Il s’agit d’un très intéressant tournant de la jurisprudence issue de l’arrêt Gaz de Bordeaux, du 30 mars 1916 (S. et P. 1916.3.17; Pand. pér., 1916.3.17, avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Chardenet, et la note de M. Hauriou). Cet arrêt contient une idée juste et féconde, qui est celle de l’imprévision, à savoir qu’on ne peut pas être censé avoir tout prévu au moment de la passation d’un contrat de longue durée, tel qu’un contrat de concession de service public ; spécialement, que, pour les contrats de ce genre passés avant la guerre, les parties contractantes ne pouvaient pas être censées avoir prévu la hausse exceptionnelle des charbons résultant de la guerre de 1914 ; que, par suite, il y avait lieu de remédier à la situation née de la guerre par de nouvelles conventions. Le même arrêt a imaginé une procédure de contrat judiciaire très intéressante : en fait, comme ni les Compagnies concessionnaires de services publics ni les municipalités ne sont complètement raisonnables dans leurs prétentions, comme chacune des parties voudrait rejeter sur l’autre les charges de la guerre, il ne fallait pas compter sur des règlements amiables ; il était à prévoir que les parties commenceraient par s’actionner devant les conseils de préfecture ; c’était donc au cours de ces instances qu’il s’agissait d’obtenir de nouvelles conventions en utilisant la contrainte du juge (V. notre note sous Cons. d’Etat, 30 mars 1916, précité).
Jusque-là, le système de l’arrêt Gaz de Bordeaux était parfait ; mais restait à déterminer le moyen de contrainte qui serait à la disposition du juge pour décider les parties à de nouveaux accords qui fussent équitables. Sur ce point, l’arrêt Gaz de Bordeaux fut moins heureux. Il admit que, au moment du procès, la Compagnie concessionnaire subissait un préjudice définitif du fait des conséquences imprévisibles de la guerre ; en effet, d’une part, elle était obligée de continuer le service ; d’autre part, elle payait le charbon un prix exorbitant. Il posa donc le principe qu’une indemnité lui était due, et que cette indemnité lui serait définitivement acquise, parce que le préjudice, lui aussi, était acquis. Si donc les parties n’aboutissaient pas à un accord, le juge, après une expertise, devait condamner la ville à une indemnité définitive, représentant le dommage imprévisible, définitif lui aussi.
Cette solution n’était pas heureuse, pour deux raisons : 1° la contrainte dont disposait ainsi le juge était tout entière tournée contre les villes ; il n’avait aucun moyen de peser sur les Compagnies concessionnaires, et il était à prévoir que celles-ci manœuvreraient de façon à se faire payer des indemnités définitives, sans accepter aucune modification à leur contrat ; c’était leur avantage évident ; 2° en présence d’un contrat à longue durée, comme le contrat de concession, qui laisse une marge considérable aux fluctuations des bénéfices du concessionnaire, il n’était peut-être pas juste d’admettre la liquidation immédiate d’une indemnité définitive pour le dommage imprévisible, et il n’était peut-être pas juste d’admettre que ce dommage lui-même fût définitif. En effet, si, pendant la durée d’un contrat de concession, il peut se produire, au détriment du concessionnaire, des dommages imprévisibles, ne peut-il pas se produire aussi, à son avantage, des bénéfices imprévisibles, et une compensation n’est-elle pas équitable entre ces bénéfices et ces dommages ? La théorie de l’imprévision en matière de préjudices ne conduit-elle pas logiquement à une théorie de l’imprévision en matière de bénéfices ? Autrement dit, comme le dommage imprévisible est un dommage anormal, est-ce que des obligations d’indemnité pour le dommage anormal n’entraînent pas comme contre-partie des obligations de reversement pour le bénéfice anormal ? Remarquons, ce qui est grave, que la jurisprudence du Conseil d’Etat a elle-même, d’avance, dégagé la notion d’un bénéfice normal des Compagnies du gaz, à propos des opérations de substitution de l’éclairage par l’électricité à l’éclairage par le gaz ; il est entendu que cette substitution ne peut être imposée par les villes au concessionnaire que s’il est assuré d’un bénéfice normal, mais qu’elle peut l’être à cette condition (V. Cons. d’Etat, 3 avril 1908, Ville de Lézignan, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 335; 21 juill. 1911, Ville d’Hyères, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 856; 3 mai 1912, Ville d’Argenton, S. et P. 1914.3.65; Pand. pér., 1914.3.65, et la note de M. Hauriou, 6° col., 3° ; 7 mars 1913, Ville d’Angers, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 325), et que logiquement la matière d’un bénéfice normal entraîne celle d’un bénéfice anormal. Dans cette perspective des compensations possibles entre dommage anormal et bénéfice anormal, pouvait-on parler d’un dommage définitif avant l’expiration de la concession ?
