C’est pour la troisième fois que cette question du salaire minimum et de la limitation de la journée de travail dans les adjudications de travaux publics communaux revient devant le Conseil d’Etat, et chaque fois elle s’est posée d’une manière différente.
La première fois, elle s’est présentée sous forme d’avis demandé par le gouvernement. Le conseil municipal de Paris ayant, par délibérations des 31 juillet 1886 et 27 avril 1887, fixé les conditions à imposer aux adjudicataires de travaux municipaux, et notamment ayant déterminé un salaire uniforme à chaque catégorie de profession, et ayant en même temps limité à neuf heures la durée de la journée de travail avec un jour de repos par semaine, le gouvernement demanda l’avis du Conseil sur la légalité de ces clauses, et annula les délibérations par un décret du 17 mars 1888 (V. sur ce décret, les conclusions de M. le commissaire du gouvernement Le Vavasseur de Précourt, reproduites avec Cons. d’Etat, 21 mars 1890, Caillette, S. 1892.3.87; P. 1892.3.87. V. égal. M. Bouge, Revue polit, et parlem., t. IX, p. 249).
La seconde fois, la question s’est présentée à la suite d’un recours pour excès de pouvoir formé par des entrepreneurs évincés d’une adjudication de travaux de la ville de Paris, malgré qu’ils eussent fait les plus forts rabais, uniquement parce qu’ils n’avaient pas voulu accepter la clause d’un salaire minimum pour les ouvriers et celle de la limitation de la journée de travail à neuf heures, clauses que cette fois l’Administration supérieure avait laissées subsister. Non seulement le recours des entrepreneurs fut déclaré recevable, mais au fond l’adjudication fut annulée (V. Cons. d’Etat, 21 mars 1890, Caillette, précité, et les conclusions de M. Le Vavasseur de Précourt).
Cette fois-ci, un décret, en date du 23 janvier 1891, ayant annulé une délibération du conseil municipal de Paris, en date du 28 décembre 1890, qui avait réglé les conditions d’une adjudication, toujours en y introduisant la fixation d’un salaire minimum et la limitation de la journée de travail, la ville de Paris avait formé un recours pour excès de pouvoir contre ce décret.
A la persévérance de la ville de Paris à reproduire les clauses incriminées dans les cahiers des charges, le Conseil d’Etat a répondu par une persévérance égale dans sa jurisprudence. Sous forme d’avis, sous forme de décision sur les recours d’entrepreneurs évincés, et enfin, dans la décision ci-dessus, sur le recours formé par la ville de Paris elle-même il n’a pas cessé de déclarer les clauses illégales. Il nous faut voir quels sont ses motifs. La question a été posée par lui à la fois sur le terrain de la législation positive et sur celui de la politique sociale.
I. — Nous disons que la question a été posée par le Conseil d’Etat sur le terrain de la politique sociale; mais il faut s’entendre. Ce n’est pas que le Conseil ait agité la question de savoir si la fixation d’un salaire minimum et la limitation de la journée de travail à neuf heures sont choses désirables et possibles économiquement, ni qu’il ait formulé sur ce point une opinion quelconque. La question qui l’a préoccupé est tout autre; c’est celle de savoir, étant donnée la grave révolution sociale qui serait accomplie si ces mesures se généralisaient, s’il appartient à des administrations publiques, comme les communes, de prendre l’initiative du mouvement; s’il est dans leur rôle de créer un précédent qui ne serait pas dû au libre jeu des forces économiques, mais bien plutôt à une intervention du pouvoir politique.
Tel est, à notre avis, le sens de cette phrase de notre arrêt : « Considérant que, s’il appartenait au conseil municipal de déterminer, dans l’intérêt de la ville, les conditions de ces adjudications, il ne pouvait, sans sortir de ses attributions, substituer une réglementation imposée à l’effet légal des conventions entre patrons et ouvriers. »
C’est qu’en effet, il y aurait eu réglementation imposée, et non pas libre débat entre la ville de Paris et ses adjudicataires. On ne peut pas dire que les entrepreneurs auraient accepté librement ces clauses du salaire minimum et de la limitation de la journée de travail; elles leur auraient été imposées. Une administration publique, comme la ville de Paris, n’est pas un bailleur de travail ordinaire. C’est un bailleur de travail en qui apparaît la Puissance publique. D’une part, comme une administration publique fait faire régulièrement et périodiquement de gros travaux, il se crée une classe d’entrepreneurs qui vivent de ces travaux, qui ont l’habitude de les soumissionner, et qui ne pourraient pas longtemps faire grève, sous peine d’être obligés de licencier leurs équipes d’ouvriers. Les entrepreneurs de travaux publics seraient donc obligés, après une courte résistance, de passer sous les fourches caudines de l’Administration, et on pourrait dire déjà que les clauses leur sont imposées. D’autre part, les administrations publiques ne peuvent pas se dépouiller complètement, même quand elles font des contrats et des opérations de gestion, de leur aspect de puissance publique; les clauses de leurs cahiers des charges n’ont pas seulement la valeur d’une convention passée entre deux particuliers; elles sont censées avoir une portée plus générale, être davantage l’expression de la nature des choses, être la loi qui jaillit naturellement des rapports sociaux; et voilà pourquoi on pourrait dire que les clauses incriminées prendraient une allure réglementaire. Cela est si vrai que le cahier des clauses et conditions générales des ponts et chaussées est devenu une sorte de petit code des travaux publics. Le pouvoir a dans une certaine mesure quelque chose d’indivisible; administrer, c’est quelquefois légiférer.
