SECTION- I. — ANGLETERRE
Aperçu du système anglais (1. On peut consulter : Fischel, La Constitution d’Angleterre ; — Gneist, Droit public et administratif de l’Angleterre ; — Glasson, Histoire des institutions politiques, civiles et judiciaires de l’Angleterre. Pour les lois récentes, qui ont modifié l’ancien droit administratif anglais, notamment les lois sanitaires du 14 août 1871 et du 11 août 1875, la loi du 18 août 1882 sur l’administration des bourgs, celle du 13 août 1888 sur l’administration des comtés, voyez l’Annuaire de législation étrangère, où ces lois se trouvent à leur date, accompagnées de notices de MM. Edmond Bertrand, Alexandre de Haye, Lucien Guérin, etc. Voyez aussi une intéressante étude de M. Boutmy, directeur de l’École des sciences politiques, publiée dans la Revue de l’École, t. Ier, p. 166 : Le Gouvernement local et la tutelle de l’État en Angleterre.). — Le système qu’il nous reste à examiner, d’abord en Angleterre, puis aux États-Unis qui l’ont emprunté à leur ancienne métropole, diffère profondément de tous ceux qui sont pratiqués dans les États du continent.
Les traits caractéristiques de ce système sont : la compétence générale de l’autorité judiciaire dans tous les cas où l’application de la loi est requise, aussi bien dans les litiges administratifs que dans les autres ; le droit qui appartient au juge, saisi d’une plainte contre un acte illégal, et même contre une inaction fautive, d’adresser à l’administrateur des injonctions ou des défenses.
On a même vu en Angleterre, jusqu’à une époque toute récente, des fonctions d’administration active réunies à des fonctions de judicature, notamment en la personne des juges de paix des comtés ; [98] ce cumul d’attributions n’a pris fin que par la loi du 13 août 1888 qui a profondément modifié, dans les comtés, l’ancien régime administratif.
Pendant longtemps aussi, il n’y a pas eu, à proprement parler, de hiérarchie administrative. Le pouvoir central gouvernait mais n’administrait pas ; il n’y avait pour ainsi dire pas d’autre intermédiaire que le juge entre le Parlement et les autorités locales. D’un côté le Parlement faisait non seulement la loi, mais les règlements et les chartes. C’est lui seul qui déterminait par des actes spéciaux le régime administratif de tels bourgs, de telles unions de paroisses, de tels districts sanitaires ; il accomplissait même dans certains cas des actes de tutelle administrative : autorisations de ventes, d’emprunts, déclarations d’utilité publique, expropriations, etc. D’un autre côté, les autorités locales exécutaient les bills : non des autorités uniques, préposées comme en France à l’administration générale d’une circonscription déterminée, mais des autorités multiples et fractionnées : comités, bureaux, magistrats, gardiens (committee, boards, magistrates, guardians) chargés de services spéciaux et limités, dans des territoires ou des fractions de territoires presque aussi variables que les fonctions (1. Voy. Boutmy, op. cit., p. 165. D compte jusqu’à 48 autorités, indépendantes les unes des autres, dans la seule agglomération de Liverpool.).
Entre ces deux points extrêmes, l’ancien droit administratif anglais ne laissait guère de place qu’aux tribunaux, soit aux cours supérieurs, soit aux tribunaux des comtés ou des bourgs; tout intéressé pouvait les saisir d’une demande tendant à faire exécuter la loi, le règlement, la charte soit par les particuliers, soit par les autorités. Le contrôle judiciaire remplaçait la hiérarchie administrative.
Le Gouvernement lui-même, dans les cas rares où il jugeait nécessaire d’intervenir, n’avait guère d’autre ressource que de s’adresser à ces tribunaux pour obtenir, sous forme d’ordonnances (writs), des injonctions ou des défenses ayant force exécutoire à l’égard des autorités locales.
Tel était l’esprit général du système connu sous le nom de Selfgovernment. Il avait pour bases la tradition, l’attachement aux [99] libertés locales, l’influence séculaire et méritée de la Gentry (1. Voy. sur la Gentry, et sur les juges de paix avant la réforme de 1888, la note 1 de la page 109.) qui, dans les comtés, représentait à la fois la grande propriété, l’administration et la justice réunies en la personne des juges de paix. Mais ce système se prêtait mal aux nécessités modernes ; il laissait en souffrance les services administratifs qui ont besoin d’une certaine concentration de forces et d’une certaine unité de vues et de direction.
De là l’évolution de la législation administrative, qui a commencé vers 1830 et qui se poursuit encore de nos jours : évolution d’abord timide et lente, puis rapide et accentuée. Ses tendances peuvent être ainsi caractérisées : diminuer le nombre et le fractionnement des autorités locales et augmenter leurs attributions ; séparer les fonctions d’administration active des fonctions de judicature ; rattacher les autorités administratives locales au pouvoir central par un lien de surveillance et même d’autorité hiérarchique qui aboutit au Bureau de gouvernement local (Local Government Board), important organe d’unité et de centralisation administratives ; attribuer à ce bureau une partie des pouvoirs de tutelle d’abord réservés au Parlement, et même des attributions contentieuses qui rappellent, dans beaucoup de cas, celles de la juridiction administrative.
Lois nouvelles tendant à l’unité et à la centralisation administratives. — Il ne peut rentrer dans le cadre de notre étude d’exposer en détail les actes législatifs qui ont réalisé ces nouvelles tendances ; nous devons cependant mentionner les principales lois qui ont contribué à établir l’état de choses actuel.
Lois sur l’assistance, la salubrité, l’instruction publique. — Le service de l’assistance publique est le premier dont l’unification a paru nécessaire. La loi des pauvres de 1834 (Poor law amendment act) lui appliqua un régime de centralisation relative en créant des unions de paroisses, administrées par des bureaux de gardiens (boards of guardians), autorités locales électives chargées de lever la taxe des pauvres, d’en employer le montant aux oeuvres d’assistance, notamment à la fondation de maisons de travail (workhouses). Ces [100] autorités furent rattachées à un bureau central, le poor law board. Ce bureau, d’abord composé d’agents secondaires de la couronne, reçut, en 1847, une organisation plus forte ; les principaux ministres furent appelés à y siéger, des actes successifs du Parlement l’investirent d’un véritable pouvoir hiérarchique à l’égard des bureaux des unions. Ce pouvoir a été transféré, par la loi des pauvres de 1876, au Bureau de gouvernement local.
Une œuvre semblable a été progressivement accomplie pour les services locaux intéressant la salubrité publique : d’abord par l’acte de 1848, puis par celui du 2 août 1858 qui formèrent des districts sanitaires administrés par les guardians et fonctionnant comme les unions de paroisses. Ces administrations, d’abord placées sous la surveillance du secrétaire d’État de l’intérieur, ont été rattachées au Bureau de gouvernement local par la loi du 14 août 1871 ; leur régime a été révisé et fortifié par la loi du 11 août 1875 « confirmant et amendant les actes relatifs à la santé publique en Angleterre ».
Cette loi est un véritable code de la matière. Elle divise l’Angleterre en districts sanitaires urbains et ruraux formés par des décisions du Bureau de gouvernement local, ratifiées, mais seulement pour la forme, par des actes du Parlement. Ces districts, administrés par des bureaux reliés au bureau central, ont dans leurs attributions : les travaux de salubrité, les établissements et les logements insalubres, l’assistance publique, les hôpitaux, les routes, la voirie urbaine, les lavoirs publics, les marchés, les abattoirs, etc. A ces attributions il faut encore ajouter celles qui résultent de la loi du 15 août 1876 « sur la corruption des rivières » et qui comprennent les travaux et les mesures de police intéressant l’assainissement des eaux.
Parallèlement à ces mesures qui centralisaient les services d’assistance et de salubrité, le législateur anglais a réalisé une réforme analogue pour l’instruction publique. Il a d’abord créé un modeste comité d’éducation, destiné à veiller à la répartition des subventions votées par le Parlement en faveur des écoles. En 1856, ce comité est devenu un Bureau présidé par le vice-président du conseil privé ; en 1870, ce bureau a été investi de pouvoirs étendus, notamment de celui de créer d’office, dans les localités, [101] un bureau scolaire (school board), autorisé à fonder des écoles et à lever un impôt spécial à cet effet.
Viennent enfin deux grandes lois d’une portée encore plus générale : celle du 18 août 1882 sur l’administration des bourgs, et celle du 13 août 1888 sur l’administration des comtés, qui révisent et même transforment les règles relatives à ces centres séculaires d’administration locale.
Loi de 1882 sur l’administration des bourgs. — La loi municipale du 18 août 1882 (municipal corporations act) (1. Voy. le texte et le commentaire de cette loi, par M. Alexandre de Haye, Annuaire de législation étrangère, 1883, p. 103.) complète et met en harmonie plusieurs actes du Parlement qui s’étaient succédé depuis celui du 9 septembre 1835. Elle partage l’administration du bourg entre le conseil municipal, les aldermen élus par les bourgeois ou citoyens de la cité, et le maire (mayor) élu par les conseillers et les aldermen. Ce qui caractérise principalement cette loi, c’est le lien de surveillance hiérarchique qu’elle établit entre ces administrations et le pouvoir central représenté par le Bureau de gouvernement local et, dans certains cas, par le conseil privé de la reine (privy council).
Nous voyons apparaître ici une tutelle administrative fort analogue à celle qu’exercent, en France, les préfets et le ministre de l’intérieur. Ainsi les lois locales ou règlements (byelaw), que les corps municipaux ont le droit d’édicter avec des pénalités pécuniaires s’élevant jusqu’à 5 livres (125 fr.), ne sont exécutoires qu’après des délais pendant lesquels le conseil privé peut suspendre leur exécution, et même la paralyser par une désapprobation formelle (2. Loi de 1882, article 23.).
Les actes qui engagent le patrimoine du bourg : vente, hypothèque, longs baux, emprunts, doivent être autorisés en principe par le Parlement, mais le sont, en fait, par le Bureau central qui prépare lui-même les bills (3. Loi de 1882, articles 108 et suiv. — Boutmy, op. cit., p. 200.).
Les taxes de bourgs sont levées sous la surveillance du Bureau, et la comptabilité municipale tout entière est soumise à son contrôle, par l’intermédiaire d’inspecteurs spéciaux, d’auditeurs des [102] comptes qui sont de véritables fonctionnaires du gouvernement central (1. Loi de 1882, articles 25 et suivants.).
Loi de 1888 sur l’administration des comtés. — En ce qui touche l’administration des comtés, la loi du 13 août 1888 (2. Voy. le texte et le commentaire de cette loi, par MM. Al. de Haye et Lucien Guérin, Annuaire de législation étrangère, 1889, p. 42.) a consacré des réformes plus importantes encore. Elle ne s’est pas bornée à rajeunir le système existant, elle l’a transformé de toutes pièces.
