Mon propos1 consiste à tracer une perspective du crowdfunding en droit financier de l’Union européenne, UE. De même qu’il existe des modes alternatifs de règlement des litiges, de même, il existe des modes alternatifs de financement. Le crowdfunding participe des modes alternatifs de financement. Son caractère alternatif tient à son appétence à quitter les voies habituelles du financement pour se hasarder sur des terrains laissés en friche par les personnes et organisations ayant besoin de financement d’un côté et, de l’autre côté, les prêteurs professionnels et les investisseurs.
Economiquement parlant, le crowdfunding se réduirait en réalité à un changement d’outre pour un vin produit depuis fort longtemps : le financement communautaire familier au secteur caritatif depuis le XVII° siècle que l’internet et ses réseaux sociaux auraient remis au goût du jour2. Le crowdfunding dépasse aujourd’hui très largement l’activité caritative pour s’inscrire dans une économie collaborative à finalité bien plus large3. Ce mode de financement connaît aujourd’hui un fort dynamisme. Or, c’est un trait fondamental du droit de l’UE que de régir des situations en mouvement. Ce trait s’accorde à merveille avec le crowdfunding qui est une technique récente de financement, en forte expansion et en mutation constante. Le droit financier de l’UE est lui aussi assez récent, en forte expansion et en pleine mutation depuis la crise de 2008. Ne citons que le règlement (UE) n° 596/2014 du 16 avril 2014 sur les abus de marché et le règlement (UE) n° 600/2014 du 15 mai 2014 sur les marchés d’instruments financiers (MIF 2). Ces deux textes ont vocation à régir peu ou prou le crowdfunding.
Au concret, la définition du crowdfunding en droit de l’UE procède pour l’heure de la soft law puisqu’elle résulte d’une communication de la Commission du 27 mars 20144. Cette définition, très sommaire, retient que le crowdfunding consiste généralement « à récolter des fonds auprès du public pour financer un projet spécifique ». C’est un canal protéiforme de financement comportant trois modalités principales : le crowd sponsoring ou crowd giving (le mécénat participatif), le crowd landing (le prêt rémunéré) et, celui qui nous intéresse le plus ici, le crowd investing (financement participatif avec offre au public de titres financiers). La Commission précise que cette activité a permis de financer en Europe près d’un demi-million de projets, générant 735 millions d’euros en 2012, avec une projection de près d’un milliard d’euros en 2013. Ces volumes sont faibles par rapport au financement par le crédit ou par appel au marché financier classique. Toutefois, la Commission souligne le fort potentiel du crowdfunding et son rôle de complément indispensable du financement de l’économie réelle.
Assurément, les différents types de crowdfunding appellent un traitement juridique global justifié par l’identité de certaines problématiques au nombre desquelles figurent la protection de l’apporteur de financement, le respect de la destination du financement, le contrôle de la plateforme de drainage des fonds, la lutte contre le blanchiment des capitaux5. D’autres problématiques existent, spécifiques à chaque type de crowdfunding. Des trois variétés les plus répandues, c’est le crowd investing qui semble incontestablement receler la plus grande complexité juridique6, au double regard du statut des gestionnaires de plateformes de sollicitation du public sur l’internet et du régime de l’offre de titres financiers à ce public. Cette complexité véhicule l’enjeu de protection des apporteurs de financement. En droit de l’Union, ce crowd investing interroge naturellement sur son régime, notamment par rapport à la liberté d’établissement, à la libre prestation de services et à la libre circulation des capitaux. Question d’autant plus cruciale qu’étant implanté sur internet, une plateforme peut être localisée n’importe où dans le monde, ce qui génère des risques dont l’appréhension varie selon que l’apporteur de fonds est rémunéré ou n’est pas rémunéré.
D’une manière générale, le crowdfunding interroge le droit de l’UE tantôt sous l’angle des institutions qui le charpente, tantôt sous l’angle de la qualification des opérations qu’il déploie. Une plateforme de crowdfunding est-elle un établissement de crédit ou bien une entreprise d’investissement ? Les opérations mobilisées par le crowdfunding relèvent-elles du crédit ou du service d’investissement ? Je vais ici laisser de côté les aspects purement bancaires traités par mon collègue Jérôme Lasserre-Capdeville et m’en tenir strictement au droit financier de l’UE.
