La décision commentée trouve son origine dans un arrêté du préfet de Saint-Pierre-et-Miquelon prononçant la déchéance du contrat de délégation de service public dont était titulaire la société Alliance, opérateur chargé de l’exploitation et de la gestion du service de desserte maritime en fret.
Le Tribunal administratif de Saint-Pierre-et-Miquelon avait annulé l’arrêté de déchéance et ordonné une expertise afin de déterminer les causes des difficultés économiques rencontrées à l’occasion de l’exécution du contrat, puis avait rejeté les demandes indemnitaires de la société requérante. La Cour administrative d’appel de Bordeaux a, quant à elle, rejeté l’appel formé contre le seul rejet des conclusions indemnitaires, tout en substituant le motif du rejet.
Le Conseil d’État rejette le pourvoi en faisant preuve de la retenue de circonstance qu’impose son office de juge de cassation. Selon la Haute juridiction, la CAA n’a commis aucune erreur de droit en jugeant la demande indemnitaire non fondée ni n’a entaché son arrêt d’un défaut de motivation en s’abstenant de répondre à un moyen subsidiaire non formellement présenté.
La présente décision est intéressante en ce qu’elle apporte certaines précisions relatives à la procédure contentieuse et aux conditions de la reconnaissance d’une situation d’imprévision. Elle offre également l’opportunité d’interroger la pérennité de cette théorie.
I. Des précisions bienvenues
Tant du point de vue de la procédure contentieuse que de la présentation des demandes, le contentieux présentait des lacunes qui ont conduit au rejet du pourvoi.
Du point de vue de la procédure contentieuse, le Conseil d’État tranche une question intéressante relative à l’autorité de la chose jugée d’un jugement dont n’est demandé à la CAA qu’une réformation partielle. En l’espèce, la TA de Saint-Pierre-et-Miquelon avait d’une part prononcé la résiliation du contrat sur le motif que l’imprévision rendait l’exécution du contrat impossible et, d’autre part, refusé l’octroi d’une indemnité d’imprévision. La société concessionnaire n’avait interjeté appel que contre cette deuxième partie du dispositif. L’État, qui avait prononcé la déchéance, ne pouvait contester ni la résiliation, ni le refus de l’indemnité.
La CAA a bien réformé le jugement du Tribunal administratif, en ce que les critères de l’imprévision n’étaient pas réunis, et a en conséquence rejeté la demande indemnitaire. La CAA a donc opéré une substitution de motifs pour aboutir au même dispositif que celui du jugement du Tribunal : résiliation du contrat et refus d’indemnité.
La société requérante contestait ce raisonnement devant le Conseil d’État. Elle estimait que la CAA, en refusant de caractériser la situation comme relevant de l’imprévision, s’était écartée du jugement du Tribunal qui n’avait pas contesté sur ce point et avait donc violé l’autorité de la chose jugée. Le Conseil d’État juge que :
Si l’autorité de chose jugée s’étend non seulement au dispositif d’une décision, mais également aux motifs qui en sont le soutien nécessaire, il n’y avait en l’espèce pas identité d’objet entre la demande de la société Alliance tendant à la résiliation de la convention de délégation de service public et sa demande de condamnation de l’État à lui verser une indemnité au titre de l’imprévision. Par suite, la cour administrative d’appel de Bordeaux, qui a statué dans les limites des conclusions dont elle était saisie, n’a pas méconnu l’autorité de la chose jugée attachée au jugement de première instance en rejetant les conclusions de la société tendant au versement d’une indemnité au titre de l’imprévision au motif que la baisse du trafic n’était pas principalement à l’origine des déficits d’exploitation de la société requérante.
Cette formulation solidement collée aux faits d’espèce laisse mal transpirer le fondement sur lequel elle s’appuie.
