Cet arrêt marque une étape intéressante dans le développement de la longue querelle du gaz et de l’électricité, en même temps que dans la marche extensive des pouvoirs du juge vis-à-vis des traités de concession.
On sait que, sur le terrain de l’éclairage municipal public et privé, la lumière électrique est venue concurrencer depuis une trentaine d’années la lumière du gaz, qui, pendant un demi-siècle, avait régné en souveraine. Dans la plupart des villes, l’éclairage public et privé était assuré par le système de la concession, c’est-à-dire que des Compagnies gazières s’étaient constituées, et s’étaient chargées de la fourniture du gaz, en devenant concessionnaires de l’entreprise de canalisation dans les rues ; il avait donc été passé des contrats de concession avec cahier des charges et tarif maximum ; ces traités de concession étaient considérés par la jurisprudence comme des opérations de travaux publics, malgré l’élément de fourniture, à cause de l’élément des travaux de canalisation (V. Cons. d’Etat, 12 juillet 1889, Union des gaz, S. 1891.3.86 ; P. chr., et les renvois ; 28 déc. 1894, Ville de Mamers, S. et P. 1897.3.11, et les renvois ; 18 févr. 1910, Gischia, sol. implic., S. et P. 1912.3.102 ; Pand. pér., 1912.3.102, et les renvois ; V. encore, Cass. 15 mai 1912 et 23 juill. 1913, S. et P.1913.1.20 et 440 ; Pand. pér., 1913.1.20 et 440, avec les renvois) ; de là, compétence du conseil de préfecture en premier ressort et du Conseil d’Etat en appel.
Les Compagnies du gaz avaient travaillé à s’assurer une sorte de monopole, sous le nom de « privilège exclusif », et elles y étaient parvenues, en faisant souscrire aux villes, dans le traité de concession, l’engagement « de ne pas favoriser d’entreprise concurrente ». La situation des Compagnies du gaz était ainsi juridiquement très forte, et cela parut bien, lorsque la concurrence de la lumière électrique essaya de se dessiner, et lorsque des villes, liées à des Compagnies gazières, consentirent, malgré tout, des permissions de voirie à des électriciens. Ce fut à leur grand détriment. Il fut successivement décidé par la jurisprudence du Conseil d’Etat :
1° Que le privilège exclusif des Compagnies gazières était valablement constitué par l’engagement de la ville de ne pas favoriser d’entreprise concurrente, qu’à la vérité, ce privilège ne portait pas sur la fabrication du gaz, mais qu’il portait sur la canalisation dans la rue, et qu’ainsi, il occupait toute la rue, pour interdire toute distribution d’éclairage qui aurait à emprunter la rue, soit par des canalisations souterraines, soit par des câbles aériens. (V. Cons. d’Etat, 20 mai 1881, Ville de Crest, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 522, 26 déc. 1891 [ 2 arrêts], Comp. Du gaz de Saint- Etienne et Comp. de l’éclairage électrique de Montluçon, S. et P. 1894.3.1, et la note de M. Hauriou ; 11 janv. 1895, Comp. du gaz de Limoges, S. et P. 1896.3.129 ; 26 mars 1897, Ville de Flers, S. et P. 1899.3.41 ; 21 janv. 1898, Comp. du gaz d’Avignon, S. et P. 1899.3.119 ; 2 févr. 1900 [sol. Implic], Comp. du gaz de Bourg, S. et P. 1902.3.47 ; 20 mars 1903, Soc. de l’éclairage au gaz de Vizille, S. et P. 1905.3.135. V. au surplus, la note de M. Hauriou sous Cons. d’Etat, 10 janv. 1902, Comp. du gaz de Déville-lès-Rouen, S. et P. 1902.3.17, avec les renvois).
2° Que ce privilège exclusif protégeait les Compagnies gazières, non seulement contre la concurrence d’un autre éclairage par le gaz, mais encore contre la concurrence de toute autre espèce d’éclairage, et qu’ainsi, c’était un monopole pour toute espèce de lumière (V. Cons. d’Etat, 26 déc. 1891 [ 2 arrêts], Comp. du gaz de Saint- Etienne et Comp. de l’éclairage électrique de Montluçon, précités, et la note de M. Hauriou, 10 janv. 1902, Comp. du gaz de Déville-lès-Rouen, précité, la note de M. Hauriou et les renvois).