On sait qu’avant cette réforme l’administration des comtés, de même que la justice, était confiée aux juges de paix agissant soit isolément, soit en petites sessions, soit en sessions trimestrielles. On signalait comme une des institutions les plus remarquables de la vieille Angleterre, la dualité d’attributions de ces magistrats appelés à la fois à juger, à administrer, et même à lever les taxes, sans mandat électif et en vertu d’une simple commission de la Couronne. On expliquait cet état de choses par le culte des traditions, par l’influence encore respectée de la gentry et de la grande propriété, et aussi par la bonne administration et l’esprit de justice de ceux qui exerçaient de si grands pouvoirs.
Mais ces considérations ne pouvaient pas indéfiniment prévaloir contre un courant d’idées plus modernes.
Le Parlement, en opérant dans l’administration des comtés la réforme qu’on a justement appelée une véritable révolution, n’a fait en réalité qu’obéir à des principes et à des nécessités déjà acceptés par tous les États européens. Il a séparé les fonctions judiciaires des fonctions d’administration active ; il a doté les comtés du régime représentatif déjà établi dans les bourgs, en instituant des conseils de comté qu’il a chargés d’administrer le comté et de lever les taxes, et il n’a plus laissé aux juges de paix que l’exercice des fonctions judiciaires. Quant aux pouvoirs de police, qui confinent à la fois à l’administration et à la justice, la loi de 1888 les a confiés à des comités mixtes où le conseil et les magistrats sont représentés.
La nouvelle administration des comtés se rapproche de celle des bourgs. Le conseil est élu par les électeurs des bourgs auxquels s’adjoignent, dans les paroisses, les électeurs de comté déjà créés par la loi du 16 mai 1888. Le comté, comme le bourg, a des [103] aldermen (1. A la différence des aldermen des bourgs qui sont élus par le corps électoral, ceux des comtés sont élus par les conseillers.), des bureaux et des comités locaux qui correspondent avec le conseil et qui sont soumis, comme lui, à la surveillance du Bureau de gouvernement local. Ce Bureau, et dans certains cas le conseil privé et le Parlement lui-même, exercent les mêmes pouvoirs de tutelle et de contrôle que dans les bourgs, en matières de taxes locales, de comptabilité et de règlements.
Le Bureau de gouvernement local. — Le Bureau se compose actuellement d’un président nommé par la reine, du lord président du sceau privé, des principaux secrétaires d’État et du chancelier de l’Échiquier.
L’aperçu qui précède a déjà donné une idée du rôle considérable qui lui appartient comme organe de centralisation, de contrôle et d’autorité hiérarchique à l’égard des services locaux que la loi a successivement groupés dans sa sphère d’action : les services de salubrité en 1872 et 1874 ; l’assistance publique en 1876, les prisons en 1877, l’administration des bourgs en 1882, celle des comtés en 1888. Sous son titre modeste, il est devenu un véritable ministère de l’intérieur, et comme l’autorité directrice de toutes les administrations locales.
Outre les pouvoirs de tutelle dont nous avons déjà fait mention, et qui s’exercent soit au moyen de décisions directes, soit au moyen de bills préparés par le Bureau et enregistrés plutôt que délibérés par le Parlement, le Bureau possède des pouvoirs qui égalent, et parfois même dépassent ceux qui, en France, appartiennent aux ministres.
Il peut, dans certains cas et en vertu de la délégation qu’il a reçue du législateur, accroître, modifier les attributions conférées aux autorités locales par leurs chartes particulières et même par des lois générales. L’exemple le plus remarquable de cette attribution apparaît dans la loi de 1888 sur l’administration des comtés, qui autorise le bureau central à transférer aux conseils de comtés « des pouvoirs conférés par des statuts au conseil privé, à un secrétaire d’État, au bureau du commerce, au département de l’éducation [104] et à tout autre département ministériel, et ses propres pouvoirs de Bureau de gouvernement local. Il peut limiter et modifier ces attributions comme il le juge convenable, le tout conformément « à l’ordre de la Reine en conseil privé » (1. Loi du 13 août 1888, article 10.).
Il peut aussi changer les règlements particuliers des bureaux locaux, anciens ou nouveaux, en vertu d’une ordonnance provisoire qui devient définitive si elle n’a pas été déférée au Parlement dans un délai déterminé.
La législation nouvelle a été moins hardie en ce qui touche une attribution importante de l’autorité hiérarchique, le droit de se substituer aux autorités locales en accomplissant d’office les actes de leur fonction qu’elles auraient négligés. Ainsi que nous le verrons plus loin, les pouvoirs de contrainte et de coercition légales sont toujours réservés, en principe, à l’autorité judiciaire ; c’est à elle que les pouvoirs publics, comme les particuliers, doivent s’adresser pour obtenir des mandements exécutoires. Le législateur n’a pas encore voulu abandonner cette règle de l’ancien droit public anglais, ou du moins il ne l’a fait que dans une mesure très restreinte, en faveur des nouvelles autorités administratives.
Cependant le Bureau de gouvernement local a reçu le pouvoir d’accomplir d’office, notamment dans l’intérêt des services sanitaires, certains actes prescrits par la loi et que l’autorité locale aurait négligés. Dans ce cas, le Bureau, après enquête, met cette autorité en demeure d’agir dans un certain délai. Si l’exécution n’a pas lieu, il peut la prescrire par un writ of mandamus (2. Voy. sur les writs, ci-après, page 107.). Il peut aussi charger un citoyen qu’il délègue à cet effet d’exécuter l’acte au lieu et place de l’autorité locale défaillante (3. Loi du 11 août 1875, article 299.). Il peut même le charger de recouvrer les taxes prévues par la loi et d’en appliquer le montant au service resté en souffrance (4. Loi du 11 août 1875, article 300.).
Le Bureau de gouvernement local a aussi de véritables attributions contentieuses qui rappellent celles des ministres en France, lorsqu’ils statuent soit d’office, soit sur la réclamation d’une partie intéressée. Mais, comme il n’existe pas en Angleterre de juridiction [105] analogue à notre Conseil d’État à qui l’on puisse déférer les décisions du Bureau, celles-ci sont sans appel. Les réclamations auxquelles elles pourraient exceptionnellement donner lieu devant la Cour suprême ne pourraient être fondées que sur un excès de pouvoir manifeste.
Les questions de police sanitaire sont de celles où les pouvoirs de juridiction administrative du Bureau de gouvernement local sont les plus étendus. « Pour ces affaires, dit Fischel, on a été dans ces dernières années jusqu’à établir extrajudiciairement un recours administratif au secrétaire d’État de l’intérieur (aujourd’hui le Bureau de gouvernement local) dont la compétence à cet égard ne souffre aucun partage. » — Et plus loin : « Il est seul compétent pour recevoir le pourvoi au contentieux sur la validité de l’acte et sur les voies de contrainte pour le paiement des travaux. Il se trouve ainsi seul juge d’appel dans des questions de propriété très importantes (1. Fischel, La Constitution d’Angleterre, t. II, p. 84 et 121). »
C’est également au Bureau que doivent être adressées les réclamations des particuliers qui se prétendraient lésés dans leurs droits par les décisions des autorités sanitaires. Après communication de ces recours à l’autorité intéressée, le Bureau prononce ; il peut interdire l’exécution des mesures prescrites par l’autorité locale et même condamner celle-ci à des dommages-intérêts envers la partie lésée (2. Loi du 11 août 1875, article 268.).
Il participe, en outre, quoique dans une mesure restreinte, à l’exercice de la juridiction contentieuse électorale, car c’est lui qui prononce sur les réclamations formées contre les élections des inspecteurs (guardians) des pauvres.
Enfin le Bureau, possède des attributions importantes en ce qui touche la comptabilité des unions de paroisses, des districts sanitaires et, depuis les lois de 1882 et de 1888, celle des bourgs et des comtés. Il est assisté, à cet effet, par des fonctionnaires relevant directement de lui, les « auditeurs des comptes » qui contrôlent les recettes et les dépenses et rendent de véritables décisions à l’égard des comptables. Ceux-ci peuvent faire appel au Bureau de [106] gouvernement local qui, paraît-il, a l’habitude de faire remise aux agents de bonne foi du montant de leur débet, même quand il confirme la décision des auditeurs. Mais, comme le fait justement observer M. Boutmy « cette indulgence ne change pas le caractère de la juridiction. C’est bien ici de la juridiction administrative » (1. Boutmy, op. cit., p. 200.—M. Alex, de Haye, dans son commentaire de la loi de 1888, estime que les pouvoirs du Bureau de gouvernement local vont jusqu’à lui conférer une véritable omnipotence. « Il n’est guère, dit-il, de difficulté qu’il ne soit chargé de résoudre, d’autorisation qu’on ne soit obligé de lui demander, de question financière dont la solution ne lui revienne, de plainte ou d’appel qui ne relève de sa juridiction… Les conseils de comté sont en réalité placés sous sa tutelle. Ils n’exercent en général leurs larges pouvoirs que sous condition d’être approuvés par lui. » (Annuaire de législation étrangère, 1889, p. 70-71.) M. Boutmy dit aussi, dans l’étude que nous avons déjà citée : « Le Selfgovernment anglais est trop vivace pour que l’on puisse lui compter les jours. Il n’en est pas moins entamé très profondément et condamné à se transformer en se rapprochant plus ou moins de notre organisation administrative. » (Annales de l’école libre des sciences politiques, t. I, p. 203.)).
Cette introduction, dans le droit administratif anglais, d’éléments tout nouveaux, que de longues traditions semblaient en exclure, et que l’avenir ne fera probablement que développer, est assurément digne d’attention. Mais il ne faut pas en exagérer la portée et croire que le rôle prépondérant qui appartient aux cours judiciaires a cessé d’exister. Si l’on ne s’en rapporte plus uniquement à elles du soin d’assurer la sanction des règles administratives nouvelles, ce n’est pas par défiance, mais celeritatis causa, et comme conséquence de la création d’un pouvoir hiérarchique dont les attributions rappellent, dans beaucoup de cas, celles d’un juge. L’application litigieuse des lois administratives et les mesures de contrainte qu’elle peut rendre nécessaires, n’en continuent pas moins d’appartenir, en principe et le plus souvent en pratique, aux cours de justice.
Voyons maintenant d’après quelles règles et quelles traditions ces cours exercent leurs pouvoirs.
Pouvoirs étendus de la magistrature anglaise. — C’est une vieille et belle maxime des jurisconsultes d’outre-Manche que « à tout tort il y a remède en droit ». Ce remède c’est la loi qui doit le fournir et c’est le juge qui doit l’appliquer, quelle que soit la nature du tort et quel que soit son auteur — à moins toutefois que cet auteur [107] ne soit l’État, car nous verrons que sa souveraineté le met, en principe, à l’abri de toute action judiciaire.
