Notre arrêt, rapproché d’un certain nombre d’autres, va nous servir à élucider la question de savoir quelles décisions administratives doivent être portées à la connaissance des intéressés par la voie de la notification individuelle pour que le délai du pourvoi commence à courir, et quelles autres, au contraire, sont suffisamment connues par la publication. Mais il ne faut pas s’y tromper ; sous cette question de procédure s’en cache une de fond, qui est la distinction des dispositions réglementaires ou générales et des dispositions particulières. — D’autres difficultés pourraient être soulevées à propos de notre affaire, mais elles ont déjà été étudiées. Ainsi, sur le point de savoir si les syndicats de propriétés immobilières ont qualité pour former un pourvoi devant le Conseil d’Etat, nous ne pouvons que renvoyer à la note sous Cons. d’Etat, 29 juin 1900, Syndicat agricole d’Herblay (S. et P. 1903.3.1). Au sujet de l’intervention de la ville de Paris dans l’instance, nous ne pouvons que renvoyer aux précédents (Pour le cas où la commune a intérêt à intervenir, V. Cons. d’Etat, 9 mars 1900, Boucher d’Argis, S. et P. 1901.3.1 ; 27 déc. 1901, Pécard, S. et P. 1902.3.33, les notes et renvois; pour le cas où elle n’a pas intérêt, V. Cons d’Etat, 25 janv. 1901, Juot et Saucin, S. et P. 1903.3.83, et la note), et à une étude de jurisprudence sur l’intervention des communes dans les recours pour excès de pouvoir intentés contre les arrêtés de leurs maires, qui a paru dans la Revue générale du droit, 1903, p. 297.
Il s’agit de l’un des multiples incidents provoqués par l’application du tout-à-l’égout dans la ville de Paris (cfr. les affaires Boucher d’Argis, S. et P. 1901.3.1). Le 24 décembre 1897, le préfet de la Seine a pris un arrêté par lequel il a désigné la première série des rues soumises à l’écoulement direct à l’égout des matières de vidanges. Cet arrêté, pris pour assurer l’exécution de la loi du 10 juillet 1894, devait servir à fixer le point de départ du délai de trois ans imparti par la loi (art. 2), aux propriétaires des immeubles bâtis en bordure des rues pour établir les aménagements nécessités par le mode de vidanges. Il avait été simplement publié, et non pas notifié. Notons qu’il ne s’adressait pas à tous les propriétaires de maisons de la ville de Paris, mais seulement à une certaine catégorie de ces propriétaires, à ceux d’une certaine série de rues. C’est cette circonstance, relevée dans les observations en réplique du requérant, qui crée toute la difficulté.
En effet, il y a lieu de distinguer les actes qui doivent être notifiés individuellement, pour lesquels le délai du pourvoi court du jour de la notification (Décr., 22 juill. 1806, art. 11; L. 13 avril 1900, art. 24; Cons. d’Etat, 9 août 1893, Chambre syndicale des entrepreneurs de voitures de place du département de la Seine, aff. du compteur horokilométrique, S. et P. 1895.3.76, et la note; Laferrière, Tr. de la jurid. admin., 2e éd., t. I, p. 332 et s.; et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Arrivière sous Cons. d’Etat, 22 déc. 1893, Roy, S. et P. 1895.3.110), et les actes qui ne doivent pas être notifiés, pour lesquels le délai du pourvoi court du jour où ils ont été portés à la connaissance du public par un mode de divulgation approprié à leur nature, le plus souvent par une publication dans un recueil officiel, tel que le Bulletin des lois, le Recueil des actes administratifs du département, etc. (V. Cons. d’Etat, 30 avril 1880, Albrecht, S. 1881.3.73; P. chr., et la note et les conclusions précitées de M. Arrivière). Et il s’agit de savoir quels sont les actes qui doivent être notifiés, quels sont ceux qui ne doivent pas l’être; spécialement, s’il n’y a de dispensés de la notification individuelle que les arrêtés de police s’adressant également à tous les habitants d’une circonscription ; si, dès que, les intéressés visés dans une décision administrative constituent une collectivité autre que la collectivité des habitants, il y a obligation de notifier.