3° Que, par suite, les villes, qui avaient accordé des permissions de voirie à des entrepreneurs d’éclairage électrique, devaient être condamnées à payer à leur Compagnie gazière concessionnaire une indemnité représentant tout le dommage causé à celle-ci par la concurrence qui lui avait déjà été faite, et, si cette concurrence ne cessait pas, une indemnité définitive représentant tout le dommage futur (V. Cons. d’Etat, 26 déc. 1891 [ 2 arrêts], Comp. du gaz de Saint- Etienne et Comp. de l’éclairage électrique de Montluçon, 2 févr. 1900, Comp. du gaz de Bourq et 20 mars 1903, Soc. de l’éclairage au gaz de Vizille, précités. les notes et les renvois). Sur les éléments à prendre en considération pour le calcul de l’indemnité (v. Cons. d’Etat, 24 juill. 1908, Sallandrouze frères, S. et P. 1910.3.158 ; Pand. pér., 1910.3.158).
Après avoir ainsi défini la situation juridique des Compagnies du gaz, la jurisprudence du Conseil d’Etat s’est trouvée en présence d’un fait grave : à savoir que, cependant, les progrès matériels ne pourraient pas être arrêtés dans les villes pendant toute la durée des concessions gazières, dont quelques-unes étaient fort longues, d’autant que les conditions des villes n’auraient pas été égales, que les unes auraient été libérées plus tôt que les autres, que les unes avaient des traités plus avantageux que les autres, etc. Le Conseil d’Etat chercha donc un moyen de rendre possible pour les villes la substitution de l’éclairage électrique à l’éclairage par le gaz, tout en Respectant la situation juridique des Compagnies gazières. Cela ressemblait un peu à la quadrature du cercle, et cependant le moyen fut trouvé par un raisonnement dont nous signalâmes dans le temps l’ingéniosité (V. la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 10 janv. 1902, Comp. du gaz de Déville-lès Rouen, précité). Il consistait à dire aux Compagnies gazières : « Vous avez le monopole de l’éclairage public et privé pour toute espèce de lumière ; mais le monopole contient un engagement implicite, qui est celui de fournir toute espèce de lumière, si la ville la demande, et si sa demande est raisonnable. » (V. Cons. d’Etat, 22 juin 1900, Comm. de Maromme, S. et P. 1902.3.99 ; 10 janv. 1902, Comp. du gaz de Déville- lès- Rouen précité, et la note de M. Hauriou).
La supposition de cet engagement implicite, qui était bien plutôt commandée par les besoins du service que par la commune intention des parties, constitue un des meilleurs exemples qu’on puisse donner de cette interprétation objective qui s’introduit forcément dans les contrats administratifs. Quoi qu’il en soit, c’était une sorte de principe de justice qui se trouvait ainsi proclamé, et qu’on pourrait formuler ainsi : « Tout monopole qui s’impose au public oblige celui qui bénéficie du monopole à fournir lui- même au public les services que celui-ci aurait obtenus de la libre concurrence. » Autrement dit, le public ne doit pas souffrir du monopole ; si le monopole est parfois nécessaire pour permettre l’organisation de certains services, cela ne doit pas tourner au détriment du public.
Ce principe de justice une fois conquis, et cette porte une fois ouverte à la lumière électrique, deux directions s’offraient à la jurisprudence, pour ce qui était des applications. Il fallait, en effet, distinguer selon que les traités de concession contenaient ou ne contenaient pas une clause conventionnelle sur le meilleur éclairage, c’est à dire avaient ou non prévu, en termes plus ou moins généraux, l’avènement de la lumière électrique.
Les arrêts (Comm. de Maromme, 22 juin 1900, et Comp. du gaz de Déville-lès-Rouen, 10 janv. 1902, précités) avaient été rendus à propos de traités de concession qui ne contenaient pas la clause du meilleur éclairage, et qui, d’ailleurs, avaient été conclu à une époque où, la lumière électrique étant déjà connue, les parties étaient en faute de n’en avoir pas prévu la substitution possible. C’est sur cette curieuse idée de la faute commise par les contractants en ne prévoyant pas ce qui aurait dû être prévu, que le juge se fondait pour introduire son interprétation du contrat. L’époque à partir de laquelle les villes et les Compagnies étaient en faute de n’avoir pas introduit la clause du meilleur éclairage fut fixée à l’année 1880 (V. Cons. d’Etat, 23 nov. 1906, Ville de Pamiers, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 831. V. encore Cons. d’Etat, 11 nov. 1910, Ville de Longwy, Id., p. 767, et Rev. des concessions, 1911, p.27).
Les arrêts du Cons. d’Etat des 22 juin 1900 (Comm. de Maromme, et 10 janv. 1902, Comp. Du gaz de Déville-lès-Rouen, précités), ne se bornaient pas à poser un principe ; ils organisaient une procédure ; la ville qui désirait obtenir la lumière électrique n’avait qu’à mettre son concessionnaire en demeure de lui fournir cette lumière aux conditions offertes par un tiers électricien ; si le concessionnaire refusait de se charger de l’entreprise aux conditions acceptées par le tiers électricien, le concessionnaire était déchu de son privilège exclusif, et la ville devenait libre de traiter avec les tiers.
