L’autonomie du droit réel de jouissance spéciale affirmée par l’arrêt Maison Poésie du 31 octobre 2012 (Cass., 3e Civ., 31 octobre 2012, n°11-16.304, D. 2012.2596, obs. A. Tadros, D. 2013.53, note L. d’Avout et B. Mallet-Bricout, et 2123, note N. Reboul-Maupin ; AJDI 2013. 540, obs. F. Cohet-Cordrey ; RDI 2013. 80, obs. J-L. Bergel ; RTD Civ. 2013. 141, obs. W. Dross ; JCP G 2012. 1400, note F-X. Testu ; JCP G 2013.I.249, n°12, obs. H. Périnet-Marquet ; Rép. Not. 2013.12, note L. Tranchant ; RDC 2013. 627, obs. J-B. Seube ; LPA, 29 octobre 2013, p. 10, note N. Thomassin ; RTD Civ. 2013.141, obs. W. Dross ; RLDC, 2013.7, n°101, obs. J. Dubarry et M. Julienne ; LPA, 16 janvier 2013.12, obs. F. Agostini ; RLDC. 2013.584, note R. Libchaber ; RTDI. 2014/1. 11, note M. Painchaux) a intensifié le vent libéral qui soufflait sur les droits réels. L’engouement suscité par ce droit réel innommé a contribué à son expansion au point de semer le trouble entre les différents droits réels. Cet arrêt de la troisième chambre civile en date du 6 juin 2019 établit une certaine clarification tant par le rappel des limites propres au régime de la servitude, qu’en établissant une restriction certaine à l’emploi du doit réel de jouissance spéciale (Cass. 3e civ., 6 juin 2019, n°18-14.547).
Il était question en l’espèce de la vente d’une propriété surplombée par une excroissance de l’immeuble voisin appartenant au vendeur. Une clause réservant à ce dernier un droit exclusif de jouissance de cet étage avait été prévue à l’acte de vente par la création d’une servitude puisqu’il s’agissait pour le fonds de l’acquéreur de fournir une charge au service de celui du vendeur. Cette clause précisait que ce dernier devait ainsi assurer seul les frais d’entretien du premier étage de l’immeuble, que « les présentes [étaient] stipulées à titre de servitude, sans aucune copropriété, ni indivision » et que seuls le vendeur et ses ayants droit pourraient mettre fin à cette servitude. Néanmoins, l’immeuble a, par la suite, été vendu et soumis au statut de copropriété. Les acquéreurs, subissant les travaux des nouveaux propriétaires, ont alors demandé la nullité de cette servitude ainsi que la démolition de ladite terrasse. Le tribunal ainsi que la cour d’appel ont fait droit à leur demande, considérant que « l’intention des parties était de constituer une servitude réservant la jouissance de surplomb au seul profit du vendeur, laquelle servitude devait être annulée car elle vidait de sa substance le droit de propriété de l’acquéreur sur ce surplomb ». La configuration des lieux, en l’espèce, confirme cette analyse des juges puisque les acquéreurs n’avaient pas accès à ce premier étage.
Seul le premier moyen du pourvoi nous intéressera puisqu’il concerne la qualification et la définition des droits réels. Ce moyen se décline en une multiplicité de branches parfois redondantes faisant ressortir trois arguments essentiels : la première branche reprend les fondements de l’arrêt Maison Poésie en estimant que la cour d’appel aurait méconnu la volonté des parties, violant ainsi les articles 544 et 1134 (ancien) du Code civil (De manière subsidiaire, la septième branche, en corrélation avec la première branche, souligne la possibilité offerte à l’acquéreur de renoncer à son droit de jouissance, qu’en déclarant la clause comme privée d’objet, la cour d’appel serait contrevenu aux articles 544, 637, 686, 1134, 1108 et 1126 du Code civil dans leur rédaction antérieure au Code civil.). Le deuxième argument reprochait aux juges du fond, sur le fondement de l’article 12 du Code de procédure civile, de ne pas avoir restitué aux faits leur exacte qualification. Enfin, le troisième argument, développé sous différentes branches, reprochait à la cour d’appel d’anéantir la clause au lieu de l’interpréter au-delà du vocabulaire employé par les parties (Les cinquièmes et neuvième branches soulignaient l’ambiguïté de la clause qui nécessitait alors une interprétation, alors que les troisième et septième branches défendaient qu’une convention ne devait être annulée du fait d’une qualification contraire à l’économie générale du contrat, mais interprétée en vue de recouvrir son objet).