C’est également aux tribunaux qu’il appartient, en général, de prêter main-forte à l’autorité publique pour contraindre une autorité inférieure à accomplir les devoirs de sa fonction.
Il est vrai que la nouvelle législation administrative a, comme nous venons de le voir, attribué dans certains cas, au Bureau de gouvernement local, un pouvoir d’injonction et d’exécution d’office, mais ce n’est là qu’une exception, et le Bureau, loin de chercher à l’étendre, la restreint aux cas urgents, et continue de recourir à l’autorité des tribunaux toutes les fois que les circonstances le comportent (1. Boutmy, op. cit., p. 202.).
Cette autorité réside principalement dans la Cour du Banc de la Reine, réunie depuis 1873 à la Cour suprême dont elle forme une des sections (2. Voy. la loi du 5 août 1878 sur l’organisation de la Cour suprême de justice, Suprême Court, qui réunit les hautes juridictions, tant de loi commune que d’équité, autrefois partagées entre la Cour du Banc de la Reine, la Cour des plaids communs, la Haute-Cour de chancellerie et la Cour de l’Échiquier. (Annuaire de législation étrangère, année 1874, p. 9, teste et notice par M. Alex. Ribot.) La réforme de 1873 a été complétée par la loi du 11 août 1876 (Annuaire, 1876, p. 120, traduction et notice de MM. Georges Louis, Droz et Weil) ; par celle du 11 août 1876 (ld., année 1877, p. 16, notice de M. Georges Louis), et par celle du 27 août 1881 (ld., année 1882, p. 14).).
Si une autorité administrative ou judiciaire excède ses pouvoirs, le Banc de la Reine peut lui adresser des défenses par un writ of prohibition ; ou lui adresser une mise en demeure, et même réformer sa décision par un writ of certiorari (3. Le Writ of certiorari peut être défini « un moyen de droit pour examiner si l’acte administratif est conforme à la loi en vigueur, si le fonctionnaire dont il émane était compétent, et si la loi a été bien interprétée ». (Gneist, op. cit., p. 304.)) ; ou lui intimer un ordre par un writ of mandamus. L’autorité ou le citoyen à qui cet ordre est notifié peut présenter au Banc de la Reine un mémoire explicatif; mais, si les explications ne sont pas accueillies, ou si l’exécution du writ of mandamus est trop retardée, la Cour peut réitérer et accentuer son injonction par un ordre plus pressant, writ of peremptory mandamus, auquel on ne peut désobéir sans se rendre coupable de rébellion, de mépris de la loi et de la Cour (contempt), et encourir des pénalités.
[108] Il existe d’autres writs dont la jurisprudence a pendant longtemps fait usage pour remédier aux irrégularités administratives ; tel est le writ de quo warranto qui oblige une personne exerçant une charge publique à justifier de son titre et à en faire vérifier la légalité. Le Banc de la Reine en faisait souvent usage pour vérifier la régularité des élections, avant que le législateur eût édicté les règles actuellement en vigueur, et que nous indiquerons ci-après, sur le contentieux électoral.
Il résulte de ces anciennes règles et de la jurisprudence qui en a fait application que la Cour suprême peut exercer, sur les actes administratifs illégaux, une juridiction analogue à celle qui appartient, en France, au Conseil d’État, comme juge des « excès de pouvoir ». En effet, une décision contraire à la loi peut être paralysée, un refus d’agir illégal peut être réprimé, un acte entaché d’incompétence peut être mis à néant par un writ. La Cour peut aussi être saisie d’un recours tendant à l’annulation de règlements édictés par les Conseils municipaux des bourgs, par les conseils de comté, ou par les autorités sanitaires. Ces règlements peuvent être attaqués devant elle, nonobstant l’approbation qu’ils auraient reçue du Bureau de gouvernement local, s’ils sont contraires à la loi, et même s’ils sont contraires à la raison (unreasonable). Cette jurisprudence rappelle celle qui s’est établie en France à l’égard des actes administratifs attaqués devant le Conseil d’État non seulement pour illégalité flagrante, mais encore pour « détournement de pouvoir », c’est-à-dire pour abus d’un pouvoir légal qu’on emploie dans un but illégal (1. Voy. au tome II (liv. VI, chap. III, § IV), la théorie du Détournement du pouvoir, d’après la Jurisprudence du Conseil d’État.).
Magistrats conservateurs de la paix. — Ces attributions de la Cour du Banc de la Reine se rattachent à une conception élevée et originale du droit public anglais, celle du magistrat « conservateur de la paix de la Reine, guardian of the peace of the Queen ». Le rôle du juge conservateur de la paix consiste à assurer, en toutes matières et entre toutes parties, l’ordre, l’observation des lois, la répression des délits, la réparation des torts, en un mot la paix sociale et privée, la paix de la Reine.
[109] C’est en la personne des juges du Banc de la Reine que cette attribution est la plus complète ; mais elle appartient aussi à d’autres magistrats, notamment aux juges de paix des comtés : leur nom vient de là, car ces magistrats n’ont point d’analogie avec nos modestes juges de paix cantonaux; ceux-ci cherchent à maintenir la paix entre les plaideurs, ceux-là veillent à toutes les exigences de la paix publique.
Leurs attributions ne sont cependant plus aujourd’hui ce qu’elles étaient avant la loi du 13 août 1888 sur l’administration des comtés. Ils ne cumulent plus avec leurs attributions judiciaires les pouvoirs d’administration et de police qui leur appartenaient antérieurement, et que la loi de 1888 a transférés aux Conseils de comtés. Mais s’ils n’ont plus désormais, comme les juges de paix des bourgs, que des fonctions de judicature, celles-ci n’ont rien perdu de leur ampleur et elles continuent d’embrasser les contestations administratives, aussi bien que les affaires civiles, correctionnelles, et même criminelles qui ne sont pas réservées à d’autres juridictions. Comme par le passé, ils exercent leur fonction judiciaire, selon la nature et l’importance des affaires, soit isolément, soit réunis en sessions, et assistés ou non d’un jury (1. Dans notre première édition, nous exposions ainsi le caractère tout spécial de la fonction des juges de paix, telle qu’elle existait avant 1888. « Ces magistrats, agissant isolément ou réunis en sessions, lèvent des taxes, font des règlements, nomment des agents administratifs, ordonnent les dépenses, vérifient la comptabilité, exercent la juridiction en matière civile ou pénale. En présence d’attributions aussi complexes, on comprend que lord Coke (cité par Fischel) ait pu dire : Cette magistrature bien remplie n’a point de pareille dans la chrétienté. « Ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est la manière dont les juges de paix sont investis de cette magistrature presque universelle. Ils ne sont point élus, bien qu’ils lèvent des impôts ; ils ne sont pas des agents de la couronne, bien qu’ils rendent des décisions en son nom ; ils n’ont pas de cadres fixes quoiqu’ils président à des services réguliers et permanents ; ils ne sont pas rétribués, quoiqu’ils doivent tout leur temps à ces services. Ils représentent à la fois les privilèges et les charges du Selfgovernment local, l’influence et le dévouement de la gentry dans la gestion des intérêts provinciaux. Ici l’organisation administrative et judiciaire a ses racines dans l’organisation sociale elle-même et dans les traditions auxquelles l’Angleterre est demeurée le plus attachée. C’est, en effet, à la gentry que le comté, c’est-à-dire la province anglaise rurale, a dû dans le passé la défense de son indépendance locale et doit encore, dans le présent, les moyens de la conserver. La gentry n’est cependant pas une caste nobiliaire, une classe sociale à part, elle ne constitue pas une aristocratie de droit ; mais elle forme une aristocratie de fait, fondée sur la respectabilité des personnes, sur les intérêts qui les attachent à la région, sur le souvenir des services rendus et la confiance dans les services à rendre. Les propriétaires fonciers, les hommes publics rentrés dans la vie privée, les gens de loi, les industriels et les commerçants, qui se sont retirés des affaires pour vivre dans le comté et qui s’y sont créé des intérêts territoriaux, composent la gentry. Les juges de paix se recrutent parmi les membres de cette société provinciale qui justifient d’un revenu foncier de 100 livres (2,500 fr.) ou qui sont héritiers présomptifs d’un capital de 600 livres (15,000 fr.). Ils ne sollicitent pas le choix du gouvernement, ils se bornent à lui demander un titre qui consiste dans une commission délivrée par la chancellerie sous la forme d’une ordonnance de dedimus potestatem… ». Les observations ci-dessus, relatives au mode de recrutement des juges de paix, sont toujours vraies, car la nouvelle législation des comtés n’a pas innové sur ce point. Mais il est probable que la gentry ne se montrera pas à l’avenir aussi empressée que dans le passé à remplir des charges devenues purement judiciaires, et auxquelles ne s’attachera plus le même prestige, la même influence qu’autrefois. Si cette prévision vient à se réaliser, les juges de paix des comtés ressembleront à ceux des bourgs, magistrats d’ordre purement judiciaire, qui sont principalement recrutés parmi les hommes de loi, et dont beaucoup sont rétribués.).
[110] A cette fonction judiciaire se rattache le droit de décerner des writs, soit pour empêcher l’exécution d’un acte administratif illégal, soit pour imposer à un administrateur l’accomplissement d’un acte prescrit par la loi.
Dans les sessions trimestrielles (quarter session), qui sont les plus importantes, les juges de paix ont compétence pour connaître des difficultés relatives aux travaux publics, à la voirie, aux mesures de police sanitaire, ainsi que pour juger les réclamations formées contre la plupart des taxes de comtés, et contre celles des bourgs, lorsque les bourgs ne sont pas le siège de cours de sessions spéciales. Mais la juridiction des juges de paix ne s’étend pas, en général aux taxes d’État autres que l’income tax; celles-ci sont soumises à des commissions spéciales.
Actions formées contre l’État. — Les services directement gérés par l’État sont moins nombreux en Angleterre que dans les États du continent. Il ne faut pas confondre, en effet, avec des services de l’État, ceux dont nous venons de parler et qui ont leur siège dans les comtés ou dans les bourgs. Quoique surveillés par des représentants élevés du pouvoir central, ils conservent le caractère de services locaux au point de vue de leur exécution et des ressources qui les alimentent. Quant aux travaux publics autres que ceux prévus par la législation sanitaire, ils sont exécutés par les comtés, ou par des unions ; les plus importants, tels que les chemins de [111]
fer et les canaux, sont exécutés par des concessionnaires agissant à leurs risques et périls. Ces concessionnaires doivent seulement être pourvus d’un acte, en forme de bill privé, délivré par le Parlement ; mais cet acte ne constitue qu’une autorisation soumise à certaines clauses et il n’engage ni les finances, ni la responsabilité de l’État.
