Il est en principe contradictoire de vouloir entamer un propos par une conclusion, mais c’est pourtant ce qui semble ici la meilleure porte d’entrée pour procéder à la démarche réflexive appelée par la question suivante : de quelle manière ai-je fait du droit comparé dans ma thèse portant sur Le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers. Les cas de la France et de l’Espagne ?
En effet, à l’issue de cette recherche, je concluais justement sur la manière contemporaine de faire du droit comparé, mais alors en tant qu’observatrice. J’y confirmais l’identification d’une tendance majoritaire à une vision du droit comparé que l’on pourrait qualifier d’utilitariste (et ce qualificatif n’est pas ici utilisé dans un sens dépréciatif. Il ne faut donc pas y voir un jugement de valeur), vision déjà revendiquée dès les années 2000 par un certain nombre d’auteurs. En 2000, X. Blanc-Jouvan prédisait ainsi que le XXIe siècle serait « celui de l’internationalisation et de la globalisation » et serait « pour les juristes celui du droit comparé », avertissant cependant que celui-ci devrait « s’adapter à sa situation nouvelle en devenant à son tour -et ce n’est pas un paradoxe -de plus en plus « international » », le comparatiste ayant alors un « rôle à jouer pour préparer l’avènement d’un « droit commun » » (X. Blanc-Jouvan, « Prologue », in L’avenir du droit comparé : un défi pour les juristes du nouveau millénaire, Paris, Société de Législation comparée, 2000, p. 15). En 2001, B. Markesinis appelait à la « réinvention » des objectifs du droit comparé, en le plaçant « au service des tribunaux, des praticiens et des législateurs et en montrant comment, dans des circonstances appropriées, des idées étrangères peuvent concourir au développement du droit national » (B. Markesinis, « Unité ou divergence : à la recherche des ressemblances dans le droit européen contemporain », RIDC, n° 4, 2001, pp. 807-830, spéc. p. 808). En 2005 encore, B. Fauvarque-Cosson défendait quant à elle, plus explicitement encore, et à côté d’une vision dite « scientifique » du droit comparé, une vision « utilitariste » de ce dernier. Le droit comparé poursuivrait alors une fonction « stratégique », dès lors que l’opération de comparaison s’autoriserait des « visées normatives » (B. Fauvarque-Cosson, « Le droit comparé : art d’agrément ou entreprise stratégique ? », in De tous horizons. Mélanges Xavier Blanc-Jouvan, Paris, Société de législation comparée, 2005, pp. 69-90, spéc. p. 73). Si l’on veut totalement se convaincre de l’existence de cette tendance dans la manière contemporaine de faire du droit comparé, il suffit ensuite de tourner le regard du côté des praticiens, par exemple en consultant le site internet du Conseil d’État qui, sur sa page consacrée à ses relations internationales, insiste sur la nécessaire contribution du juge administratif « à la convergence des droits publics nationaux, à l’émergence d’un droit public européen » et son souci d’une « application homogène du droit public existant ». Pour ce faire, il explique qu’il est alors « indispensable d’examiner les modes de fonctionnement et la jurisprudence de nos partenaires européens, et de conforter les pratiques par le biais d’échanges nourris, soutenus et réguliers avec eux » (https://www.conseil-etat.fr/le-conseil-d-etat/relations-internationales, consulté le 22/06/2019). La Haute juridiction administrative s’en est d’ailleurs donné les moyens en créant en 2008 une cellule de droit comparé au sein de son Centre de recherches et de diffusion juridiques, afin, notamment, d’assurer des recherches documentaires sur les évolutions législatives, administratives et jurisprudentielles consacrées dans les autres pays (et tout particulièrement dans les autres pays européens) et de mener une veille juridique en droit comparé. Le lien avec la recherche en droit comparé, tout comme avec son enseignement dans les facultés de droit, et ce faisant, avec la manière contemporaine de faire du droit comparé, est bien présent. C’est sans doute en ayant à l’esprit l’utilité des recherches comparatives pour le Conseil d’État que B. Stirn pouvait dire, le 25 mai 2018, lors de son intervention à un colloque portant sur l’internationalisation du droit administratif organisé par le Centre de droit public comparé de l’université Paris II Panthéon-Assas, que les évolutions des dernières décennies « ne peuvent qu’encourager les travaux, notamment universitaires, en droit comparé » et qu’« il est à souhaiter qu’en droit administratif, le droit comparé retrouve une vigueur qui s’était quelque peu estompée » (discours disponible sur https://www.conseil-etat.fr/actualites/discours-et-interventions/le-conseil-d-etat-et-le-droit-international, consulté le 26/06/2019). C’est encore en ayant conscience du rôle que peuvent jouer les comparatistes dans la fabrique du droit que les responsables des Masters de droit comparé (dont le nombre croît sensiblement) invoquent comme débouchées (l’injonction à la visée professionnalisante des formations universitaires y conduisant) des « emplois d’analyste et de rédacteur juridique en cabinets d’avocats internationaux, dans les hautes juridictions (Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Cour de cassation), dans les Assemblées (Assemblée nationale, Sénat), dans les administrations d’État », aux côtés des « carrières de l’enseignement supérieur et de la recherche » (v. le descriptif des débouchés du Master 2 Droit public comparé de l’Université Paris II Panthéon-Assas, disponible sur https://www.u-paris2.fr/fr/formations/offre-de-formation/masters-2-en-droit/master-2-droit-public-compare, consulté le 26/06/2019). Le droit comparé devient donc un besoin plus impérieux.