Si la liberté contractuelle permet de moduler les droits réels, elle doit toutefois respecter la destination prévue à chacun de ces droits par le Code civil ainsi que par l’ordre public des biens. La Cour de cassation clarifie la nature des droits réels en vue de les caractériser dans l’espace (I), mais aussi de les réguler dans le temps (II).
I – Les droits réels dans l’espace
L’arrêt Caquelard du 13 février 1834 (La Cour de cassation, confrontée à un conflit de droits sur les herbes et les arbres des berges d’un cours d’eau, affirme que les articles 544, 546 et 552 du Code civil « sont déclaratifs du droit commun relativement à la nature et aux effets de la propriété, mais ne sont pas prohibitifs » et que « ni ces articles, ni aucune autre loi, n’excluent les diverses modifications et décompositions dont le droit ordinaire de propriété est susceptible ») a mis fin au mythe du numerus clausus en permettant de « créer ou de modifier des droits réels par convention, voire même par un acte unilatéral, puisqu’aucun texte n’enlève ce pouvoir créateur aux particuliers ». Si la liberté contractuelle permet donc d’établir et de créer des droits réels, le démembrement se trouve limité par la destination et la définition propres à chacun de ces droits mais aussi par l’ordre public des biens. Ainsi, tant la servitude que le droit réel de jouissance spéciale n’ont pas vocation à priver totalement la jouissance du propriétaire du fonds servant. Les limites imposées à ces droits réels permettent de saisir plus clairement leur nature respective. Le refus de requalifier la clause litigieuse semble ainsi établir deux constats majeurs : le premier consiste à faire primer les droits réels nommés (A), le second vise à protéger le droit de propriété en limitant la portée des droits réels, il s’agit de faire primer la propriété sur la liberté contractuelle (B).
A – La nature des droits réels clarifiée
La volonté certaine d’une servitude. L’autonomie du droit réel de jouissance spéciale a élargi considérablement la création des droits réels. Néanmoins, aucune définition claire n’est fournie par le juge, permettant ainsi de l’envisager de manière protéiforme. Cette potentialité confirme l’importance de la liberté contractuelle dans la constitution de droits réels, vue avec méfiance par certains auteurs (J. Carbonnier, Droit civil, Les biens, 2000, n°44 ; F. Zénati-Castaing et Th. Revet, Les biens, 2008, n°296 et s.), mais assurant ainsi une réelle adaptabilité aux situations éloignées de celles régies par les droits réels nommés (C. Larroumet et B. Mallet-Bricout, Les biens, droits réels principaux, Economica, 6e éd., 2019, n°574-3, p. 344 : « cette clarification jurisprudentielle, après deux siècles de tergiversations doctrinales et jurisprudentielles, doit être approuvée »). Cependant, en l’espèce, le silence gardé par la Haute juridiction sur la demande de requalification de cette servitude en droit réel de jouissance spéciale invite à s’interroger non seulement sur la possibilité de requalifier un droit réel établi par voie conventionnelle, mais aussi sur la portée que la Haute juridiction entend donner aux droits réels innommés. Dès la première partie de la solution, les juges confirment qu’il était question d’une qualification « expresse et non équivoque » entre les parties. Acceptant la qualification de la servitude, elle exclut d’office toute subsidiarité du droit réel de jouissance spéciale. Néanmoins, il n’est pas question d’y entrevoir un quelconque irrespect de l’article 12 du Code de procédure civile (Cet article est invoqué par le demandeur au pourvoi au sein des deuxième, quatrième et huitième branches et fondé au regard de « l’économie du contrat »), mais plutôt une application respectueuse des droits réels nommés, évitant ainsi d’appréhender le droit réel de jouissance spéciale comme une « bouée de secours » des droits réels frappés de nullité. C’est en cela que le respect de l’ordre public s’impose : il s’agit pour le juge d’éviter que des volontés contractuelles contreviennent à des dispositions légales, par intérêt personnel (Ainsi, si les parties avaient établi un droit réel de jouissance spéciale, une requalification de la clause par les juges aurait été certainement effectuée afin de privilégier la qualification légale de la servitude.). Le droit réel de jouissance spéciale serait alors une voie pertinente lorsque le Code civil ne prévoit pas la réalité envisagée.