Il ne faut pas s’étonner que la solution de la liquidation d’une indemnité définitive à la charge des villes n’ait pas été acceptée par la conscience publique ; elle ne l’a pas été par les villes, qui n’ont pas cessé de protester et de résister ; elle ne l’a pas été non plus par les conseils de préfecture, dont plusieurs résistent encore, et dont beaucoup ne se sont inclinés qu’à regret. A mesure, d’ailleurs, que se prolonge la situation née de la guerre et de l’après-guerre, cette solution d’une indemnité définitive apparaît plus inadmissible ; elle n’eût été tolérable que pour la liquidation d’un accident passager, elle ne l’est pas pour le règlement d’une situation qui s’éternise ; il arrive, par la force des choses, que des villes auront à payer des indemnités successives à la suite de procès répétés, et de lourdes indemnités chaque fois. Le tout sans aucune compensation, ni avec les bénéfices anormaux que les concessionnaires auront pu réaliser dans le passé, ni avec ceux qu’ils pourront réaliser dans l’avenir. Cette ruine des villes et cette prospérité des Compagnies finiront par constituer un spectacle scandaleux.
Nous n’insisterons pas sur la conception à laquelle le Conseil d’Etat aurait dû s’attacher, et qui eût été bien supérieure à celle de l’indemnité définitive ; le type lui en était fourni par les conventions de chemins de fer. C’était le système des avances remboursables, avec garantie d’intérêts et compte d’exploitation. Au lieu de poser le principe de l’indemnité définitive, il fallait poser celui de l’avance remboursable. Il fallait dire : pour le moment, nous ne faisons rien de définitif, parce que nous sommes en présence d’un contrat de longue durée dont la balance finale est lointaine ; nous posons le double principe du dommage anormal, mais aussi du bénéfice anormal ; nous admettons la compensation entre ces deux éléments, compensation qui ne pourra être établie qu’à la fin de l’opération ; en attendant, pour que le concessionnaire puisse vivre et assurer son service, nous instituons le régime provisoire du compte d’exploitation, des avances remboursables faites par la ville et de la garantie d’intérêts aux obligataires et aux actionnaires. C’était le système de la proposition de loi de MM. Delorme et Viollette, votée par la Chambre des députés le 19 juillet 1917 (J. off. du 20 juill., déb. parl., p. 1873).
Jusqu’à présent, le Conseil d’Etat n’avait rien voulu entendre ; il en était resté à la période héroïque où l’on suit son parti pris jusqu’au bout, sans faire attention à ce que l’on écrase. Cependant, tout d’un coup, voici du nouveau. C’est notre arrêt Gaz de Nice, et ce sont les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Riboulet. Brusquement, la raideur du juge se détend ; pour la première fois, la compensation d’un bénéfice réalisé par le concessionnaire est admise dans la liquidation de l’indemnité ; nous allons voir dans quelles conditions. L’événement est considérable ; sa portée dépasse de beaucoup celle que le juge lui a attribuée sur le moment.
Ce qu’il y a de particulièrement curieux, c’est que, par les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Riboulet sur notre arrêt (V. égal., ses conclusions sur l’arrêt du 11 avril 1919, Gaz d’Auxerre, qui suit) nous apprenons pour la première fois que le Conseil d’Etat avait étayé sa jurisprudence de l’indemnité définitive sur une construction juridique très spéciale, qui était celle de la situation extra-contractuelle, créée par la hausse imprévisible des charbons, et que nous apprenons le rôle considérable joué par cette conception juridique juste au moment où elle se trouve condamnée par notre arrêt.
I. — La conception juridique de la situation extra-contractuelle s’analyse en les propositions suivantes :
1° La hausse exceptionnelle du prix des charbons, conséquence de la guerre de 1914, constitue un fait de force majeure, qui n’avait pas pu être prévu au contrat par les concessionnaires de services publics dont les exploitations sont basées sur la consommation du charbon.
Ce fait de force majeure imprévisible se produit au moment où les prix maxima qui avaient pu être prévus lors du contrat, au sujet de la hausse des charbons, sont dépassés.
2° Ce fait de force majeure imprévisible ouvre une situation qui est extra-contractuelle, car elle correspond à un aléa qui n’était pas prévu au contrat ; il y a désormais deux aléas à envisager :
a) L’aléa normal de la concession, qui est l’un des caractères constitutifs du contrat, et qui, tantôt défavorable, tantôt favorable au concessionnaire, doit demeurer à ses risques et périls.
b) L’aléa exceptionnel, résultant des circonstances de force majeure de la guerre, qu’on ne peut imputer au seul concessionnaire, parce qu’il était hors de la prévision des parties.