Les services propres de l’État n’embrassent guère que les objets suivants : les impôts d’État (excise, douane, timbre, taxe somptuaire, income tax) ; le domaine de la Couronne et les droits divers qui en dépendent ; l’armée et la marine. A ces services se rattache nécessairement un contentieux assez étendu. Il relève, en principe, de l’autorité judiciaire, qu’il s’agisse d’actions dirigées par des particuliers contre le Trésor ou par le Trésor contre des particuliers.
Cependant les contestations de cette nature ont été et demeurent encore soumises à des règles spéciales, bien que l’unité de juridiction et de procédure tende de plus en plus à s’établir, depuis que la juridiction spéciale du Trésor, la Cour de l’Echiquier, a été réunie à la Cour suprême (1. La Cour de l’Échiquier était primitivement un conseil de la Couronne, composé des « barons de l’Échiquier », qui assistait le roi pour la gestion de ses domaines et revenus et qui connaissait, à l’exclusion des tribunaux ordinaires, des actions et réclamations de toute nature intéressant les finances royales. Cette institution avait beaucoup d’analogie avec l’ancienne Chambre des comptes de France, et, surtout avec l’Échiquier de Normandie dont elle procédait directement. Sa dénomination avait la même origine : elle venait de ce que les barons de l’Échiquier avaient l’habitude de siéger autour d’une table dont le tapis, quadrillé de blanc et de noir, rappelait un échiquier.— Voy. sur l’origine et les attributions de la Cour de l’Échiquier : Gneist, Das Englische Verwaltungsrecht, 3e édition ; Berlin, 1883 ; livre II, chap. 3, section 3. Au XVIe siècle, l’Échiquier fut constitué en une cour de justice qui prit place parmi les tribunaux d’équité et qui demeura rattachée à la Couronne par son principal dignitaire, le chancelier de l’Échiquier. La Cour de l’Échiquier, de même que celle du Banc de la Reine, forme une section de la Cour suprême depuis la loi du 5 août 1873.).
Bien que l’Échiquier ne fût institué que pour le jugement des affaires fiscales et domaniales et en général des actions ‘concernant la Couronne, soit en demande, soit en défense, sa juridiction s’était étendue, au moyen de certaines fictions, à des procès civils entre particuliers. Une de ces fictions les plus ingénieuses consistait à dire que la perte de droits ou de biens litigieux pourrait avoir pour [112] effet de rendre le plaideur insolvable, de le mettre hors d’état d’acquitter ses impôts et redevances envers la Couronne, que celle-ci était ainsi intéressée au procès et qu’elle devait le laisser porter devant sa propre juridiction. L’action d’un particulier venait ainsi à se combiner avec une action fictive de la Couronne. Ces fictions juridiques, ainsi que les complications de procédure auxquelles donnaient lieu les actions exercées par la Couronne, ont pris fin à la suite des réformes opérées dans la procédure anglaise par la loi du 5 juillet 1865.
Il ne faudrait pourtant pas croire que les actions dirigées contre le fisc soient assimilées, en Angleterre, aux réclamations administratives ordinaires pour lesquelles l’accès des tribunaux est si largement ouvert. Pendant longtemps, la jurisprudence anglaise a rigoureusement appliqué la maxime : non est actio contra fiscum. Il n’y avait point d’action en justice contre le Trésor ou le domaine ; on ne pouvait agir contre eux qu’en vertu d’une décision du lord chancelier rendue sur pétition, et par la voie gracieuse. Ce droit d’autorisation préalable existe encore aujourd’hui ; il est exercé par l’attorney général, ou plus exactement par la reine, après avis de ce magistrat. Mais si le consentement de la Couronne à l’introduction d’une action contre elle-même est toujours nécessaire, on admet actuellement qu’il n’a pas un caractère discrétionnaire et qu’il ne doit être refusé que si l’attorney général considère la réclamation comme manifestement dénuée de tout fondement.
L’attorney général est d’ailleurs responsable devant le Parlement des avis qu’il donne en cette matière, et sa responsabilité est de même nature que celle qu’il peut encourir lorsqu’il empêche, par un nolle prosequi, qu’il soit donné suite à une accusation. Le droit anglais a, en effet, rapproché ces idées qui semblent si différentes ; il a vu, dans la réclamation formée contre le Trésor, une sorte d’accusation contre l’agent qui aurait méconnu les équitables intentions du roi et lésé un citoyen. Aussi, pendant longtemps, l’instance se suivait devant l’Échiquier dans la forme d’une procédure in contumaciam dirigée contre la Couronne et où le représentant du Trésor représentait fictivement l’accusé. Ces formes ont été simplifiées depuis la loi du 5 juillet 1865 sur les procès de la Couronne, mais les instances sont toujours longues et coûteuses. Une jurisprudence [113] récente permet de mettre les frais à la charge de l’administration lorsque le jugement donne gain de cause au réclamant (1. Gneist, op. cit., p. 275.).
L’action est plus directe et la procédure moins compliquée quand il s’agit, non de revendications contre le Trésor ou le domaine mais de simples réclamations en matière d’impôts. Ces réclamations sont portées : en matière d’’income tax devant les cours de sessions des comtés, en matière de douane et d’accise devant des commissions spéciales relevant des lords de la trésorerie ou de l’Échiquier.
Responsabilité des fonctionnaires et irresponsabilité de l’État. — On a souvent cité l’Angleterre comme un des pays où la responsabilité personnelle des fonctionnaires envers les citoyens lésés est le plus largement pratiquée. Cette responsabilité existe, en effet, bien qu’avec des restrictions consacrées par la loi et par la jurisprudence ; mais on ne doit pas perdre de vue qu’elle est tout à fait exclusive de la responsabilité de l’État. C’est un principe fondamental du droit public anglais que « le roi ne peut faire aucun tort, the King can do no wrong » ; le roi ici personnifie l’État, lequel ne peut être rendu judiciairement responsable ni des conséquences dommageables de ses actes, ni des fautes ou des excès de pouvoir de ses agents.
La responsabilité des fonctionnaires et l’irresponsabilité de l’État sont la double application d’un même principe ; on peut même dire que le principe unique est l’irresponsabilité de l’État, et que la responsabilité personnelle du fonctionnaire en dérive (2. Voy. Smith’s leading cases, 7e édit., vol. I, p. 714. Telle est aussi la doctrine des auteurs. — Cf. Gneist, op. cit., p. 376 ; Stephen’s Commentaries on the laws of England, 9e édit., 1883, vol. III, p. 666.) : « L’irresponsabilité du pouvoir suprême à raison d’actes dommageables, dit une décision des lords du conseil privé, ne pourrait être maintenue avec une apparence de raison, si ses agents n’étaient pas personnellement responsables ; cette responsabilité leur incombe, soit que leur acte ait été spontané, soit qu’il ait été accompli en vertu d’ordres supérieurs ; dans ce dernier cas, l’État est moralement tenu d’indemniser son agent et il serait dur de ne pas [114] le faire, mais le droit à réparation qui appartient à la partie lésée ne saurait dépendre des résolutions prises à cet égard. »
Il n’y a donc jamais d’action, de « pétition de droit », contre la Couronne à raison de torts et dommages qui seraient imputés à ses agents.
Parmi les décisions de la jurisprudence qui ont fait application de cette règle, et qui constituent des cas-types (leading cases) rapportés comme des précédents décisifs, on peut citer : la décision Viscount Canterbury versus the attorney general, qui refuse toute action en indemnité contre l’État au propriétaire d’une maison à laquelle le feu avait été communiqué par l’incendie du palais du Parlement, action fondée sur ce que le sinistre aurait eu pour cause la faute et l’imprudence d’employés de l’État ; — la décision Tobin versus the Queen, qui déclare non recevable l’action en indemnité formée contre l’État par le propriétaire d’un navire qu’un capitaine de la marine royale aurait saisi et détruit à tort comme se livrant à la traite des nègres (1. Common Bench reports, N. S., vol. XVI, p. 310.). Mais dans ces deux espèces, l’impossibilité d’actionner l’État n’impliquait pas le refus de toute action contre l’agent incriminé ; la décision Tobin versus the Queen semble même réserver au plaignant un recours contre le capitaine de vaisseau qui avait pratiqué la saisie (2. Cf. Broom, Constitulional law, 1866, p. 246.).
La même jurisprudence s’est affirmée, en 1887, dans des circonstances particulièrement graves. En décembre 1886, le vaisseau cuirassé anglais le Sultan, à l’ancre dans le Tage, rompit ses amarres et dériva sur le paquebot français la Ville-de-Victoria qu’il aborda et qui sombra aussitôt. Trente personnes périrent et le chargement fut perdu. Des demandes d’indemnité furent présentées au gouvernement britannique par les familles des victimes ainsi que par les armateurs et les chargeurs ; mais elles furent rejetées, par le motif que l’État ne pouvait pas, en droit, être rendu pécuniairement responsable de l’accident ; les parties furent en même temps renvoyées à se pourvoir ainsi qu’elles aviseraient contre le commodore King, commandant du Sultan.
A peine est-il besoin de faire remarquer combien une telle jurisprudence [115] diffère de celle qu’une idée toute différente de la justice due par l’État à ceux qu’il a involontairement lésés a fait consacrer par la jurisprudence française (1. Voy. au Tome II, le chapitre II du Livre V, relatif aux « actions en responsabilité pour dommages et pour fautes ».). Celle-ci admet que l’État doit réparation à ceux qu’il a lésés par le fait d’agents agissant en son nom et en vertu d’une délégation de ses pouvoirs; elle ne fait d’exception que pour les cas où l’autorité souveraine des chambres ou du gouvernement est en jeu. Il en résulte, pour le citoyen lésé, des garanties plus grandes au point de vue de la solvabilité de son débiteur, car l’État est toujours présumé solvable, tandis qu’un fonctionnaire, même en se ruinant, ne pourrait le plus souvent offrir qu’une compensation dérisoire des pertes qu’il a causées.
Ajoutons que le fonctionnaire anglais ne peut être déclaré personnellement responsable que si l’on peut relever contre lui une véritable culpabilité. Même lorsqu’il commet des fautes et des illégalités (trespass), la tendance de la jurisprudence est de ne le déclarer responsable que s’il y a faute lourde, excès de pouvoir manifeste assimilable au dol ou à l’acte méchamment fait (malicious act). A l’égard des juges de paix, il est même intervenu des dispositions législatives spéciales qui les mettent à l’abri des réclamations vexatoires, en cas d’erreurs non dolosives commises dans leurs fonctions, et qui soumettent l’action en responsabilité à une très courte prescription (six mois) quel que soit le grief invoqué. « On ne regarde pas, disait le lord chief justice Abbot (2. Cité par Fischel, op. cit., t. II, p. 168.), si ce qu’ils ont fait a été réellement bien fait, mais quels ont été leurs mobiles. La loi ne les atteint que si ces mobiles ont été coupables. Punir des hommes qui administrent gratuitement un office public, pour une erreur ou une méprise, est incompatible avec la jurisprudence de ce royaume. »
Contentieux électoral. — Le contentieux électoral mérite, en Angleterre, une mention particulière, parce qu’il est plus étendu que dans les autres États ; il comprend, en effet, non seulement les réclamations contre l’élection des corps administratifs, mais encore [116] les protestations dirigées contre l’élection des membres du Parlement. Il relève, dans ces deux cas, de l’autorité judiciaire ou de commissaires délégués par elle.