Le droit réel de jouissance spéciale, ersatz des lacunes du Code civil. L’étendue de ce droit s’avère particulièrement délicate et soulève bien des questionnements depuis l’arrêt Maison Poésie. L’avocat général souligne, dans ses conclusions, la nécessité de reconnaître le caractère spécial à ce droit réel innommé de manière substantielle (Conclusions de B. Sturlèse, Defrénois, n°27, 4 juillet 2019, p. 27 : « le droit réel de jouissance spécial, pour être admissible, doit nécessairement être spécial au sens substantiel »). Pourtant, l’arrêt Maison Poésie semait un certain trouble en ce qu’il n’octroyait ni plus, ni moins qu’un droit d’usage général à la fondation (V. sur la question R. Libchaber, RDC 2013. 584 : « il est bien clair qu’en l’occurrence, la SACD est à jamais empêchée de jouir du bien qu’elle a acquis ». V. également J. Dubarry et M. Julienne, RLDC, févr. 2013, p. 7 : on «peut regretter, si les mots ont un sens et alors que rien ne l’y obligeait, que la troisième chambre civile ait repris la terminologie de droit de jouissance spéciale pour qualifier un droit aussi large que celui concédé dans la présente affaire » ; J-B. Seube, RDC. 2013.627), ce qui l’éloigne de tout caractère spécial et l’assimile davantage à l’usufruit. L’arrêt à commenter marquerait-il un frein à la reconnaissance de ce droit réel innommé ? Il semblerait qu’une réponse positive soit ici envisageable, invitant à appréhender ce droit comme un succédané de droit réel nommé. Ainsi, lorsque la volonté des parties désigne, à juste titre, un droit réel nommé, aucune substitution ne semble envisageable, sous peine de s’apparenter à une fraude ou de contrevenir à l’ordre public des biens. Il semblerait que la priorité soit à l’absence de confusion, ce qui n’était pas le cas de la jurisprudence antérieure. L’arrêt ERDF témoignait d’une possible assimilation entre la servitude et le droit réel de jouissance spéciale. Dans cet arrêt, la reconnaissance d’une charge, de fonds servant et dominant invitait à établir une servitude de surplomb plutôt qu’un droit réel de jouissance spéciale comme l’a retenu la Haute juridiction. Le présent arrêt met fin à cette potentielle confusion en clarifiant la nature de chacun des droits réels. Cette distinction permet d’envisager le droit réel de jouissance spéciale en dehors des cas prévus par le Code civil. En matière de copropriété, il se pourrait que le droit réel de jouissance spéciale soit plus approprié que la servitude, qui se trouve parfois reconnue en l’absence de fonds dominant (Des servitudes de cour commune ont ainsi pu être reconnues sans présenter ses conditions d’existence. Les juges ont ainsi relevé que « l’existence d’un fonds dominant et d’un fonds servant n’est pas essentielle à l’existence d’une servitude créée par la loi ». V. Cass. 1e civ., 30 avril 1963, Bull. civ. I, n°239 ; Cass. 1e civ., 15 décembre 1999, n°97-22.161, JCP 2000. I. 265, n°22, obs. H. Périnet-Marquet ; JCP N 2000. 682, obs. D. Sizaire, Defrénois 2000. 314, obs. C. Atias ; RDI 2000. 147). Suivant l’esprit de l’arrêt Caquelard (L’arrêt permet de concorder différentes jouissances spéciales sur un même fonds : l’un des copropriétaire en exploitait les arbres, l’autre les herbes.), le droit réel de jouissance spéciale constituerait une voie efficace pour organiser la copropriété, en ce qu’il permet une adaptabilité certaine à la spécificité du domaine. Pourquoi distordre la définition de la servitude prévue par le Code civil, alors qu’un droit réel innommé peut constituer une meilleure appréhension de l’organisation foncière de la copropriété. Néanmoins, si les droits réels innommés permettent de saisir des réalités non prévues par le Code civil, ils ne doivent pour autant pas entraver ni l’ordre public des biens, ni le droit de propriété.