La ligne de démarcation de ces deux aléas, dont le dernier seul devra faire l’objet d’un règlement nouveau, ce sera la limite extrême des majorations dans le prix de la tonne de houille, qui aura pu être envisagée par les parties lors de la passation de leur contrat. En d’autres termes, selon une formule devenue de style dans les arrêts, on n’imputera aux compagnies concessionnaires que la part des conséquences onéreuses de la situation de force majeure que l’interprétation raisonnable du contrat permet de laisser à leur charge.
3° Cette situation extra-contractuelle est une sorte de superstructure, qui ne refait point le contrat, dont la vitalité ne s’éteint pas, mais s’y ajoute pour aider à l’exécution d’un service public qui ne doit pas cesser de fonctionner.
Cette superstructure est, d’ailleurs, une sorte de compartiment séparé du contrat, dans lequel entrent ou n’entrent pas certains éléments, ainsi :
a) La situation extra-contractuelle ne peut être créée que par la hausse exceptionnelle des charbons, et non pas par d’autres aggravations des charges du concessionnaire, parce que le charbon est l’élément vital du contrat de concession d’éclairage par le gaz, et que seule la hausse de cet élément peut bouleverser le contrat. Mais, une fois la situation extra-contractuelle créée par la hausse des charbons, alors, toutes les autres aggravations imprévisibles subies par le concessionnaire entreront en compte pour le règlement des conséquences de la situation ; une fois le compartiment ouvert, elles entrent dans le compartiment (V. les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Riboulet dans la présente affaire).
b) Les événements qui, par leur date, sont antérieurs ou postérieurs à la période extra-contractuelle n’entrent pas en compte pour le règlement de la situation extra-contractuelle ; ainsi, on ne saurait faire état, ni des bénéfices passés, ni des bénéfices futurs du concessionnaire pour les faire entrer en compensation avec les pertes subies pendant la durée de la situation extra-contractuelle (V. l’arrêt Gaz d’Auxerre, précité, et l’arrêt ci-dessus recueilli, Gaz de Nice).
4° La situation extra-contractuelle est si bien une superstructure compartimentaire séparée du contrat que les conséquences fâcheuses de cette situation vont être réglées par une indemnité définitive mise à la charge du concédant, ce qui est un mode de règlement extracontractuel. Comprenons bien la portée de ce fait ; il est essentiel.
Un contrat de longue durée, comme le sont les contrats de concession, réserve dans son exécution des chances de perte et des chances de gain ; ce n’est en somme qu’à la fin de la concession et à la liquidation du contrat qu’on saura, en établissant la balance finale et globale, si, pour le concessionnaire, l’opération a ou non dépassé la limite de ce que le Conseil d’Etat appelle le bénéfice normal, dans sa jurisprudence sur la substitution de l’éclairage par l’électricité à l’éclairage par le gaz (V. les arrêts précités de Cons. d’Etat, 3 avril 1908, Ville de Lézignan ; 21 juill. 1911, Ville d’Hyères ; 3 mai 1912, Ville d’Argenton ; 7 mars 1913, Ville d’Angers). Pour employer l’expression de M. Riboulet sous l’arrêt Gaz de Nice : « Il y a ce qu’on pourrait appeler la capacité de résistance du contrat aux aléas de l’entreprise, » et, pour apprécier cette capacité de résistance, on doit faire appel à toutes les ressources du contrat.
Si donc on entendait régler les conséquences fâcheuses de la situation née de la hausse imprévisible des charbons d’une façon contractuelle, on ferait appel à toutes les ressources du contrat ; on reviendrait sur le passé et l’on escompterait l’avenir ; on dirait au concessionnaire : Vous avez fait dans le passé des bénéfices qui dépassaient, eux aussi, les prévisions, parce qu’ils dépassaient le bénéfice normal, reversez ces bénéfices ; vous ferez peut-être dans l’avenir, d’ici la fin de la concession, des bénéfices exceptionnels ; escomptons ces bénéfices et admettons que, pour le moment, il ne vous sera fait que des avances remboursables. Ce règlement contractuel est celui où sont allés d’instinct et le ministère de l’intérieur, dans sa circulaire du 19 août 1916, et les villes et beaucoup de conseils de préfecture.