L’attribution aux juges anglais des contestations relatives aux élections parlementaires, — contestations qui sont réservées partout ailleurs à l’appréciation souveraine du Parlement lui-même, — est une des applications les plus remarquables des principes du droit britannique sur l’étendue du pouvoir judiciaire. Elle a été consacrée par la loi du 12 juin 1868, modifiée par celle du 15 août 1879. Les réclamations contre l’élection des membres de la Chambre des communes sont portées devant deux juges de la Cour suprême (1. D’après la loi de 1868, il était statué par un seul juge. (v. Demombynes, op. cit., t. I, p. 21-23 et notes, et Annuaire de législation étrangère, année 1880, p. 2.)) qui instruisent l’affaire, procèdent à l’audition des parties et de leurs témoins et provoquent, au besoin, une décision de la Cour sur les difficultés d’ordre juridique que soulèverait la réclamation. L’accord des deux juges est nécessaire pour que l’élection soit annulée ; elle peut cependant l’être s’il n’y a désaccord que sur des points accessoires. Un rapport spécial joint au jugement rend compte à la Chambre des communes de tous les dissentiments qui ont pu se produire entre les deux juges. La juridiction de ces magistrats ne s’étend pas aux questions d’éligibilité qui continuent à relever de la Chambre des communes comme intéressant les privilèges du Parlement (2. Le Parlement se réserve aussi de prendre des mesures exceptionnelles lorsque des cas graves de corruption électorale résultent du jugement ou des enquêtes. Ainsi par un bill du 22 août 1881, il a prononcé contre sept bourgs la privation de tout droit de participer aux élections législatives pendant un délai déterminé. (V. Demombynes, loc. cit., et Annuaire de législation étrangère, 1882, traduction et notes de M. Morgand.)).
Pour les élections des corps municipaux des bourgs et des membres des bureaux d’administration locale, la loi du 6 août 1872 (3. Annuaire de législation étrangère, année 1873.) confirmée, pour les bourgs, par la loi municipale du 18 août 1882 (art. 88), a organisé un système particulier. Les réclamations sont portées devant une « Cour électorale, Election Court », formée de membres du barreau (Barristers) délégués à cet effet par les juges des élections législatives ; ces jurisconsultes doivent [117] avoir quinze ans d’exercice, et ils ne peuvent être chargés de juger les élections locales qu’en dehors du ressort judiciaire auquel ils sont attachés. Leurs pouvoirs sont très étendus ; ils peuvent prononcer, outre la décision relative à la validité des élections, des condamnations à l’amende et à l’emprisonnement pour fraude ou corruption. Leurs décisions sont susceptibles d’appel lorsqu’elles infligent des pénalités ou qu’elles impliquent la solution d’une question de droit.
Les mêmes règles ont été appliquées aux élections des conseils de comtés par la loi du 13 août 1888 (art. 75).
Les « cours électorales » ne sont pas aussi largement ouvertes aux réclamations que le sont, en France, les conseils de préfecture ou le Conseil d’État. Tandis que, devant nos juridictions, les recours sont exemptés de tous frais, même des droits de timbre et d’enregistrement, ils sont soumis, en Angleterre, à un cautionnement qui peut s’élever jusqu’à 500 livres (12,500 fr.), et qui doit être fourni, sous peine de déchéance, dans le délai fixé par le juge.
SECTION II. — ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE
(1. On peut consulter : sur les institutions politiques et administratives des États-Unis en général : de Tocqueville, La Démocratie en Amérique (qui a cessé de répondre, le plus souvent, à l’état de la législation); — Story, Commentaire de la Constitution des États-Unis, traduction de M. Paul Odent, Paris, 1845; — James Bryce, The American Commonwealth, publié à Londres, par Mac-Millan; — Ruttiman, Das nordamerikanische Bundes-Staatsrecht, publié à Zurich, par Orell Fussli ; — Cooley, General Principles of constitulional law in the United States. Boston, 1880. Sur le gouvernement local: Howard, Local Constitutional history of the United States, ouvrage publié par l’Université John Hopkins, à Baltimore. Sur les rapports de l’administration et des tribunaux : F. R. Mechem, Treatise of the law of public offices and officers, publié à Chicago par Callaghan, et un savant article de M. Frank Goodnow, professeur au Columbia Collège de New-York : The executive and the Courts, publié par la Political Science Quarterly, volume I, n°4, décembre 1889 (New-York, Ginn et C°). — Voy. l’ouvrage du même auteur où la législation administrative des États-Unis est comparée à celle des États européens : Comparative administrative law, 2 vol. New-York, 1893. Nous devons remercier particulièrement M. le professeur Frank Goodnow du précieux concours qu’il a bien voulu nous prêter, en nous signalant les points par lesquels péchait l’étude publiée dans notre première édition, et en nous procurant les moyens de la rendre moins imparfaite.)
Esprit général de la législation. — Les États-Unis ont emprunté aux traditions de leur ancienne métropole le principe de l’unité et [118] de la prééminence du pouvoir judiciaire. Cette prééminence est plus accentuée encore en Amérique qu’en Angleterre, car elle peut s’exercer dans une certaine mesure à l’égard du législateur lui-même, lorsqu’il s’agit de sauvegarder les règles fondamentales inscrites dans la Constitution fédérale ou dans celles des États. Si ces règles paraissent mises en échec par quelque disposition législative, le juge a le droit de tenir cette disposition pour non avenue. Sans doute il ne peut pas l’annuler, mais il peut en infirmer l’autorité morale et même en paralyser l’efficacité légale en ne tenant pas compte des prescriptions qu’il jugerait inconstitutionnelles.
En Amérique de même qu’en Angleterre, il appartient aux tribunaux d’adresser aux autorités administratives des ordonnances ou writs portant injonction ou défense, lorsque ces autorités violent la loi ou négligent de l’exécuter ; l’efficacité de cette intervention est garantie par des sanctions pénales. La contrainte légale ainsi exercée par le juge remplace l’autorité d’un supérieur hiérarchique partout où celle-ci fait défaut, c’est-à-dire dans presque toutes les administrations locales.
La situation n’est pas tout à fait la même au regard des administrations supérieures, celles des États et surtout de l’Union. Là aussi règne l’unité du pouvoir judiciaire, du moins dans les cours supérieures, mais ses attributions sont moins étendues qu’à l’égard des administrations locales, parce que la souveraineté des tribunaux se trouve en présence de la souveraineté des États ou de la Confédération tout entière. Le contrôle à exercer sur les actes du président des États-Unis ou des gouverneurs des États n’appartient pas, en principe, aux cours de justice mais à la législature. En outre, les États ou la Confédération, même quand ils sont mis en cause comme personnes civiles, ne font pas complètement abstraction de leurs attributs de puissance publique ; ils bénéficient de règles spéciales et d’immunités analogues à celles que nous avons signalées en Angleterre. Ainsi, le principe de l’irresponsabilité de l’État a passé du droit public britannique dans le droit public américain; par suite, ni l’Union, ni les États ne peuvent être actionnés devant [119] aucun tribunal à raison de torts et dommages causés par leurs agents; ce privilège n’existe pas pour les administrations locales.
Les rapports de l’administration et des tribunaux doivent donc être successivement examinés : 1° dans le gouvernement fédéral ; — 2° dans le gouvernement des États ; — 3° dans les administrations locales.
Administration fédérale. — On sait que la Constitution américaine n’a consacré la souveraineté de la Confédération que pour les affaires qu’elle a distraites de la souveraineté des États, celles dont la centralisation lui a paru nécessaire pour assurer le lien fédéral. Les principales matières ainsi attribuées au gouvernement de l’Union sont : les affaires étrangères, l’armée, la marine, le commerce avec l’étranger et entre les divers États, les monnaies, le service des postes (1. Constitution des États-Unis, article I, section 8.). A ces attributions correspond le droit de lever des impôts fédéraux, de faire des emprunts et de centraliser les services de perception et de comptabilité qui s’y rapportent.
De même que l’Union a son pouvoir législatif représenté par le Congrès, et son pouvoir exécutif représenté par le président, elle a son pouvoir judiciaire confié à la Cour suprême, ainsi qu’aux cours inférieures dont la Constitution a prévu et autorisé la création. La compétence du pouvoir judiciaire fédéral comprend, d’après la Constitution, tous les cas en droit ou en équité qui naîtront de la Constitution, des lois des États-Unis, des traités conclus ou à conclure, et, en outre, toutes les contestations dans lesquelles les États-Unis sont partie, ainsi que celles qui s’élèvent entre différents États ou entre leurs citoyens, ou entre un État et les citoyens d’un autre État ou d’un pays étranger (2. Id., article III, section 2.).
Les réclamations dirigées contre l’Union, et dont les tribunaux fédéraux ont seuls le droit de connaître, ne peuvent pas s’exercer en toute matière, même quand elles ne tendent qu’à des allocations pécuniaires.
Ainsi que nous l’avons dit, l’Amérique a emprunté à l’Angleterre la maxime que « l’État ne peut causer aucun tort, State can [120] do no wrong ». L’Union ne peut donc pas être l’objet de demandes d’indemnités à raison de fautes de ses agents. Ainsi se trouve supprimée toute une catégorie de litiges administratifs largement admis par la jurisprudence française. A la vérité, celui qui se prétend lésé peut, comme en Angleterre, actionner personnellement l’auteur du dommage. Nous avons déjà exposé et apprécié ce système, dans le chapitre relatif à l’Angleterre: il nous suffit d’y renvoyer (pages 113 et suiv.).
En ce qui touche les autres contestations qui intéressent l’Union, elles n’ont relevé pendant longtemps que du Congrès, et plus spécialement du Sénat qui les faisait examiner par ses comités. Elles sont actuellement portées devant une cour spéciale, dite Cour des réclamations (Court of daims) instituée par une loi du 24 février 1855 (1. Cette loi a été complétée par des lois du 3 mars 1863, du 9 mai 1866 et du 25 juin 1868.). Cette cour connaît des contestations auxquelles donnent lieu les marchés et autres contrats passés avec le gouvernement fédéral, ainsi que des réclamations dont l’examen lui est spécialement déféré par les lois du Congrès ou par les règlements d’un département exécutif.
