Cette décision est l’une des plus riches en substance politique et gouvernementale qui aient été rendues depuis longtemps. Elle prend place dans la série des décisions provoquées par la question des pleins pouvoirs du gouvernement pendant la guerre; mais, alors que, pour la plupart des décisions de cette espèce que nous avons annotées jusqu’ici, le juge administratif avait pu justifier l’augmentation des pouvoirs exécutifs par des lois spéciales faites en vue du temps de guerre, par exemple, par la législation des chemins de fer (V. Trib. des conflits, 29 juill. 1916, Chem. de fer du Nord et Min. de la guerre C. Vion, S. et P. 1917.3.1; Pand. pér., 1917.3.1, et notre note; Cons. d’Etat, 1er août 1919, 2 arrêts, Vion et Saupiquet, S. et P. 1920.3.65; Pand. pér., 1920.3.65, avec les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Riboulet, et notre note), dans l’affaire présente, cette ressource lui manquait. Ne pouvant plus s’abriter derrière une législation de guerre, ayant, au contraire, à justifier le gouvernement d’avoir suspendu par décret l’application d’une loi ordinaire, le Conseil d’Etat s’est vu obligé de recourir à l’interprétation d’un texte constitutionnel pour en déduire la légalité du droit de suspension. Ainsi se réalise, sous la pression des circonstances, ce que nous avons annoncé dès 1909, à propos de l’affaire de la grève des employés des postes (V. Cons. d’Etat, 7 août 1909, Winkel, S. et P. 1909.3.145; Pand. pér., 1909.3.145, et notre note) : le juge administratif est amené à interpréter les lois constitutionnelles, assumant ainsi un rôle que la doctrine lui avait longtemps refusé (V. Esmein et Nézard, Elém. de dr. constit., 7e éd., t. 1er, p. 592: « Les juges ont compétence pour appliquer et interpréter les lois ordinaires, mais ils n’ont point compétence pour appliquer et interpréter la constitution »). — Dès son premier considérant, notre arrêt donne un démenti à cette opinion timorée : « Considérant que, par l’art. 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, le Président de la République est placé à la tête de l’administration française, et chargé d’assurer l’exécution des lois, etc. » — A quel point ce considérant contient une interprétation de la loi constitutionnelle, et même une interprétation hardie, c’est ce que nous verrons bientôt.
Il convient d’abord d’établir les faits de l’espèce. Il s’agit encore du fameux art. 65 de la loi du 22 avril 1905, sur la communication préalable des notes individuelles aux fonctionnaires avant toute mesure disciplinaire. Cette disposition législative, introduite dans une loi de finances, restera le type des lois mal faites, parce qu’improvisée, et parce que, dans son improvisation, le législateur n’a vu qu’un côté de la question; il n’a vu que le besoin du fonctionnaire d’être protégé contre la révocation arbitraire, et il n’a pas vu les exceptions nécessaires qu’exigeait la bonne marche des services publics. Déjà, les dispositions absolues de la procédure de l’art. 65 s’étaient heurtées à l’impossibilité de les appliquer, en cas de révocations provoquées par la grève concertée des fonctionnaires (arrêt Winkel, précité). Voila maintenant qu’elles se heurtent à l’impossibilité de les appliquer aux révocations prononcées en temps de guerre, et que le gouvernement est amené à suspendre l’effet de l’art. 65 pendant la durée des hostilités, d’abord en ce qui concerne les fonctionnaires militaires (Décr. 15 août 1914, S. et P. Lois annotées de 1915, p. 773; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 773), ensuite, en ce qui concerne tous les fonctionnaires civils ou militaires (V. Décr. 10 sept. 1914, S. et P. Lois annotées de 1915, p. 776; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 776).
C’est la légalité de la suspension de cette sorte de garantie des fonctionnaires par le décret du 10 septembre 1914 qui était contestée dans notre affaire Heyriès. En effet, le requérant était dessinateur civil du génie militaire; bien qu’employé par une administration militaire, il n’avait pas, quant à lui, la qualité de militaire; il ne tombait pas sous le coup du décret du 15 août 1914, qui ne concernait que les militaires, mais bien sous le coup du décret du 10 septembre 1914, qui concernait aussi les civils. Cette particularité a été la cause occasionnelle de notre affaire contentieuse. En effet, par suite probablement d’une erreur de scribe, la loi du 30 mars 1915, qui a validé après coup une quantité de décrets, qui, dans les débuts de la guerre, avaient excédé les pouvoirs ordinaires du gouvernement, a bien validé le décret du 15 août 1914, suspendant l’art. 65 en ce qui concerne les fonctionnaires militaires, mais elle a omis de valider le décret du 10 septembre 1914, prononçant la même suspension en ce qui concerne les fonctionnaires civils.
