Les organismes spéciaux ont leurs dangers. Les contentieux des Compagnies de chemins de fer ont voulu faire juger que celles-ci n’étaient pas responsables en cas de retard dans la livraison des colis postaux, et que, d’ailleurs, d’une façon générale, leur responsabilité, pour cette espèce de transport, était limitée au cas de perte, spoliation ou avarie; ils sont arrivés à leurs fins, mais ce succès professionnel constitue une faute au point de vue de la politique générale des Compagnies; il les met en mauvaise posture devant le public. Les Compagnies de chemins de fer ont des adversaires puissants; elles ne l’ignorent point, mais elles ne semblent pas se douter que l’atout sur lequel ceux-ci comptent le plus est la conduite des Compagnies elles-mêmes à l’égard du public, conduite par laquelle elles créent la désaffection et bientôt l’hostilité. A force de mécontenter toutes les classes de la population, les commerçants par leurs tarifs de marchandises, les voyageurs par le défaut de soudure de leurs réseaux et le défaut de souplesse de leurs combinaisons, les petits expéditeurs par les défectuosités du service des colis postaux, un peu tout le monde par les atermoiements et les ressources de procédure de leurs contentieux, elles courent le risque de réaliser contre elles l’unanimité des mauvais vouloirs, et les forces « impondérables » feront mûrir pour les politiciens la question du rachat. Cette mesure est dans les programmes, mais elle ne peut se réaliser qu’avec la complicité du public; cette complicité, les Compagnies sont en train de l’assurer, alors qu’avec un peu d’habileté, de générosité et de bonne grâce, il eût été si facile de se concilier le public français, en général si bon enfant. Mais les divers services des Compagnies se préoccupent de faire du zèle pour le conseil d’administration et celui-ci ne se préoccupe pas assez du public.
En attendant, la réplique de notre décision, refusant une indemnité pour retard dans la livraison d’un colis postal, ne s’est pas fait longtemps attendre; notre arrêt est du 23 novembre 1900; à la séance du 17 octobre 1902, M. Bourrat déposait sur le bureau de la Chambre des députes une proposition de loi « déterminant la limite de la responsabilité des transporteurs en cas de retard dans la livraison des colis postaux, et déférant aux tribunaux de commerce et aux juges de paix la connaissance des litiges pour perte, avarie, spoliation et retard dans la livraison de ces colis » (exposé des motifs : J.off.,doc. parl. de la Chambre, nov. 1902, p. 87). Cette proposition de loi est justifiée, non seulement dans la disposition qui établit la responsabilité pour retard, mais dans celle relative à la compétence. Quelque partisan que l’on soit du contentieux administratif et de la compétence de la juridiction administrative en matière d’exécution des services publics, on est bien obligé de convenir qu’ici cette compétence est peu défendable. Nous sommes en présence d’un service public, sans doute; mais, dans la forme, il s’exécute comme un service privé, étant confié à une Compagnie de chemins de fer.
Du moment que l’administration publique emploie (par l’intermédiaire de son substitut) les procédés du commerce des transports, nous ne sommes plus dans une situation administrative. On admet bien que la Compagnie des chemins de fer de l’Etat, quoique administration publique, opère ses transports aux conditions du commerce; pourquoi n’admettrait-on pas que le service des colis postaux, opéré par les Compagnies concessionnaires, qui ne sont pas des administrations publiques, et dans les formes commerciales, est une pure opération de commerce ?(V. les notes de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 20 févr. 1891, Chem. de fer du Midi, S. et P. 1893.3.17, et sous Cons. d’Etat, 28 déc. 1894, Bourgeois, S. et P. 1896.3.113, et les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Romieu, dans l’affaire Terrier, 6 févr. 1903, S. et P. 1903.3.25, à propos des hypothèses où l’Administration emploie les procédés du commerce ordinaire. V. cep., en ce sens que le service des colis postaux est un service administratif, Cass. 11 févr. 1884, S. 1884.1.385; P. 1884.1.969; Paris, 13 déc. 1895, S. et P. 1901.2.67). Donc il se pourrait que la proposition Bourrat fût votée, et que la compétence passât aux tribunaux de commerce, et les Compagnies savent que ceux-ci ne sont pas tendres pour elles. Ce succès des contentieux des chemins de fer est, comme le furent beaucoup d’autres, une victoire à la Pyrrhus; nous ne pouvons qu’engager les Compagnies à méditer l’histoire des succès provisoires des Compagnies de gaz contre les villes qui voulaient avoir la lumière électrique…, et qui finalement l’auront (V. à ce sujet, la note de M. Hauriou, sous Cons. d’Etat, 10 janv. 1902, Comp. du gaz de Déville-lès-Rouen, S. et P. 1902.3.17).