Une loi du 9 mai 1866 attribue compétence à cette cour spéciale, sur les demandes des comptables en deniers ou matières tendant à obtenir décharge de leur responsabilité pour perte de fonds, objets ou papiers à eux confiés. Ces affaires étaient autrefois portées, par voie de pétition, devant l’une des Chambres du Congrès qui les faisait examiner par un comité spécial. Encore aujourd’hui, la voie de pétition peut être suivie, mais la Chambre saisie renvoie à la Court of daims. Si le réclamant obtient gain de cause, la somme reconnue due par le gouvernement est acquittée par le secrétaire de la Trésorerie sur les fonds destinés au paiement des réclamations privées (2. La Court of daims ne siège qu’à Washington ; afin de rendre la juridiction plus accessible, une loi de 1887 attribue aux Cours ordinaires fédérales de circuit et de district le jugement de réclamations dirigées contre l’Union au-dessous d’un certain chiffre. Ces affaires sont jugées sans l’assistance du jury. (Voy. Goodnow, op. cit., T. II, p. 158.)).
La Court of daims, par la spécialité de sa compétence, peut être considérée comme un tribunal administratif fédéral ; mais elle se [121] rattache, en cas d’appel, à l’organisation judiciaire générale, car l’appel est porté devant la cour suprême des États-Unis.
Le droit d’appel contre des décisions de la Court of daims est moins largement accordé aux parties qu’au gouvernement ; celui-ci peut l’exercer dans tous les cas, les réclamants ne le peuvent que si le litige excède 3,000 dollars.
Un autre tribunal, qui relève également de la cour suprême eu appel, mais qui a un caractère nettement administratif par la nature de ses attributions, a été institué par le bill Mac-Kinley sur le régime douanier. Il connaît des contestations relatives à la perception des droits et à l’application des lois et règlements en matière de douanes. Une autre Cour spéciale a été créée par une loi du 3 mars 1891 pour le jugement des réclamations relatives aux concessions de terre.
Le gouvernement fédéral, à raison de sa souveraineté, n’est pas soumis aux injonctions, aux writs des tribunaux fédéraux. Ce point n’a jamais fait doute pour les actes du président et de ses ministres; il pouvait prêter à contestation lorsqu’il s’agit des agents fédéraux qui leur sont subordonnés ; mais la jurisprudence de la Cour suprême a depuis longtemps décidé que ces agents ne relèvent que de leurs supérieurs hiérarchiques pour tous les actes qui rentrent dans l’exercice de leurs fonctions.
Cette solution se justifie, en droit, par les dispositions mêmes de la Constitution qui, en instituant les tribunaux fédéraux et en déterminant leurs attributions, n’ont fait aucune mention du droit de délivrer des writs contre les fonctionnaires de l’Union. Elle est également justifiée par l’organisation même de l’administration fédérale, qui est centralisée et soumise à une véritable hiérarchie. A la différence des agents des administrations locales, qui sont électifs, indépendants les uns des autres, et n’ont pas de supérieurs hiérarchiques, les fonctionnaires fédéraux sont nommés par le gouvernement, peuvent être révoqués par lui et agissent sous le contrôle direct des ministres. L’intervention du juge n’est donc pas nécessaire pour assurer leur obéissance à la loi et aux instructions du gouvernement.
Il y a cependant un writ que les cours fédérales ont le droit de délivrer contre tous les fonctionnaires de l’Union, quels qu’ils [122] soient, c’est le writ d’habeas corpus qui garantit la liberté individuelle. Elles tiennent cette attribution des lois mêmes du Congrès.
On doit mentionner aussi les pouvoirs particuliers qui appartiennent à la Cour suprême du district de Colombie, c’est-à-dire du territoire très restreint dont Washington est la capitale et qui est le siège du gouvernement fédéral (1. La Constitution des États-Unis (art. I, sect. 8, § 17) autorisait le Congrès à acquérir un territoire n’excédant pas dix milles carrés pour y établir le siège du gouvernement fédéral. Ce territoire, acheté au Maryland, forme le district de Colombie.). Cette Cour n’est pas considérée comme une juridiction fédérale n’ayant que les attributions déterminées par la Constitution et les lois du Congrès, mais comme une Cour de Common law ayant les attributions judiciaires les plus étendues. Aussi lui reconnaît-on le droit de délivrer des writs non seulement contre les autorités locales du district de Colombie, mais encore contre tous les fonctionnaires fédéraux, lorsqu’ils agissent dans le ressort de sa juridiction. On peut faire appel de ses décisions devant la Cour suprême (2. Voy. F. Goodnow, Comparative administrative Law, T. II, p. 211 et suiv.).
Administration centrale de l’État. — La fonction de l’État est plus restreinte aux États-Unis que partout ailleurs. Cela tient à une double cause. Les différents États qui composent la Confédération ont dû abandonner au gouvernement fédéral tous les attributs de souveraineté qui touchent aux rapports de l’État, soit avec les pays étrangers, soit même avec les autres États de l’Union, ainsi que le droit d’entretenir des forces de terre et de mer (3. Les milices des États ne sont organisées qu’en vue d’assurer la sûreté intérieure.) ; ils ont également remis à l’Union la direction de services civils intéressant la Confédération tout entière tels que les monnaies, les postes, etc. L’État n’a conservé dans ses pouvoirs propres que l’organisation de son régime intérieur. D’un autre côté, les conditions historiques et géographiques dans lesquelles ce régime intérieur s’est formé, ont fait prévaloir partout le Selfgovernment.
L’activité nationale, au lieu de se porter au centre, a afflué vers les groupes élémentaires dont la réunion a formé des États, c’est-à-dire vers les communes ; au sein même de la commune, les services publics se sont partagés entre des autorités électives indépendantes [123] les unes des autres, et non moins indépendantes du gouvernement central qui n’a sur elles ni droit de nomination, ni droit de suspension ou de révocation, ni autorité hiérarchique.
Le rôle de l’État consiste donc presque exclusivement à servir de lien politique entre les centres d’administration autonome d’un même territoire, à veiller à l’observation générale des lois, à entretenir entre l’État et l’Union les rapports prévus par la Constitution.
Au point de vue administratif l’État n’a d’attributions propres que pour un petit nombre de services : la milice, certains travaux publics, quelques établissements d’instruction, ainsi que l’assiette, la perception et la comptabilité des taxes correspondant à ces services. On doit cependant remarquer que plusieurs États manifestent actuellement une tendance à centraliser un plus grand nombre de services et à créer, à côté des autorités décentralisées, des autorités nouvelles directement rattachées à l’État et chargées par lui de pourvoir à des intérêts généraux. Nous y reviendrons plus loin dans un paragraphe spécial (1. Voy. ci-après, page 128.).
Si restreinte que soit la sphère d’action de l’État, elle n’en comporte pas moins des actes, des décisions, des marchés et autres contrats, qui peuvent donner lieu à des contestations.
Originairement ces litiges ne relevaient pas des tribunaux, mais de la législature et particulièrement du Sénat et de ses comités. Il n’en est plus de même aujourd’hui, du moins dans la plupart des États. Ces contestations peuvent être portées devant la Cour suprême de l’État ou devant des juridictions spéciales relevant de cette Cour en appel ; mais il arrive encore souvent que la législature se réserve un droit de contrôle sur les décisions.
Ainsi, dans l’État de New-York, il existe pour le jugement des réclamations contre l’État un « bureau des réclamations, board of daims » analogue à la Court of daims de l’Union, et qui relève, en appel, de la Cour suprême de l’État de New-York. Mais les décisions ne sont exécutoires qu’en vertu d’un bill spécial de la législature, qui a seule le droit d’allouer les fonds nécessaires à l’acquittement des condamnations prononcées contre l’État.
En ce qui touche les actes des fonctionnaires de l’État, il faut [124] distinguer entre le gouverneur et les autres officiers. Le gouverneur ne relève en principe que de la législature et non des tribunaux, à moins qu’il n’ait à rendre compte de cas de trahison et autres délits graves (misdemeanours) qui peuvent donner lieu à la procédure extraordinaire d’impeachment. Il en est de même, dans quelques États, pour les chefs des départements exécutifs. Mais il est à remarquer que les officiers de l’État ne sont pas à proprement parler les subordonnés du gouverneur ; ils tiennent ordinairement leurs pouvoirs de l’élection, ou d’une décision du Sénat, et ils ne peuvent pas être révoqués par le gouverneur, même dans les Etats très peu nombreux où c’est lui qui les nomme. Celui-ci ne possède donc pas à leur égard une véritable autorité hiérarchique, mais seulement un droit de surveillance assez restreint. Il suit de là que les actes de ces officiers de l’État, comme ceux des autorités décentralisées, sont soumis à la juridiction des Cours, et que celles- ci ont le droit de décerner contre eux des writs ou des bills d’injonction (1. Voy. ci-après, page 129:) s’ils prennent des décisions contraires à la loi ou bien s’ils refusent ou négligent d’accomplir des actes de leur fonction.
Il résulte de ce qui précède que le contentieux administratif de l’État est très peu étendu. Mais il est possible qu’il prenne un jour plus d’importance par suite du développement des services centralisés qui se remarque dans plusieurs États. La législature pourra alors, à son choix, laisser les affaires nouvelles suivre leur cours devant les juges ordinaires, ou créer des juridictions spéciales, comme on l’a déjà fait dans l’État de New-York.
Administrations locales décentralisées. — Tous les pouvoirs que la Constitution des États-Unis ou les lois du Congrès n’ont pas réservés au gouvernement fédéral appartenant aux États, leur législation particulière peut librement créer une administration centralisée ou décentralisée, soumise au contrôle des tribunaux ou à celui d’autorités supérieures organisées hiérarchiquement. Mais ce dernier système, contraire aux traditions et au génie propre des Américains, n’a été adopté dans aucun État. Partout au contraire a prévalu le système du Selfgovernment. Comme conséquence [125] de l’indépendance qu’il assure aux diverses autorités, la loi a largement consacré l’intervention du juge dans les affaires administratives. Cette intervention est en effet la seule qui puisse assurer l’ordre légal, à défaut de discipline hiérarchique. Mais si cette idée générale domine dans les différents systèmes d’administration locale, ces systèmes eux-mêmes présentent diverses modalités. Leur type varie non seulement d’État à État, mais souvent aussi dans les différentes parties d’un même État. On peut cependant distinguer trois systèmes entre lesquels se partagent trois principaux groupes d’États. Ce sont, en les classant d’après la situation géographique de ces groupes :
1° Le système dit de la Nouvelle-Angleterre, en vigueur dans la plupart des États du Nord ;
2° Le système du Sud;
3° Le système du Centre, appelé aussi le système du compromis (1. Nous empruntons cette classification à l’ouvrage de M. Howard : Local constitutional law of the United States.)
Essayons de déterminer les principales particularités de chacun d’eux.