Plus que la « demande » de la société requérante, c’est le motif commun au Tribunal et à la Cour de la résiliation, à savoir l’impossibilité de continuer l’exécution du contrat, antérieur dans la chronologie du raisonnement à la caractérisation de l’imprévision, qui permet au Conseil d’État de rejeter le grief allégué de violation de l’autorité de la chose jugée. Ainsi, ce n’est pas tant la caractérisation de l’imprévision que l’impossibilité de continuer l’exécution du contrat qui constitue le motif – support nécessaire du dispositif auquel s’attache cette autorité (CE, Sect., 28 novembre 1949, Société des automobiles Berliet, cit. in Grands arrêts du contentieux administratif, 6eéd., n° 66, p 1255). Ce faisant, le Conseil impose une lecture relativement restrictive de l’autorité de la chose jugée qui, en règle générale, bénéficie plutôt aux requérants, mais qui, en l’espèce, autorise la CAA a redresser l’erreur du Tribunal sans toutefois accéder à la demande de la requérante.
Sur le fond, on se souvient que l’imprévision est issue de l’arrêt Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux (CE, 30 mars 1916, req. n° 59928). Le Conseil d’État y avait jugé qu’en cas de circonstances imprévisibles bouleversant l’économie du contrat telle que prévue et rendant impossible son exécution dans les conditions initiales, le cocontractant de l’administration qui poursuit malgré tout l’exécution du contrat a droit à une compensation partielle appelée indemnité d’imprévision, à concurrence, en général, de 90 à 95% du surcoût, le reste relevant de la part d’aléa économique que tout opérateur doit supporter.
Les demandes d’indemnité d’imprévision ne sont pas rares, mais elles sont très rarement admises. Il faut remonter – sauf erreur ou omission – à la décision Commune de Staffelfelden (CE, 14 juin 2000, req. n° 184722) pour trouver la dernière application positive de la théorie séculaire.
En l’espèce, tels que le retranscrivent la CAA et le Conseil d’État, on comprend que le Tribunal administratif avait retenu l’imprévision mais avait fait application de la solution issue de la décision Propétrol (CE, Sect., 5 novembre 1982, req. n° 19413). Généralement retenue comme ayant établi la règle selon laquelle le cocontractant de l’administration ne dispose pas du droit de recourir au mécanisme de l’exception d’inexécution (règle légèrement atténuée par CE, 8 octobre 2014, société Grenke Location, req. n° 370644, dont le considérant de principe appelle une exégèse sérieuse) la décision Propétrol trouve son origine dans une demande d’indemnité d’imprévision.
La question centrale, au fond, résidait dans l’appréciation du lien de causalité entre, d’une part, la diminution du trafic mondial du fret et, d’autre part, les difficultés rencontrées par la société concessionnaire. Pour la CAA comme pour le Conseil d’État, dont le contrôle était limité à l’absence de dénaturation des pièces, il apparaît de façon relativement claire que les causes des difficultés financières relevaient d’abord de la fragilité économique de l’entreprise puis, ensuite, de la sous-estimation, dans le contrat lui-même, du niveau de la compensation versée par l’État pour les charges imposées.
Ce point est loin d’être anodin. Il conduit à substantiellement – et doublement – modifier la cause juridique du recours. D’une cause fondée sur l’imprévision, qui n’appelle aucune faute et qui se place sur le terrain extra-contractuel, l’analyse du lien de causalité conduit à découvrir la cause des défaillances économiques du concessionnaire dans la faute contractuelle de l’État.
Le contentieux ayant été mal dirigé ab initio en étant fondé sur l’imprévision, il n’était pas possible pour la CAA de Bordeaux d’accepter demande d’indemnité sur le fondement de la faute contractuelle. Ce dernier moyen n’ayant pas été soulevé à titre subsidiaire par la société requérante, il n’appartenait pas à la CAA de modifier la cause juridique du recours.