Cette omission de validation devait mettre le Conseil d’Etat dans un grand embarras, car, au cours de la guerre, l’opinion s’était établie que les décrets de pleins pouvoirs empiétant sur des mesures législatives devaient, pour être valables, ou bien avoir été prévus et autorisés d’avance par le législateur, ou bien avoir été après coup validés par une loi (V. comme exemple de la première alternative, L. 5 août 1914, art. 2, sur les moratoires, S. et P. Lois annotées de 1915, p. 746; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 746; comme exemple de la seconde alternative, L. 17 mars 1915, S. et P. Lois annotées de 1915, p. 1019; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 1019; seconde loi de même date, S. et P. Lois annotées de 1915, p. 1020; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 1020; L. 29 mars 1915, S. et P. Lois annotées de 1915, p. 1020; Pand. pér., Lois annotées de 1915, p. 1020; L. 30 mars 1915, S. et P. Lois annotées de 1916, p. 3; Pand. pér., Lois annotées de 1916, p. 3; L. 28 sept. 1916, art. 4, S. et P. Lois annotées de 1916, p. 293; Pand. pér., Lois annotées de 1916, p. 293; et enfin, comme combinaison des deux, autorisation d’avance, suivie de validation a posteriori, L. 10 févr. 1918, S. et P. Lois annotées de 1919, p. 866; Pand. pér., Lois annotées de 1919, p. 866), qui avait donné, en matière de ravitaillement, des pouvoirs de réglementation considérables au gouvernement, sauf validation des décrets par les Chambres dans le délai d’un mois. (V. les lois de validation du 3 févr. 1920, J. off. du 6 février).
C’est pour sortir de cet extrême embarras que le Conseil d’Etat a eu l’heureuse inspiration de recourir à une interprétation des textes constitutionnels, et d’en déduire le droit pour le gouvernement de suspendre provisoirement, par un simple décret, l’effet d’une loi, à raison des nécessités de gouvernement pendant la guerre.
Suspendre par simple décret l’exécution d’une loi, cela paraît au premier abord une chose énorme, surtout quand cette loi établit des garanties individuelles, et c’est bien le cas de l’art. 65, qui est une garantie individuelle des fonctionnaires. Toutefois, il y a matière à réflexion. Il faut bien reconnaître que les lois de garanties individuelles sont faites pour les temps normaux, et que, depuis longtemps, on a constaté la nécessité de les suspendre, au moins partiellement, dans les temps anormaux, où le salut de l’Etat passe avant les convenances individuelles. Les suspensions de la Constitution, les suspensions des garanties, l’institution d’un état de siège, plus ou moins défini sont aussi anciennes que le régime constitutionnel; l’exception a toujours marché de conserve avec la règle (Cf. notre Précis de dr. constit., p. 108 et s.); mais il faut reconnaître que les suspensions de lois de garanties ont toujours été opérées par des textes législatifs ou en vertu de textes législatifs, et que, dans notre affaire, la suspension des garanties se complique de la suspension de la règle fondamentale sur laquelle repose le régime de la légalité, à savoir de la règle en vertu de laquelle le règlement et le décret sont subordonnés à la loi et ne peuvent rien entreprendre contre la loi (V. Cass. crim. 3 nov. 1917; S. et P. 1917.1.145; Pand. pér., 1917.1.145, et la note de M. Roux).
En somme, c’est cette règle fondamentale du régime de la légalité que le Conseil d’Etat déclare pouvoir être suspendue provisoirement en temps de guerre, en vertu de textes constitutionnels.
Quels sont ces textes ? Le second considérant de notre arrêt affirme qu’ils se trouvent dans l’art. 3 de la loi constitutionnelle du 25 févr. 1875, relatif aux attributions du Président de la République, et, par conséquent, remarquons-le, relatif aux compétences du pouvoir exécutif. Il ne sera pas inutile de reproduire ce texte dans les parties qui ont pu inspirer le considérant : « le Président de la République promulgue les lois; il en surveille et en assure l’exécution; il dispose de la force armée; il nomme à tous les emplois civils et militaires. »
Et voici maintenant comment le Conseil d’Etat interprète ce texte : « Considérant que, par l’art. 3 de la loi constitutionnelle du 25 févr. 1875, le Président de la République est placé à la tête de l’administration française et chargé d’assurer l’exécution des lois; qu’il lui incombe, dès lors, de veiller à ce que, à toute époque, les services publics institués par les lois et règlements soient en état de fonctionner, et à ce que les difficultés résultant de la guerre n’en paralysent pas la marche; … qu’il lui appartenait d’apprécier que la communication prescrite par l’art. 65 de la loi du 22 avril 1905… était, pendant la période des hostilités, de nature à empêcher l’action disciplinaire de s’exercer et à entraver le fonctionnement des administrations nécessaires à la vie nationale; qu’à raison des conditions dans lesquelles s’exerçaient en fait à cette époque les pouvoirs publics, il avait la mission d’édicter lui-même les mesures indispensables pour l’exécution des services publics placés sous son autorité. ».
Le début de ce considérant est remarquable, en ce qu’il rompt avec la fâcheuse habitude de définir le pouvoir exécutif uniquement par la mission d’assurer l’exécution des lois : cette mission est, en réalité, double : 1° assurer la marche de l’administration [et aussi du gouvernement]; 2° assurer l’exécution des lois. Cette vérité, que nous ne cessons de répéter depuis trente ans, se fait donc enfin jour. Il a fallu la guerre; mais, à cette lumière-là, il y a des vérités qui deviennent criantes. Eh ! Oui. — D’abord gouverner et administrer; ensuite exécuter la loi, — ce qui signifie : vivre d’abord, et ensuite, vivre régulièrement, toujours dans les circonstances normales, autant qu’on le peut dans les circonstances anormales.