B – La portée des droits réels clarifiée
Le droit de propriété privilégiée. En l’espèce, la vérification de la juste qualification par la Haute juridiction confirme que le surplomb constituait une charge supportée par le fonds servant de l’acquéreur au bénéfice du fonds dominant du vendeur (Ces caractéristiques confirment bien l’application de l’article 637 du Code civil définissant la servitude comme « une charge imposée sur un héritage pour l’usage et l’utilité d’un héritage appartenant à un autre propriétaire »). Pourtant, sur le fond, la Cour de cassation réaffirme sa jurisprudence selon laquelle une « servitude ne peut être constituée par un droit exclusif interdisant au propriétaire du fonds servant toute jouissance de sa propriété » (Cass. 3e civ., 24 mai 2000, n°97-22.255 ; Bull. civ. III, n°113 ; D. 2001, p. 151, note R. Libchaber ; RDI 2000, p. 316, obs. J-L. Bergel ; Defrénois, 30 octobre 2000, n°37742-72, p. 1170, obs. C. Atias (s’agissant d’un cabinet d’aisances sur le fonds servant) ; V. également Cass. 3e civ., 27 juin 2001, n°98-15.216, Bull. civ. III, n°87 ; JCP 2003, II, 10141, note J-L. Elhoueiss – s’agissant d’une véranda). Puisqu’une servitude n’est pas la privation totale du droit de jouissance pour le fonds servant, ce précepte permet de conserver une cohérence au droit de propriété afin qu’il n’en reste pas que le titre. Une servitude de surplomb présente alors le risque de priver de jouissance perpétuellement le propriétaire du fonds servant, ce qui constitue d’une certaine manière, une « expropriation » (T. Revet, RTD Civ. 2009. 142, obs. sous Cass. 3e civ., 12 mars 2008, n°07-10.164, Bull. civ. III, n°47 : « une privation perpétuelle autorisée de la jouissance d’une fraction d’un bien, fût-elle minime, est une expropriation ». L’auteur critiquait ici la solution rendue par la troisième chambre civile reconnaissant la validité de la servitude de surplomb alors que l’acquéreur était privé de « toute jouissance de la pièce ».). C’est pourquoi l’avocat général souligne qu’ « un tel effacement perpétuel du droit de propriété, un tel dépouillement irréversible du propriétaire de la maîtrise de la valeur d’usage de son bien nous semblent être un résultat proscrit dans le cadre de la libre contractualisation des droits réels sui generis » (Conclusions de B. Sturlèse, précité). Cette solution semble s’imposer afin d’enrayer l’établissement de conventions contraires à l’utilisation normale de son droit de propriété. En matière de servitude, la protection du droit de propriété a été récemment confirmée par la Cour de cassation. Elle précise que la renonciation à une servitude conventionnelle n’interdit pas la reconnaissance d’une servitude légale : l’intérêt foncier prime lorsque l’enclave n’est pas volontairement réalisée par le propriétaire (Cass. 3e civ., 24 octobre 2019, n°18-20.119 : « l’acquéreur d’une parcelle enclavée ne peut se voir opposer la renonciation d’un précédent propriétaire de la servitude légale de passage conventionnellement aménagée »).