Ici, le droit financier de l’Union demeure en réalité assez virtuel pour la raison que l’Union ne comporte pas de règlementation spécifique du crowdfunding. Dans l’attente de cette règlementation encore hypothétique, on peut tenter de rechercher dans le cadre juridique existant ce qui peut permettre d’asseoir un régime du crowdfunding dans le marché intérieur. Un élément de référence intéressant réside dans la règlementation française issue de l’ordonnance n° 2014-559 du 30 mai 2014 relative au financement participatif7. Non pas pour l’étudier en elle-même, mais pour ce qu’elle révèle en creux de la nécessité d’une règlementation de l’Union du crowdfunding. En effet, le droit français, comme le droit anglais ou italien, ont élaboré des règlementations aussi récentes que spécifiques du crowdfunding qui stigmatisent, par leur existence même, l’inadaptation du droit financier de l’Union au crowdfunding. Ce n’est pas à dire que cette inadaptation est absolue. Bien au contraire, les droits nationaux s’inspirent peu ou prou du droit de l’Union pour traiter certains aspects du crowdfunding. Sur cette base, il convient de présenter successivement l’inadaptation apparente du droit financier de l’Union au crowdfunding (I) et les perspectives d’une adaptation effective du droit de l’Union à ce mécanisme (II).
I – INADAPTATION APPARENTE DE L’ACTUEL DROIT FINANCIER DE L’UE AU CROWDFUNDING
L’inadaptation au crowdfunding du droit financier de l’Union dans son état présent relève de l’évidence. Cette évidence tient à la disproportion qui existe entre la dimension somme toute assez modeste de l’économie collaborative irriguée par le crowdfunding et le cadre juridique financier de l’UE conçu pour une activité économique plus vaste sur un triple plan institutionnel, matériel et géographique. Ainsi, les exigences d’organisation matérielle et humaine de fonds propres nécessaires à l’obtention du passeport unique des entreprises d’investissement apparaissent manifestement trop lourdes pour le crowdfunding. Il en va de même des conditions d’offre au public de titres financiers considérée sous l’angle du droit de l’Union. Cependant, rien n’interdit en principe à une entreprise d’investissement au sens du droit de l’Union de pratiquer le crowdfunding dès lors qu’elle se conforme aux règles nationales (ou profite de l’absence de règles nationales) en cette matière. On observe en outre que ces règles nationales s’inspirent peu ou prou du droit financier de l’Union tel qu’il est. Aussi constate-t-on que l’inadaptation du droit financier de l’Union au crowdfunding supporte la nuance, tant dans son cadre institutionnel (A) que dans son cadre matériel (B).
A – Inadaptation apparente du cadre institutionnel
Le droit financier de l’Union applicable au crowdfunding paraît manifestement inadapté à cette technique de financement. Cette inadaptation tient au caractère surdimensionné du cadre institutionnel existant, même quand il s’agit d’assurer un financement d’amplitude assez modeste. Le droit français s’inspire cependant de ce cadre européen inadapté pour baliser la pratique du crowdfunding dans son ordre juridique. Considérons dès lors, dans un premier temps, le caractère surdimensionné du droit de l’Union existant (1) et, dans un second temps, l’adaptation de ce cadre européen en droit français (2).
1) Un droit financier de l’Union surdimensionné
Sur le fond des choses, le cadre institutionnel du crowdfunding en droit de l’UE pose la question du statut des plateformes et, par voie de conséquence, celle de leur rayon d’action. Ce rayon d’action interroge à son tour le droit de l’UE sur l’éligibilité de ces plateformes à la liberté d’établissement, à la libre prestation de services et à certains aspects de la libre circulation des capitaux.