Il faut y voir le rappel que l’imprévision en tant que telle n’est pas en première intention un mécanisme d’adaptation du contrat. L’imprévision vise des situations qui, par définition, dépassent le cadre contractuel, tant dans leurs causes que dans leurs conséquences.
La décision commentée apporte toutefois une précision intéressante : si l’indemnité d’imprévision est due lorsque l’équilibre économique du contrat est bouleversé, cet équilibre contractuel doit pouvoir constituer un cadre de référence économique solide et fiable. Cela implique que les prévisions du contrat lui-même doivent être économiquement cohérentes et justifiées. C’est, nous semble-t-il, tout le problème de l’espèce ayant donné lieu à la présente décision : certes, l’économie contractuelle a été bouleversée, mais si la trajectoire suivie lors de l’exécution du contrat diffère de l’évolution des conditions économique réelles, c’est parce que le cadre de référence contractuel était faussé dès le départ.
Cette solution relève du bon sens. Les auteurs du GAJA notent d’ailleurs que « Ces événements doivent déjouer toutes les prévisions qu’avaient raisonnablement pu faire les parties lors de la conclusion du contrat » (GAJA, 22eéd., n° 28, p. 178). Puisque l’imprévision appelle, par définition, la réalisation d’un évènement imprévisible, encore faut-il que les conditions d’exécution réelles aient été correctement prévues. On note cependant que la jurisprudence a pu admettre l’imprévision lorsque seules les circonstances financières d’un événement lui-même prévisible étaient imprévisibles (CE, 22 février 1963, Ville d’Avignon, rec. 115). Reste toutefois que dans cette hypothèse, un aléa non prévisible demeurait.
On pourrait s’interroger sur le fait de savoir si, et, le cas échéant, dans quelle proportion, la réduction du trafic mondial de fret de 16% n’a pas, dans les conditions d’espèce, conduit à la réalisation de conséquences imprévisibles, au moins partiellement. Selon le Conseil d’État, la CAA n’a pas dénaturé les pièces du dossier en relevant que « la part du déficit d’exploitation qui était directement imputable à des circonstances imprévisibles et extérieures ne suffisait pas à caractériser un bouleversement de l’économie du contrat ».
Bien que le CAA ait corrigé la cause de la déconfiture de l’entreprise concessionnaire, elle n’a pas non plus nié la réalisation de l’évènement imprévisible. Si, dans une autre espèce, l’analyse économique démontre qu’un événement relevant de l’imprévision conduit à des conséquences elles-mêmes imprévisibles de nature à bouleverser l’économie du contrat, peut-on imaginer qu’une indemnité d’imprévision partielle puisse être octroyée ?
La réponse doit être négative car la justification du mécanisme de l’imprévision semble l’interdire. La doctrine est, en effet, unanime à admettre que l’indemnité d’imprévision trouve sa justification dans la nécessité d’assurer la continuité du service public. Les auteurs du Traité des contrats administratifs n’affirmaient-ils pas : « le but essentiel de la théorie (de l’imprévision) est d’assurer la continuité du fonctionnement du service public » (A. de Laubadère, F. Moderne et P. Delvolvé, LGDJ, T.2, Paris, 1983, p. 562 ; voir ég. GAJA, 22eéd., n° 28, p. 179) ?. L’indemnité d’imprévision ne présente pas la nature d’une indemnité de réparation, c’est-à-dire, de dommages et intérêts, mais de compensation destinée à soutenir l’exécution du service public dans des conditions difficiles. Cette justification demeure bien que le Conseil d’État ait pu également admettre un raisonnement fondé sur la théorie de l’imprévision en dehors de tout service public, raisonnement duquel, par définition, la recherche de continuité du service public est exclue (CE, 8 février 1918, Société d’éclairage de Poissy, RDP 1918.244, concl. L-F. Corneille, cité in Traité des contrats administratifs, op. cit. p. 566).
