutionnelles dérogatoires21.
Il semble donc que si Anastasie n’use plus des ciseaux, les lecteurs de Machiavel ont pris le relais…
- J. Gicquel et J.‑E. Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, 27e éd., coll. Précis Domat, LGDJ, 2013, p. 176 et s. [↩]
- Observations du Conseil constitutionnel sur les élections législatives de 2002. [↩]
- Loi n° 2013‑403 du 17 mai 2013 relative à l’élection des conseillers départementaux, des conseillers municipaux et des conseillers communautaires, et modifiant le calendrier électoral, JO p. 8242. [↩]
- Article L.3113‑2 du code général des collectivités territoriales. [↩]
- Entre 2000 et 3000 requêtes auraient été déposées, cf. J.‑M. Leclerc, « Découpage cantonal : rude bataille au Conseil d’État », Le Figaro daté du 18 juin 2014. [↩]
- Articles 1er et 6 de la Déclaration. [↩]
- Articles 1er et 3 de la Constitution. [↩]
- Décret du 22 décembre 1789. [↩]
- Loi du 28 pluviôse an VIII. [↩]
- Conseil Constitutionnel, 8 août 1985, « Loi sur l’évolution de la Nouvelle-Calédonie », décision n° 85‑196 DC, obs. B. Genevois AIJC 1985 p. 423 ; Conseil d’Etat, Ass., 21 janvier 2004, Guinde et département des Bouches-du-Rhône, requête n° 255375 et Boulanger, n° 254645 (2 espèces). [↩]
- Seules les circonscriptions et les modes de scrutin des députés et sénateurs ont été revus par le Parlement depuis 1958. [↩]
- Conseil Constitutionnel, 18 novembre 1986, « Loi relative à la délimitation des circonscriptions pour l’élection des députés », n° 86‑218 DC, obs. L. Favoreu RDP 1989 p. 458. [↩]
- CE Ass. générale, avis, 22 novembre 2012, n° 287.141. [↩]
- Le Conseil constitutionnel a admis que l’égalité des citoyens devant le suffrage faisait échec à des minima de représentation d’une entité quelconque en métropole (Conseil Constitutionnel, 8 janvier 2009, « Loi relative à la commission prévue à l’article 25 de la Constitution et à l’élection des députés », n° 2008‑573 DC, obs. B. Maligner AJDA p. 645). [↩]
- Loi n° 2010‑1563 du 16 décembre 2010 de réforme des collectivités territoriales, JO p. 22146. [↩]
- Loi du 17 mai 2013 précitée. [↩]
- Projets de loi relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales, portant modification du calendrier électoral, et de nouvelle organisation territoriale de la République, adoptée en Conseil des ministres le 18 juin 2014. [↩]
- Conseil Constitutionnel, 16 décembre 1999, « Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l’adoption de la partie législative de certains codes », n° 99‑421 DC ; Conseil Constitutionnel, 29 juillet 2004, « Loi organique relative à l’autonomie financière des collectivités territoriales », n° 2004‑500 DC ; Conseil d’Etat, 1/6 SSR, 29 octobre 2013, Association Les amis de la rade et des calanques, requête n° 360085. [↩]
- Il était toutefois prévu de « tenir compte » du périmètre des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre. La force juridique d’une telle obligation semble ici bien faible. [↩]
- Ce mode de scrutin est notamment applicable, en France, pour les élections européennes, régionales, communautaires et municipales. Il est également mis en œuvre pour une partie des élections sénatoriales. [↩]
- Articles 72‑3 et s. de la Constitution. [↩]