Très concrètement, on peut se demander si les plateformes de crowdfunding sont des entreprises d’investissement. Si l’on s’en tient strictement au droit de l’Union, la réponse sera positive dès lors que ces plateformes répondent à la définition que donne le règlement 600/2014 « MIF 2 » de l’entreprise d’investissement : « toute personne morale dont l’occupation ou l’activité habituelle consiste à fournir un ou plusieurs services d’investissement à des tiers et/ou à exercer une ou plusieurs activités d’investissement à titre professionnel » (art. 4 § 1, 1). Or, à partir du moment où une plateforme de crowdfunding offre de façon habituelle des titres financiers au public, assure la négociation pour compte propre ou pour compte de tiers, voire l’exécution d’ordre, pour ne citer que ces exemples, c’est une entreprise d’investissement. Elle doit donc être agréée comme telle par l’autorité nationale compétente et régulée aussi bien par une autorité nationale de surveillance que par l’Autorité européenne des marchés financiers. Quant aux exigences de dotation en fonds propres, elles seront ici allégées, compte tenu de la dimension assez modeste de l’activité, ainsi que le prévoient le règlement (UE) n° 575/2013 du 26 juin 20138 et la directive 2013/36 également du 26 juin 20139.
L’une des questions les plus importantes ici est de savoir si une plateforme de crowdfunding peut acquérir le statut de plateforme de négociation au sens du droit de l’Union. A noter que le règlement 600/2014 « MIF 2 » englobe trois éléments dans les plateformes de négociation : les marchés réglementés, les systèmes multilatéraux de négociation, MTF et les systèmes organisés de négociation, OTF. On exclura d’emblée qu’une plateforme de crowdfunding puisse consister dans un marché réglementé. En effet, les contraintes juridiques et prudentielles, ainsi que les volumes financiers mobilisés par un marché réglementé, sont surdimensionnés par rapport au crowdfunding. Ces arguments valent mutatis mutandis pour les MTF. Demeurent les OTF qui sont une innovation du règlement 600/2014 « MIF 2 ». Ils sont tout à fait compatibles avec le crowdfunding si on en juge par leur définition : « système multilatéral autre qu’un marché réglementé ou un MTF au sein duquel de multiples intérêts acheteurs et vendeurs exprimés par des tiers pour des obligations, des produits financiers structurés et quotas d’émission ou des instruments dérivés peuvent interagir d’une manière qui aboutisse à la conclusion de contrats conformément au titre II de la présente directive » (art. 4 § 1, 23). On observe que seuls certains produits financiers seront négociés dans les OTF, notamment les obligations, à l’exclusion des actions. Les OTF constituent en réalité une catégorie résiduelle de marché financier ayant vocation à encadrer tous les marchés alternatifs autres que les MTF, et donc le crowdfunding, afin d’en assurer une efficace régulation. Toutefois, les Etats membres conservent une grande latitude dans l’autorisation de création d’OTF (art. 5, règlement 600/2014 « MIF 2 »).
En pratique, la société européenne pourrait, à l’occasion, servir de canal de développement du crowdfunding transfrontalier10. Non pas tant que cette forme de société détienne une appétence particulière à la pratique du crowdfunding, mais parce que sa forme juridique même pourrait être de nature à rassurer les investisseurs sur le sérieux de l’opération en cause. Cependant, l’ensemble de la règlementation européenne des entreprises d’investissement ne sied pas vraiment au crowdfunding. Sa densité et ses contraintes propres dissuadent par avance quiconque entend ab initio s’y appuyer pour créer et développer une activité de crowdfunding. Pour autant, le propos supporte la nuance dès lors qu’une entreprise d’investissement déjà en place entend se lancer dans le crowdfunding. Qui peut le plus, peut le moins ! Pour peu que cette entreprise d’investissement déjà en place satisfasse aux exigences nationales ou profite de l’absence d’une telle législation, le crowdfunding s’ouvre à elle.
2) Adaptation du droit de l’Union par le droit français
A considérer les choses sous le prisme du droit français issu de l’ordonnance du 30 mai 2014, le passeport unique des entreprises d’investissement permet incidemment de pratiquer le crowdfunding11. En effet, toute personne désireuse de gérer une plateforme de crowdfunding doit soit avoir été agréée comme prestataire de services d’investissement, PSI, soit être enregistrée comme conseiller en investissement participatif, CIP. En droit français, un PSI représente soit un établissement de crédit, soit une entreprise d’investissement, l’un et l’autre agréés pour effectuer des prestations de services d’investissement. Or ces deux catégories de professionnels tirent leur existence du droit de l’Union, lequel se trouve également à l’origine du passeport unique permettant aux unes et aux autres de pratiquer leurs activités dans l’ensemble des Etats membres.
