1.-Au XIXe siècle, la rencontre entre sociologie et droit, a surtout été empreinte de défiances réciproques : « Les sociologues […] n’ont trop souvent voulu voir [dans les juristes] que des exégètes, enclins à identifier le droit avec des textes abstraits. Les juristes à leur tour, ont reproché aux sociologues de ne pas aborder le droit […] avec le minimum de technicité qui les garderait des confusions »1. Soulignons d’emblée que cette méfiance concernait davantage le droit privé que le droit public et le droit pénal. En effet, le droit public a toujours été plus perméable à la sociologie par l’intermédiaire de la science politique. Et, le droit pénal et la sociologie ont très vite, juste après leur rencontre, fait un enfant commun prénommé « criminologie ». Les choses ont bien changé depuis, comme on va le voir.
2.-Justement, commençons, comme il est d’usage, par définir les concepts du sujet. Il y en a deux : la réforme et l’argument sociologique.
1° La réforme. Les définitions des dictionnaires convergent : une réforme est un changement, une action en vue d’une amélioration. Je n’insiste pas davantage ; je me réfère à ce qui a été dit à ce sujet ce matin. Je voudrais simplement préciser un point : dans nos démocraties occidentales, c’est le législateur qui est l’artisan des réformes. Et, par « législateur », je vise aussi bien le parlement que le pouvoir réglementaire, puisque l’un et l’autre sont compétents pour prendre des dispositions générales et impersonnelles selon les articles 34 et 37 de la Constitution de la Ve République. Le juge et la doctrine sont hors-jeu. La doctrine peut éventuellement proposer des réformes, mais rien de plus. Quant au juge, il peut tout au plus, par une interprétation osée, provoquer une réforme, mais sans pouvoir l’accomplir. Les civilistes citent souvent en exemple l’arrêt Desmares rendu par la Cour de cassation le 21 juillet 19822 qui a entraîné le vote de la loi Badinter du 5 juillet 1985 sur la responsabilité civile en cas d’accidents de la circulation. Donc, en résumé, les réformes sont des transformations, a priori bénéfiques, réalisées par le législateur.
2° L’argument sociologique. La notion se décompose en deux : l’argument… sociologique.
– D’abord, l’argument. Le terme « argument » vient du latin arguere qui signifie démontrer, prouver. Un argument est un raisonnement qui sert à convaincre l’auditoire en proposant de bonnes raisons pour une conclusion. Un argument publicitaire va nous convaincre que l’on ne peut vivre épanoui sans posséder tel produit de lessive. Il existe plusieurs types d’arguments : le syllogisme est un argument, de même l’argument d’incompatibilité, l’argument analogique, l’argument a contrario ou l’argument d’autorité. La liste n’est pas exhaustive.
– Ensuite, sociologique. Le terme a été créé par Auguste Comte au XIXe siècle qui y voyait un synonyme de l’expression « physique sociale ». La sociologie, c’est la science des phénomènes sociaux, des relations humaines. Comme le souligne le Doyen Carbonnier, le mot important dans cette définition est « phénomène ». La sociologie s’en tient aux apparences, elle ne cherche pas à atteindre l’essence des rapports humains3.
L’argument sociologique est donc le discours qui, fondé sur les phénomènes sociaux, va servir à persuader. Dit autrement, l’argument sociologique consiste à se référer aux faits, aux données sociales. Le problème se déplace : en quoi consistent précisément ces données sociales ? La question devient très vite, si on cherche à l’approfondir, un cap des tempêtes. S’agit-il de faits individuels comme le prétendait Gabriel Tarde ? L’approche sociologique est alors basée sur la psychologie des individus. Ou bien s’agit-il de faits collectifs ? L’approche sociologique est alors basée sur les comportements collectifs. Une troisième voie soutenue aux Etats-Unis par Robert Park fonde la sociologie sur les rapports interpersonnels. Je me garderais bien de rentrer dans ce débat, retenant une vision large des données sociales en y incluant, ce qui est peut-être contestable, les faits historiques ainsi que les faits économiques.
2.-Maintenant que les concepts du sujet sont davantage précisés, posons la question de l’influence de l’argument sociologique. La sociologie est-elle réformatrice ? Le législateur écrit-il ses réformes sous la dictée du sociologue ? L’étude des phénomènes sociaux est-il au service du législateur réformateur ?