Mais il faut à présent quitter cette position, extérieure, de l’observateur, pour entrer dans la démarche réflexive annoncée précédemment, afin de se situer par rapport à cette tendance majoritaire. C’est au maintien d’une autre vision du droit comparé, aux côtés de celle décrite précédemment, qu’il s’est agi de contribuer en choisissant comme objet d’une étude comparative franco-espagnole le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers. Une telle analyse s’inscrit en effet dans la perspective d’une comparaison « au service de la connaissance du droit » et plus exactement au service de la « connaissance critique du droit » comme le présentait R. Sacco dans les années 1990 (R. Sacco, La comparaison juridique au service de la connaissance du droit, Paris, Economica, 1991) en invoquant l’objectif désintéressé, non prescriptif, poursuivi par de telles recherches. Cette vision du droit comparé, parfois réduite à un « art d’agrément », ou encore à un « divertissement », pour reprendre les mots de X. Blanc-Jouvan (X. Blanc-Jouvan, « Réflexions sur l’enseignement du droit comparé », RIDC, n° 4, 1988, pp. 751-763, spéc. p. 752) et dès lors perçue comme « une tare, du moins une faiblesse » (B. Fauvarque-Cosson, « Le droit comparé : art d’agrément ou entreprise stratégique ? », préc. p. 79), a pourtant elle aussi une forme d’« utilité », plus indirecte, et quantifiable à plus long terme, sans doute faut-il le concéder. Lorsqu’elle assume une « fonction subversive », la comparaison permet de remettre en question, ou à tout le moins de faire varier, des représentations trop souvent perçues comme acquises (H. Muir-Watt, « La fonction subversive du droit comparé », RIDC, n° 3, 2000, pp. 503-527). Autrement dit, elle « ébranle les habitudes de pensée de chacun » (B. Fauvarque-Cosson, « Le droit comparé : art d’agrément ou entreprise stratégique ? », préc. p. 79), qui risquent, à terme, de scléroser la pensée.
Ce débat sur les finalités de la recherche trouve évidemment écho dans les autres sciences, et en particulier dans les autres sciences humaines et sociales (v. par exemple A. FOSSIER et É. GARDELLA (dir.) « A quoi servent les sciences humaines ? », Tracés. Revue de Sciences humaines [en ligne], Hors-série n° 8, 2009 ; Hors-série n° 9, 2010, Hors-série n° 10, 2011, Hors-série n° 12, 2012), et se résume souvent par cette même dichotomie, quelque peu réductrice cependant, entre recherches utilitaristes/pratiques/prescriptives et recherches académiques/théoriques/non prescriptives (les termes employés variant selon les disciplines voire selon les personnes). Il est néanmoins possible de dépasser cette opposition, en défendant la complémentarité de ces approches en droit comparé, à partir du moment où est simplement accepté le fait qu’il existe plusieurs formes d’utilité, plus ou moins immédiates. Ceci est parfaitement expliqué par A. Fossier et E. Gardella à propos des sciences humaines et sociales : « les recherches répondant à des commanditaires ( l’anthropologie appliquée par exemple, ou la commissioned history) ont une visée d’utilité de court terme, tandis que les recherches académiques dont l’actualité (donc l’utilité) ne serait pas visible au premier coup d’œil peuvent, par l’élaboration de problèmes nouveaux ou la proposition d’hypothèses neuves, finir par trouver leurs publics ». (A. FOSSIER et É. GARDELLA, « Avant-propos. Démocratiser les sciences humaines », Tracés. Revue de Sciences humaines [en ligne], n° 10, 2010, consulté le 27 juin 2019. URL : http://journals.openedition.org/traces/4658). Et l’on serait tenté d’ajouter qu’il y a par ailleurs des étapes intermédiaires sur cette échelle temporelle de l’utilité, entre la recherche « commanditée » et la recherche académique, pour reprendre les termes des auteurs.