Il est trop clair qu’on ne va pas longtemps à l’encontre des légitimes besoins du public. Le public a besoin d’être garanti contre les retards dans la livraison des colis aussi bien que contre la perte ou l’avarie. Cela est juste, et il fallait lui assurer cette justice. II eût été de bonne politique de la part des Compagnies de payer, spontanément et de ne pas faire juger la question. Puisqu’elles l’avaient soulevée, le Conseil d’Etat eût été mieux inspiré, lui aussi, de poser le principe de l’indemnité et de faire l’économie d’une loi. Il le devait d’après les principes généraux, et il le pouvait au point de vue des textes spéciaux de la matière.
Au point de vue des principes généraux, il n’est plus possible de nier la responsabilité encourue par les services publics, lorsque des préjudices sont causés aux administrés à raison du mauvais fonctionnement; les décisions abondent; la jurisprudence administrative est définitivement orientée en ce sens (V. pour perte d’objets dans le service des expositions universelles, Cons. d’Etat, 24 avril. 1885, Miramont, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 421; 17 déc. 1897, Portier [sol. implic.], Ibid., p. 801; pour retards considérables infligés à des paquebots par la faute de l’Etat, Cons. d’Etat, 16 déc. 1898, Comp. des chargeurs réunis, Id., p. 811; pour insuffisance du service de surveillance des crues, Cons. d’Etat, 13 janv. 1899, Soc. de produits céramiques de Boulogne-sur-Mer, S. et P. 1901.3.68, Conf. Laferrière, Tr. de la jurid. admin., 2° éd., t. II, p. 187 et s.; Hauriou, Précis de dr. admin., 11e éd., p. 324 et s.).
D’ailleurs, n’est-il pas naturel que l’industrie et le commerce, auxquels l’Administration de l’Etat offre un service pour la facilité et la commodité des transactions, y trouvent au moins les sécurités et les garanties qu’ils trouveraient dans une entreprise privée de transports ? Il se peut que ces garanties soient organisées autrement au point de vue des formes et des compétences, mais il est inadmissible qu’au point de vue du fond, elles ne soient pas les mêmes. On objecterait vainement ici que les services publics ont des exigences, et qu’une espèce de raison d’Etat réclame au profit de l’Administration des immunités. Si, pour certains services essentiels et d’une grande importance politique, on conçoit que l’Administration ne soit pas astreinte à la régularité, il ne saurait en être de même du service des colis postaux, qui n’est nullement politique, qui est en soit purement commercial, qui n’est même pas monopolisé par l’Administration car il peut subsister des agences pour le transport des petits colis.
Ainsi les principes de la matière commandaient l’indemnité, d’autant que la Compagnie Paris-Lyon-Méditerranée était évidemment en faute, ayant mis un retard de trois jours à aviser le destinataire de l’arrivée du colis postal, alors que les règlements lui prescrivent l’envoi de cet avis dans les vingt-quatre heures. Le Conseil d’Etat ne pouvait échapper à cette conclusion de l’indemnité que si des textes très formels écartaient la responsabilité pour le cas de retard. Or, en réalité, il se trouvait en présence de textes muets sur cette question spéciale. II a interprété ce silence dans le sens du défaut de responsabilité, alors qu’il eût aussi bien pu lui donner l’interprétation contraire, et il faut bien rappeler qu’il y a une dizaine d’années, dans l’arrêt du 28 décembre 1894, Bourgeois, précité, il avait donné cette interprétation contraire.
