Il y a des litiges dont l’intérêt jurisprudentiel est tel que plusieurs formations solennelles peuvent être appelées à en connaître successivement. La présente espèce est à cet égard exceptionnelle puisque si le Conseil d’État l’a jugée dans sa formation de Section du contentieux, deux autres formations plénières avaient auparavant été amenées à la juger.
M. Cortes Ortiz, de nationalité colombienne, avait sollicité auprès du préfet de police, la délivrance d’une carte de séjour temporaire au titre de la « vie privée et familiale » sur le fondement des articles L.313‑11 7° et L.313‑14 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile en sollicitant le bénéfice, à son profit, des orientations fixées par une circulaire ministérielle du 28 novembre 2012.
Le représentant de l’État rejettera sa demande par un arrêté du 22 avril 2013 qui, au surplus, comportait une « obligation de quitter le territoire français » prononcée en application de l’article L.511‑2 de ce code.
Le Tribunal administratif de Paris sera alors saisi d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre cette décision et y fera droit par un jugement du 18 décembre 2013 rendu par sa formation plénière (TA Paris, 13 décembre 2013, Cortes-Ortiz, n° 13‑06958, concl. A. Fort-Besnard AJDA 2014 p. 454). Le ministre de l’Intérieur formera alors un recours en appel devant la Cour administrative d’appel de Paris qui le rejettera par arrêt du 4 juin 2014 rendu également en formation plénière (CAA Paris plén., 4 juin 2014, Préfet de Police, n° 14PA00226-14PA00358, obs. V. Tchen Droit administratif n° 10‑2014 p. 31, obs. S. Slama AJDA 2014 p. 1773).
Il est donc naturel pour le juge de cassation de trancher cette affaire dans l’une de ses formations solennelles mais si l’Assemblée du contentieux aurait été toute appropriée, permettant ainsi de prendre en compte les apports récents des sections administratives sur les questions soulevées (Conseil d’État, Le droit souple, Rapport annuel 2013, 297 p.), c’est en réalité la seule Section du contentieux qui sera saisie donnant à cet arrêt une solution complexe.
Constatant que les seconds juges avaient commis une erreur de droit, la cassation sera prononcée et l’affaire leur sera renvoyée.
En effet, si les « lignes directrices », nouvelle appellation des « directives administratives » (CE Sect., 11 décembre 1970, Crédit foncier de France c. Gaupillat et Ader, concl. Bertrand Rec. p. 750) qui étaient souvent confondues avec les « directives européennes » (Conseil d’État, Le droit souple, op. cit., p. 139 ; CE, 19 septembre 2014, Jousselin, concl. G. Dumortier AJDA 2014 p. 2262), avaient déjà donné lieu à une consécration contentieuse discrète (La décision Jousselin n’a été rendue que par les 4e et 5e sous-sections du contentieux), c’est désormais une décision de principe qui pose les critères suivant lesquels l’administration peut user de cette technique, le Conseil d’État a écarté la possibilité d’y recourir en matière d’accès au séjour des étrangers.
1°) L’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration est une question particulièrement complexe qui fait appel à de multiples questions incidentes.
La présence d’une telle compétence peut résulter soit de la présence d’un texte, soit, paradoxalement, de son absence. Le législateur peut ainsi parfaitement décider, sous la réserve de ne méconnaître aucune exigence constitutionnelle ou convention internationale, que dans une matière déterminée l’administration pourra librement accorder telle faveur particulière. Il s’agit là d’une mesure, qui est parfois qualifiée de gracieuse, par laquelle l’administration satisfait, au besoin d’office, un administré en l’absence d’un quelconque droit en ce sens. Si l’administration peut le faire, elle n’y est jamais tenue ce qui implique que si le recours pour excès de pouvoir dirigé contre un tel refus est possible, il est généralement voué à l’échec au fond.
La question est plus délicate en l’absence de texte. En effet, on sait que l’administration peut adopter des textes directifs sous la forme réglementaire ou non réglementaire. Les premiers doivent être publiés et sont normatifs, et par la suite, opposable tant à l’administré qu’à l’administration. Les seconds sont à usage principalement interne, et s’ils peuvent incarner le pouvoir hiérarchique d’un « chef de service » (CE, 7 février 1936, Jamart, Rec. p. 172), leur publication a été néanmoins imposée par la loi (Article 9 de la loi n° 78‑753 du 17 juillet 1978) bien qu’ils n’aient pas le statut d’acte réglementaire telles les circulaires (CE Sect., 18 décembre 2002, Duvignières, concl. Fombeur Rec. p. 463).