I. — L’art. 11 du décret du 22 juillet 1806 est ainsi conçu: « Le recours au Conseil contre la décision d’une autorité qui y ressortit ne sera pas recevable après trois mois, du jour où cette décision aura été notifiée. » L’art. 24, L. 13 avril 1900, qui a réduit la délai à deux mois, ne modifie pas la règle au sujet du point de départ : « Le délai du recours au Conseil d’Etat, fixé à trois mois par l’art. 11 du décret du 22 juillet 1806, est réduit à deux mois, sans qu’il soit dérogé aux dispositions de lois ou de règlements qui ont fixé des délais spéciaux. »
On ne pouvait cependant pas prendre à la lettre le décret de 1806, et exiger toujours une notification individuelle, car il y a des hypothèses où elle serait, sinon impossible, du moins très difficile, et en même temps très inutile. D’un autre côté, il y a, du moins pour les actes réglementaires, une relation évidente entre leur caractère obligatoire et la possibilité du recours. Il a toujours été entendu que les règlements administratifs, comme les lois, deviennent obligatoires après certaines mesures de publicité, certaines insertions dans des recueils officiels ou certains affichages; du moment qu’ils sont censés connus au point d’être obligatoires, ils doivent l’être au point de faire courir le délai du pourvoi. Aussi, dès le début, au moins pour les actes réglementaires, le fait de la publication fut placé par la jurisprudence à côté du fait de la notification individuelle et sur le même rang. (V. Cons. d’Etat, 1er juill. 1839, Fermy de Saint-Martin, S. 1840.2.233; 9 juin 1849, de Carbon, S. 1849.2.508; P chr. ; 27 mars 1874, Faidherbe, S. 1876.2.57; P. chr.; 30 avril 1880, Albrecht, précité). Voici les considérants de cette dernière affaire : « Considérant que si, aux termes de l’art. 11 du décret du 22 juillet 1806, le délai de trois mois pendant lequel le recours est recevable ne court que du jour de la notification de la décision attaquée, cette règle ne saurait s’appliquer aux recours formés contre les actes qui ne sont pas susceptibles de notification individuelle, et qui sont portés à la connaissance du public par leur insertion au Bulletin des lois et au Journal officiel; que, pour ces actes, le délai du recours commence à courir à partir de la publication qui résulte de cette insertion. »
En même temps, pour les hypothèses où il n’y avait eu ni notification individuelle, ni publication régulière, on admettait que les premiers faits d’exécution touchant l’un quelconque d’une catégorie d’intéressés équivalaient pour tous les intéressés à notification ou à publication. (V. Cons. d’Etat, 12 mai 1846, Ville de Laval, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 277; 27 mai 1846, Ville de Rennes, P. chr.; 23 mars 1850, Pissin, P. chr.; 18 mai 1854, Laffargue, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 473; 15 mai 1869, Comm. de Petite-Synthe, Id., p. 469).
Cette jurisprudence était raisonnable; elle consistait en somme à considérer le fait de la publication comme indépendant du fait de la notification. Ce n’était point à titre exceptionnel que la publication valait à défaut de notification, c’était parce qu’elle intervenait dans des hypothèses où, suffisant à conférer à l’acte son caractère obligatoire, elle devait suffire à faire courir le délai du recours. Le fait d’exécution seul avait un caractère exceptionnel et supplétoire; il ne servait qu’à défaut de l’un ou l’autre des deux premiers.
A un moment donné, cependant, le Conseil d’Etat faillit abandonner cette jurisprudence, qui, jusque-là, s’était développée normalement ; impressionné, soit par le texte de l’art. 11 du décret du 22 juillet 1806, soit plutôt par les formules mêmes employées dans les précédents arrêts, et qui relevaient que certains actes n’étaient pas susceptibles de notification, il semble avoir entrevu une théorie d’après laquelle les actes réglementaires eux-mêmes devraient être notifiés toutes les fois que la notification ne serait, pas matériellement impossible. Dupé par l’expression : susceptible ou insusceptible de notification, il en arriva à penser que tout acte qui ne serait pas matériellement insusceptible de notification devrait être notifié. Dans la décision précitée du 9 août 1893, Chambre syndicale des entrepreneurs de voitures de place du département de la Seine, on relève le considérant suivant : « Considérant que, d’après l’art. 11 du décret du 22 juillet 1806, c’est du jour de la notification que court le délai de recours au Conseil d’Etat, et qu’il ne peut être fait exception à cette règle qu’à l’égard des actes qui ne sont pas susceptibles de notification…; — Considérant que les loueurs de voiture, qui doivent, aux termes du décret du 23 mai 1866, faire une déclaration préalablement à la mise en circulation de leurs voitures et acquitter un droit de stationnement, sont nécessairement connus de l’Administration, et qu’ainsi l’arrêté attaqué était susceptible de leur être notifié individuellement. » (Cfr. Cons. d’Etat, 13 juin 1902, Bidard, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 443).