Mais ce n’est pas du tout celui que le Conseil d’Etat a admis jusqu’ici, ou, du moins, il ne tient compte de la capacité de résistance du contrat aux aléas de l’entreprise que pour les événements qui se produisent durant la situation extra-contractuelle.
« Nous admettons bien volontiers, dit M. Riboulet dans ses conclusions sur notre arrêt, Gaz de Nice, le principe de cette théorie de la force de résistance à l’aléa contractuel, mais nous estimons qu’il n’y a lieu de tenir compte que de ses effets durant la situation extra-contractuelle. Nous croyons très fermement qu’on ne saurait faire état des caractéristiques particulières de chaque contrat que dans celles de leurs manifestations qui se produisent pendant la période d’exploitation, sur laquelle pèse l’incidence de la guerre. En effet, c’est durant ce laps de temps que le cas de force majeure fait sentir sa pression sur le contrat, qu’il crée l’aléa exceptionnel dont seules les conséquences suivantes doivent être réparées, s’il y a lieu, et que tout le bloc de la convention interviendra avec ses avantages et ses inconvénients particuliers pour déterminer la part des conséquences onéreuses de la situation de force majeure imputable à l’une ou à l’autre des parties ; mais, avant ou après cette période, la concession a suivi ou reprend son cours et le concessionnaire a droit acquis à conserver, pour la gestion de la période normale, passée ou retrouvée, tous les avantages particuliers qui y sont attachés. »
Si le concessionnaire a droit acquis à conserver ses bénéfices passés et futurs, il faut donc que le concédant lui règle, par une indemnité définitive, toutes les pertes subies du chef des conséquences imprévisibles de la guerre, et il est bien vrai de dire que ce règlement n’est pas contractuel, n’est pas dans l’esprit du contrat, qu’il est rapporté uniquement à ce qui se passe dans un compartiment extra-contractuel.
II. — Nous avons fait l’exposé complet du système du Conseil d’Etat ; nous lui avons donné toute sa force logique. Mais il n’est pas difficile de voir que cette conception de la situation extra-contractuelle, séparée de la situation contractuelle par une cloison étanche, est une construction artificielle de l’esprit, qui dépasse les faits, et que, dans cet écart entre les faits réels et une construction arbitraire de l’esprit, gîte le vice de toute cette jurisprudence. Il nous faut maintenant entreprendre cette démonstration.
Nous prétendons que, en réalité, la guerre de 1914 a engendré simplement des faits de force majeure, qui, d’après la théorie de l’imprévision, contre laquelle nous ne nous élevons pas le moins du monde, constituent des faits extra-contractuels, qui viennent bouleverser une situation contractuelle, et dont il s’agit d’étudier la répercussion sur cette situation contractuelle. Et nous prétendons qu’il n’y a pas autre chose, que ces faits extra-contractuels n’ont point crée une situation extra-contractuelle, parallèle à la situation contractuelle et devant être réglée en dehors de celle-ci. L’erreur du Conseil d’Etat est d’être passé du fait extra-contractuel, qui est l’unique réalité, à la situation extra-contractuelle, qui est une vue arbitraire de l’esprit, dangereuse comme tout ce qui est artificiel. D’ailleurs, l’arrêt Gaz de Bordeaux ne parlait que de circonstances extracontractuelles.
Remarquons, d’abord, que les faits extra-contractuels venant bouleverser l’équilibre du contrat de concession ne sont pas une nouveauté dans la jurisprudence du Conseil d’Etat. On en connaissait au moins un cas, relatif justement aux concessions de chemins de fer ou de tramways, le cas où la Puissance publique, armée de ses pouvoirs réglementaires sur le service, vient augmenter les sujétions du concessionnaire dans des proportions qui n’avaient pas été prévues au contrat, par exemple, augmente le nombre des voyages des voitures de tramways. Par une décision qui a fait époque, du 11 mars 1910 (V. Cons. d’Etat, 11 mars 1910, Min. des travaux publics, S. et P. 1911.3.1; Pand. pér., 1911.3.1, et la note de M. Hauriou), le Conseil d’Etat, sur les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Blum, a décidé : 1° que l’arrêté réglementaire du préfet, qui avait prescrit l’augmentation du nombre des voitures, était parfaitement légal, bien que l’obligation fût extra-contractuelle ; 2° que cette sujétion extra-contractuelle pouvait éventuellement donner lieu à une indemnité. Mais, à aucun moment, il n’a été question, ni dans l’arrêt, ni dans les conclusions du commissaire du gouvernement, d’une situation extra-contractuelle qui aurait été créée par ce fait du prince ; au contraire, on sent que, dans la pensée du Conseil d’Etat, à ce moment-là, il s’agit d’un simple fait imprévu et imprévisible, qui réagit sur la situation contractuelle.
