Les villes qui construisent des halles ou marchés couverts, ou des abattoirs publics, font souvent un très faux calcul. Elles s’imaginent que tous les marchands de denrées auront l’ambition de se placer sous la halle et paieront de gros droits de placage ou supporteront bénévolement les droits de criée ; que tous les bouchers s’empresseront de faire tuer à l’abattoir municipal et de payer sur toutes leurs viandes la taxe d’abattage. Elles ont le sentiment d’un service rendu, de l’amélioration des conditions du marché ou des conditions sanitaires de l’alimentation ; elles caressent la perspective de grosses recettes qui tomberont directement dans la caisse municipale, si elles ont bâti elles-mêmes leur marché couvert ou leur abattoir ; qui permettront de demander une forte redevance à un concessionnaire, si elles ont adopté le système de la concession. Or, il arrive que ces entreprises se heurtent à toutes les contradictions de la liberté humaine, et que les marchands et les acheteurs, voyant surtout dans le service rendu l’occasion d’un nouvel impôt, s’ingénient à le fuir et à l’éluder. Contre le commerce des marchands établis sous la halle ou le marché couvert se dresse la concurrence des marchands ambulants qui circulent dans les rues avec de petites charrettes ; contre le commerce des bouchers établis dans la ville et qui font tuer à l’abattoir se dresse la concurrence des bouchers forains qui apportent des viandes tuées hors la ville ; ou bien les bouchers de la ville eux-mêmes prennent le parti d’abattre dans des tueries particulières hors du territoire de la commune, et introduisent les viandes toutes tuées. On avait construit une halle au poisson dans un port de mer, et l’on comptait qu’elle servirait, non seulement à la vente locale, mais encore à la manutention de tout le poisson destiné à l’expédition. On s’aperçoit que cette manutention continue de se faire au dehors. Il s’établit ainsi une limite pratique de la clientèle et des recettes du bâtiment municipal, qui n’est pas du tout déterminée, comme il fallait s’y attendre, par les prévisions optimistes du conseil municipal, plus ou moins fondées sur l’intérêt général, sur la commodité des transactions, sur le développement du commerce de la localité, etc., mais par le calcul très serré et très exact de l’intérêt pécuniaire de chacun. C’est l’ère des déceptions. Les recettes restent basses ; non seulement elles n’apportent pas à la caisse municipale les plus-values que l’on espérait, mais elles ne permettent même pas d’amortir la dépense de construction du bâtiment ; ou bien, aventure plus désagréable encore, si l’opération a été faite par le système de la concession et que l’une des recettes prévues au contrat vienne à manquer, le concessionnaire peut obtenir la résiliation avec de gros dommages-intérêts (V. Cons. d’Etat, 19 mars 1897, Audibert, S. et P. 1899.3.39, et 28 juin 1901, Audibert, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 578) ; affaire de concession d’abattoir ; résiliation pour inexécution des conditions ; taxe à percevoir sur les viandes abattues au dehors de la circonscription municipale ; illégalité reconnue de cette taxe, impossibilité de la percevoir ; liquidation de l’indemnité à la somme de 145,789 fr. 22.
Sans doute, les municipalités victimes de ces mésaventures devraient en accepter de bonne grâce les conséquences ; elles devraient se borner à méditer sur leur propre imprévoyance ou sur celle d’une tutelle préfectorale trop encline à voir le côté électoral des opérations administratives et pas assez le côté affaires. Mais cette philosophie pratique n’est pas à l’usage de toutes les municipalités. Il en est qui, ne voulant pas rester sous le coup d’un échec, se laissent aller à des abus de pouvoir. La clientèle que la liberté du commerce et de libre jeu des intérêts n’ont pas donnée à leur bâtiment municipal, elles veulent la demander à la contrainte ; le maire est poussé à se servir de ses pouvoirs de police pour forcer les gens à passer par le marché couvert, par la halle aux poissons ou par l’abattoir. Le Conseil d’Etat ne pouvait pas laisser s’établir ces pratiques ; les pouvoirs de police des maires qui leur sont donnés pour assurer la liberté de la circulation ou la fidélité du débit des denrées ou leur salubrité, ne devaient pas être employés à forcer les vendeurs et les acheteurs à entrer dans un bâtiment déterminé, fût-ce pour y payer des taxes municipales. Nous sommes sous un régime de liberté du commerce, et ce compelle intrare d’un nouveau genre constitue un détournement de pouvoirs. Toutes les fois que des arrêtés municipaux, ainsi inspirés par une évidente préoccupation fiscale, ont été déférés au Conseil d’Etat, il les a impitoyablement annulés, fixant avec une grande exactitude l’extrême limite des droits de polices des municipalités ; ce dont il faut le remercier au nom de la liberté générale.