Les considérants de notre arrêt se ramènent à deux : 1° D’après l’art. 7 du décret du 27 juin 1892 (S. et P. Lois annotées de 1894 p. 718), la responsabilité des administrations et Compagnies de chemins de fer en ce qui concerne le service des colis postaux est limitée aux seuls cas de perte, d’avarie ou de spoliation.
2° A la vérité, on pourrait objecter que cette restriction à la responsabilité ne saurait résulter d’une simple disposition réglementaire. Mais, par suite d’une combinaison de textes divers, la disposition dont s’agit se trouve approuvée par une loi.
Nous passons condamnation sur le second considérant, bien que, théoriquement, la question nous paraisse douteuse. La disposition reproduite par l’art. 7 du décret du 27 juin 1892 ne se trouve pas dans le dispositif de la loi du 12 avril 1892, mais résulte simplement d’une convention passée par l’Etat avec les Compagnies de chemins de fer, et homologuée par cette loi. Le Conseil d’Etat estime que les stipulations d’une convention homologuée par une loi s’imposent au public comme des articles de loi. Cela est très discutable; mais la jurisprudence est constante (V. Cass. 11 fév. 1884, précité, sol. implic.; Cons. d’Etat, 28 déc. 1894, Bourgeois, précité, sol. implic.); et nous avons déjà traité la question sous Cons. d’Etat, 28 décembre 1894, précité; nous n’y reviendrons pas.
II nous suffit que l’interprétation donnée à l’art. 7 du décret du 27 juin 1892 soit extrêmement contestable. Ce texte est ainsi conçu :
« Sauf le cas de force majeure, la perte, la spoliation ou l’avarie d’un colis postal donnera lieu, au profit de l’expéditeur, a une indemnité, etc. » De ce que le texte ne vise que les cas de perte, de spoliation ou d’avarie, le Conseil d’Etat conclut que la responsabilité du transporteur n’existe que dans ces trois cas. Cette conclusion s’imposerait peut-être, si le principe était que la responsabilité des services publics n’est pas de droit commun et qu’il faut des textes pour l’établir; mais nous savons qu’au contraire, la responsabilité est de droit commun, et que les textes n’interviennent que pour la restreindre. La conclusion ne s’impose donc pas. A la vérité, on peut demander ce que vient faire l’énumération de l’art. 7; mais on aurait pu remarquer qu’elle a beaucoup plutôt pour but de réserver le cas de force majeure en matière de perte, spoliation ou avarie, que de limiter la responsabilité à ces trois hypothèses (V. égal., art. 8. V. cep., nos Lois annotées de 1897, p. 385, note 2, 2°).
Le Conseil d’Etat était parfaitement libre d’adopter cette interprétation; elle donnait satisfaction au texte, et elle permettait la solution si opportune et si équitable de l’indemnité pour retard. La décision Bourgeois, plus haut citée, avait ouvert la porte à cette interprétation libérale; là non plus on ne se trouvait pas dans l’hypothèse précise de la perte du colis postal; c’était le remboursement de plusieurs colis à rembourser, dont le destinataire avait été frustré par des employés infidèles par suite de la négligence de l’Administration qui ne l’avait pas avisé du remboursement. Le Conseil d’Etat avait condamné l’Administration, non pas pour perte des colis ou des remboursements, mais pour inobservation des règlements du service. Ici aussi, dans notre affaire de retard, il y avait inobservation des règlements du service. Pourquoi le Conseil d’Etat ne s’en est-il pas tenu à sa formule ? Elle était bonne.