II n’y a rien de plus dans l’hypothèse des conséquences imprévisibles de la guerre que dans celles du fait du prince. Sans doute, les conséquences imprévisibles de la guerre ont duré et durent encore ; il y a donc un élément de durée qui engendre la situation extra-contractuelle ; mais ce même élément existait dans l’hypothèse du fait du prince, car la réglementation aggravant les sujétions du concessionnaire devait durer, elle aussi, un certain temps. Et, cependant, il n’a pas été question de situation extra-contractuelle.
On pourrait objecter que la jurisprudence sur le fait du prince n’a pas été poussée aussi loin que celle sur les conséquences de la guerre ; que, si elle avait été poussée plus avant, on serait arrivé, là aussi, à la conception de la situation extra-contractuelle, parce qu’elle est dans la logique des choses.
Prenons donc maintenant, corps à corps, cette conception de la situation extra-contractuelle, et examinons-la du point de vue de la logique, puisque tout nous y convie. Cet examen nous fera découvrir que la juxtaposition d’une situation extra-contractuelle à la situation contractuelle a entraîné des complications dans lesquelles le Conseil d’Etat lui-même s’est empêtré, et qu’il a été contraint de faire des concessions qui ruinent la théorie, particulièrement dans notre arrêt Gaz de Nice.
Reprenons certaines des propositions contenues dans l’exposé que nous avons fait plus haut du système du Conseil d’Etat :
1° On nous dit : la situation extra-contractuelle ne peut être créée que par la hausse exceptionnelle des charbons, et non pas par d’autres aggravations des charges du concessionnaire, parce que le charbon est l’élément vital du contrat et que, seule, la hausse de cet élément est susceptible de bouleverser le contrat. Mais, une fois cette situation extra-contractuelle créée par la hausse des charbons, alors, toutes les autres aggravations imprévisibles subies par le concessionnaire entreront en compte pour le règlement de la situation.
Se peut-il imaginer conception plus arbitraire ? Pourquoi, étant donné le principe de l’imprévision, toutes les aggravations de charges imprévisibles n’ouvrent-elles pas la situation extra-contractuelle ? Pourquoi n’y a-t-il que l’aggravation résultant de la hausse des charbons ? Surtout, une fois la situation extra-contractuelle ouverte par la hausse des charbons, pourquoi les autres aggravations entrent-elles en compte pour l’indemnité, alors qu’à elles seules elles n’auraient pas suffi à ouvrir la situation qui donne lieu à l’indemnité ? Que signifient ces subtilités ?
Sans doute, on aperçoit une apparence de raison, une situation juridique nouvelle, surtout si elle fait violence à une situation préexistante ne peut être établie que sur un fait dominant ; or, dans une entreprise comme celle du gaz ou des tramways, la consommation du charbon, source de l’énergie, est le fait dominant, l’élément vital, selon l’expression de M. le commissaire du gouvernement. Soit, acceptons cette théorie.
Mais alors il faudrait s’y tenir, et voilà qu’on ne s’y tient plus ; dans ses conclusions sous notre affaire Gaz de Nice, qui trahissent un certain embarras, M. Riboulet se montre prêt à abandonner la condition du fait dominant : « Certes, dit-il, en présence de l’incertitude qui pèse sur les lendemains économiques de la guerre, il est convenable de croire que cette jurisprudence pourra comporter des développements nouveaux. On peut penser que des aggravations d’exploitation nées de la guerre, autres que la hausse des charbons, seront susceptibles d’engendrer la situation de force majeure et d’imprévision. »
Ainsi, on va renoncer à la distinction des faits qui ouvrent la situation extra-contractuelle et des faits qui donnent droit à indemnité ; tous les faits qui donnent droit à une indemnité ouvriront désormais la situation extra-contractuelle ; on échappera ainsi à ce qu’avait, semble-t-il, d’illogique et d’injuste la conception primitive. Mais on va tomber de Charybde en Scylla : Pourquoi parler désormais de la situation extra-contractuelle au singulier, pourquoi y aurait-il une situation unique, pourquoi pas autant que de faits donnant droit à indemnité ? Une situation extra-contractuelle unique, cela se comprenait quand elle ne pouvait être ouverte que par un fait dominant, nécessairement unique ; mais les faits dommageables secondaires sont multiples.