D’aucuns ont manifesté leur hostilité. Il convient ici de citer Ripert et, plus particulièrement, son ouvrage Les forces créatrices du droit publié en 1955. Ripert écrit ceci : « il n’est pas de règle juridique qui soit fatalement imposée par les faits. Seules les volontés humaines créent des règles de vie »4. Pourquoi Ripert est-il si critique ? Son hostilité est politique. Pour Ripert, ceux qui défendent l’influence des faits dans la législation sont des communistes. Voici ce que dit Ripert : « la plupart des juristes contemporains se plaisent dans l’étude de l’évolution du droit qui est presque toujours décrite par eux comme fatale et continue. C’est surtout, ajoute Ripert, la transformation de l’économie qui leur paraît l’imposer. On sait comment le marxisme a su jouer de l’idée d’une évolution fatale de l’économie pour se donner une raison de la précipiter et de modifier l’ordre juridique »5.
Mais, au contraire, d’aucuns ont vivement souhaité la prise en compte des phénomènes sociaux dans la loi. A commencer par Emile Durkheim, l’un des pères fondateurs, que je cite : « La vie sociale, partout où elle existe de manière durable, tend inévitablement à prendre une forme définitive et à s’organiser, et le droit n’est autre chose que cette organisation même dans ce qu’elle a de plus stable et de plus précis ». Grâce à la sociologie, poursuit Durkheim, « Nous pouvons […] être certains de trouver reflétées dans le droit toutes les variétés essentielles de la solidarité sociale ». Dans le même sens que l’auteur de Les règles de la méthode sociologique, citons Léon Duguit, François Gény, Gabriel Tarde, Henri Lévy-Bruhl et, naturellement Jean Carbonnier6 pour qui : « Les lois étant faites pour la société, il est logique de poser en thèse générale que c’est la constatation d’une nécessité sociale qui provoque le législateur à légiférer ». Enfin, ce tableau serait incomplet sans une référence à Montesquieu qui, précurseur, soutenait dès le 1748 dans L’Esprit des lois les « rapports nécessaires » entre les phénomènes législatifs et les phénomènes sociaux.
Du souhait de ces grands penseurs, on est passé à la réalité en 1964 lorsque le législateur a réformé le droit des incapables mineurs. La loi du 14 décembre 1964 « a été rattachée à la constatation sociologique du resserrement de la famille autour du noyau conjugal ». Peu après, lors de la réforme des régimes matrimoniaux du 13 juillet 1965, le ministère de la Justice a demandé au Doyen Carbonnier de procéder à des enquêtes d’opinion préalables. Depuis lors, les références aux données sociologiques se sont multipliées. C’est presque devenu une clause de style. Si l’on consulte des débats parlementaires, comme l’a fait M. Milet, on s’aperçoit que les mots « sociologie » ou « sociologique » sont fréquemment employés, en majorité d’ailleurs par des députés de gauche7. La fabrique de la loi passe aujourd’hui, de façon quasi-systématique, par une analyse préliminaire des comportements. Ce fut, par exemple, le cas en 2014 lors du vote de la loi Hamon réformant de façon substantielle le droit de la consommation et créant l’action de groupe. Le législateur a cru bon de devoir se justifier en disant que plus de 80 % des personnes interrogées étaient favorables à l’instauration dans le droit français d’une class action. Qui sait si un jour le Conseil constitutionnel ne sanctionnera pas les lois dont le processus d’adoption n’aurait pas compris un argumentaire de type sociologique…
3.-Interrogeons-nous sur les raisons de cet engouement pour les données sociologiques depuis une cinquante d’années. J’en vois deux principales : la crise de la légitimité de l’Etat et la crise de la légitimité de la démocratie.
1re raison. La place qui est ainsi accordée à l’argument sociologique correspond à une crise de l’Etat : « L’image d’un Etat puissant et souverain est révolue »8. Aujourd’hui, l’Etat éprouve le besoin de justifier ses interventions législatives. Il a besoin de convaincre la société civile du bien-fondé de ses actes9. Dans ce contexte, la mise en avant des données sociales constitue une aide précieuse, systématique.
2e raison. La place accordée à l’argument sociologique résulte également d’une crise de la démocratie représentative10. Le taux d’abstention lors des élections législatives avoisine les 50 %. Seule l’élection présidentielle mobilise un peu plus les électeurs. C’est dans les sondages d’opinion et autres enquêtes sociologiques que le Parlement va trouver la légitimité qui lui fait défaut. Le sociologue Alain Touraine a montré qu’il s’opérait un « long mouvement de descente de la démocratie vers la société civile »11.
4.-Voici brièvement exposées les deux raisons majeures du recours à l’argument sociologique en droit positif. Intéressons-nous maintenant aux moyens de connaître les faits sociaux. La connaissance des phénomènes factuels pour les besoins du droit constitue une science à part. C’est la « sociologie juridique ». Cette science a ses méthodes et ses techniques.