Mon étude portant sur Le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers en France et en Espagne ne prescrit donc rien. Elle ne prétend pas proposer des améliorations des droits administratifs français ou espagnol via leurs confrontations respectives. Elle ne s’aventure pas sur le chemin de l’emprunt (qu’il s’agisse d’une institution, d’une technique ou d’un concept doctrinal). Elle n’entend pas non plus œuvrer à l’émergence d’un droit commun européen, vision modernisée du « vieux rêve » universaliste de R. Saleilles et E. Lambert, selon les mots de C. Jamin (C. Jamin, « Le vieux rêve de Saleilles et Lambert revisité. A propos du centenaire du Congrès international de droit comparé de Paris », RIDC, n° 4, 2000, pp. 733-7).
Qu’apporte-t-elle alors ? Parmi les caractéristiques de toute étude comparative, qu’elle soit à visée utilitariste ou à visée académique, se trouve l’opportunité de décentrer le regard, d’élargir son point de vue. Mais cette opportunité semble d’autant plus grande dans le cadre d’une étude non prescriptive (I). Les résultats de cette étude offrent ensuite une lecture critique des représentations des droits administratifs français et espagnol habituellement véhiculées (II).
I. L’élargissement des perspectives de recherche en droit comparé par le choix d’une étude non prescriptive
Faire du droit comparé non prescriptif, autrement dit, ne pas poursuivre une utilité à court terme, permet d’avoir une vision plus large des objets d’étude possiblement saisis par la science juridique. Le droit comparé, de manière générale, y invitait déjà tout naturellement, en ce qu’il prétend ne pas embrasser uniquement le droit national. Mais sans doute le registre non prescriptif permet-il de s’offrir davantage de possibilités, dans la mesure où l’on ne se sent pas contraint par une injonction à retirer des bénéfices concrets et immédiats de l’analyse comparative, tels que l’amélioration du droit national ou l’harmonisation des droits.
C’est ainsi que s’inscrire dans le champ des études non prescriptives a permis d’approcher un objet relativement peu traité par la science juridique (A), ce qui impliquait une ouverture sur la recherche interdisciplinaire (B).
A. Le « rapport à », un objet peu traité par la science juridique
Il est vrai que l’analyse du « rapport à » semble plus familière aux autres sciences humaines et sociales qu’à la science juridique. Pour ne prendre qu’un exemple, le rapport à l’étranger (entendu dans un sens large) est un objet d’étude saisi par les sociologues. Ils étudient l’étranger comme type social, pour proposer une analyse de la place de l’Autre dans la cité (v. par exemple G. Simmel, « Excursus sur l’étranger », in G. Simmel, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF, 2e éd., 2013, pp. 663-668, traduit de Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschftung, Leipzig, Duncker und Humblot, 1908 ; ou encore N. Elias, J. Scotson, Logiques de l’exclusion : enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris, Fayard, 1997, traduit de The established and the outsiders : a sociological enquiry into community problems, London, Franck Cass & CO, 1965). Sans nier les différences, importantes, avec l’objet appréhendé par G. Simmel ou par N. Elias, c’est aussi une forme de rapport à l’étranger qu’il s’est agi d’analyser dans cette recherche sur le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers.
En effet, un tel objet supposait de s’intéresser aux acteurs des droits administratifs français et espagnol, autrement dit, à l’ensemble des personnes qui participent à la fabrique du droit administratif : ceux qui produisent le droit administratif positif (le législateur, le pouvoir réglementaire, le juge), mais aussi ceux qui contribuent à la science du droit administratif. Analyser leur rapport aux droits administratifs étrangers impliquait de s’intéresser à leur attitude vis-à-vis des droits étrangers, à la manière dont ils envisagent ces droits étrangers et se positionnent face à eux.