Cette procédure était excellente, à la condition que les offres faites par le tiers électricien fussent sérieuses et susceptibles d’être acceptées par la Compagnie du gaz, qui ne pouvait être livrée à la disposition d’un tiers, venant faire à la ville des propositions pour l’électricité qui n’auraient eu aucune base sérieuse, et qui n’auraient peut- être été qu’un moyen d’exercer une pression sur la Compagnie du gaz pour l’amener à se départir de justes exigences. Il y avait là, dans la jurisprudence telle qu’elle s’était formée, une lacune, à laquelle le Conseil d’Etat, envisageant la seconde hypothèse, celle où la substitution d’éclairage a été prévue dans le traité, a trouvé par l’arrêt ci- dessus, un moyen de remédier.
C’est cette seconde hypothèse que nous avons maintenant à nous occuper, avec notre arrêt Ville d’Argenton, lequel avait été précédé de quelques autres arrêts moins nets (V. Cons. d’Etat, 13 mars 1903, Ville de Caudry, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.207 ; 20 nov. 1903, Ville de Bagnères-de-Bigorre, Id., p. 694 ; 22 juin 1906, Ville de Tarascon, S. et P. 1908.3.147 ; Pand. pér., 1908.3.147, la note et les renvois). Ici, le principe qui devait être posé était évidemment celui de l’interprétation d’après la commune intention des parties, du moins en tant que cette intention était clairement exprimée. Les hasards des litiges contentieux ne révélèrent pas tout de suite des cas où le pouvoir du juge viendrait suppléer à l’insuffisance des prévisions contractuelles, et notre arrêt est le premier qui soit intéressant à signaler.
Chose remarquable, le traité passé entre la ville d’Argenton et la Compagnie continentale du gaz, en 1884, prévoit exactement la même procédure de mise en demeure, qui devait être conseillée plus tard par le Conseil d’Etat, en 1900 et 1902, dans les arrêts (Comm. de Maromme, 22 juin 1900, et Comp. du gaz de Déville-lès- Rouen, 10 janv. 1902, précités), aux villes dont le traité ne contenait aucune clause de meilleur éclairage, ce qui tendrait à prouver que c’est la pratique qui a inventé cette procédure, et que le juge l’a tout simplement empruntée à quelqu’un des nombreux traités de concession qui lui sont passés par les mains. Quoi qu’il en soit, l’art. 17 du traité en question porte qu’ « en cas de découverte d’un mode d’éclairage autre que le gaz, quatre ans au moins après la mise en pratique…, etc., l’administration municipale pourra mettre le concessionnaire en demeure d’appliquer cet éclairage, et, en cas de refus de sa part, la ville pourra concéder, sans indemnité, à toute autre personne toute autorisation d’établir à Argenton le nouveau système d’éclairage ».
A la date du 31 octobre 1905, le maire d’Argenton, conformément à une délibération de son conseil municipal, a signifié à la Compagnie du gaz un projet de traité de concession qui lui avait été soumis par un tiers, en vue de fournir l’éclairage électrique à la ville et aux particuliers, et l’a mise en demeure de lui donner, « dans les trois mois, l’assurance ferme et définitive qu’elle entendait user des prérogatives que lui conférait le cahier des charges, art. 17, et assurer, aux clauses, prix et conditions consentis par le sieur Mignot, l’éclairage public et des particuliers, sans quoi son silence serait regardé comme un refus ».
En réponse à cette signification, à la date du 20 novembre 1905, la Compagnie a fait connaître qu’elle était disposée à substituer l’éclairage électrique à l’éclairage par le gaz, mais à des conditions à débattre avec la ville, l’art. 17 de son traité ne lui imposant pas l’obligation d’accepter, pour le nouveau mode d’éclairage, les conditions offertes par un autre concessionnaire.
Sur cette réponse, la ville d’Argenton accorda au tiers qui lui avait fait des propositions le droit d’’installer l’éclairage électrique ; en quoi elle eut tort, car la réponse de la Compagnie du gaz, en créant un litige administratif, lui fournissait un moyen sûr et commode de faire trancher la question par le juge, sans courir le risque d’aucune responsabilité. Elle n’avait qu’à saisir le conseil de préfecture d’une demande d’interprétation de l’art. 17. Combien de fois n’avons- nous pas conseillé aux villes cette procédure du contentieux de l’interprétation, qui les met à couvert, et qui est si facile à engager ? (V. comme application, Cons. d’Etat, 11 mai 1894, Comp. genevoise du gaz, S. et P. 1896.3.77 ; 9 mars 1906, Ville de Carpentras, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 208. V. au surplus, sur les pouvoirs de l’autorité administrative pour interpréter les clauses d’un traité de concession de l’éclairage public, Cass. 15 mai 1912 et 23 juill. 1913, précités).