Toutefois, le Conseil d’État avait admis par sa jurisprudence Crédit foncier de France (CE Sect., 11 décembre 1970, Crédit foncier de France c. Gaupillat et Ader, op. cit.) que l’autorité hiérarchique pouvait donner des instructions précises envers ses subordonnés en indiquant la méthodologie à suivre pour adopter telle ou telle décision d’espèce dans le domaine discrétionnaire et cela quand bien même ladite autorité ne disposerait pas d’une compétence réglementaire (CE Sect., 23 mai 1969, Société Distillerie Brabant et compagnie, concl. Questiaux Rec. p. 264). Ainsi, ces « directives administratives », qui n’étaient pas une émanation du pouvoir réglementaire, pouvaient être opposées à l’administration, alors que la solution inverse n’était pas vraie (Elles n’ont pas de valeur réglementaire : CE, 3 mai 2004, Comité Anti-amiante Jussieu et autre, Rec. p. 193). Une directive étant un acte d’administration à vocation principalement interne, elle ne saurait faire échec à l’application d’un texte législatif ou réglementaire (CE, 14 décembre 1988, Société Gibert Marine, Rec. p. 444).
De la même manière l’administration peut parfaitement ne pas suivre les directives qu’elle avait auparavant édictées lorsqu’un texte normatif y fait obstacle (CE Sect., 29 juin 1973, Société Géa, Rec. p. 453), lorsque l’intérêt général commande une autre solution (CE Sect., 30 décembre 2010, Ministre du logement, concl. Dumortier Rec. p. 533) ou que la situation particulière de l’administré l’impose (CE, 29 juillet 1994, Ministre de l’Éducation nationale c. Gentilhomme, Rec. p. 371).
Ainsi, la « directive administrative » se trouve être une sorte de codification de la pratique et des usages administratifs permettant à un administré de connaître par avance les éléments sur la base desquels l’administration va se fonder et, sauf situation particulière, quelle serait le sens de la réponse à sa demande.
L’outil, s’il peut paraître commode et efficace, n’a cependant pas eu le succès espéré. En effet, son caractère partiellement contraignant ne faisait donc pas obstacle à ce que des motifs spéciaux puissent être opposés à l’administré alors que ce dernier recherche plus particulièrement une intelligibilité du droit et une certitude sur son sort ; il est donc naturel de se tourner vers des textes contraignants qui pourront être, en toutes circonstances, opposés à l’administration. Mais ceci demeurait commode pour cette dernière qui pouvait ainsi arrêter une position de principe qui ne la contraignait qu’a minima.
Dans sa recherche de « droit souple », la Section du rapport et des études avait proposé que le terme de « directive » (i.e. de « directive administrative ») soit substitué par celle de « lignes directrices » (Conseil d’État, Le droit souple, op. cit. ; on notera que si la loi parle bien de « directives »– cf. l’article 9 de la loi du 17 juillet 1978 précitée-, il est probable que le Parlement s’approprie la suggestion de dénomination proposée par la jurisprudence du Palais royal). Il s’agit là de faire valoir, sur un plan formel, qu’il ne s’agit que d’une tendance générale et non d’un procédogramme ou d’un schéma logique qui s’imposerait impérativement à l’administration. L’administré ne saurait être trompé par l’appellation (et cela d’autant plus qu’une directive européenne peut, quant à elle, parfaitement s’imposer à l’administration) (CE Ass., 30 octobre 2009, Perreux, concl. Guyomar Rec. p. 407).
Toutefois, pour que l’outil soit crédible, il convient que celui-ci soit utilisé d’une manière optimale par l’ensemble des acteurs. Autrement dit, son domaine d’intervention doit combiner nécessairement : compétence discrétionnaire de l’administration, présence d’un domaine au sein duquel la masse de demandes est telle que cela justifie l’édiction de « lignes directrices » et, surtout, la volonté de l’administration d’encadrer sa pratique quotidienne.
Ce dernier point est ici celui qui soulevait la plus grande difficulté. En effet, la délivrance de titre de séjour aux fins de régularisation n’est nullement un droit mais une pure faveur ; il était donc délicat pour l’administration de s’engager sur cette voie et le Conseil d’État la suivit.
2°) Le droit français ne consacre nulle solution de droit commun fondant une admission automatique au séjour pour les étrangers. Un étranger se trouve donc dans une situation dans laquelle il ne peut être admis au séjour que s’il se trouve dans une situation où cela constitue, par exception, un droit, ou que l’État souhaite lui accorder une telle mesure de faveur.