La jurisprudence est déjà très riche ; on peut citer : 1° au sujet de l’injonction de transporter des denrées au marché couvert pour y acquitter, soit des droits de placage, soit des droits de criée. (Cons. d’Etat, 22 sept. 1859, Corbin, P. chr. ; 9 avril 1886, Merlat et Argellier, S. 1888.3.5 ; P. chr. ; 18 mars 1887, Martin, S. 1889.3.5 ; P. chr. ; 5 févr. 1892, Syndicat de agriculteur du Loiret, S. et P. 1893.3.5 ; 15 [et non 9] févr. 1895, Tostain et autres, S. et P. 1897.3.89 ; 4 mai 1900, Pillard, S. et P. 1902.3.84) ; et enfin notre affaire Trotin ; 2° au sujet de l’interdiction d’introduire dans la commune des viandes tuées ailleurs que dans des abattoirs publics ou des entraves apportées à cette introduction (Cons. d’Etat. 3 juin 1892, Syndicat des bouchers de Bolbec, S. et P. 1894.3.54 ; 22 mai 1896, Carville, S. et P. 1897.3.121, et la note de M. Hauriou ; 24 mars 1899, Syndicat des bouchers de Bolbec, S. et P. 1901.3.108) ; 3° au sujet de la réglementation des ventes des marchands ambulants pour protéger les commerçants établis ou placés dans les marchés couverts. (Cons. d’Etat, 17 nov. 1899, Cestier et Cuminghe, S. et P. 1902.3.15).
Notre affaire Trotin et autres est relative, ainsi que les affaires Corbin, Merlat et Argellier, Martin, Tostain, à l’institution de la criée. Il existe dans un assez grand nombre de villes une criée publique pour les denrées ; elle est faite par des facteurs de la halle municipale, et la ville en tire directement profit parce que le facteur lui reverse une partie des droits qu’il perçoit. Dans ces localités, la halle ou le marché couvert est une source de recettes de deux façons, par les droits de placage des marchands qui viennent y établir leurs éventaires et par les droits de criée pour les denrées qui se vendent à cette sorte d’adjudication publique. Ainsi s’explique que des arrêtés municipaux cherchent à refouler vers la halles municipale certaines denrées comme le poisson ; c’est pour contraindre les pécheurs à vendre le poisson à la criée et à s’en acquitter les droits. La légalité de l’institution de la criée a paru d’abord douteuse dans les villes de province. A Paris, elle s’appuie sur des textes spéciaux ; mais, dans les départements, elle ne peut se justifier que comme organisation destinée à assurer la fidélité du débit et la salubrité des denrées exposées à se corrompre rapidement, c’est-à-dire qu’elle ne peut s’appuyer que sur les textes généraux relatifs à la police municipale (LL. 5 avril 1884, art. 97, §5 ; 16-24 août 1790, tit. 11, art. 3 ; 2-17 mars 1791, art.7). D’autre part, cette institution de crieurs publics ne se heurte-t-elle pas aux lois consacrant les privilèges des commissaires priseurs et des courtiers en marchandises ? On trouve la trace, dans l’affaire Corbin, de 1859, des hésitations de l’autorité administrative ; le Conseil d’Etat ne se prononce pas sur la légalité de l’institution. Il devait se prononcer seulement en 1877, non pas au contentieux, mais sous forme d’avis à lui demandé par le ministère de l’agriculture. On trouvera, sous l’arrêt Merlat et Argellier (Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p.309 et s.), cet avis du Conseil du 26 mars 1877 rendu sur le rapport de