Et, si l’on admet autant de situations extra-contractuelles que de faits dommageables, alors la conception s’évanouit, car il n’y a plus d’intérêt perceptible à distinguer la situation extra-contractuelle du fait extra-contractuel. Le système exige absolument que la situation extra-contractuelle soit unique, mais cette unité est anti-naturelle. On se débat dans la contradiction parce que le système est faux ; il n’y a de réelle que la répercussion de faits extra-contractuels multiples sur un contrat ; il n’y a pas de situation extra-contractuelle unique qui se comporte à la façon d’un compartiment juridique.
2° Cette première difficulté n’est rien cependant auprès d’une seconde que nous révèle encore notre affaire Gaz de Nice.
On aurait pu croire, au premier abord, que le compartiment de la situation extra-contractuelle serait complètement séparé du compartiment du contrat et que la majoration du prix des charbons, dès qu’elle aurait dépassé la limite du prévisible et qu’elle aurait ainsi créé un préjudice, ouvrirait au profit du concessionnaire le droit à indemnité, sans qu’il y eût à tenir compte des éléments de compensation résultant du contrat et venant limiter la perte ; en d’autres termes, on aurait pu croire que l’indemnité était fondée sur le dommage extra-contractuel, purement et simplement. Or, il n’en est plus ainsi depuis notre arrêt Gaz de Nice ; l’indemnité est fondée sur le déficit de l’exploitation, déficit résultant sans doute des pertes dues aux faits extra-contractuels, mais déficit qui n’existe pas ou qui est réduit, si, par suite de ressources provenant d’autres éléments du contrat, les pertes extra-contractuelles sont couvertes, pourvu, toutefois, que la compensation entre les pertes extra-contractuelles et les ressources contractuelles provenant de la capacité de résistance du contrat aux aléas de l’entreprise ait joué pendant la période de la situation extra-contractuelle. On ne fait pas entrer en compensation les bénéfices passés, c’est-à-dire acquis avant I’ouverture de la situation extra-contractuelle ; on n’y fera pas entrer non plus les bénéfices futurs, acquis après la clôture de la situation extra-contractuelle ; mais on fait entrer en compensation les bénéfices acquis durant la période de la situation extra-contractuelle.
Cette conception d’une interpénétration réciproque du contrat et de la situation extra-contractuelle, limitée à la période de temps de la situation extra-contractuelle, apparaît nettement dans l’affaire Gaz de Nice, où, étant donnée une concession combinée de l’éclairage au gaz et de l’éclairage électrique, le Conseil d’Etat compense les bénéfices réalisés sur l’éclairage électrique avec les pertes subies sur l’éclairage au gaz à raison de la hausse extra-contractuelle des charbons, le tout pendant la durée des conséquences anormales de la guerre. Surtout, cette conception est exposée dans les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Riboulet, que nous avons analysées plus haut, et elle est présentée par lui comme un développement logique de la jurisprudence initiale
Ainsi, une nouvelle difficulté s’est révélée, qui est celle des relations entre le contrat et la situation extra-contractuelle ; pressé par les circonstances de l’affaire Gaz de Nice, le Conseil d’Etat avoue qu’il y a une relation : elle consiste en ce que le dommage extra–contractuel pourra être compensé avec les bénéfices contractuels, et il s’ensuit cette conséquence très grave que le droit à indemnité n’est plus fondé sur le dommage extra–contractuel, mais sur le déficit du bilan. Seulement, cet effet de compensation est enfermé exclusivement dans la durée de la situation extra-contractuelle.
C’est une première concession ; mais cette concession ne nous suffit pas ; c’est avec les bénéfices passés et les bénéfices futurs que nous voulons pouvoir compenser les pertes subies par suite de la hausse des charbons ; c’est la limitation arbitraire du jeu de la compensation à la période extra-contractuelle que nous attaquons. Et nous comptons bien faire tomber cette limitation, parce que le Conseil d’Etat a lui-même mis la cognée au pied de l’arbre. Ç’a été une felix culpa de faire appel à l’équilibre du contrat, à l’économie du contrat, aux ressources que le contrat possède, à sa capacité de résistance aux aléas de l’entreprise, d’admettre que le fait extra-contractuel fait pression sur le contrat, d’admettre la compensation de ce fait avec des bénéfices contractuels, d’abandonner le terrain de la situation extra-contractuelle pour passer sur celui des bilans contractuels. C’est l’équité qui a parlé, c’est la voix de la justice. Mais, du coup, la conception artificielle de la situation extra-contractuelle va tomber.
La seule utilité de cette conception était d’établir une sorte de séparation des patrimoines, de séparer le dommage extra-contractuel de tout le reste de l’opération, et de le régler à part, tout de suite, par une indemnité définitive. La raison d’être était de séparer deux aléas, le contractuel et l’extra-contractuel.