Il n’est pas dit qu’en effet, dans l’espèce, l’arrêté du préfet de police ne dût pas être notifié aux loueurs de voiture, c’est un point sur lequel nous reviendrons, mais, dans tous les cas, ce ne pouvait être pour le motif indiqué. Poser en principe que toute mesure intéressant une collectivité dont tous les membres sont nécessairement connus de l’Administration doit être notifiée individuellement conduisait à des conséquences absurdes. Il en serait résulté notamment que, dans une commune, tous les propriétaires de maisons étant nécessairement connus de l’Administration par le rôle de la contribution sur la propriété bâtie, tout règlement de police imposant des mesures sanitaires aurait dû être notifié à chacun des propriétaires ; pour la même raison, dans notre hypothèse de l’application du tout-à-l’égout, même nécessité. Tous les officiers de l’armée et tous les fonctionnaires civils étant nécessairement connus de l’Administration, tous les règlements relatifs à leur carrière auraient dû aussi leur être notifiées individuellement, spécialement les arrêtés ministériels contenant les promotions de grade ou les promotions de classe.
Devant l’absurdité de ces conséquences, le Conseil d’Etat ne pouvait pas persévérer dans sa tentative malheureuse de l’arrêt des loueurs de voitures.
L’inutilité de la notification pour les arrêtés portant promotion de grades avait déjà été affirmée par l’arrêt du 27 mars 1874, Faidherbe, précité; elle le fut pour les règlements de police sanitaire imposant des obligations à tous les propriétaires d’une commune par l’arrêt du 25 janvier 1901, Juot et Saucin, précité; elle l’est enfin par l’arrêté prescrivant l’exécution du tout-à-l’égout à tous les propriétaires riverains de certaines rues, par notre décision Avézard, et, cette fois, le Conseil d’Etat emploie des expressions évidemment destinées à condamner la jurisprudence de l’arrêt du 9 août 1893 : « Considérant que si, aux termes de l’art. 11 du décret du 22 juillet 1806, le délai de recours devant le Conseil d’Etat ne court que du jour de la notification de la décision attaquée, cette règle n’est applicable qu’aux recours formés contre les actes qui doivent faire l’objet d’une notification individuelle. » On remarquera que le Conseil abandonne la fâcheuse expression « actes qui sont susceptibles de notification individuelle », par laquelle il s’était auto-suggestionné, et qui l’avait conduit à s’attacher à la possibilité matérielle de la notification; il dit maintenant : « actes qui doivent faire l’objet d’une notification », marquant par là des actes qui, par leur nature, appellent la notification individuelle, tandis que d’autres par leur nature également, appellent la publication, et, en effet, il continue : « qu’il en est autrement de ceux qui sont de nature à être portés à la connaissance du public par voie de publication et d’affiches. »
La question est ainsi ramenée sur le terrain d’où elle n’aurait jamais dû sortir : celui de la nature des actes; il y a des actes qui sont de nature à être notifiés, d’autres qui sont de nature à être publiés; la notification et la publication vaudront également, à la condition d’avoir été employées selon la nature des actes.
II. — Mais la difficulté n’est pas résolue, et, à vrai dire, elle ne fait que commencer, car il s’agit, maintenant de distinguer l’acte de nature à être publié de l’acte qui est de nature à être notifié. Nous avons bien déjà indiqué un point de repère. Nous avons assimilé les actes de nature à être publiés aux actes réglementaires, en faisant observer que la publication, étant déjà le fait qui rend obligatoires les règlements, doit être aussi celui qui fixe le point de départ du délai de recours. Mais ce point de repère n’était que provisoire, car, en réalité, nous ne savons pas non plus quels sont les actes réglementaires, ni comment on distingue les règlements généraux, qui sont obligatoires, des actes d’autorité particuliers, qui sont simplement exécutoires. Il se pourrait bien que toutes ces notions fussent liées les unes aux autres, et qu’il y eût à chercher une seule et même définition, ou plutôt un seul et même principe de définition.