Les limites au démembrement. Un des apports majeurs de cet arrêt réside dans la limite établie quant à l’emploi du droit réel de jouissance spéciale. Une analogie doit être ici établie, justifiant le refus de requalifier la clause prévue par les parties. En effet, si la servitude est en l’espèce frappée de nullité, c’est parce qu’elle « vide de toute substance » la propriété de l’acquéreur. La requalification en droit réel spécial de jouissance aurait ici provoqué le même effet puisque la configuration des lieux ne permettrait pas à l’acquéreur de bénéficier de cette terrasse. Ainsi, quelle que soit l’organisation des droits sur une propriété l’on ne peut réserver l’exclusivité des jouissances à un bénéficiaire unique. La formulation de la solution condamne l’exclusion de la jouissance du droit de propriété, néanmoins, aucune précision n’est fournie quant à l’acceptation d’un tel aménagement des droits réels dans le temps. Est-ce à dire que l’exclusion de toute jouissance de sa propriété pour une durée déterminée pourrait-être tolérée ? Rien n’en est moins sûr (Néanmoins, des interrogations persistent. Si le démembrement n’a pas vocation à anéantir les jouissances attachées au fonds, le droit de superficie interpelle puisque le tréfoncier peut voir la jouissance de sa propriété réduite à peau de chagrin par le superficiaire. Serait-ce d’ailleurs le seul droit permettant de telles limitations du droit de propriété ?).
II – Les droits réels dans le temps
Clarifier la nature des droits réels permet d’appréhender la durée envisageable du droit réel de jouissance spéciale. S’il est présenté comme n’ayant pas vocation à être perpétuel (A), le respect de son caractère spécial permettrait de lui envisager un tel caractère perpétuel (B).
A – La liberté contractuelle contrainte par la perpétuité
Une requalification limitée par l’ordre public. L’avocat général précise dans ses conclusions que c’est notamment le caractère perpétuel du droit constitué entre les parties qui annihile tout intérêt de requalification de la clause : « une limite incontournable à la libre création de droits réels de jouissance innommés doit tenir à l’impossibilité de priver perpétuellement de toutes les utilités liées à la valeur d’usage du fonds grevé » (Conclusions de B. Sturlèse, op. cit., pp. 26 et 27 : ce constat permet à l’auteur d’estimer la demande de requalification « vaine et inopérante ». Il ajoute plus loin « l’assujettissement total et perpétuel des utilités d’usage de la propriété d’un fonds doit demeurer proscrit, quelle que soit la qualification susceptible d’être donnée au droit en cause ».). L’argument confirme la jurisprudence de la Cour de cassation qui, jusqu’alors déterminait la durée du droit réel de jouissance spéciale. Ainsi, dans l’affaire « ERDF », face à l’absence de durée conventionnelle prévue par les parties, les juges ont alors appliqué les mêmes conditions prévues par la réglementation de l’usufruit (Cass. 3e civ., 28 janvier 2015, n°14-10.013, Bull. civ. III, n°13 ; D. 2015. 599, note B. Mallet-Bricout, 988, chron. A-L. Méano, et 1863, obs. N. Reboul-Maupin ; Justice & cassation, 2015. 270, rapp. M-T. Feydeau et 277, avis B. Sturlèse ; AJDI, 2015. 304, obs. N. Le Rudulier ; RDI 2015. 175, obs. J-L. Bergel ; RTD Civ. 2015. 413, obs. W. Dross et 619, obs. H. Barbier). Ce qui signifie qu’au mieux, si le bénéficiaire est une personne physique, son droit sera viager (CA Paris, 22 janvier 2015, n°13-649) ; s’il s’agit d’une personne morale la limite trentenaire s’applique en vertu de l’article 625 du Code civil. La question propre à la durée de ce droit réel innommé n’est donc pas nouvelle. Pourtant, elle n’est ici même pas mentionnée par la Cour de cassation. Si les juges précisent ainsi la définition du droit réel de jouissance spéciale, il convient de s’interroger sur sa durée.