Quoi qu’il en soit, à la suite d’une première instance devant le conseil de préfecture, et sur appel, par la Compagnie continentale du gaz, de l’arrêté du conseil de préfecture, le Conseil d’Etat décide :
1° Qu’en effet, si l’art. 17, dans les termes où il est rédigé ouvre au profit du concessionnaire de l’éclairage par le gaz le droit de procéder lui-même à l’installation de l’éclairage électrique, lorsque la substitution est réclamée par la ville dans l’éventualité prévue, cependant il ne règle pas les conditions de fonctionnement du nouveau service ; qu’en aucun cas, le concessionnaire de l’éclairage par le gaz n’est tenu, sous peine de perdre son privilège, d’accepter purement et simplement d’exécuter le nouveau service suivant les offres faites par un concessionnaire concurrent ;
2° Qu’ainsi, la ville n’était pas autorisée par le contrat à imposer à la Compagnie requérante les clauses d’un traité proposé par un tiers ; qu’il suit de là que, dans les circonstances de l’espèce, la ville n’était pas délivrée de ses propres engagements, comme elle l’aurait été si la Compagnie avait refusé de se conformer à l’art. 17, et qu’ainsi, en accordant à un tiers des autorisations de voirie, etc., elle a engagé sa responsabilité ;
3° Qu’en l’absence de toute clause contraire, les conditions de fonctionnement du nouveau service « devaient être débattues entre les parties, et, à défaut d’Accord amiable, être fixées par la juridiction compétente, de façon à ce que l’exploitation soit « régulièrement assurée et normalement rémunérée ». Cette formule générale vient synthétiser les propositions de détail contenues dans les arrêts Cons. d’Etat, 13 mars 1903 (Ville de Caudry, et 20 nov. 1903, Ville de Bagnères-de-Bigorre, précités).
De ces très intéressants considérants, il résulte : 1° Que la procédure de la mise en demeure, lorsqu’elle est prévue par une clause conventionnelle du meilleur éclairage, ne fait qu’ouvrir des négociations, et qu’elle n’oblige pas le concessionnaire à accepter purement et simplement le nouveau service suivant les offres faites par le tiers concurrent ;
2° Que si les négociations ouvertes n’aboutissent pas à un accord amiable, il appartient à la juridiction compétente de s’interposer et de fixer elle-même les conditions du nouveau service, de façon à ce que l’exploitation soit régulièrement assurée et normalement rémunérée. Ainsi, en définitive, quand la procédure de la mise en demeure est ouverte par la convention elle-même, le juge a le droit d’apprécier les conditions de la substitution d’un éclairage à l’autre. En limitant ainsi l’effet de la clause à ouvrir des négociations en vue de la substituions d’un éclairage à l’autre, ouverture de négociations qui lui donne prétexte pour intervenir, le juge fait coup double. Il pose une règle juste et humaine, et, en même temps, il développe son propre pouvoir.
Bien qu’aucun arrêt , à notre connaissance, n’Ait été rendu sur la question, il ne paraît pas douteux que le juge ne doive également s’interposer pour régler les conditions du service, lorsque la procédure de la mise en demeure est employée pour obtenir la substitution d’éclairage, dans l’hypothèse où le traité ne contenait pas de clauses au sujet de cette substitution. Les arrêts du Conseil d’Etat du 22 juin 1900 (Comm. de Maromme), et du 10 janvier 1902 (Comp. du gaz de Déville-lès-Rouen), ne contiennent pas d’Indication à ce sujet ; ils ne font que poser le principe de la mise en demeure ; mais, par analogie, il faut compléter en ce sens leur doctrine.
Et maintenant, voici une question intéressante : La procédure de la mise en demeure pourrait- elle être employée, à propos d’une clause de meilleur éclairage qui ne l’aurait pas prévue ? Qu’arrivait-il, si un traité de concession prévoyait simplement que, périodiquement, à de certaines époques déterminées, la ville et la Compagnie examineraient d’un commun accord la question de la substitution d’un nouvel éclairage à l’ancien, qu’à défaut d’accord amiable, le traité primitif continuerait de s’appliquer jusqu’à son expiration ? Le Conseil d’Etat admettrait-il que la ville fût liée ainsi jusqu’à la fin et à la discrétion de son concessionnaire, ou bien admettrait-il que les époques déterminées pour les révisions du traité ouvrent une période de négociations entre la ville et la Compagnie, période dans laquelle, à défaut d’accord amiable, le juge peut être saisi d’un litige créé par le procédé de la mise en demeure ?
Il n’y a pas, à notre connaissance, de décision sur ce point, et il serait à désirer qu’il en fût rendu quelqu’une.