Le développement de cet objet de recherche a pu être encouragé par les « jurissociologues », tel Jean Carbonnier, appelant à ce que soient étudiés les phénomènes d’ethnocentrisme, de xénophilie ou à l’inverse de xénophobie juridiques (J. Carbonnier, Sociologie juridique. D’après les notes prises en cours et avec l’autorisation de Monsieur Jean Carbonnier, 1972-1973, Paris, Université de droit, d’économie et de sciences sociales de Paris II, 1973, p. 86). Malgré cela, le rapport aux droits étrangers reste peu traité par la science juridique, que ce soit en France ou en Espagne. En France, l’on doit malgré tout à J. Rivero d’avoir initié ce champ de recherches en essayant de mesurer, dans certaines de ses études, la « curiosité à l’égard des droits étrangers » des administrativistes français (J. Rivero, « Droit administratif français et droits administratifs étrangers », in Livre du centenaire de la société de législation comparée, 1969, pp. 199-209, reproduit in A. De Laubadère, A. Mathiot, J. Rivero, G. Vedel, Pages de doctrine, T. 2, Paris, LGDJ, 1980, pp. 475-485, spéc. p. 477). Mais lorsqu’elle est envisagée, la question du rapport aux droits étrangers reste souvent en toile de fond, et ce sont plutôt les conséquences de ce rapport qui sont au centre de l’analyse : l’identification des influences étrangères dans le droit national ; la réussite ou l’échec des exportations ou des importations d’objets juridiques (J. Rivero, Les phénomènes d’imitation des modèles étrangers en droit administratif », in Miscellanea W. J. Ganshof Van Der Meersch : studia ab discipulis amicisque in honorem egregii professoris edita, Bruxelles, Bruylant, Paris, LGDJ, 1972, pp. 619-659 ; Y. Gaudemet, « L’exportation du droit administratif français. Brèves remarques en forme de paradoxe », in Droit et politique à la croisée des cultures : Mélanges Philippe Ardant, Paris, LGDJ, 1999, pp. 431-441). En Espagne, c’est aussi la mesure de l’influence qui constitue souvent le cœur des analyses, le rapport aux droits étrangers (même s’il n’est pas nommé expressément de cette manière) étant alors souvent évoqué en guise de contexte (A. Nieto García, « Influencias extranjeras en la evolución de la ciencia española del derecho administrativo », Anales de la Facultad de derecho de la Laguna, 1965-1966, pp. 43-68 ; A. Gallego Anabitarte, « Influencias nacionales y foráneas en la creación del derecho administrativo español », in Posada Herrera y los orígenes del derecho administrativo español, Seminario de Historia de la Administración, Madrid, INAP, 2001, pp. 31-76). Pour le dire autrement, les phénomènes de circulation d’objets juridiques (positifs ou doctrinaux) ont bien attiré l’attention des juristes. Mais, dans ce processus de circulation, ils s’intéressent alors principalement au résultat. L’enjeu est ici de changer de point de vue et de comprendre ce qui explique ces phénomènes, en plaçant le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers au premier plan.
Pourquoi confronter alors les droits administratifs français et espagnol dans leur rapport aux droits administratifs étrangers ? Tout simplement en raison de l’apparente différence de la manière dont les juristes français et espagnols pouvaient présenter leur droit administratif dans leur relation à l’étranger. En effet, le droit administratif français est classiquement présenté comme un droit exportateur, envisageant les droits administratifs étrangers comme des réceptacles de son influence, voire des agents de son rayonnement. Quant au droit administratif espagnol, il est traditionnellement présenté comme un droit importateur, qui perçoit les droits administratifs étrangers comme une source de son enrichissement. Cette différence de perception de la relation entre leur droit et les droits étrangers par les administrativistes français et espagnols ne pouvait qu’attiser la curiosité, justifiant leur étude conjointe. C’est par cette confrontation de ce qui semblait être deux illustrations opposées de ce que peut être le rapport aux droits étrangers, et donc par le recours au droit comparé, qu’il a semblé possible d’appréhender cet objet de la façon la plus complète.
B. Le « rapport à », un objet impliquant une recherche ouverte sur l’interdisciplinarité
Le droit comparé, de manière générale, appelle naturellement l’interdisciplinarité, nécessaire à la bonne compréhension du droit que l’on compare avec le sien (ou des droits que l’on compare sans que le sien entre dans l’opération de comparaison), que n’est pas en mesure d’offrir une « vision statique fournie par le seul examen des textes ou des sources officielles » (H. Muir-Watt, « La fonction subversive du droit comparé », RIDC, n° 3, 2000, pp. 503-527, spéc. p. 518-519). Créer « des intersections et un enrichissement mutuel entre [des] disciplines » (M.-C. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Paris, Economica, 2010, p. 226) n’est donc pas le propre des études non prescriptives.