Une clarification des droits réels innommés nécessaire. Est-ce à dire qu’un droit réel de jouissance spéciale doit nécessairement être limité dans le temps ? La saga Maison Poésie a mis en évidence la difficulté éprouvée lorsqu’il faut appréhender la durée d’un droit réel de jouissance. Par son deuxième arrêt du 8 septembre 2016 (Cass. 3e civ., 8 septembre 2016, n°14-26.953, notes Milleville, JCP G, 2016, actu 978, J. Dubarry et V. Streiff, JCP N, 2016, 10294, J. Laurent ; JCP G, 2016. 1172, H. Périnet-Marquet, chr. Droit des biens, 1191, Rép. Not. 2016 (n°21), 9, J-L. Bergel ; RDI 2016. 598, J-B. Seube, chr. Droit des biens, Dr. et patr., nov. 2016. 93, D. Sizaire, Constr. Urb. 2016, n°134, A. Gailliard, Gaz. Pal., 13 décembre 2016, n°282a7. 73, W. Dross, RTD Civ., 2016. 894, L. d’Avout et B. Mallet-Bricout, D. 2017. 134 ; RDC 2017. 108, obs. R. Boffa et 123, obs F. Danos), les juges avaient concédé un droit réel de jouissance « pour la durée de la Fondation, et non à perpétuité » justifiant l’exclusion de l’application des conditions prévues au régime de l’usufruit prévues aux articles 619 et 625 du Code civil. Néanmoins, la fondation pouvant proroger son existence tous les 99 ans, les juges ont alors accepté un droit perpétuel de manière implicite. Ainsi, la perpétuité est alors entendue comme non limitée dans le temps, mais exclue de l’article 2227 du Code civil puisqu’à l’exception du droit de propriété, tous les droits réels sont soumis à la prescription extinctive (L’application de l’article 617 du Code civil prévoit la durée de l’usufruit, l’article 706 prévoit celle de la servitude. Sur ce point V. C. Larroumet et B. Mallet-Bricout, Les biens, droits réels principaux, op. cit., n°574-8, p. 349).
B – La clarification du régime du droit réel de jouissance spéciale
Une distinction envisageable. L’adaptabilité du droit réel de jouissance spéciale implique une prise de position de la part des juges dans l’élaboration de son régime et donc de sa durée. Toutefois, la question du respect des règles d’ordre public a suscité de véritables contradictions au sein de la jurisprudence. Les arrêts Maison Poésie manifestaient un souci de vérification de l’absence de perpétuité (Alors que la possibilité d’un droit perpétuel était effectivement possible par la prorogation de la durée de vie de la fondation.) de ce droit tandis que certains arrêts (En matière de copropriété, le caractère perpétuel du droit réel de jouissance spéciale a été reconnu : Cass. 3e civ., 4 mars 1992, n°90-13.145. Également, le droit réel « de crû et à croître » permettant d’exploiter les arbres situés sur le sol et sur le fonds appartenant à autrui ne subit pas la prescription trentenaire : Cass. 3e civ., 23 mai 2012, n°11-13.202), tels que l’affaire « Aigle Blanc » (Cass. 3e civ., 7 juin 2018, n°17-17.240), ont pu lui concéder un caractère perpétuel. Néanmoins, une distinction entre les deux hypothèses s’impose afin d’appréhender la durée des droits réels. En effet, lorsque le droit réel de jouissance spéciale s’apparente à une charge, qu’il constitue ainsi l’accessoire qui suit le principal, au même titre qu’une servitude, la perpétuité peut être envisagée. A contrario, lorsque la jouissance spéciale ne bénéficie pas au fonds, mais uniquement à des personnes, alors ce droit réel s’apparente au régime de l’usufruit. C’est parce qu’il s’agit d’un droit réel innommé et spécial que le juge lui applique « les conditions » (Expression employée par le Cour de cassation dans l’arrêt ERDF précité. V. Cass. 3e civ., 28 janvier 2015, n°14-10.013 : ce droit, s’il n’est pas limité dans le temps par la volonté des parties, ne peut être perpétuel et s’éteint dans les conditions prévues par les articles 619 et 625 du Code civil) des articles 619 et 625 du Code civil conditionnant le régime de l’usufruit. Cette conception reprend l’article 609 du projet de réforme du droit des biens établissant le droit réel de jouissance « de la même manière que l’usufruit », en soulignant son caractère spécial, contrairement à l’usufruit qui se veut général. La création de ce type de jouissance spéciale apparaît particulièrement opportune dans la gestion familiale du patrimoine, lorsque le démembrement classiquement prévu par le Code civil ne correspondra pas aux attentes des parties. Il pourra alors être prévu en guise de nue-propriété, en lui adjoignant une obligation de gestion de la société ou de l’exploitation familiale.