Quant au conseiller en investissement financier,CIF, peut-il tenir une plateforme de crowdfunding ? Selon le règlement n° 600/2014 (MIF 2), ce professionnel a pour activité « la fourniture de recommandations personnalisées à un client, soit à sa demande, soit à l’initiative de l’entreprise d’investissement en ce qui concerne une ou plusieurs transactions portant sur des instruments financiers » (art. 4 § 1, 4). En réalité, le statut de CIF paraît une fois de plus surdimensionné par rapport au crowdfunding, notamment au regard des exigences inhérentes en fonds propres. Le CIF constitue cependant le modèle à partir duquel l’ordonnance française du 30 mai 2014 forge le CIP au statut cependant beaucoup plus souple et léger. Plus généralement, les obligations mises à la charge des professionnels du crowdfunding (gestionnaires de plateforme) seraient inspirées par les textes MIF12.
Plus précisément, le CIF se distingue très nettement du CIP eu égard à la relation avec la clientèle. Le premier délivre des recommandations personnalisées là où le second se cantonne dans un rôle d’intermédiaire entre les entités en quête de financement et les apporteurs de financement13. Le CIP, quant à lui, se présente comme un intermédiaire diffusant des titres afférents à un financement participatif au moyen d’une plateforme idoine. Autant dire que CIF et CIP recouvrent deux catégories de professionnels aux statuts complètement différents14.
D’une manière générale, le droit français n’autorise le crowdfunding qu’aux plateformes établies en France. Cette approche n’est compatible avec le droit de l’UE que si le droit français admet qu’une entreprise d’investissement dûment agréée dans un autre Etat membre, détient à ce titre le droit de pratiquer le crowdfunding en France en mettant en œuvre le droit d’établissement. En pareil cas, ce n’est pas tant l’activité spécifique de crowdfunding qui est déterminante que la qualité d’entreprise d’investissement de la plateforme. De façon asymétrique, faute de détenir le passeport unique d’établissement de crédit ou d’entreprise d’investissement délivré par l’ACPR, un CIP ne peut bénéficier ni de la liberté d’établissement, ni de la libre prestation de services pour pratiquer le crowdfunding dans d’autres Etats membres15. Le CIP verra donc son activité circonscrite au territoire français, sauf à lui de s’implanter dans tout autre Etat membre en se conformant au droit local régissant le crowdfunding. Une telle implantation pourrait néanmoins être tributaire du droit de l’Union si le CIP français sollicitant une autorisation d’exercice du crowdfunding dans un autre Etat membre, subit une discrimination fondée sur la nationalité. En pareil cas, ce CIP pourrait se prévaloir de l’égalité de traitement dans l’accès au marché local du crowdfunding dans les mêmes conditions que les impétrants autochtones.
Quant à la libre prestation de services, elle doit pouvoir être compatible avec le crowdfunding à deux conditions : premièrement, que le professionnel dispose du statut d’établissement de crédit ou d’entreprise d’investissement ; deuxièmement, que les produits financiers en cause entrent dans le champ des prestations de service d’investissement. Il en résulte que le CIP ne saurait bénéficier de la liberté d’établissement faute pour lui d’être titulaire du passeport unique16. Pour finir sur ce point, on conviendra volontiers que pour les deux libertés d’établissement et de libre prestation de services, l’absence de cadre européen harmonisé est source de divergences potentielles entre les Etats membres.
B – Inadaptation apparente du cadre matériel
A considérer le cadre matériel du crowdfunding en droit de l’Union, les choses apparaissent plus simples. La prégnance du droit de l’Union s’exerce en effet plus aisément ici, sinon dans toutes les règlementations nationales existantes, du moins en droit français. En l’occurrence, le droit financier de l’Union affiche des exigences qui demeurent constantes dans le crowdfunding comme en toute matière (1), mais également d’autres dont le caractère modulable permet l’épanouissement du crowdfunding (2).