Et alors, le Conseil d’Etat, observant que la marche des services publics est elle-même ordonnée et réglée par des lois, aperçoit tout de suite que, dans les temps de crise, les lois des services publics prennent une importance prépondérante, et que le pouvoir exécutif a le devoir d’en assurer l’exécution, malgré les autres lois, dont l’application pourrait entraver la marche des services. Il se produit une cassure dans la légalité; il y a des lois qu’il faut appliquer, parce qu’elles assurent la marche des services; il en est d’autres dont il faut suspendre l’application, parce qu’elles entraveraient cette marche. Le pouvoir exécutif n’acquiert pas le droit de suspendre toute espèce de lois; il acquiert celui de suspendre celles qui arrêteraient la marche de l’Etat, même les lois des garanties individuelles, parce que les temps anormaux font passer au premier plan ce qui, en temps normal, est à l’arrière-plan; en temps normal, la liberté individuelle est au premier plan; en temps de guerre, c’est la légitime défense de l’Etat.
L’interprétation constitutionnelle fournie ici par le juge administratif est légèrement constructive, comme disent les Américains; elle vise le paragraphe de l’art. 3 de la loi du 25 février 1875, qui reconnaît que le Président de la République « surveille et assure l’exécution des lois ». Le texte ne distingue pas entre les lois que le Président est chargé d’exécuter; il semble qu’il soit toujours obligé d’assurer également et impartialement l’exécution de toutes les lois. Le germe de la distinction, qui n’est pas dans ce texte, le juge le trouve dans l’ensemble des textes de l’art. 3, qui font très évidemment du Président de la République le chef du gouvernement et de l’administration, et dans cette grande idée que la marche du gouvernement et de l’administration ne doit pas être arrêtée, même et surtout en temps de guerre. Dès lors, un pouvoir discrétionnaire apparaît dans la fonction d’assurer l’exécution des lois; le pouvoir exécutif peut choisir entre les lois dont il assure l’exécution, et il peut aussi choisir son moment d’exécuter ou de ne pas exécuter. Notre collègue, M. J. Barthélemy, a dit jadis des choses bien intéressantes sur la liberté du gouvernement à l’égard des lois dont il est chargé d’assurer l’exécution (Rev. du dr. publ., 1907, p. 295 et s.), et spécialement, sur la liberté qu’il prend de différer l’exécution. Mais il ne visait que le pouvoir discrétionnaire de l’exécutif en temps de paix. Combien plus grand il a besoin d’être en temps de guerre, et combien, dès lors, le pouvoir discrétionnaire doit-il être considéré comme allant jusqu’au droit de suspendre provisoirement l’exécution de certaines lois !
Et le droit de différer l’exécution des lois en temps de paix, de la suspendre en temps de guerre, est incorporé au pouvoir d’assurer l’exécution des lois, et l’on doit interpréter le texte de l’art. 3 : « Il surveille et assure l’exécution des lois », comme contenant implicitement le droit de différer en temps de paix, de suspendre en temps de guerre, l’exécution de certaines lois.
Puisque le Président de la République avait, en temps de guerre, le droit de suspendre l’exécution de certaines lois, il avait le droit de déclarer publiquement son intention de le faire; donc, il avait le droit d’édicter un règlement comme celui du 10 septembre 1914, pour déclarer que l’application de l’art. 65 de la loi du 22 avril 1905 était suspendue. Ce décret était légal, puisqu’il était constitutionnel; il était contraire à la loi du 22 avril 1905, mais il était conforme à l’art. 3 de la loi constitutionnelle du 25 février 1875, légalité supérieure, super-légalité qui devait s’appliquer, du moment que l’hypothèse du temps de guerre était réalisée, « à raison des conditions dans lesquelles s’exerçaient en fait à cette époque les pouvoirs publics », dit notre arrêt.
Ce n’est pas le règlement, par sa propre vertu, qui suspendra l’exécution de la loi du 22 avril 1905, c’est la loi constitutionnelle, interprétée comme elle doit l’être pour être adaptée au temps de guerre, qui a réalisé la suspension.
Voilà, croyons-nous, comment on peut reconstituer la doctrine du Conseil d’Etat appliquée par notre arrêt. Nous avions raison de dire qu’elle est extrêmement intéressante, par le seul fait qu’elle implique le pouvoir du juge d’interpréter la loi constitutionnelle. Quant à l’arrêt lui-même, il constitue le premier essai avoué d’une interprétation hardiment constructive de la loi constitutionnelle, à la mode américaine. Le Conseil d’Etat a, d’ailleurs, récidivé dans l’affaire du Syndicat patronal de la boulangerie de Paris du 14 mai 1920 (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 499). Cf. notre Précis de dr. constit., p. 501 et s.).