Ainsi, le contentieux de la copropriété illustre cette appréhension du droit réel de jouissance spéciale. En effet, le caractère perpétuel concédé à ce droit réel se justifiait, dans l’arrêt précité, du fait qu’il soit accessoire au fonds, « attaché à un lot de copropriété » (Dans ce sens V. J. François, « Qu’est-ce qu’un droit réel de jouissance spéciale ? », chron. D. 2019. 1660, spéc. p. 1666), similaire à une servitude (Par absence de fonds dominant, la charge constituée ne pouvait être une servitude. La Cour de cassation la présente comme « une charge imposée à certains lots, pour l’usage et l’utilité des autres lots appartenant à d’autres propriétaires ».). Il s’agissait d’une piscine dont les propriétaires avaient autorisé, par convention, l’accès à l’ensemble des copropriétaires. Cette élaboration impose donc aux personnes bénéficiaires de ce droit d’en supporter aussi les charges, sans pouvoir s’en libérer comme c’est le cas pour les servitudes. Ce droit n’est donc pas fondé sur un caractère personnel, mais se rattache à l’ensemble de la copropriété.
Cette distinction constituerait une justification de la solution rendue par la Cour de cassation en l’espèce. Tant l’absence de caractère spécial du droit de jouissance du vendeur que de la copropriété au moment de la vente, ne permettaient pas la requalification du droit réel établi par les parties. En l’espèce, le silence des juges sur le droit réel de jouissance spéciale permet toutefois d’envisager une certaine clarification sur sa durée. D’une part, un droit réel de jouissance spéciale peut être perpétuel lorsque sa spécialité est accessoire au fonds. La jurisprudence traduit cette possibilité par la reconnaissance d’un droit réel perpétuel de jouissance de crû et à croître (Cass. 3e civ., 23 mai 2012, n°11-13.202), mais aussi d’un droit de passage pour piéton réservé sur un fonds privé aux habitants d’une ville (Cass. 3e civ., 6 mars 1996, n°93-17.424, RDI 1996. 536, obs. J-L. Bergel), ou par le droit de « seconde herbe » au profit des habitants d’une entité territoriale (Cass. 3e civ., 25 mars 1992, n°89-21.866, Bull. civ. III, n°106 ; D. 1993. 65, note E-S. de La Marnierre, et 306, obs. A. Robert ; RDI 1992. 176, obs. J-L. Bergel, et 1993. 532, obs. Ph. Delebecque et P. Simler). D’autre part, lorsque le droit réel de jouissance spéciale s’exprime à travers un caractère intuitu personae, le rattachement aux conditions de l’usufruit semble nécessaire et le caractère perpétuel impossible (Cette distinction semble avoir été exploitée par la Cour de cassation pour rejeter la qualification d’une servitude. V. Cass. 3e civ., 22 juin 1976, n° 74-14.148, Bull. civ. III, n°280 : « L’existence d’une servitude exige un fonds dominant et un fonds servant. Ainsi, la concession d’un droit de chasse ne saurait avoir le caractère d’une servitude réelle, le fonds en faveur duquel il est accordé ne recueillant aucune utilité et le profit ou l’agrément que ce droit peut amener ne concernant que la personne du propriétaire du fonds et non le fonds lui-même ». La Cour de cassation qualifie ce droit de chasse de droit réel d’usage viager attaché au fonds. V. également Cass. 3e civ., 2 octobre 2002, n°00-14.029, RDI 2003, p. 317, obs. Y. Jégouzo et F.G. Trébulle.). L’évolution de la propriété invite à apprécier toute la pertinence de ce droit réel de jouissance spéciale, néanmoins, il ne faut plus l’aborder comme le couteau suisse de l’organisation de la propriété. Il est alors temps pour les notaires et les professionnels du droit des biens de faire preuve d’imagination pour exploiter toutes les potentialités d’usage d’un fonds et ainsi valoriser la spécificité du droit réel de jouissance spéciale.
Table des matières