1) Exigences constantes
Qu’il s’agisse de négociations pour compte propre ou pour compte de tiers, d’exécution d’ordre ou de tout autre service d’investissement, le crowdfunding ne se démarque pas du régime assez contraignant de ces opérations quand la plateforme est une entreprise d’investissement. Il apparaît également que la plateforme de crowdfunding agréée comme entreprise d’investissement dans un Etat membre doit se soumettre aux règles nouvelles que le règlement et la directive du 16 avril 2014 prévoit pour les abus de marché. En outre, on ne conçoit pas que ces plateformes puissent échapper au régime européen de lutte contre le blanchiment de capitaux. En effet, la modestie des sommes collectées auprès de chaque apporteur de fonds pris individuellement ne doit pas faire ici obstacle. Par ailleurs, une attention particulière doit être portée aux clients apporteurs de fonds contre rémunération. Assez souvent, il s’agira de clients non avertis envers lesquels la plateforme de crowdfunding sera astreinte à une obligation de mise en garde au regard de la sophistication et de la complexité des produits offerts. Ce d’autant plus que le règlement 600/2014 « MIF 2 » élargit considérablement la catégorie des clients non avertis.
2) Exigences modulables
Le crowdfunding doit pouvoir aussi profiter des assouplissements que le droit financier de l’UE prévoit dans les règles gouvernant certains services d’investissement. Le prospectus financier au régime fort contraignant en fournit un exemple remarquable. Ainsi, il n’y a pas offre au public au sens de la directive « prospectus » n°2003/71 du 4 novembre 2003 quand le volume global de l’opération est inférieur à 5 millions d’euros et porte sur moins de 50% du capital de l’émetteur. Il appartient à chaque Etat membre de décliner cette dérogation au crowdfunding, ainsi que vient de le faire la France17. En réalité, la dispense du prospectus financier traditionnel dans le crowdfunding tel que l’envisage le droit français, cède la place à « l’exigence d’un petit prospectus »18 destiné à assurer une information appropriée des apporteurs de financement19. Ce document informatif doit décrire précisément la structure de gouvernance et de fonctionnement de la plateforme, son activité et l’évolution de cette activité, l’opération en cause, la part prise par les dirigeants dans cette opération20 …
Il y a également dispense de prospectus quand l’offre au public de titres financiers s’adresse à un cercle restreint d’investisseurs, à savoir moins de 150 personnes calculé par Etat membre. Dès lors, une offre au public de produits financiers crowdfunding peut être adressée, avec dispense de prospectus, à 149 multipliés par 28 Etats membres, ce qui donne 4172 investisseurs potentiels. Ce n’est pas du tout négligeable.
II – VERS UNE ADAPTATION EFFECTIVE DU DROIT FINANCIER DE L’UE
Si le droit de l’Union ne s’est pas pour l’heure attelé à une règlementation spécifique du crowdfunding, elle y songe. La communication produite par la Commission le 27 mars 2014 en témoigne. Ce texte révèle une attitude fort prudente de l’Union face à l’exigence d’une règlementation du crowdfunding (A), ce qui ne dissuade pas d’esquisser des éléments de cette éventuelle règlementation (B).
A – Une prudence affichée de la Commission
Les perspectives d’avenir du crowdfunding en droit financier de l’UE sont avant toute chose à rechercher dans la communication de la Commission publiée le 27 mars 2014. Ce texte fait suite à une consultation publique effectuée entre octobre 2013 et décembre 2013. En substance, la Commission poursuit ici trois objectifs : d’abord, créer un groupe d’experts de haut niveau chargé d’apporter conseils et expertise à la Commission en matière de crowdfunding ; ensuite, sensibiliser par l’information et améliorer les règles du crowdfunding ; enfin, assurer un suivi des évolutions des règles nationales, promouvoir les bonnes pratiques, créer un label et évaluer la pertinence d’une réglementation de l’Union. Autant dire que l’approche de la Commission demeure assez prudente.
Bien que certains le demandent, la mise en place d’un cadre harmonisé du crowdfunding n’est pas d’actualité pour la Commission. Les Etats membres conservent donc toute latitude en cette matière, sous réserve de se conformer au droit de l’Union quand le crowdfunding entre dans le champ du droit financier existant. En pratique, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et la France, pour ne citer que ces exemples, se sont dotés récemment de législations très significatives en la matière. Il est vrai que les Etats membres qui légifèrent sur le crowdfunding se mettent aussi en position avantageuse pour le temps où devra intervenir la règlementation de l’Union. En effet, l’Union devra, d’une manière ou d’une autre, se positionner par rapport aux règles nationales existantes qu’elle ne saurait purement et simplement ignorer. On soutient volontiers que la règlementation française de 2014 constituera un modèle pour la réglementation de l’Union à intervenir21.