M. Chabrol ; il est très étudié et très fortement motivé. D’une part par une discussion serrée des textes, il montre que les lois et règlements relatifs aux commissaires priseurs et aux courtiers de marchandises ne visent certainement pas les ventes de denrées ou comestibles, et que, par suite, les maires sont libres de ce chef d’instituer des crieurs publics ; d’autre part, il constate qu’une enquête administrative a révélé l’existence de nombreuses criées (69 villes où la vente à cri public de certaines catégories de denrées est faite par un préposé spécial ou facteur. Dans 37 villes, la réglementation s’applique aux denrées alimentaires de toutes espèce ; dans 25 autres villes, le poisson de mer et le poisson d’eau douce y sont seuls soumis ; 27 villes reçoivent de leurs facteurs des remises qui atteignent parfois un chiffre assez élevé) ; le fonctionnement de ce factorat n’a généralement pas soulevé de protestations ; enfin, il constate l’utilité de cette organisation au point de vue de la police : « Considérant que l’établissement de ventes à la criée, dans les halles d’une certaine importance, a pour objet d’assurer, en même temps que l’abondance des approvisionnements, une diminution de prix sur les denrées, favorable aux consommateurs ; que ces ventes sont particulièrement utiles pour les denrées d’une détérioration facile et prompte, telles que le poisson et les viandes, qui, étant exposées à subir en quelques heures de fortes décrépitations, exigent un mode de vente rapide et sûr ; – Considérant que l’art. 3 du titre 11 de la loi des 16-24 août 1790 confie à la vigilance et à l’autorité des maires le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires et marchés, ainsi que l’inspection sur la fidélité du débit des denrées qui se vendent au poids ou à la mesure, et sur la salubrité des comestibles exposés en vente publique ; que l’institution d’un préposé ou facteur, chargé, à l’exclusion de tous autres intermédiaires, de procéder dans les halles aux ventes à cri public de comestibles sous la surveillance de l’autorité municipale et dans les conditions qu’elle détermine, rentre dans les mesures de police qu’il appartient aux maires de prendre, en vertu des dispositions précitées, lorsqu’ils en reconnaissent la nécessité. »
Ainsi l’institution des criées publiques dans les marché était consacrée comme utile à la police et au bon ordre ; restait à pourvoir à ce qu’elle ne devînt pas oppressive pour la liberté. C’est à quoi s’est attachée la jurisprudence tant du Conseil d’Etat que de la Cour de cassation, en décidant que le monopole des crieurs publics était limité aux denrées portées au marché ; que, d’une part, il ne s’opposait pas à ce que des particuliers organisassent dans leur propre établissement des criées privées portant sur les mêmes denrées (V. Cass. 13 juin 1885, S. 1886.1.236 ; P. 1886.1.554 ; Cons. d’Etat, 9 avril 1886, Merlat et Argellier, précité ; Cass. 5 mars 1887, Martin, précité) ; que, d’autre part, il n’entraînait pas l’obligation de faire passer toutes les denrées par le marché pour être vendues à la criée publique (V. Cons. d’Etat, 22 sept. 1859, Corbin, précité ; Cass. 5 mars 1887, précité ; Cons. d’Etat, 15 févr. 1895, Tostain, précité).