La loi du 5 avril 1884, art. 96, nous donne un renseignement au sujet des arrêtés du maire qui ne peuvent devenir obligatoires que par la publication; ce sont ceux qui contiennent des dispositions générales : « Les arrêtés du maire ne sont obligatoires qu’après avoir été portés à la connaissance des intéressés par voie de publication et d’affiches toutes les fois qu’ils contiennent des dispositions générales, et, dans les autres cas, par voie de notification individuelle. » Dans l’affaire Juot et Saucin du 25 janvier 1901, précitée, le Conseil d’Etat s’est approprié cette définition, et, du même coup, a identifié le point de départ du caractère obligatoire avec celui du délai de recours : « Considérant qu’en vertu de l’art. 96 de la loi du 5 avril 1884, les arrêtés des maires, toutes les fois qu’ils contiennent des dispositions générales, sont obligatoires pour les intéressés quand ils ont été portés à leur connaissance par voie de publication et d’affiches; — Considérant que les arrêtés attaqués sont généraux et réglementaires; — Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’ils ont été publiés et affichés en 1896 et 1897…; que la requête n’a été enregistrée que le 11 août 1898; c’est-à-dire après l’expiration du délai de trois mois, etc. »
On peut retenir cette définition des actes réglementaires destinés à ne devenir obligatoires que par la publication : ce sont donc les actes contenant des dispositions générales. Ce caractère de la généralité de la disposition prise ou de la règle posée figure en effet, en doctrine, dans toutes les définitions de la loi et du règlement. Notons seulement que notre arrêt Avézard emploie une variante; au lieu de s’attacher aux actes contenant disposition générale, il s’attache aux actes de nature à être portés à la connaissance du public, et, par suite, s’adressant à un public. Au fond, c’est la même idée. Toute disposition générale s’adressant à un public, et un public étant, par définition, une collectivité d’hommes envisagée sous un rapport très général.
Mais la difficulté n’est encore que reculée, car qu’est-ce qu’une disposition générale, et où est la limite entre une disposition générale et une disposition particulière ? Qu’est-ce que le public et où est la limite entre un public et une collection d’individualités devant être envisagées particulièrement ?
Dans l’affaire Juot et Saucin, il s’agissait d’arrêtés du maire ayant prescrit l’établissement de fosses d’aisances dans toutes les maisons qui n’en étaient pas encore pourvues, et réglementé le service des vidanges; ces arrêtés s’adressaient éventuellement à tous les propriétaires de maisons de la ville; ils étaient, dit l’arrêt, « généraux et réglementaires ». Dans notre affaire Avézard, l’arrêté ne s’adressait plus à tous les propriétaires de maisons de la ville, mais seulement aux propriétaires riverains de certaines rues; notre arrêt conclut cependant qu’il s’adressait au public, et, par suite, qu’il était également « général et réglementaire ». Il n’est donc pas nécessaire, pour qu’un acte soit général, qu’il s’adresse à tout le public des habitants d’une circonscription, ni même à toute une catégorie de ces habitants, par exemple à tous les propriétaires.