Mais, cela a été dit précédemment, avec un tel objet d’étude, que l’on considère comme pouvant être appréhendé par le droit comparé dès lors que l’on ne s’inscrit pas dans le registre prescriptif, l’appel à l’interdisciplinarité et au dépassement du positivisme formaliste (qui réduit l’objet de la science du droit à la seule analyse du droit positif) est sans doute plus fort encore. En effet, comme dans toute étude comparative, cette vision statique dénoncée par H. Muir Watt n’est évidemment pas suffisante. Il est nécessaire de s’intéresser à ce qui se situe autour du droit positif. Néanmoins, envisager ce qui est « autour du droit positif » suppose de considérer que le droit positif se trouve au centre. Il reste alors le matériau d’étude principal, éclairé par son autour. Tel n’est pas le cas dans cette recherche, où le centre de l’analyse est constitué par les acteurs du droit administratif, afin d’identifier leur attitude vis-à-vis des droits étrangers. Cela impliquait donc notamment une étude des discours, le droit positif étant alors perçu comme un discours parmi d’autres. Il n’est pas pour autant négligé, mais il n’est pas non plus surévalué.
La loi comme la jurisprudence relèvent du « discours dans lequel on formule le droit » (J. Wroblewski, « Les langages juridiques : une typologie », Droit et société, 1988, n° 8, pp. 13-27, spéc. p. 13) et au sein duquel pourra éventuellement transparaître le rapport du droit national aux droits étrangers. Le recours à l’argument de droit comparé utilisé ou non par les juges est, par exemple, un élément pouvant être interprété pour analyser cet objet. Mais c’est bien un discours parmi d’autres, dans la mesure où il est loin de révéler toutes les potentialités du rapport aux droits étrangers. Il fallait donc étudier aussi les autres formes de discours que celui du « droit posé » (A.-J. Arnaud, « Du bon usage du discours juridique », Langages, 1979, n° 53, pp. 117-124, spéc. pp. 117-118), ceux qui n’ont pas une valeur normative, et qui ne sont pas caractérisés par leur juridicité. Les travaux préparatoires de la norme législative ou de la décision de justice, les communiqués de presse, les présentations institutionnelles réalisées par les acteurs sur leurs sites internet, sont autant de discours intervenant en amont ou en aval de l’adoption de règles de droit positif par les autorités normatives ou d’ailleurs indépendamment de toute adoption d’une règle. Ces discours sont susceptibles de révéler ce rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers. Enfin et évidemment, le discours doctrinal ne pouvait que retenir l’attention pour appréhender un tel objet d’étude. La variété des supports par lesquels il prend forme (articles, essais, manuels, traités, comptes-rendus, préfaces) en fait un matériau fécond. Comme le rappelle R. Sacco, la doctrine est en effet, « dans une large mesure, l’organe de transmission qui permet la circulation de modèles légaux et jurisprudentiels. C’est la doctrine qui diffuse — dans son pays — la connaissance des lois étrangères et des grands arrêts des pays voisins » (R. Sacco, « Droit commun de l’Europe et composantes du droit », in M. Cappelletti (dir.), New perspectives for a common law of Europe. Nouvelles perspectives d’un droit commun de l’Europe, 1978, pp. 95-109, spéc. pp. 101-102).
Afin d’interpréter ces discours, les emprunts aux méthodes des autres sciences sociales sont apparus d’autant plus nécessaires. La démarche diachronique s’est d’abord imposée, afin de mesurer l’évolution dans le temps de ce rapport aux droits étrangers, et ce afin de saisir l’objet étudié dans toute sa complexité. La méthode historique est dès lors très largement employée, comme d’ailleurs dans un grand nombre de recherches en droit comparé, le fait de combiner comparaison dans le temps et comparaison dans l’espace étant assez naturel pour les comparatistes (R. Drago, « Droit comparé », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, P.U.F., 2003, pp. 453-457, spéc. p. 454). Par ailleurs, il a semblé essentiel de multiplier les points de vue en faisant « varier les échelles dans la comparaison » (C. Vigour, « Faire varier les échelles dans la comparaison », in P. Legrand (dir.), Comparer les droits, résolument, Paris, PUF, 2009 ), technique inspirée notamment de la microhistoire. C’est la raison pour laquelle le niveau de l’individu a été investi. La démarche prosopographique (sans qu’il s’agisse pour autant d’une étude prosopographique à proprement parler) s’est ainsi révélée fort utile pour saisir le rapport aux droits étrangers, par l’analyse des parcours de plusieurs acteurs du droit administratif, en utilisant pour ce faire des notices biographiques, ou encore des nécrologies.
Mais, d’autres échelles que l’on pourrait qualifier de mésos ou de macros ont également été exploitées. Le législateur, le Conseil d’État, ou encore la doctrine ont aussi pu être appréhendés comme des ensembles homogènes dont il faut analyser le discours à un moment donné. Dans les deux cas, l’interprétation de ces discours nécessitait de les replacer dans leur contexte (historique, politique, social, etc.), afin de les envisager dans une perspective plus globale. Cet effort de contextualisation est, là encore, de plus en plus considéré comme une évidence dans les études de droit comparé, ainsi que le démontre le développement des courants tels que Law in context ou Law as culture.