B – Quelques éléments pour une future réglementation de l’Union
Faut-il véritablement que le droit de l’Union légifère sur le crowdfunding ? Le seul fait que les Etats-Unis et certains Etats membres aient pris en cette matière le train de la réglementation ne justifie pas en soi l’édiction d’un cadre harmonisé. Si l’on s’en tient à la doctrine française, la nécessité d’une telle intervention ne rencontre pas l’unanimité. Il convient dès lors de poser quelques jalons du débat (1) avant d’en venir au fond des choses (2).
1) Le débat
L’opportunité d’une réglementation du crowdfunding en droit de l’Union ne coule pas d’évidence, ainsi que le montre la communication de la Commission de 2014. La question de cette réglementation fait débat sinon parmi les praticiens, du moins au sein de la doctrine. Pour le Professeur Conac, il est peu probable qu’intervienne de sitôt un encadrement réglementaire du crowdfunding au niveau de l’Union. Il avance à cela deux raisons à première vue assez convaincantes : d’un côté, la localisation des investisseurs dans un seul Etat membre relativement à une opération donnée, de l’autre côté, la fixation du seuil d’une même opération à un volume d’émission de titres inférieur au seuil de cinq millions d’euros posé par la directive « prospectus »22. De ces deux arguments, le premier pourrait être contrarié à l’avenir au gré du développement du crowdfunding en particulier au regard d’investisseurs domiciliés dans des zones frontalières de tels et tels Etats membres. Quant au second argument, il ne semble pas non plus que la faible amplitude d’émission de titres crowdfunding soit dirimante. Sur ce dernier point, le scepticisme devrait cependant l’emporter car l’échec de la commercialisation des produits financiers de détail à l’échelle de l’Union tend à donner raison au Professeur Conac. Pour autant, et avec toutes les réserves qu’imposent les aléas du processus législatif au sein de l’Union, je souscrirais volontiers à l’idée que l’Union européenne ne pourra se dispenser d’édicter, à l’avenir, une réglementation du crowdfunding valant pour tous ses Etats membres23.
2) Le fond du droit à venir
Concernant le contenu de la réglementation de l’Union à venir, il convient d’envisager la matière, une fois de plus, sous les deux angles institutionnel et matériel. Considérons les choses dans un premier temps sous l’angle institutionnel. Le crowdfunding affiche, à tout le moins en France, une ambition de désintermédiation bancaire. Cette désintermédiation traduit une double défiance, celle des établissements de crédit à l’encontre de projets peu fiables ou de trop faible volume pour retenir leur attention, celle des initiateurs de projets et/ou des apporteurs de fonds en quête de modes de financement alternatifs. Cette désintermédiation peut résulter plus objectivement de l’exigence de solutions alternatives au financement classique sous la pression de phénomènes procycliques. Une telle désintermédiation ne vaut que pour les établissements de crédit et n’emporte pas pour autant suppression de toute intermédiation en matière de crowdfunding. Ainsi, dans un souci de protection des investisseurs, le crowdfunding exige l’intermédiation d’un CIP ou d’un PSI en charge d’une plateforme idoine.
Dans une éventuelle réglementation du crowdfunding en droit de l’Union, que faudra-t-il faire ? Nul ne songerait à supprimer toute intermédiation en cette matière, sous peine d’exposer la « foule » des apporteurs de financement aux risques les plus divers de détournement, de fraude… Dans le cas particulier du crowdfunding financier, il conviendrait soit de soumettre les plateformes de crowdfunding aux statuts des OTF, soit de les faire encadrer par des CIF au statut assoupli, soit, en tout état de cause, de faire contrôler toute plateforme de crowdfunding par une autorité nationale compétente après en avoir soumis leur création à des lignes directrices prescrites, par exemple, par l’ABE et l’AEMF. Il est encore suggéré d’encadrer à l’échelle de l’Union les plateformes de crowdfunding au moyen d’un statut dérogeant aux textes MIF ; ce statut consisterait dans des entreprises d’investissement allégées, notamment au regard des exigences en fonds propres24.