Que faut-il donc pour qu’une disposition soit considérée comme générale et destinée au public ? Notre arrêt Avézard, et c’est ce qui en fait l’intérêt, essaie de fournir un critère. Il faudrait et il suffirait que les gens auxquels il s’adresse soient nombreux. L’idée de la généralité de la disposition se résoudrait finalement en celle du nombre des intéressés: « Considérant que l’arrêté attaqué, pris pour assurer l’exécution de la loi du 10 juillet 1894, n’a fait que porter à la connaissance des intéressés l’indication des nombreuses rues de Paris dont les immeubles riverains se trouvaient soumis à l’application de cette loi. » Assurément, il y a du vrai dans cette proposition; on ne considérera jamais comme générale une disposition qui ne viserait pas une pluralité d’individus; mais ce n’est pas non plus toute la vérité, car il ne suffit pas qu’une disposition vise une pluralité d’individus de même catégorie pour être générale au point de devenir obligatoire par simple publication. Les loueurs de voitures de place, à Paris, constituent une pluralité d’intéressés de même catégorie, et cependant le Conseil d’Etat, dans son arrêt du 9 août 1893, a estimé que l’arrêté du préfet de police sur le compteur horokilométrique aurait dû leur être notifié individuellement. Nous avons critiqué les motifs de la décision, mais non la décision elle-même, nous allons voir qu’elle se justifie. Quand le Gouvernement a procédé à la dispersion des congrégations non autorisées ou à la fermeture des établissements non autorisés des congrégations autorisées, il aurait pu considérer que, se trouvant en présence d’une pluralité d’établissements du même genre, il pouvait procéder par une mesure générale qui serait simplement publiée; au contraire, il a cru devoir procéder par des notifications individuelles. Dans une affaire du 15 novembre 1901, Union mutuelle des propriétaires lyonnais (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 804), où il s’agissait d’un droit de stationnement à payer par les compagnies de vidange d’une ville, le Conseil d’Etat a esquivé la question de savoir si la publication avait été suffisante pour faire courir le délai; il a pu éviter de se prononcer, parce qu’il y avait eu des faits d’exécution qui, en tout cas, faisaient courir le délai; mais il a senti quand même que la pluralité des compagnies de vidange n’était peut-être pas suffisante pour constituer le public auquel sont destinés les véritables actes réglementaires, et que la publication n’était pas de mise : « Considérant qu’en admettant que l’art. 2 de l’arrêté du maire de Lyon du 27 décembre 1893 dût faire l’objet d’une notification individuelle, il résulte de l’instruction que cet arrêté a été mis à exécution, etc. »
Dira-t-on que le nombre n’est pas la même chose que la pluralité, et qu’il faut que la pluralité soit nombreuse ? Mais à quel chiffre s’arrêter dans cette arithmétique ? D’ailleurs, les loueurs de voiture de place de Paris étaient nombreux, les établissements congréganistes étaient nombreux. Il est évident que, pour qu’une pluralité, de gens de même catégorie constitue un public, au sens de la publication des lois et règlements, il faut sous-entendre une autre condition que celle du nombre. Et, en réalité, cette autre condition est sous-entendue. Pour la dégager, il ne faut que réfléchir à la raison d’être de la publication des lois et règlements. Cette raison d’être gît dans le fait que la publication est de nature à porter la décision à la connaissance des intéressés. L’art. 96 de la loi du 5 avril 1884 l’exprime tout au long : « Les arrêtés du maire ne sont obligatoires qu’après avoir été portés à la connaissance des intéressés par voie de publication et d’affiches. » Ne perdons pas ceci de vue : la fin dernière de la publication est de porter l’acte à la connaissance de chacun des intéressés. Or, le procédé n’est pas par lui-même de nature à réaliser cette fin. Il n’est pas à prévoir que chacun des intéressés lise le Journal officiel, ou le Bulletin des lois ou le Recueil des actes administratifs. C’est ici qu’intervient comme moyen nécessaire le public. Dans un public, il y aura toujours quelqu’un des intéressés qui lira l’insertion ou qui lira l’affiche et celui-là avertira les autres. Nous voilà sur la trace de la condition que nous cherchions. Le mécanisme de la publication ne peut fonctionner que si celle-ci s’adresse à une collectivité de gens en communication les uns avec les autres, et pour lesquels il y ait présomption légitime de communications réciproques et de ce qu’en pourrait appeler la solidarité de l’avertissement mutuel. Cette idée de la communication des nouvelles, de la transmission et de la circulation des faits, est bien au fond de la notion du public. Un public, c’est essentiellement une collectivité déterminée par la parole, la conversation, le bavardage ou par la lecture des journaux, cette autre forme du bavardage, celle de nos lois qui s’occupe le plus du public n’est-elle pas la loi sur la presse, c’est-à-dire sur toutes les manifestations extérieures et les transmissions de la pensée ?
Si, maintenant, nous cherchons à préciser, nous trouverons au moins trois hypothèses dans lesquelles une collectivité de gens pourra être envisagée comme un public au sein duquel un fait de publication sera légitimement présumé se propager :
1° Il s’agit d’une collectivité de gens qui sont entre eux dans des relations de voisinage et qui sont visés dans un des intérêts que ces relations de voisinage rendent communs. C’est le cas du règlement de police qui s’adresse à tous les habitants d’une commune, ou à tous les propriétaires d’une commune. C’est aussi notre cas dans l’affaire Avézard. Tous ces propriétaires riverains d’un certain nombre de rues de Paris étaient dans des relations de voisinage ; la question du tout-à-l’égout les intéressait tous également; il eût été invraisemblable qu’aucun d’eux n’eût eu connaissance de l’insertion de l’arrêté du préfet de la Seine, et, en ayant pris connaissance, n’en eût pas fait part à ses voisins. Tous ces gens-là, forcément en communications les uns avec les autres, par les nécessités du voisinage constituaient un public.