Cette ouverture sur l’interdisciplinarité s’inscrit néanmoins dans une « interdisciplinarité soft », qui consiste à « prendre appui sur une autre discipline de manière à porter un regard différent sur les objets juridiques, sur les impensés de sa discipline » (M.-C. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), préc. p. 227), par opposition à « l’interdisciplinarité hard » impliquant de « s’investir dans une autre discipline » (idem). En effet, même si l’on ne doute pas que les enquêtes de terrain pourraient être (et en réalité, sont déjà) particulièrement utiles en droit, le matériau d’analyse est resté celui, classique du juriste : le document, ou autrement appelé, le « savoir livresque » (J. Carbonnier, Sociologie juridique, préc., p. 15). Cela s’explique par la formation universitaire reçue, celle d’une faculté de droit. Une formation universitaire interdisciplinaire ou une recherche collective réunissant des représentants de plusieurs disciplines des sciences sociales aurait sans doute apporté plus encore, à l’étude d’un tel objet.
Mais, après avoir mis en avant les perspectives de recherche offertes par une étude non prescriptive, il reste désormais à présenter les résultats de cette étude non prescriptive.
II. La lecture critique obtenue avec cette étude non prescriptive
Comme expliqué précédemment, le choix de cet objet d’étude est parti d’un double présupposé : d’abord celui d’un droit administratif français qui perçoit les droits étrangers comme un réceptacle de son influence et qui, dès lors, se présente comme un modèle, exportant ses solutions. Ensuite, celui d’un droit administratif espagnol qui envisage les droits étrangers comme une source d’enrichissement, caractérisé alors par son ouverture sur les droits étrangers, et important des solutions juridiques venues d’ailleurs. Exportateur d’une part, importateur d’autre part, ces deux droits semblaient donc, à première vue, représenter les idéaux types opposés de la relation qu’entretient un droit administratif national avec ses homologues étrangers. Le comparatiste se méfiant des présupposés, il fallait donc vérifier ce qui justifiait leur existence, par l’analyse du rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers dans le discours des protagonistes du droit administratif. La problématique suivante s’est donc rapidement imposée : les droits administratifs français et espagnols peuvent-ils être réduits à la posture de l’exportateur et de l’importateur ? Cette recherche a permis de révéler que ce n’était pas le cas (A), et appelle ainsi à admettre la complexité du rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers, et ce faisant, propose une autre représentation des droits administratifs français et espagnol que celle habituellement véhiculée (B).
A. L’imperfection de la présentation du rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers en termes d’exportateur et d’importateur
Comprendre l’existence de ces deux présupposés, celui d’un droit administratif français qui se présente comme un modèle et exporte ses solutions et celui d’un droit administratif espagnol qui se perçoit comme un imitateur et qui importe les solutions venues d’ailleurs, a conduit à rechercher des raisons et des manifestations de ces deux phénomènes. Elles ont effectivement été trouvées. En premier lieu, et s’agissant des raisons, elles sont de deux ordres : temporel et culturel. Ainsi, le droit administratif français s’est effectivement construit comme modèle parce qu’il était précurseur, à la fois comme corps de règles spécifiques, mais aussi comme science (la France réunissait, sans doute plus tôt que ses homologues, les conditions propices à l’émergence d’un droit administratif sophistiqué – État fort, centralisé, organisé, rationnel, un encadrement de la puissance publique limitant l’arbitraire). L’avantage de l’ancienneté est un facteur déterminant dans la construction d’un modèle. Mais c’est surtout le facteur culturel qui est le plus explicatif. En effet, ce positionnement en tant que modèle a été renforcé en raison de la promotion que les juristes français ont fait de leur droit. Ils l’ont fait dans un registre souvent chauviniste qui occulte les raisons expliquant la reproduction de certaines règles ou institutions du droit administratif français au-delà des frontières françaises, ou qui fait abstraction de ses éventuels défauts. De ce fait, les droits administratifs étrangers ne sont effectivement perçus que comme réceptacles de l’influence française. A l’inverse, le facteur temporel a été moins favorable au droit administratif espagnol, ce qui explique sa position d’importateur. Sa naissance plus tardive, du fait d’une rupture avec l’Ancien Régime plus chaotique, a retardé également la naissance d’une science spécifique qui l’étudierait. Cette science espagnole du droit administratif s’est ensuite développée plus lentement que dans les autres pays européens. Cela peut donc expliquer que les juristes espagnols aient été conduits plus naturellement à se tourner vers les expériences étrangères. Mais là encore, le facteur culturel est fondamental, dans la mesure où l’ouverture sur les droits étrangers est souvent revendiquée par les juristes espagnols comme une marque d’identité : « le droit administratif espagnol n’est ainsi pas exclusivement espagnol, car être exclusivement espagnol est contraire à la tradition espagnole » (J.-L. Villar Palasí, Derecho administrativo, T. 1, Madrid, Facultad de derecho, 1968, p. 220).