Toutefois, on trouve dans les arrêts Tostain et Pillard et dans notre décision Trotin, le principe d’une distinction sur laquelle il y a lieu de s’expliquer. « Considérant, dit notre arrêt, que le maire de Cancale a réglementé la vente du poisson de façon à obliger tous les pêcheurs à se servir de l’intermédiaire des facteurs de la halle, sans distinction entre le poisson consommé sur place et celui destiné à l’exportation. » Il y a donc lieu de distinguer entre le poisson destiné à l’exportation, vendu en gros par les pêcheurs à des expéditeurs, et le poisson destiné à la consommation locale ; pour ce dernier, le maire peut imposer l’obligation de le faire passer par la halle et par la criée publique. Le sens de cette distinction apparaît dans les arrêts Tostain et Pillard. Pour le poisson destiné à la consommation locale, l’exigence du maire se justifie par la mission qu’il a de veiller à la salubrité des denrées exposées sur le marché local ; cette police justifie un service d’inspection, et rien d’impossible à ce que cette inspection soit liée à la vente à la criée. Mais, si le maire a mission de veiller à la salubrité des denrées qui doivent être consommées dans sa ville, il n’a aucunement à s’occuper de la salubrité de celles qui sont expédiées au loin ; c’est affaire aux municipalité destinataires, sur les marchés desquelles elles seront exposées après leur réception (V. Cass. 2 avril 1897, S. et P. 1898.1.111 ; 23 mars 1899, S. et P. 1900.1.539).
Ne s’appuyant même pas sur le prétexte de l’inspection de la salubrité, l’arrêté du maire n’avait aucun fondement en ce qui concerne le poisson destiné à l’expédition. Le détournement de pouvoirs y était transparent. Il résultait d’ailleurs, de la combinaison des arrêtés du maire avec une délibération du conseil municipal de Cancale du 17 mai 1896, que toute cette réglementation de la vente du poisson était destinée à accroître les ressources communales. En même temps qu’un détournement de pouvoirs, il y avait violation de la loi et des droits acquis, c’est-à-dire violation de la liberté du commerce et de l’industrie ; deux causes de nullité au lieu d’une.
En terminant, nous devons signaler, en cette matière des arrêtés municipaux portant atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie par suite de préoccupations fiscales, une cause de complication qui se trouve dans la jurisprudence du Conseil d’Etat sur la fin de non-recevoir tirée d’un recours parallèle. Il est arrivé assez souvent que les recours pour excès de pouvoir intentés contre les arrêtés municipaux n’ont pas abouti, parce que le Conseil d’Etat a déclaré que ce qui était attaqué, c’était une taxe assimilable à une contribution indirecte et qu’il fallait s’adresser à l’autorité judiciaire compétente pour ces sortes de taxes (V. Cons. d’Etat, 3 févr. 1899, Botella, S. et P. 1901.3.84) ; et, sur le principe, (Cons. d’Etat, 28 avril 1899, Pinoteau, S. et P. 1901.3.116. Comp. Cons. d’Etat, 3 mars 1876, Pillas, Rec. des arrêts du Cons. d’Etat, p. 219 ; Trib. des conflits, 7 mai 1892, Faré, S. et P. 1894.3.37). Il y a là une question de compétence délicate à régler, parce que, presque toujours, à côté d’une formalité imposée, il y aura une taxe à payer ; la compétence variera-t-elle selon que l’on attaquera l’arrêté à raison de la formalité ou à raison de la taxe (affaire Pinoteau) ? Ou bien le Conseil d’Etat n’opposera-t-il la fin de non-recevoir que dans le cas où l’arrêté n’établit absolument qu’une taxe (affaire Botella) ? Il est peut être prématuré de poser cette question ; il faut laisser la jurisprudence se fixer davantage. En tout cas, il sera prudent, de la part des intéressés qui voudront former un recours pour excès de pouvoir, de viser plutôt la formalité qu’on prétend leur imposer que la taxe dont on veut les frapper, si, du moins, cette taxe peut être assimilée à une contribution indirecte.
Dans notre hypothèse des droits de cirée, cette complication ne se présentait point ; l’avis du Conseil d’Etat précité du 26 mars 1877 laisse entendre que ces droits ne sont point des taxes indirects, mais uniquement la rémunération du service rendu par le crieur ; même dans le cas où le facteur fait remise à la ville d’une partie de ce qu’il touche, cette remise doit être assimilée aux bonis que les concessionnaires de l’exploitation des services publics sont obligés de verser dans les caisses publiques, lorsque leurs bénéfices ont atteint un certain chiffre.