2° Il s’agit d’une collectivité de gens qui sont entre eux dans des relations professionnelles officielles, et qui sont visés dans un des intérêts que ces relations professionnelles rendent communs. C’est le cas du règlement adressé aux fonctionnaires d’une certaine administration dans le bulletin officiel de cette administration; c’est le cas des promotions de grades insérées dans le Journal officiel militaire, de l’affaire Faidherbe, précitée, c’est le cas des promotions de classe des membres de l’enseignement insérées au Bulletin officiel de l’instruction publique. Si les syndicats professionnels étaient à la fois obligatoires et officiels, et s’ils avaient un bulletin officiel, ce serait le cas aussi pour les actes insérés dans ce bulletin. Mais les syndicats professionnels n’ont pas de bulletin officiel; c’est pourquoi, dans l’affaire de la Chambre syndicale des entrepreneurs de voitures de place de 1893, le Conseil a pu justement décider que les loueurs de voitures, quoique syndiqués, ne constituaient pas un public. En effet, il n’y a pas entre eux de voisinage qui leur permette la conversation quotidienne, et il n’est pas sûr qu’ils seront avertis par leur syndicat, puisqu’il n’existe pas de bulletin officiel syndical ; même justification pour l’arrêt du 15 novembre 1901, Union mutuelle des propriétaires lyonnais.
3° Enfin, il convient de réserver un troisième cas, qui est celui où une collectivité de gens est envisagée comme devant faire usage d’une chose commune ou publique; telle qu’une rue, un bâtiment public, un chemin de fer, un tramway, etc. Ici, la communication des nouvelles est présumée légitimement à raison de l’intérêt commun de sécurité ou de commodité dans l’usage de la chose qui mettra sûrement en mouvement la solidarité humaine. Ainsi s’explique, par exemple, que, dans des ordonnances de police sur la circulation dans les rues de Paris, le préfet de police ait pu insérer des dispositions aussi particulières que celles prohibant les voitures-annonces, et que ces dispositions soient devenues obligatoires par simple publication (V. Cons. d’Etat, 30 mars 1900, Hostein, S. et P. 1902.3.71 ; 24 janv. 1902, Comp. des chalets de commodité, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 42). Ainsi encore dans l’affaire Bidard, précitée, du 13 juin 1902, le Conseil d’Etat, à notre avis, aurait dû décider que les mandataires aux Halles, fréquentant tous ce bâtiment public, bien que personnellement connus de l’Administration, étaient suffisamment avertis par l’affichage.
Finalement, nous aboutissons à cette conclusion : sont générales et réglementaires, par conséquent deviennent obligatoires par simple publication, les dispositions administratives qui s’adressent à un public, c’est-à-dire à une collectivité de gens où puisse « être légitimement présumée la solidarité de l’avertissement mutuel ». Contre les mêmes dispositions, et pour les mêmes raisons, la publication fait courir les délais des pourvois. Cette notion, en tant qu’elle nous fait pénétrer dans la nature intime de l’acte réglementaire, source du droit, dépasse évidemment par sa portée la présente étude. Nous apercevons que la règle générale qui doit devenir règle de droit ne tombe point dans un milieu de poussière individuelle, elle tombe dans un milieu solidaire. C’est grâce à cette solidarité du milieu qu’elle peut être publiée. Mais c’est aussi grâce à cette solidarité qu’elle est générale, ou, tout au moins, qu’elle est à la fois générale et juridique, car elle est relative à l’un des intérêts communs des êtres solidaires qui constituent le public. La règle générale, source du droit, est donc celle qui réglemente la solidarité humaine, ou, comme on le dit depuis longtemps, des intérêts communs. La matière du droit, ce sont les intérêts communs. Le plus souvent, les règles de droit s’appuient sur la solidarité des relations du voisinage, qui est, en effet, la plus fondamentale, particulièrement les lois de police et de sûreté. Le lien qu’il y a entre la règle de droit et la solidarité humaine a été bien indiqué, quoique avec une analyse insuffisante, par M. Duguit, dans son livre l’Etat, le droit objectif et la loi positive.