Saisi de deux questions fondamentales relatives au schéma national du maintien de l’ordre rendu public le 16 septembre 2020, le Conseil d’État sanctionne partiellement les dispositions relatives à l’accès des journalistes aux manifestations, et totalement l’usage de la technique de l’encerclement telle que définie dans ce document.
Les journalistes, « vigies » de la démocratie lors des opérations de maintien de l’ordre doivent pouvoir accéder librement aux manifestations et s’y maintenir après le prononcé des sommations en restant toutefois constamment des observateurs neutres des événements.
L’usage de la technique de l’encerclement, si elle n’est pas proscrite en soi, doit être adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances et donc précisément défini.
Le 16 juin 2019 le ministre de l’Intérieur lance « une réflexion » pour faire « évoluer » le maintien de l’ordre devant conduire à la rédaction d’un nouveau schéma national, partant du constat que « les méthodes et outils du maintien de l’ordre doivent évoluer » (« Christophe Castaner lance une réflexion pour faire « évoluer le maintien de l’ordre », Le Monde, 18 juin 2019). Les autorités publiques se trouvaient en effet alors confrontées à un contexte particulier d’évolution des caractéristiques des manifestations, devenant de plus en plus violentes contre la force publique mais aussi à l’origine de plus en plus de destructions des biens, souvent dans un contexte de violences urbaines (rapport n° 2794, commission d’enquête de l’Assemblée nationale, 21 mai 2015, p. 62 et svtes).
Le travail de la presse et des journalistes devenant aussi, de ce fait, de plus en plus délicat dans un tel climat de violences. Le Premier ministre écrivant lui-même que « depuis longtemps, comme l’actualité récente l’a encore montré, il existe des difficultés à concilier le travail des journalistes et celui des forces de l’ordre, dans un contexte de manifestations, soumises à de fortes tensions » (lettre de mission du Premier ministre à M. J.-M. Delarue, président de la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre, 22 décembre 2020).
Le Schéma national du maintien de l’ordre (SNMO) a été rendu public le 16 septembre 2020, posant les nouvelles modalités de mise en œuvre du maintien de l’ordre, notamment sur le plan opérationnel.
Document de 29 pages (dont 16 pages de prescriptions proprement dites si on écarte les illustrations, l’éditorial et la synthèse), le schéma s’articule en trois parties :
I.- « Un cadre garantissant une liberté de manifester » (p. 11 et 12) ;
II.- « Protéger les manifestants dans le contexte nouveau des mouvements de contestation » (p. 13 à 22) ;
III.- « Agir contre les auteurs de violences qui œuvrent pour que dégénèrent les manifestations » (p. 23 à 29).
Il précise, notamment, les règles juridiques applicables à l’organisation d’une manifestation, la communication avec les manifestants, la prise en compte « optimale » des journalistes, les nécessaires mesures préventives à mettre en place pour anticiper tous troubles, la déontologie de la force publique, les caractéristiques et les dispositifs des forces engagées, la confirmation de l’emploi des moyens et armes intermédiaires au maintien de l’ordre en adaptant leur emploi, la place de l’autorité judiciaire et l’importance cruciale de la communication.
Sur le plan juridique, ce schéma est bien « atypique » comme le souligne le rapporteur public dans ce dossier (Conclusions M. L. Domingo, p. 2).
Il s’agit d’abord d’un document « joint » à une circulaire de 4 pages du 16 septembre 2020 adressée aux préfets, au secrétaire général du ministère de l’intérieur et aux directeurs généraux de la police nationale et de la gendarmerie nationale (publiée sur Légifrance le 28 septembre 2020).
Son contenu est, ensuite, assez large puisque, notamment, il donne des instructions aux services placés sous l’autorité du ministre, à savoir, en l’occurrence, à la police et à la gendarmerie ainsi qu’aux préfets.
Mais en même temps il annonce des modifications réglementaires fondamentales dans le prononcé des sommations qui doivent devenir plus « intelligibles » (p. 21 du SNMO) et relevant d’un décret en Conseil d’État annoncé. Dans sa suite, un décret du 5 mai 2021 modifiant le Code de la sécurité intérieure et relatif aux sommations à effectuer avant de disperser un attroupement (JO du 7 mai 2021, texte n° 5) élargit la liste des autorités habilitées à prononcer les sommations et surtout à décider de l’emploi de la force et de l’utilisation des armes pour dissiper un attroupement susceptible de troubler l’ordre public (Marc BURG,« Droit du maintien de l’ordre- Nouvelles sommations et nouvelles autorités habilitées à décider de l’emploi de la force et l’usage des armes », AJDA 2021, p. 1560).
Enfin, il pose des règles qui s’imposent aux manifestants mais aussi aux journalistes dans l’exercice de leur métier à l’occasion de la couverture des manifestations. C’est par exemple l’obligation pour les journalistes, comme tout citoyen, « d’obtempérer aux injonctions des représentants des forces de l’ordre en se positionnant en dehors des manifestants » lors d’un attroupement susceptible de troubler l’ordre public (p.16 du SNMO).