Ainsi, l’administration se doit de délivrer un titre de séjour aux personnes bénéficiant des dispositions prévues par le droit de l’Union européenne en matière de libre circulation et d’établissement. Cela concerne en premier lieu les ressortissants des États membres de l’Union européenne mais également ceux des États parties à l’Espace économique européen. En second lieu, ceci concerne également les ressortissants d’États tiers lorsqu’ils disposent d’un titre de résident permanent délivré par un autre État européen ou qu’ils usent des libertés communautaires (Articles L.121‑1 à L.122‑3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile).
Pour les autres non nationaux, l’admission au séjour ne constitue un droit que de manière très limitée. Au cas présent, le législateur a prévu la délivrance de plein droit d’un titre de séjour aux étrangers dont l’éloignement serait contraire au droit à la vie privée et familiale consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme (Article L.313‑11 7° du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) sauf dans les hypothèses d’une situation de polygamie ou de risque pesant sur l’ordre public (S. Biagini-Girard, « L’appréhension de la famille en droit français des étrangers. Un modèle prédéterminé et imposé comme obstacle à un droit naturel » RCDIP 2014 p. 263).
Dans les autres cas, l’admission au séjour peut être prononcée par l’État lorsque l’étranger fait valoir des considérations humanitaires ou exceptionnelles (Article L.313‑14 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile). Toutefois, l’administration n’est jamais tenue, dans cette hypothèse, d’y faire droit et la pratique actuelle tend plutôt à systématiser les refus ce qui n’est pas sans inconvénients pratiques lorsque l’administré se trouve dans une situation où il n’est ni régularisable, ni éloignable.
C’est afin d’encadrer la mise en œuvre de ces dernières dispositions que le ministre de l’Intérieur a adopté, le 28 novembre 2012, une circulaire relative aux condition d’examen des demandes d’admission au séjour déposées par des étrangers.
Les premiers et seconds juges avaient qualifié cette circulaire de « ligne directrice » rendant ainsi possible son invocation devant le juge de la légalité à l’encontre des décisions individuelles rentrant dans son champ d’application. Le Conseil d’État va censurer cette qualification et y substituer celle d’« orientation générale » qui, si elle est l’objet d’une publication officielle, ne saurait avoir de portée invocable par les administrés. Il est ainsi opéré une distinction formelle entre les « lignes directrices », qui sont contraignantes pour l’administration suivant les principes initialement posés par la jurisprudence Crédit foncier de France, et les « orientations générales » qui sont dépourvues de toute force juridique et administrative quand bien même elles auraient été publiées. La distinction, purement jurisprudentielle, est complexe à appréhender et soulèvera sûrement des interrogations contentieuses futures.
Mais, au cas présent, la législation indique que dans le cadre de l’article L.313‑14 du code, l’exercice de la compétence de « régularisation » des étrangers à titre exceptionnel est purement discrétionnaire et laissée à l’appréciation du préfet compétent. Par voie de conséquence, il n’appartenait pas au ministre de pallier d’éventuelles insuffisances législatives en la matière par la voie de « lignes directrices », sauf à accepter que l’autorité administrative puisse déroger à la loi ; cela ne pouvait être donc que des « orientations générales ».
Cela ne ferme pas pour autant la possibilité de saisir le juge mais implique que son contrôle est nécessairement minimal sur le fond du droit et sur l’appréciation donnée par l’administration.
En opportunité, cette solution est discutable car elle signifie que lorsque l’administration édicte une telle « circulaire », elle peut ne pas s’y soumettre alors même qu’elle n’avait nulle obligation de l’édicter. Or l’administré a droit à une « bonne administration » qui implique nécessairement que, tant sur la forme que sur le fond, lorsqu’une demande est adressée à celle-ci, le demandeur avisé puisse connaître le sens probable de la future décision administrative ce qui n’est pas ici le cas. Le caractère dérogatoire et stigmatisant du droit des étrangers est ici parfaitement visible.
Toutefois, le refus d’une telle qualification permet également, d’un point de vue purement formel, à ce que les administrés ne se trouvent pas liés par un « précédent administratif » qui leur serait préjudiciable ; ils peuvent réitérer leur demande autant de fois qu’ils le souhaitent même si cela n’est pas forcement de nature à augmenter leurs chances de succès.
On conviendra que l’instabilité du droit des étrangers et le contentieux de masse qui caractérise cette branche du droit n’étaient guère de nature à inciter la Section du contentieux à imposer à l’administration une contrainte supplémentaire qui aurait elle même été de nature à augmenter le nombre de recours…