Envisageons à présent la future réglementation de l’Union du crowdfunding sous un angle matériel. De lege ferenda, le droit de l’Union devrait laisser le soin aux Etats membres de légiférer sur le crowd giving. Et si l’Union tient absolument à légiférer sur cette matière, elle devrait prévoir une harmonisation optionnelle ou se borner à prescrire des recommandations à l’adresse des Etats membres. En effet, le don implique le désintéressement, ce qui n’appelle pas de protection particulière du donateur par crowd giving, réserve faite de son incapacité. Ce retrait des mécanismes protecteurs ne saurait pour autant faire l’économie d’une certaine transparence destinée à assurer la traçabilité des opérations25. Le droit français peut, à cet égard, constituer une bonne source d’inspiration. En effet, les plateformes de crowdfunding sollicitant des dons du public disposent en matière d’agrément d’une option : en demander un ou s’affranchir d’une telle demande. L’absence de contrepartie pour le public de donateurs réduit considérablement l’intérêt de l’agrément dont la vocation de filtrage d’accès à un statut vise en définitive la protection de la clientèle du bénéficiaire de l’autorisation.
Plus substantiellement, l’enjeu de la réglementation du crowdfunding réside dans l’information destinée aux investisseurs apportant des fonds en contrepartie de titres financiers. Bien entendu, il ne saurait être question d’étendre purement et simplement au crowdfunding le régime habituel du prospectus financier, sous peine d’asphyxier la technique naissante. De lege ferenda, le droit de l’Union serait fort inspiré de se borner à prescrire aux émetteurs l’établissement d’un « miniprospectus » dont le cadre juridique devrait être fixé, sinon par règlement ou directive, du moins être dessiné au moyen de lignes directrices de l’ABE et/ou de l’AEMF.
Pour conclure, on relèvera que l’encre des lois nationales et de la communication de la Commission était à peine sèche que l’on s’interrogeait déjà sur la possible récupération du crowdfunding par les établissements de crédit et les entreprises d’investissement traditionnelles26. D’ailleurs, il paraît inconcevable qu’un établissement de crédit ou une entreprise d’investissement se désintéresse du crowdfunding dès lors qu’il est convaincu de son potentiel économique. Bien avant l’adoption de l’ordonnance française de 2014, des établissements de crédit de cet Etat membre ont noué des partenariats avec certains sites de crowdfunding27. Il demeure que si récupération il y a, ne s’agirait-il pas là d’une reconnaissance tout à la fois de la pertinence, de la viabilité et de la vitalité de ce mode alternatif de financement?
- Ce propos est issu d’une intervention dans le colloque sur le crowdfunding organisé au Centre juridique franco-allemand de l’université de Sarrebruck le 27 juin 2014. L’auteur tient ici à remercier chaleureusement Florence NDiaye pour son invitation et pour son enthousiasme communicatif. [↩]
- PANDO (Annabelle), « Le crowdfunding bientôt doté d’un cadre juridique spécifique », in Les Petites affiches (LPA), 4 mars 2014, n° 45, p. 3. [↩]
- LEGEAIS (Dominique), « Crowdfunding », in Revue trimestrielle du droit commercial (RTD Com.), 2014, p. 672. [↩]
- Communication de la commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Libérer le potentiel du financement participatif dans l’Union européenne, Com (2014) 172 final, disponible en ligne sous le lien suivant : http://ec.europa.eu/internal_market/finances/docs/crowdfunding/140327-communication_fr.pdf [↩]
- LE FUR (Anne-Valérie), « Enfin un cadre juridique pour le crowdfunding, une première étape dans la réglementation », in Recueil Dalloz (D.), 2014, p. 183, spéc. n° 3. [↩]
- PERRUCHOT-TRIBOULET (Vincent), « Le nouveau cadre du financement participatif », in Chronique d’ingénierie patrimoniale, Juris-Classeur périodique édition Notariale (JCP N), 2014, 1326, spéc. n° 4. [↩]