En second lieu, de nombreuses manifestations de ces attitudes opposées des juristes français et espagnols face aux droits étrangers ont bel et bien été identifiées. S’agissant des Français, Duguit, ou encore Jèze, ont par exemple voyagé à travers le monde, pour donner des conférences à l’étranger, pour dispenser des cours, ou, a minima, ont fait voyagé leurs écrits (en les traduisant ou en les faisant traduire). De cette façon, ils ont fait connaître le droit administratif français à l’étranger. Il s’agit ici d’une démarche de persuasion à destination de l’étranger, à charge ou non pour les destinataires d’y être réceptif, mais il ne faut pas oublier que le droit administratif français a aussi été imposé par la force. Ce fut typiquement le cas de la justice administrative à la française, et en particulier du Conseil d’Etat, imposé, comme un prototype, sur les territoires conquis par Napoléon (ce fut le cas en Italie, en Espagne, ou encore dans l’ex royaume de Hollande, qui réunissait les pays bas et la Belgique). Quant aux Espagnols, la lecture de certains traités de droit administratif a effectivement révélé une présentation quasiment dénationalisée de la matière, en raison du fort syncrétisme de leurs analyses. Dans ces manuels, une place aussi importante, voire parfois plus importante que celle attribuée au droit espagnol est offerte aux droits allemand, français ou encore italien.
Néanmoins, à la question de savoir s’il fallait pour autant réduire les droits administratifs français et espagnol à ces deux postures, celle de l’exportateur et celle de l’importateur, il s’est avéré qu’une réponse négative devait être formulée. En effet, les administrativistes français et espagnols ont très bien pu alterner voire cumuler les démarches exportatrices et importatrices, voire se désintéresser complètement des droits étrangers.
Cela se vérifie d’abord historiquement. Ainsi, si Jèze voyageait à l’étranger pour diffuser sa doctrine et pouvait parfois se laisser aller à des démonstrations claires de chauvinisme à l’endroit du droit administratif français (à l’instar de son exaltation pour le recours pour excès de pouvoir), il était, dans le même temps, au nombre des plus fins connaisseurs des droits étrangers de son époque, et défendait la nécessité de s’enrichir de ses homologues. Ce rapport aux droits étrangers ne se limitait d’ailleurs pas à leur connaissance, qui aurait été guidée par la simple curiosité scientifique, puisque les droits étrangers ont aussi pu servir d’arguments pour inciter à la réforme du droit positif (aussi bien parmi la doctrine que parmi ceux qui participaient à la fabrique du droit positif). S’agissant des juristes espagnols, il fut des périodes où ils n’étaient pas toujours aussi ouverts sur l’étranger. C’est par exemple très net au cours des premières années du franquisme. Par ailleurs, certains juristes espagnols ont également pu avoir une démarche exportatrice. Le droit administratif espagnol a d’abord été imposé en Amérique latine, notamment à Cuba, qui est resté sous domination espagnole jusqu’en 1898. Les juristes espagnols ont également donné des conférences dans certains pays d’Amérique latine, avant que ces derniers ne deviennent leur terre d’exil après la guerre civile. Ce fut le cas, dans un premier temps, du Mexique, où certains universitaires espagnols ont intégré l’Université nationale autonome de Mexico.
Mais, le constat des limites d’une présentation des droits administratifs français et espagnol comme exportateur ou comme importateur est plus criant encore à l’examen de la période contemporaine. En effet, dans le contexte de la globalisation du droit, et plus particulièrement pour la France et l’Espagne, dans le contexte de l’européanisation du droit, il ne semble plus réellement possible de distinguer clairement l’exportateur de l’importateur. Les deux attitudes se cumulent, étant donnée la logique de réseaux qui s’est instaurée du fait des relations internormatives qui se sont tissées dans le cadre de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe notamment. Les producteurs de normes se concertent de plus en plus et mettent en commun leurs matériaux de travail. Des réseaux de parlementaires (la conférence des présidents des Parlements européens, l’association des Sénats d’Europe), d’administration (le réseau des administrations publiques européennes), de juridictions (l’ACA-Europe) ont ainsi été institutionnalisés. Mais l’on trouve également cette préoccupation chez ceux qui participent au développement de la science du droit administratif (par exemple le réseau de revues Ius publicum). Devant l’intensification des échanges, les juristes français comme espagnols ont conscience aussi bien de la nécessité de s’enrichir des expériences étrangères, que de l’opportunité de promouvoir leurs solutions, notamment en essayant de les faire circuler par le canal du droit de l’Union européenne qui, après tout, se nourrit des droits nationaux.