On nous l’avait dit en propres termes : deux aléas sont à envisager : 1° l’aléa normal de la concession, qui est précisément l’un des caractères constitutifs de ce contrat, et qui, tantôt défavorable, tantôt favorable au concessionnaire, doit demeurer à ses risques et périls ; 2° l’aléa exceptionnel, résultant des circonstances de force majeure de la guerre, qu’on ne peut imputer au seul concessionnaire, parce qu’il était hors de la prévision des parties (Conclusions de M. le commissaire du gouvernement Riboulet sur l’arrêt précité du 11 avril 1919, Ville d’Auxerre).
Dans cette conception, le dommage extra-contractuel et l’aléa exceptionnel auraient dû être rigoureusement, exclusivement, à la charge du concédant ; le concessionnaire n’aurait dû aucunement y participer ; les deux aléas n’auraient pas dû être mélangés, puisque l’aléa contractuel seul faisait partie de l’équilibre contractuel. Cette conception était dure et farouche ; mais elle était nette, et c’est à elle que répondait l’idée de la situation extra-contractuelle ; elle était la forme juridique de la séparation des deux aléas (V. les observations de M. de La Taste, Rev. des concessions, 1916, p. 222).
Or, notre décision Gaz de Nice a condamné l’idée de la séparation absolue entre l’aléa extra-contractuel et l’aléa contractuel. Les bénéfices réalisés par la Compagnie sur l’éclairage électrique, même pendant la guerre, faisaient partie de l’aléa contractuel ; on ne nous dit pas qu’ils fussent excessifs ; ils étaient normaux, donc contractuels, et, cependant, ils vont entrer en compensation avec des pertes extra-contractuelles. C’en est fait, la cloison étanche est rompue, le compartiment de la situation extra-contractuelle communique maintenant librement avec le contrat ; il n’y a plus en réalité de situation extra-contractuelle ; il n’y a plus qu’un fait contractuel qui réagit sur un contrat, et sur lequel réagit un contrat.
La décision Gaz de Nice marque la fin de la période héroïque de la jurisprudence inaugurée par l’arrêt Gaz de Bordeaux. Elle est même plus révolutionnaire que nous ne le serions nous-même, car elle compense un bénéfice contractuel (qui est demeuré dans la limite normale du contrat) avec un dommage extra-contractuel ; elle compense le contractuel avec l’extra-contractuel, tandis que nous, nous proposons de ne compenser que le bénéfice extra-contractuel avec le dommage extra-contractuel.
3° Le Conseil d’Etat et M. le commissaire du gouvernement, en posant le nouveau principe de la compensation du dommage extra-contractuel avec les bénéfices contractuels, ont, il est vrai, cru pouvoir en limiter, le jeu à la période de temps pendant laquelle sévit le dommage extra-contractuel ; ils ont cru pouvoir limiter la pression de celui-ci sur le contrat à une période de temps déterminée ; c’est le dernier service qu’ils comptent demander à la conception de la situation extra-contractuelle ; mais ils ne réussiront pas dans leur tentative. La situation extra-contractuelle est morte, et il ne reste que le fait, et il est logique que le fait extra-contractuel fasse sentir sa pression sur le contrat tout entier et pendant toute la durée de celui-ci, et, quant à l’élément des bénéfices contractuels, du moment qu’on l’a introduit sur la scène, il faut qu’il y paraisse tout entier.
L’exploitation du gaz est en déficit par suite d’un fait de force majeure imprévisible ; du moins la Compagnie le prétend, et elle réclame une indemnité. Notre décision Gaz de Nice dit : « Examinons ce déficit ; appelons en compensation les bénéfices réalisés sur l’électricité pendant la durée de la guerre. » Et pourquoi ne faites-vous pas état des bénéfices passés et des bénéfices futurs ? Ce sont des bénéfices contractuels comme les autres ; vous ne pouvez pas scinder le contrat. Du moment que le contrat réagit sur le dommage extra-contractuel, il doit réagir tout entier, avec les bénéfices réalises tout le long de sa durée.
Examinons ce contrat.
II est de longue durée, et le Conseil d’Etat tient de plus en plus la main à ce qu’il s’exécute pendant toute sa durée. Cette volonté ne se manifeste pas seulement au détriment du concessionnaire, pour lui imposer, comme dans l’arrêt Gaz de Bordeaux, la continuation du service, malgré les pertes subies : elle se manifeste aussi à l’encontre du concédant, pour l’empêcher de prononcer la résiliation du contrat et la déchéance du concessionnaire par une simple décision exécutoire : « Le contrat de concession, fait pour une durée déterminée, dans lequel la résiliation aurait pour effet de priver le concessionnaire de la perception des taxes qui devaient le rémunérer et de mettre l’Administration en possession de toutes les installations créées par lui, est considéré comme devant être entouré de plus de garanties pour le concessionnaire et comme devant être rompu moins facilement (que le marché de travaux publics) » (Conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu sous Cons. d’Etat, 20 janv. 1905, Comp. départementale des eaux et services municipaux, S. et P. 1907.3.8).