- L’expression « financement participatif » étant la traduction française du crowdfunding. En outre la règlementation française du crowdfunding a suscité en France un intérêt des commentateurs dont l’ampleur suscite l’étonnement eu égard à un phénomène économique certes intéressant mais d’une importance somme toute encore mineure. Sur cette réforme voir notamment : BONNEAU (Thierry), « Le financement participatif », in Juris-Classeur périodique édition Entreprise (JCP E), 2014, 1523 ; CONAC (Pierre-Henri), « Le nouveau régime du financement participatif », in Revue des Sociétés (Rev. Sociétés), 2014, p. 461 ; CREDOT (Francis-Jérôme) et SAMIN (Thierry), « Financement participatif », in Revue de droit bancaire et financier (RD banc. fin.), 2014, comm. 163 ; GACHET (Baptiste) et LE PENDEVEN (Benjamin), « La France paradis du crowdfunding equity », in Revue des Juristes de Sciences Politiques (RJSP), 2014, 97 ; GRANIER (Thierry) et CHAPIER-GRANIER (Nadège), « Le financement participatif (crowdfunding) révélateur des limites actuelles du système bancaire et financier », Mélanges en l’honneur de Paul Le Cannu, Dalloz-Lextenso-Thomson Transactive, 2014, p. 479 ; MOULIN (Jean-Marc), « Régulation du crowdfunding », in Bulletin Joly Bourse (Joly Bourse), 2014, p. 356 ; MULLER (Anne-Catherine), « Création du statut de conseiller en investissement participatif », in RD banc. fin., 2014, comm. 149 ; PORACCHIA (Didier) et VELARDOCCHIO (Dominique), « Le financement participatif par offre de titres financiers », in Bulletin Joly Sociétés (Joly Sociétés), 2014, p. 742 ; RONTCHEVSKY (Nicolas), « Instauration d’un cadre juridique du financement participatif », in RTD Com., 2014, p. 662. [↩]
- Art. 28. [↩]
- Art. 95 et 96. [↩]
- rappr. PORACCHIA (Didier) et VELARDOCCHIO (Dominique), « Le financement participatif par offre de titres financiers » op. cit., p. 742, n° 3. [↩]
- rappr. MOULIN (Jean-Marc), « Régulation du crowdfunding », op. cit., p. 356. [↩]
- BONNEAU (Thierry), « Le financement participatif », in JCP E, 2014, 1523, n° 3 ; KEÏTA (Boubacar), « Un cadre juridique pour le financement participatif », in LPA, 5 septembre 2014, n° 178, p. 7. [↩]
- BONNEAU (Thierry), ibid. n° 22. [↩]
- GRANIER (Thierry), « Le statut des plateformes de souscription de titres financiers », in Joly Sociétés, 2014, p. 750. [↩]
- LE FUR (Anne-Valérie), « Enfin un cadre juridique pour le crowdfunding, une première étape dans la réglementation », op.cit., spéc. n° 28. [↩]
- L’interdiction vaut également, mutatis mutandis, pour l’intermédiaire en financement participatif dont l’activité est dédiée au crowd lending (financement participatif par voie de prêt). [↩]
- CONAC (Pierre-Henri), « Le nouveau régime du financement participatif », op. cit., p. 461 [↩]
- Règlement général de l’AMF (art. 217-1). [↩]
- PERRUCHOT-TRIBOULET (Vincent), « Le nouveau cadre du financement participatif », op.cit., spéc. n° 8. [↩]
- BONNEAU (Thierry), « Le financement participatif », op.cit., n° 7-8. [↩]
- LE FUR (Anne-Valérie), « Enfin un cadre juridique pour le crowdfunding, une première étape dans la réglementation », op.cit., n°28. [↩]
- CONAC (Pierre-Henri), « Le nouveau régime du financement participatif », op.cit., p. 461. [↩]
- GRANIER (Thierry), « Le statut des plateformes de souscription de titres financiers », op.cit., p. 740 ; MOULIN (Jean-Marc), « Régulation du crowdfunding », op.cit., p. 356. [↩]
- GACHET (Baptiste) et LE PENDEVEN (Benjamin), « La France paradis du crowdfunding equity », op.cit., 97 in fine. [↩]
- DE VAUPLANE (Hubert), « Crowdfunding : pour une alter régulation », in Joly Bourse, 2014, p. 338. [↩]
- LEGEAIS (Dominique), « Crowdfunding », op.cit., p. 672. [↩]
- PANDO (Annabelle), « Le crowdfunding bientôt doté d’un cadre juridique spécifique », op.cit., p. 3. [↩]
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