En ce qui concerne d’abord les méthodes. Le sociologue interrogé par le législateur se doit d’avoir une attitude de detached concern, selon une expression anglaise que l’on peut traduire par le devoir déontologique de respecter une « distanciation » avec les faits. Le sociologue doit les traiter comme des choses, les observer et en rendre compte12, afin d’éviter, entre autres, les prénotions. En ce sens, on connaît le conseil de neutralité axiologique formulé par Max Weber : le travail du savant ne consiste pas à émettre des jugements de valeur ; c’est le travail du politique13.
En ce qui concerne ensuite les techniques. Les méthodes de la sociologie juridique empruntent celles de la sociologie, à savoir la recherche documentaire et la recherche de terrain14.
– D’une part, la recherche documentaire. Elle consiste à dépouiller, avec les yeux d’un sociologue, et non ceux d’un juriste, les documents juridiques, par exemple les contrats de mariage, les testaments, les déclarations de succession à l’administration fiscale. De tels éléments constituent des informations précieuses pour une réforme du droit du patrimoine. La recherche documentaire consiste également à consulter les recueils de jurisprudence. Dans ce cas, ce n’est pas la règle de droit appliquée par les juges qui est intéressante, mais les faits litigieux, le conflit.
– D’autre part, la recherche de terrain. Elle consiste à enquêter, à observer. Pour ce faire, le sociologue va utiliser des sources statistiques, il va réaliser des sondages. Citons à titre d’exemples, 1° les travaux que Frédéric Le Play a consacré à la famille Mélouga15, famille-souche du Béarn du XIXe siècle, 2° l’enquête que Mme Marmier-Champenois a réalisé sur 60 familles adoptives après le vote de la loi du 11 juillet 196616 et, bien sûr, 3° l’étude menée par le Doyen Carbonnier en 1962, à la demande du ministère de la Justice qui souhaitait réformer le droit des régimes matrimoniaux17. Cette enquête a révélé l’attachement des ménages au principe que les biens acquis pendant le mariage soient communs. Elle a également permis de dégager un consensus favorable à ce que la femme gère seule ses biens propres18.
5.-Que faut-il en penser ? Le recours à la sociologie lorsqu’il s’agit de réformer le droit est-il pertinent ? Il y a, principalement, deux arguments contre. Le premier se rapporte aux défauts de la méthode sociologique ; le second a trait aux spécificités du droit.
1° Les défauts de la méthode sociologique. « L’opinion publique n’existe pas ». C’est le titre d’un article de Pierre Bourdieu publié en 1973. Pierre Bourdieu explique toute l’ambiguïté des sondages et, surtout, la difficulté d’interpréter correctement les réponses aux questions posées19. Par exemple, lors de la discussion de la loi sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, les partisans comme les adversaires de la réforme ont, les uns et les autres, invoqué des enquêtes d’opinion en faveur de leur position partisane. On peut compléter cette remarque par une autre : quelle est la part d’intuition dans les conclusions sociologiques ? Poser la question, c’est y répondre… positivement. Paul Amselek a dénoncé ce qu’il a appelé « l’illusion scientiste » de la démarche sociologique20. Plus récemment, deux professeurs de sociologie, MM. Gérald Bronner et Etienne Géhin, ont mis en garde contre ce qu’ils appellent « Le danger sociologique », à savoir les dérives militantes (à gauche bien souvent…) de leur science21.
2° La spécificité du droit. La vocation du droit n’est pas de se plier aux faits. « La sociologie parle à l’indicatif, le droit à l’impératif : « vous aurez beau, dit le Doyen Carbonnier, entasser des milliers d’indicatifs les uns sur les autres, jamais vous n’en ferez un impératif ». Il y a une raison à cela : une norme juridique implique de la part de son rédacteur un jugement de valeur et celui-ci ne peut être émis qu’en se plaçant d’un point de vue extérieur aux faits que la sociologie a analysés22. En ce sens, il convient de citer Christian Atias : « Il a été souvent soutenu [que le droit] doit s’adapter aux faits et qu’il change ainsi. Si l’expression veut dire que les règles de droit ne peuvent être posées et dégagées qu’en tenant compte des faits […], elle relève de l’évidence. En revanche, transformée en dogme, l’adaptation du droit au fait est largement contestable ». Et, Christian Atias de faire la comparaison avec la technique : « Ce n’est manifestement pas parce qu’une nouvelle possibilité technique est mise au point que le recours à cette possibilité doit nécessairement être entériné, voire favorisé par le droit. Il n’est pas plus réaliste, conclut-il, de se soumettre à tous les faits que de résister à certains d’entre eux, ou au moins, de s’efforcer de les endiguer »23. Prenons un exemple où l’adaptation du droit aux faits aurait été une illusion, sachant que cet exemple a été mis en exergue par le Doyen Carbonnier lui-même, ce qui lui donne d’autant plus de valeur. En 1965, lors de la réforme des régimes matrimoniaux, les sondages montraient que les Français étaient favorables à ce que le mari ne puisse pas vendre, sans l’accord de sa femme, les titres de bourse dépendant de la communauté. Pourtant, comme l’explique le Doyen Carbonnier, qui fut, rappelons-le, le rédacteur de la loi, le législateur « s’est bien gardé de consacrer cette opinion. C’est que les banques avaient fait valoir les très graves inconvénients pratiques qu’entraîneraient l’exigence de la double signature pour des négociations qui requièrent célérité […]. L’intérêt général de l’économie, conclut le Doyen Carbonnier, a paru devoir l’emporter sur les aspirations égalitaires de la population ».