II. L’avenir imprévisible de l’imprévision
La présente décision invite également à interroger la pérennité de l’imprévision. Le nouveau Code de la commande publique dispose, en son article L. 6, alinéa 2, point 3°, que :
3° Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ;
La codification de l’imprévision à l’article L. 6 du Code de la Commande publique semble prima facie assurer le maintien de ce mécanisme prétorien. Toutefois, il n’est pas certain que cette codification permette de le préserver tel qu’il a été construit par sédimentation jurisprudentielle.
D’abord, elle risque d’appeler à en reconsidérer la justification généralement admise : le fait que l’article L. 6 s’applique à tous les contrats couverts par le champ d’application du Code inclut également ceux dont l’objet n’est pas l’exécution du service public : la plupart des marchés publics et une partie des concessions, dont la définition colle désormais à celle issue de la directive 2014/25 et au sein de laquelle le service public n’est plus un critère de qualification (art. L. 1121-1 CCP). On peut s’interroger sur le caractère sûrement inopportun d’une codification aussi générale, là où l’imprévision a souvent été justifiée par la continuité du service public.
Par ailleurs, on peut interroger la cohérence, voire la pertinence (voir not. voir F. Llorens et P. Soler-Couteaux, « La théorie de l’imprévision est-elle dépassée ? », Rev. CMP 2018. Repère 3), de cette disposition avec les règles spécifiques applicables aux modifications admissibles des marchés publics et des concessions sans nécessité d’une remise en concurrence.
Synthétiquement, l’analyse des hypothèses admises de modifications des contrat ouvertes par le CCP montre que le législateur s’est largement appuyé, y compris pour les contrats qui n’en relèvent pas, sur les hypothèses établies par les directives 2014/23 (art. 43) et 2014/24 (art. 72).
Aucune d’entre elles ne recouvre parfaitement celle de l’imprévision. La modification sans limitation de montant n’est admise qu’à la condition d’avoir été prévue par une clause contractuelle (art. R. 2194-1 / art. R. 3135-1 CCP). Mais on perd ici, par définition, le caractère imprévisible de l’imprévision. L’hypothèse des circonstances imprévues visée à l’article R. 2194-5 ou R. 3135-5 CCP est enserrée dans la limite de 50% du montant du marché initial, ce qui, si elle peut accueillir l’imprévision, limite fortement l’étendue de son application. Il en va de même pour le cas des travaux, fournitures ou services rendus nécessaires en cours d’exécution et non prévus dans le contrat initial (art. R. 2194-4 / art. R. 3135-2 CCP) qui, en plus d’imposer la preuve qu’un changement de cocontractant est impossible, conserve dans la même limite de 50% le montant de la modification admissible.
Surtout, toutes ces hypothèses réintègrent l’imprévision dans le champ contractuel, alors précisément qu’elle naît en dehors. A ce titre, il n’est pas du tout certain qu’une position de principe qui consisterait, en droit français, à maintenir presque artificiellement l’imprévision hors du cadre contractuel serait favorablement accueillie par les juges de l’Union. L’imprévision n’est pas tout à fait extérieure au contrat et même lorsque l’indemnité d’imprévision est accordée après la fin du contrat, la doctrine voit encore dans la règle une incitation à continuer l’exécution du contrat :
L’indemnité peut être accordée même si le contrat a pris fin. Cette solution pourrait surprendre au regard du principe de continuité du service public qui fonde la théorie de l’imprévision : si le contrat a pris fin, il n’y a plus matière à permettre au cocontractant d’assurer le service. Cette vue trop simpliste méconnaît la réalité : la perspective d’obtenir une indemnité contribue à inciter le cocontractant à poursuivre l’exécution du contrat (…).
GAJA, 22eéd., n° 28, p. 180.
Confirmée, en quelques sortes, par le nouveau Code de la commande publique, l’imprévision risque bien en réalité de ne plus trouver d’application concrète de nature à s’articuler avec les autres règles plus précises posées par le Code.
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