Système de la Nouvelle-Angleterre. — Dans ce système, qui domine dans les États du Nord (sauf cependant l’État de Massachusetts), la commune est le siège principal de l’administration, non seulement pour ses propres services, mais pour les services d’État, notamment pour l’assiette et la perception de tous les impôts. De même que la commune a son autonomie dans l’État, la plupart des services locaux ont leur autonomie dans la commune ; ils sont confiés à des délégués indépendants les uns des autres et pourvus de mandats électifs spéciaux: assesseurs qui lèvent les taxes, collecteurs qui les recouvrent, constables qui veillent à la police, commissaires des routes, des écoles, de la salubrité, etc.
Le nombre et la répartition de ces emplois n’ont rien de fixe ; ils varient selon les communes, et ils peuvent varier dans une même commune selon les besoins des services. Le Congrès ne s’est pas reconnu le droit de faire des lois générales sur l’administration municipale. Seules les lois émanées de la législature de l’État [126] peuvent donner aux communes des statuts qui organisent l’administration municipale, lui créent une représentation permanente au moyen d’un conseil et d’un maire qui choisissent certains agents communaux. Mais ces statuts eux-mêmes sont locaux, ils visent les localités qui les ont sollicités, ils n’ont pas le caractère de loi municipale générale, mais plutôt de chartes spéciales, malgré les dispositions semblables qui se retrouvent dans plusieurs d’entre eux.
Dans les communes qui n’ont pas ce régime, la délégation des pouvoirs émane directement de l’assemblée de la cité (Town meeting) qui désigne les selectmen (généralement au nombre de trois), et les agents des services spéciaux. C’est aussi cette assemblée, dans les communes qui n’ont pas de conseil municipal, qui délibère directement sur les règlements, sur les dépenses à faire et sur les taxes destinées à y pourvoir. Ces dépenses et ces taxes doivent, en général, être autorisées par la législature de l’État, elles peuvent même être imposées par elle quand elles ont pour objet un service de l’État.
Dans la Nouvelle-Angleterre, le comté, c’est-à-dire la province a généralement peu d’importance au point de vue de l’action administrative. Il ne constitue guère qu’une circonscription territoriale pour l’administration de la justice et les élections. N’ayant pas ou presque pas de services qui lui soient propres, le comté ne possède pas de représentation spéciale ni d’officiers investis d’attributions importantes.
Système du Sud. — Ce système est presque l’inverse du précédent: le principal centre de l’action administrative est le comté au lieu d’être la commune. Celle-ci ne conserve dans ses attributions que les affaires locales proprement dites ; elle n’est pas chargée de pourvoir à des services plus étendus. C’est dans l’administration du comté que sont centralisées toutes les affaires d’intérêt général que l’État ne s’est pas réservées.
Le comté est ordinairement administré par un comité ou bureau (Board) formé de trois commissaires élus par les électeurs du comté. Ils ont principalement dans leurs attributions les finances du comté, les routes et l’ensemble des services d’assistance publique. [127] Ils sont chargés d’asseoir et de percevoir toutes les taxes, tant locales que d’État, conformément aux décisions de la législature.
Dans quelques États du Sud, par exemple dans la Caroline du Nord et dans la Floride, le comté est encore administré d’après l’ancien système anglais, c’est-à-dire par des juges de paix nommés par le gouvernement de l’État et qui sont ordinairement pris parmi les grands propriétaires fonciers. Ce système a été primitivement en vigueur dans tous les États de l’Union, qui l’avaient emprunté à l’Angleterre. Les idées plus modernes qui l’ont fait abandonner par les Anglais, en 1888, l’ont fait plus anciennement délaisser par les Américains. On ne le retrouve plus que dans un petit nombre d’États du Sud, où l’on a voulu éviter l’introduction du régime électif de peur que les hommes de couleur ne fussent appelés à des fonctions publiques.
Il convient de remarquer aussi que l’homogénéité du comté, considéré comme centre d’administration, semble menacée par la création de districts spéciaux, les districts scolaires, circonscriptions administratives nouvelles, qui ont leurs autorités propres et qui ont été formées pour assurer le développement de l’instruction publique dans les États du Sud.
Système du Centre (ou du compromis). — Ce système, qui a été adopté dès l’origine dans la plupart des États du Centre, repose, comme son nom l’indique, sur une combinaison des deux premiers. Il partage à peu près également les pouvoirs administratifs entre la commune et le comté. Du centre il s’est propagé vers l’ouest et le nord-ouest ; il a été adopté par la plupart des États nouveaux, et il parait destiné à devenir le type prédominant de l’administration locale aux États-Unis.
Dans le système du compromis, le comté a plus d’importance que dans celui de la Nouvelle-Angleterre, il en a moins que dans celui du sud. Mais l’administration du comté présente encore de grandes variétés. On peut y distinguer deux types principaux: — d’une part, le type de l’État de New-York, où le comité de comté se compose de supervisors représentant chacune des communes du comté, et où il exerce, en dehors de ses attributions propres pour [128]
les affaires du comté, un droit de contrôle et de surveillance, une sorte de tutelle administrative sur les administrations municipales : — d’autre part, le type de l’État de Pensylvanie, où le comité de comté, au lieu d’être une sorte de syndicat des communes, est comme une délégation de l’État, assurant ses services et le recouvrement de ses taxes, présidant à la formation des listes du jury, aux élections, etc. En même temps, il dirige l’administration propre du comté, dont le cercle est d’ailleurs restreint.
Dans le système du compromis, la commune se rapproche de celle de la Nouvelle-Angleterre par la division des pouvoirs locaux et par leur indépendance respective ; mais elle en diffère en ce qu’elle est rarement chargée de services d’État, et qu’elle est soumise à la surveillance plus ou moins étroite des autorités du comté.
Autorités nouvelles centralisées. — Aux différents systèmes d’administration locale que nous venons d’esquisser s’est ajouté, et en quelque sorte superposé un réseau d’autorités nouvelles correspondant aux développements relativement récents de grands services administratifs : les travaux publics (chemins de fer, canaux), la salubrité, le service pénitentiaire, celui des aliénés, la surveillance des ateliers et manufactures, etc. On aurait pu, conformément à la pratique ancienne, ajouter ces attributions à celles des agents déjà en fonction dans la commune ou le comté. On a préféré créer des autorités nouvelles rattachées à l’État par un lien hiérarchique, et on les a investies non seulement des pouvoirs nécessaires à ces services, mais encore de certaines attributions limitrophes qui étaient confiées antérieurement à des agents de la commune ou du comté, de manière à éviter le morcellement de l’autorité dans une même branche de l’administration.
Ainsi, dans l’État de New-York, nous trouvons un surintendant des travaux publics, qui a sous ses ordres un corps d’ingénieurs et d’agents secondaires répartis dans tout l’État, et qui assurent le service des canaux et des autres travaux entrepris par l’État; — un inspecteur des manufactures, assisté d’inspecteurs locaux, qui veille à l’exécution des lois sur le travail des femmes et des enfants ; — un surintendant de l’instruction publique, qui a des pouvoirs étendus de contrôle sur les services scolaires de l’État ; [129] — une commission de santé de l’État, qui surveille les commissions locales de santé ; — un surintendant des prisons ; — une commission des aliénés indigents, qui a été récemment substituée aux autorités du comté d’abord chargées de ce service. Toutes ces autorités relèvent directement de l’État.
N’y a-t-il pas là l’indice d’un mouvement analogue à celui qui se poursuit en Angleterre et qui, sans altérer dans leur essence les traditions du self-government, tend à les concilier avec des besoins nouveaux et avec les procédés de centralisation administrative dont ces besoins suggèrent et imposent quelquefois l’emploi ?
Modes d’action des tribunaux à l’égard des administrateurs. — Nous avons vu par ce qui précède que si l’existence d’autorités centralisées n’est pas exclue de l’organisation administrative américaine, elle n’y est encore qu’une exception ; la règle est l’indépendance des autorités locales et l’absence de lien hiérarchique. Ce lien fait défaut non seulement entre ces autorités et le pouvoir central, mais encore entre les différents organes d’une même administration locale. On y supplée par l’intervention du juge chargé de faire respecter non seulement la loi générale, mais les statuts particuliers des communes, et les règlements qui sont édictés par la législature de l’État, ou, dans certains cas, par le town meeting. Ces lois, statuts et règlements entrent ordinairement dans des détails très minutieux, afin que la décision du juge puisse s’appuyer sur un texte.
L’intervention des tribunaux dans l’administration peut se manifester sous des formes différentes : — 1° par le jugement du contentieux administratif proprement dit en matière de contrats et autres obligations pécuniaires ; — 2° par le contrôle, l’annulation, la réformation des actes d’administration émanés des agents locaux : c’est particulièrement dans ce cas que le juge fait fonction de supérieur hiérarchique ; son autorité se manifeste par des writs et des bills d’injonction; — 3° par l’exercice de la juridiction pénale, sanction très fréquente des obligations administratives, qui n’atteint pas non seulement les délits, mais encore les simples fautes, et même l’inaction ou la négligence des administrateurs.
Ces pouvoirs appartiennent aux cours de justice ordinaires, [130] d’après les règles de leur compétence territoriale, et aux cours supérieures en appel. Ils sont ordinairement réservés aux cours supérieures, statuant en premier et dernier ressort, lorsqu’il s’agit de délivrer des writs ou des bills d’injonction.
Mais la compétence des cours, quelle que soit la forme de leur juridiction, est soumise à certaines restrictions qui l’empêchent d’avoir, même pour les affaires locales, autant d’ampleur que n’en a, en France, la compétence des tribunaux administratifs.
En effet, le droit américain établit une distinction entre deux espèces d’actes administratifs : d’une part, les « actes ministériels, ministerial acts », qui peuvent être déférés au juge ; d’autre part, les « actes discrétionnaires, discretionary acts », qui échappent à leur compétence (1. Goodnow, The executive and the Courts, op. cit., p. 554.). Cette distinction n’aurait rien que de rationnel si le mot « discrétionnaire » était pris ici dans le sens français et ne s’appliquait qu’à des actes qui ne peuvent blesser que des intérêts, non des droits. Mais il n’en est pas ainsi : l’acte discrétionnaire, en droit américain, se rapproche plutôt de ce que nous appelons l’acte « de puissance publique ». Ainsi la jurisprudence considère comme des actes discrétionnaires : les actes réglementaires, les décisions qui intéressent une collectivité, alors même qu’elles peuvent léser ses droits ou ceux de certains de ses membres ; et souvent même des décisions individuelles qui portent plus particulièrement l’empreinte de la puissance publique, telles que certaines décisions en matière de salubrité, de voirie, etc. Le caractère d’acte discrétionnaire peut même s’étendre à des actes de répartition et d’assiette d’impôts d’État, qui sont ainsi soustraits à tout contrôle juridictionnel.
Le droit de recours dépend donc de la nature de l’acte, non de la question de savoir s’il lèse un droit ou un simple intérêt (2. Goodnow, op. cit., p. 553, 554.). Or, la classification des actes administratifs en actes discrétionnaires ou ministériels, et par suite la reconnaissance ou la négation du droit de recours, dépend de la jurisprudence des tribunaux, qui est loin d’être concordante, quoique ses tendances soient généralement libérales.