6.-Que conclure sinon que l’argument sociologique ne peut être la seule justification d’une réforme législative. Si le législateur ne peut ignorer les phénomènes sociaux, il doit aussi « asseoir le droit positif sur des bases rationnelles »24. La sociologie ne peut être, me semble-t-il, qu’une science auxiliaire, un complément d’informations en vue de parvenir à la justice. Comme l’a dit très justement le Doyen Carbonnier : la sociologie juridique ne vise pas à « extraire la norme en suspension dans le milieu social, mais à faire que la norme, d’où qu’elle vienne, ne soit pas dans un milieu comme un corps étranger »25.
- J. Carbonnier, « La méthode sociologique dans les études de droit contemporain », in Jean Carbonnier. 1908-2003, Ecrits, textes rassemblés par R. Verdier, PUF, 2008, p. 941. [↩]
- J.-L. Aubert, « L’arrêt Desmares : une provocation à quelles réformes », D. 1983, chron. p. 1. [↩]
- J. Carbonnier, Sociologie juridique, PUF, coll. « Quadrige », 1994, 1re éd., p. 13. [↩]
- G. Ripert, Les forces créatrices du droit, LGDJ, 2e éd., 1955, n° 25, p. 73. [↩]
- G. Ripert, même référence. [↩]
- M. Mekki, « L’argument sociologique en droit : forces et faiblesses ? », in D. Fenouillet (dir.), L’argument sociologique en droit. Pluriel et singularité, Dalloz, 2015, p. 83 et s., spéc. p. 84. [↩]
- M. Milet, « L’argument sociologique au Parlement », in D. Fenouillet, ouvr. préc., p. 151 et s. spéc. p. 160. [↩]
- M. Mekki, art. préc., n° 9. [↩]
- M. Mekki, art. préc., n° 9. [↩]
- M. Mekki, art. préc., n° 10. [↩]
- A. Touraine, Qu’est-ce que la démocratie ?, Fayard, 1994, p. 273. [↩]
- J. Carbonnier, ouvr. préc., p. 157. [↩]
- M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Presses-Pocket, 1992, pp. 365-433. [↩]
- J. Carbonnier, ouvr. préc., p. 167. [↩]
- F. Le Play, Les Mélouga. Une famille pyrénéenne au XIXe siècle, Nathan, 1994. [↩]
- M.-P. Marmier-Champenois, Sociologie de l’adoption. Etude de sociologie juridique, LGDJ, 1969, préf. J. Carbonnier. [↩]
- J. Carbonnier, Essais sur les lois, Defrénois, 2e éd., 1995, p. 41 et s. [↩]
- Pour un commentaire de cette enquête, cf. F. Terré, « La signification sociologique de la réforme des régimes matrimoniaux », L’Année sociologique, 1965, p. 3 et s. [↩]
- P. Bourdieu, « L’opinion publique n’existe pas », Les temps modernes, 1973, p. 1292 et s. [↩]
- P. Amselek, « La part de la science dans l’activité des juristes », D. 1997, chron. p. 337 et s. [↩]
- G. Bronner, E. Géhin, Le danger sociologique, PUF, 2017. [↩]
- J. Carbonnier, ouvr. préc., p. 286. [↩]
- C. Atias, Devenir juriste. Le sens du droit, Litec, 2014, pp. 93-94. [↩]
- D. Fenouillet, « Avant-propos », in D. Fenouillet (dir.), ouvr. préc., p. 1 et s., spéc. p. 13. [↩]
- J. Carbonnier, « La méthode sociologique dans les études de droit contemporain », in Méthodes sociologiques et droit. Annales de la Faculté de droit de Strasbourg, Dalloz, 1958, p. 197. [↩]