Les administrations publiques sont donc dans une situation tout autre que les simples particuliers. Qu’un simple particulier, traitant avec un entrepreneur, lui impose un salaire minimum pour ses ouvriers ou une limitation de la journée de travail, la convention est faite librement; elle ne dépasse pas la portée d’une convention; elle n’est qu’un fait, et il faudra des milliers de faits de même espèce, pour qu’il s’en dégage une règle nouvelle. Cette convention entre particuliers n’est qu’un minime incident du jeu des forces économiques. Avec une administration publique, au contraire, le libre jeu des forces économiques est faussé par l’entrée en scène du pouvoir politique, qui, du premier coup, tend à créer une règle.
Jusqu’ici, l’analyse que le Conseil d’Etat a faite de la situation est inattaquable, et personnellement nous sommes très heureux de sa décision; elle vient à l’appui d’une idée qui nous est chère, à savoir que les actes de gestion, tels que les opérations de travaux publics, renferment de la puissance publique, et qu’ils sont l’œuvre, non point d’une sorte de personnalité fiscale, mais d’une personnalité de puissance publique (Cf. notre Précis de droit administratif, 3e édit., p. 289, 324 et s., et 11e éd., p. 19 et s.).
Mais le raisonnement n’est pas complet, et il faut l’achever. De ce que la délibération visée du conseil municipal de Paris contient une réglementation imposée sur la question du travail, pourquoi s’ensuit- il qu’elle ne rentre pas dans ses attributions et qu’elle doive être annulée? Cela tient à ce que les conseils municipaux n’ont point le droit de réglementer, ou plus exactement, dans l’espèce, de légiférer. Le droit de légiférer a été monopolisé par l’Etat, c’est un droit régalien. Le pouvoir politique peut bien intervenir dans la lutte économique, mais sous une seule forme, par la législation de l’Etat. Les communes sont sans droits; le conseil municipal de Paris avait usurpé sur le Parlement. En somme, la délibération était entachée d’incompétence.
II. — Elle était également entachée d’une sorte d’illégalité, et ici nous arrivons au second motif de notre arrêt : «Elle faisait obstacle à l’application de l’ordonn. du 14 novembre 1837, qui oblige les communes à donner les entreprises pour travaux et fournitures avec concurrence et publicité.» Il est à remarquer que le Conseil d’Etat n’a pas employé l’expression consacrée : «violation de la loi»; il ne dit pas que la délibération du conseil municipal de Paris ait violé l’ordonn. du 14 novembre 1837; il prétend seulement qu’elle a fait obstacle à l’application de cette ordonnance. La nuance est importante.
Et, en effet, les prescriptions de l’ordonnance ne sont point directement violées par les clauses qui nous occupent. La fixation d’un salaire minimum et la limitation de la durée de la journée de travail ne font pas disparaître la publicité de l’adjudication, bien évidemment; elles ne font pas non plus disparaître la concurrence, car il peut se trouver plusieurs soumissionnaires qui les acceptent. Seulement, en fait, elles sont de nature à diminuer le nombre des concurrents; elles sont donc de nature à faire obstacle, en effet, à la concurrence, en ce sens qu’elles peuvent restreindre le rabais qui serait résulté d’une concurrence plus étendue. Ce principe de la concurrence dans les adjudications est tout dans l’intérêt des finances communales. Cela a été jugé nombre de fois par le Conseil d’Etat (V. Cons. d’Etat, 4 juill. 1873, Lefort, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 612; 18 janv. 1878, Gaz de Wasemmes, Ibid., p. 53; 5 mars 1887, Mainguet, S. 1888.3.63; P. chr.). La concurrence est pour le rabais; les clauses qui tendent à diminuer le rabais sont donc contraires à l’esprit de l’ordonnance qui pose le principe de la concurrence.
Mais il n’était pas besoin qu’il y eût véritable violation de la loi pour que le gouvernement fût en droit d’annuler la délibération. Aux termes des lois municipales, que la loi du 14 avril 1871 déclare applicables à la ville de Paris, les délibérations relatives aux travaux publics sont de la catégorie des délibérations soumises à approbation. L’administration centrale eût pu se borner à refuser d’approuver, et son refus n’aurait pas eu besoin d’être motivé; elle a préféré annuler formellement; c’était son droit; seulement le décret d’annulation a été une manifestation, non pas précisément du pouvoir d’annulation, mais plutôt du pouvoir de refuser l’autorisation; par conséquent, il n’avait pas besoin d’être motivé sur une véritable illégalité (V. M. Bouge, ubi supra, p. 252 et suiv.).