[131] Des textes législatifs ont été quelquefois nécessaires pour que des décisions en matière fiscale, assimilées par la jurisprudence à des actes discrétionnaires, puissent trouver un juge. C’est ainsi que la législature de l’État de New-York a décidé, par des lois de 1880 et de 1886, que les cours auraient le droit de réformer les actes de l’administration en matière d’assiette d’impôts directs et de licences pour la vente des boissons.
Faisons toutefois remarquer que la jurisprudence n’étend pas aux administrations locales le principe d’irresponsabilité qu’elle applique à l’Union et aux États ; elle assimile ces administrations à de simples corporations pouvant, comme des personnes privées, être passibles de dommages-intérêts envers des parties lésées, mais sous réserve de la responsabilité personnelle de l’agent à qui une faute dommageable serait imputable.
Quant aux contrats passés par ces administrations, et en général aux actes de gestion qu’elles accomplissent dans l’intérêt de leur domaine ou de leurs services publics, ils peuvent faire l’objet des mêmes contestations judiciaires que les contrats et les actes privés.
Après ces indications générales sur la sphère d’action des tribunaux, nous devons donner quelques explications sur les différents writs et sur les bills d’injonction par lesquels ils peuvent intervenir dans les actes administratifs susceptibles de recours.
Nous trouvons là les traditions de la jurisprudence anglaise (voy. p. 107) ; mais, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, ce n’est pas uniquement le souvenir de ces traditions qui les a fait adopter aux États-Unis, c’est aussi l’identité de situation créée par l’adoption du régime de self-government, par l’absence de hiérarchie administrative dans la sphère des intérêts locaux, et par la nécessité de soumettre les administrateurs à un régime de surveillance judiciaire, à défaut de surveillance hiérarchique.
En Amérique, comme en Angleterre, les personnes ou les autorités intéressées peuvent solliciter, devant les cours supérieures, des writs of mandamus, of prohibition, ou of certiorari, selon qu’il s’agit de faire ordonner, interdire ou réformer certains actes. Le droit américain a particulièrement développé le writ of certiorari. Ce recours, qui ne pouvait atteindre primitivement que des cas [132] d’incompétence ou d’illégalité grave, est devenu un moyen de faire réformer des décisions administratives non seulement pour infraction à la loi, mais encore pour de simples erreurs de fait, par exemple en matière d’évaluation des propriétés servant de base aux impôts.
On a aussi fréquemment recours au writ de quo warranto, qui est devenu (comme en Angleterre avant l’institution des cours électorales) le moyen ordinaire de vérifier la légalité d’une élection, lorsque la loi n’a pas autrement organisé le jugement du contentieux électoral.
Mentionnons, en dehors des writs proprement dits, le bil d’injonction, dont il est fréquemment fait usage, et qui a pour but d’empêcher l’administration d’exécuter une décision illégale.
Ce sont là des formes variées et efficaces du contrôle judiciaire appliqué à l’administration. Les administrateurs doivent se soumettre aux writs sous peine d’encourir des pénalités, car le seul fait d’enfreindre les ordres du juge constitue un délit passible d’amende et d’emprisonnement. Mais il convient d’ajouter que l’usage de ces procédures présente certaines difficultés ; elles sont compliquées et coûteuses, et surtout elles exposent celui qui y a recours à des fins de non-recevoir et à des forclusions, pour peu qu’il se trompe de procédure. On ne peut pas, en effet, recourir indifféremment à un writ ou à un autre, ni à un writ ou à un bill d’injonction ; ces recours ont des caractères juridiques et des applications différentes : les uns sont des moyens de droit, les autres des moyens d’équité dont les règles de recevabilité ne sont pas les mêmes. Il y a loin de là, il faut le reconnaître, à notre « recours pour excès de pouvoir » si simple, si peu coûteux et d’une application si générale.
La loi pénale peut atteindre l’administrateur de plusieurs manières : d’abord, en le punissant pour infraction aux ordonnances du juge. En outre, elle prévoit, en dehors des délits qui figurent dans toutes les législations pénales tels que la concussion, la corruption, la rébellion, etc., un grand nombre de délits spéciaux qui consistent non seulement à commettre les actes interdits à l’administrateur, mais encore à refuser ou à négliger d’accomplir les actes de la fonction. On pourrait citer des cas où tous les selectmen [133] d’une commune ont été punis d’amende et même d’emprisonnement, à raison de ces délits d’administration. La pénalité peut atteindre non seulement les administrateurs, mais ceux qui refusent de l’être ; ainsi, dans plusieurs États, l’habitant d’une commune qui est appelé à un emploi public est tenu de l’accepter sous peine d’amende, au moins pendant sa durée ordinaire qui est d’une année.
Toute partie intéressée peut provoquer des poursuites contre l’administrateur délinquant ou négligent. Il était nécessaire d’admettre cette espèce d’ « action populaire », car l’administration décentralisée ne comporte pas d’inspecteurs, de surveillants chargés de porter plainte au juge. Mais ce système n’est pas sans inconvénient, car si la plainte se produit sans peine quand l’intérêt particulier est lésé, il n’en est pas de même quand c’est l’intérêt public. Dans ce dernier cas, on a été amené à encourager la dénonciation, soit en allouant une part des amendes à l’agent du fisc chargé de les recouvrer, soit en provoquant par le même moyen les plaintes des particuliers.
Il pourrait arriver que ni les injonctions, ni les condamnations prononcées par le juge ne réussissent à soumettre une administration ouvertement récalcitrante. Dans ce cas, la loi reconnaît-elle aux tribunaux, comme sanction pratique de leurs décisions, le droit de faire procéder d’office à l’exécution de leurs ordres ? Cette sanction pratique des décisions du juge n’est pas prévue par la législation générale, ni admise par la jurisprudence des cours. Le juge ne pourrait faire procéder d’office aux mesures qu’il a prescrites que s’il y était autorisé par des dispositions spéciales de la loi. Mais ces dispositions sont très rares, et leur application plus rare encore.
Conclusion. — Nous n’essaierons pas d’établir un parallèle entre le système anglo-américain et celui qui est en vigueur dans notre pays. Les traditions et les milieux sont trop différents ; on doit d’ailleurs admettre que chaque État peut être conduit, par ses traditions propres et par l’ensemble de ses institutions administratives et judiciaires, à des conceptions très différentes de l’action, de la [134] discipline et de la juridiction en matière administrative. Ce dont il faut avant tout se garder, c’est de prétendre transporter de toutes pièces un système d’un pays à un autre, surtout d’un pays de décentralisation poussée à l’extrême dans un pays d’unité et de hiérarchie administratives.
Le self-government a assurément sa grandeur, mais si les mérites du système hiérarchique avaient besoin d’être démontrés, ils le seraient par cela seul qu’il dispense de recourir aux procédés que nous venons de rappeler. Il est permis de penser que l’obéissance des administrateurs à la loi est peut-être assurée d’une manière plus digne pour eux, plus prompte et plus efficace pour la chose publique, par l’action des règlements et de la discipline hiérarchique que par celle de la loi pénale et de la contrainte judiciaire.
En ce qui touche la juridiction administrative proprement dite, on peut douter que le système français ait quelque chose à envier au système anglo-américain, soit au point de vue des garanties de bonne justice, soit au point de vue de la simplicité et de l’économie des procédures.
Ces doutes sont partagés par un jurisconsulte américain très versé dans la connaissance des lois françaises et qui, après avoir fait une étude comparative des deux systèmes, conclut ainsi (1. F. Goodnow, The executive and the Courts, Political science Quaterly, décembre 1886, p. 557 et suiv.) : « La juridiction française est plus large que ce que nous avons appelé la juridiction administrative de nos cours, car en sus de toutes les voies de recours que nous avons, le droit français permet au particulier: — 1° dans tous les cas où un droit actuel est lésé, de faire réformer la décision par les tribunaux administratifs ; — 2° de se pourvoir directement à la cour suprême (Conseil d’État) contre un acte quelconque d’un agent administratif sur le terrain de « l’excès de pouvoir ». Non seulement la juridiction française est plus large que celle de nos cours ordinaires, mais le remède est d’une application plus facile, car il n’y a pas de différence à faire entre les procédures à engager. Il n’y a pas à se demander si une forme déterminée, comme celle du mandamus, de l’injonction, du [135] certiorari est la forme convenable. Un simple recours suffit dans tous les cas. La seule difficulté qui peut s’élever est relative à la compétence des tribunaux administratifs eux-mêmes. Le principe de la séparation des pouvoirs peut donner et donne souvent lieu à des conflits de juridiction entre les tribunaux administratifs et judiciaires qui sont tranchés par un tribunal spécial, le Tribunal des conflits. Mais une fois la juridiction du tribunal administratif admise, il n’y a pas de difficulté sur la procédure. Personne ne peut être forclos pour avoir choisi un mauvais mode de recours. En outre, la procédure administrative en France est très simple et peu coûteuse. »
Le même auteur se demande si l’institution de tribunaux administratifs spéciaux, aux États-Unis, ne serait pas désirable :
« On a vu, dit-il, que la juridiction administrative dans le sens européen n’est pas absolument étrangère à notre droit, mais au contraire a été adoptée dans certains cas. Les raisons qui ont conduit à cette adoption partielle sont les mêmes qui ont amené les Français à pratiquer le système avec beaucoup plus d’extension. Et l’on peut certainement se demander s’il ne serait pas avantageux pour nous, soit d’adopter un système analogue, soit d’étendre la juridiction de nos cours ordinaires… Nous pouvons nous servir des institutions qui existent et éviter les conflits qui résultent de la présence de deux séries de cours dont la compétence est souvent difficile à distinguer. Mais cette solution de la question a aussi ses désavantages. Les litiges administratifs exigent, pour la solution bonne et correcte des nombreuses questions qu’ils soulèvent, une certaine somme de connaissances spéciales chez les juges. Ces connaissances se rencontrent rarement chez les juges de nos cours ordinaires, qui sont seulement versés dans la science du droit et, en général, seulement dans une de ses branches, le droit privé. »
Si l’on rapproche de ces réflexions le mouvement qui s’est déjà opéré aux États-Unis en faveur de la centralisation de certains services de l’Union ou des États ; — l’évolution à laquelle on assiste en Angleterre ; —les réformes qui ont élargi la juridiction administrative en Allemagne, l’ont consolidée en Espagne, l’ont rétablie en Italie après un abandon passager, — peut-être reconnaîtra-t-on [136] que rien dans l’expérience des peuples contemporains, aussi bien que dans notre propre expérience, ne saurait faire regretter à la France ses institutions de justice administrative. Les principes sur lesquels elles reposent sont précisément ceux qui pénètrent actuellement dans les États qui leur avaient paru les plus réfractaires.
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