Ainsi le contrat est de longue durée ; le concessionnaire a besoin de toute cette durée et de la perception des taxes pendant ce temps pour amortir toutes les installations créées par lui et qui doivent faire retour à l’Administration concédante. Par conséquent, pour le calcul des amortissements, il faut envisager la durée globale du contrat.
Pourquoi n’envisagerait-on pas cette même durée globale pour régler la répercussion sur le contrat des dommages extra-contractuels nés de la guerre ?
Autre caractère. Ce contrat de concession n’est pas un contrat aléatoire, au sens du Code civil, bien qu’il comporte une spéculation et certains aléas ; c’est un contrat qui a pour objet l’exploitation régulière d’un service et un bénéfice normal ; c’est du moins, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, la conception qui résulte de la jurisprudence du Conseil d’Etat relative à la substitution de l’éclairage électrique à l’éclairage au gaz ; cette substitution ne peut être imposée par les villes à leur Compagnie du gaz que si le service de l’éclairage électrique doit être régulier et s’il doit assurer un bénéfice normal (V. des arrêts précités de Cons. d’Etat, 3 avr. 1908, Ville de Lézignan ; 21 juill. 1911, Ville d’Hyères ; 3 mai 1912, Ville d’Argenton ; 7 mars 1913, Ville d’Angers).
Ce second caractère du contrat de concession est extrêmement intéressant, parce que la notion d’un bénéfice normal suppose a contrario celle d’un bénéfice anormal, auquel le concessionnaire n’aurait pas droit autant qu’au bénéfice normal.
On voit donc se dessiner les linéaments d’une conception du contrat de concession qui se prêterait très bien à une répercussion du dommage extra-contractuel sur l’ensemble du contrat. Le concessionnaire est susceptible de réaliser tout le long du contrat des bénéfices dépassant le taux normal. Ce sont ces bénéfices qui devraient entrer en compensation avec la perte extra-contractuelle.
On ne demande pas la compensation avec les bénéfices normaux, destinés à rémunérer normalement le capital-actions, mais on demande la compensation avec la part de bénéfices qui dépasse le taux normal, et cela tout le long du contrat, avant comme après la guerre.
Remarquons une fois de plus que c’est une conséquence logique de la théorie de l’imprévision. S’il y a une imprévision pour les pertes, il y en a une aussi pour les bénéfices. Si le concessionnaire ne doit pas supporter les pertes imprévues, il ne doit pas non plus profiter des bénéfices imprévus, et, surtout, il ne doit pas pouvoir à la fois encaisser des indemnités pour les pertes imprévues et des bénéfices imprévus, car il serait un profiteur de la guerre.
En définitive, une fois que le Conseil d’Etat se sera dégagé complètement de la fausse conception de la situation extra-contractuelle, ce qui ne saurait beaucoup tarder, il se trouvera en présence de deux idées très simples :
1° Le principe de l’imprévision doit être bilatéral, et il doit pouvoir jouer au profit des deux parties ; par conséquent, s’il y a des dommages imprévisibles, dont le concessionnaire doit être indemnisé, il y a aussi des bénéfices imprévisibles, qu’il doit reverser, cette interprétation bilatérale de l’imprévision étant d’ailleurs d’accord avec la jurisprudence sur le bénéfice normal.
2° Le contrat de concession doit être accepté dans sa réalité de contrat de longue durée, et c’est sur toute sa durée qu’il faut faire jouer le principe bilatéral de l’imprévision, c’est-à-dire faire jouer la compensation entre les pertes extra-contractuelles et les bénéfices extra-contractuels ; le moyen pratique, nous l’avons indiqué, c’est d’adopter le système du compte d’exploitation, des avances remboursables et de la garantie d’intérêts.
Le Conseil d’Etat se rendra compte que son système de l’indemnité définitive, qui, depuis notre décision Gaz de Nice, n’est plus qu’un moyen de rétablir le bilan du concessionnaire année par année, est profondément injuste, en ce qu’il rétablit les bilans par des indemnités définitives, alors qu’ils ne devraient être rétablis que par des allocations provisoires jusqu’au règlement définitif en fin de concession.