Cette étude invite donc à admettre que le rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers est un objet complexe.
B. La nécessité d’admettre la complexité du rapport du droit administratif national aux droits administratifs étrangers
L’habitude d’établir que le droit administratif français est exportateur et que le droit administratif espagnol est importateur a sans doute fait oublier qu’ils ne représentaient que des idéaux types. Selon la conception wébérienne, ils ne sont donc que des « constructions intellectuelles obtenues par accentuation délibérée de certains traits de l’objet considéré » (J. Coenen-Huther, « Le type idéal comme instrument de la recherche sociologique », Revue française de sociologie, 2003, n° 3, pp. 531-547, spéc. p. 532). Ils forment « une représentation purement conceptuelle d’un objet, en quelque sorte purifiée de variations contingentes empiriques » (G. Rocher, « Type idéal », in A.-J. Arnaud, Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 2e éd., 1993, pp. 628-630, spéc. p. 629).
Néanmoins, il semblerait que ces représentations soient trop souvent confondues avec la réalité. L’utilisation du type idéal dans la recherche suppose de mesurer le rapprochement ou l’écart de la réalité avec cette représentation idéale (M. Weber, Essais sur la théorie de la science, traduction française par Julien Freund, Paris, Plon, 1965, pp. 181-182). D’une certaine façon, une telle opération a été menée par cette recherche, bien que les idéaux types n’aient pas été construits au préalable, mais, en quelque sorte, imposés (parce qu’ils semblent acquis). Une étude macrocomparative qui utiliserait ces catégories d’exportateur et d’importateur (elle n’existe pas en tant que tel) pour classer les droits administratifs devrait donc nécessairement les relativiser en raison du caractère erratique du rapport aux droits étrangers, qui n’a rien d’absolu. En effet, et cela a été expliqué précédemment, si le rapport aux droits étrangers est en partie le fruit de caractéristiques propres à chaque droit, il est avant tout conjoncturel, dépendant notamment du contexte politique dans lequel il s’insère. Il faut donc admettre sa complexité et ses variations selon les époques lorsque l’on souhaite l’appréhender. Mais cette précaution méthodologique est après tout le propre, en principe, des études macrocomparatives, qui, par leur nécessaire montée en généralité, sont conscientes des limites de leur catégorie. Cela étant, et malgré cette nécessaire relativisation, les résultats de cette étude ont permis d’insister sur un dépassement de ces catégories pour caractériser des États membres d’espaces régionaux européens comme l’UE ou le Conseil de l’Europe (dans la mesure où seules la France et l’Espagne ont été étudiées). La pertinence de ces idéaux types comme grille d’analyse est donc remise en cause.
Dès lors, cette recherche a permis de déconstruire les représentations classiques de ces deux droits administratifs, en ayant adopté comme prisme d’analyse le rapport aux droits étrangers. Elle s’est donc inscrite dans la démarche consistant à « mettre l’accent sur la complexité du réel et éveiller un doute derrière chaque préjugé » (G. Resta, « Les luttes de clocher en droit comparé, McGill Law Journal/Revue de droit de McGill, n° 4, 2017, pp. 1153-1199, spéc. p. 1196, https://doi.org/10.7202/1043163ar, consulté le 27/06/2019), permettant ainsi de mieux connaître les droits administratifs français et espagnol. Ce faisant, c’est sans doute en connaissant mieux sa culture juridique et la culture juridique de l’autre que l’on prépare le terrain aux études dites utilitaristes. Le droit administratif espagnol est par exemple assez peu étudié par les administrativistes français (le droit constitutionnel l’est sans doute davantage). Serait-ce justement à cause de cette représentation d’un droit administratif espagnol importateur ? C’est en tout cas une hypothèse que l’on peut formuler. En offrant un autre regard sur le droit administratif espagnol, l’on espère susciter un nouvel intérêt pour ce qui se développe en deçà des Pyrénées. Telle pourrait être ici une illustration de la complémentarité des manières de faire du droit comparé.
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