Le premier grand intérêt de la décision commentée est de clarifier la nature juridique du SNMO.
«Fixant une doctrine commune pour l’ensemble des forces de l’ordre» (point 2 de l’arrêt), le SNMO entre dans la catégorie « des documents à portée générale émanant d’autorités publiques, matérialisés ou non, telles que les circulaires, instructions, recommandations, notes, présentations ou interprétations du droit positif ( …) ( pouvant) être déférés au juge de l’excès de pouvoir lorsqu’ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre. Ont notamment de tels effets ceux de ces documents qui ont un caractère impératif ou présentent le caractère de lignes directrices » (point 3 de l’arrêt). Le Conseil d’État s’inscrit ainsi dans sa jurisprudence établie depuis l’arrêt « Duvignières » (CE, Section, 18 décembre 2002, Dame Duvignères, n° 233618), qui soumet à son contrôle de l’excès de pouvoir les instructions impératives du ministre à ses services, d’autant plus que ces dernières, en l’espèce, « sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation des organisateurs de manifestations, des manifestants, des journalistes, des observateurs ou de tiers » (point 4 de l’arrêt).
Le schéma donne alors lieu, préalablement à la présente instance, à un premier contentieux devant le juge des référés du Conseil d’État à l’initiative du Syndicat national des journalistes, de la Ligue des droits de l’homme, de la Confédération générale du travail et du Syndicat national des journalistes CGT. Le juge de l’urgence rejette les requêtes des demandeurs estimant que les conditions de l’urgence n’étaient pas remplies. Selon cette ordonnance, les mesures édictées par le SNMO visant à la protection des journalistes et l’application à leur endroit des règles de droit commun de dispersion d’un attroupement après sommations, ainsi que les mesures «d’accréditation» organisées par le schéma ne portaient pas, à ce stade du litige, une atteinte grave et immédiate aux conditions d’exercice du métier de journaliste et à la liberté d’informer obligeant à la suspension du SNMO (CE, juge des référés, 27 octobre 2020, n° 444876 et 445055, voir M. Burg, RGD 2020, n° 53708).
Les mêmes requérants auxquels s’ajoutent l’Union syndicale Solidaires, le Syndicat de la magistrature, le Syndicat des avocats de France et l’association Action des chrétiens pour l’abolition de la torture contestent le schéma au fond et demandent au juge de l’annuler pour excès de pouvoir.
Un requérant « individuel » conteste aussi les termes du SNMO. Il présente une demande spécifique relative au statut des « observateurs » qui n’est pas abordé par le SNMO. Cette partie au litige explique dans son mémoire que « les missions des observateurs consistent à recueillir des informations sur les pratiques du maintien de l’ordre dans le cadre notamment de manifestations sur la voie publique, afin de documenter les conditions dans lesquelles les autorités interviennent à cette occasion » (conclusions M. L. Domingo, précitées, p. 10). Selon le demandeur, les observateurs devraient faire l’objet d’une protection particulière. La jurisprudence constante est bien établie sur ce point et dispose que l’administration n’est jamais obligée de prendre un texte d’interprétation des règles législatives ou réglementaires (CE, 14 octobre 2020, Association pour une consommation éthique, n° 434802). Si le ministre ne dit rien dans une circulaire sur un sujet particulier, c’est tout simplement qu’il n’a pas pris position sur ce sujet et le droit commun s’applique sans interprétation (CE, 27 juin 2018, Société Rhin-Rhône Méditerranée, n° 4199030). C’est donc tout naturellement que le juge écarte ce moyen, qui n’a aucune incidence sur la légalité du document, « le ministre n’était, en tout état de cause, pas tenu de prendre une position, dans le document attaqué, sur l’ensemble des situations susceptibles de se présenter à l’occasion des manifestations » (point 14 de l’arrêt).
En revanche, la Haute juridiction est amenée à se prononcer sur trois points délicats du schéma, à savoir :
Le point 2.2.1 du SNMO qui indique que «la nécessité de préserver l’intégrité physique des journalistes sur le terrain est réaffirmée. Eu égard à l’environnement dans lequel ils évoluent, les journalises peuvent porter des équipements de protection, dès lors que leur identification est confirmée et leur comportement exempt de toute infraction ou provocation ». Le juge considère que le ministre n’avait pas la compétence pour édicter de telles prescriptions.
Le point 2.2.2. du SNMO qui prévoit la désignation d’un officier référent et la mise en place d’un canal de communication spécifique au profit de journalistes « accrédités ». Le Conseil d’État estime que l’imprécision dans les conditions d’accréditation, ouvrant un « choix discrétionnaire » des journalistes accrédités « porte une atteinte disproportionnée à la liberté de la presse et à la liberté de communication ».
Le point 3.1.4 du schéma national du maintien de l’ordre qui spécifie des conditions de « l’encerclement » sans encadrer précisément les cas de sa mise en œuvre, apparaît alors aux yeux du juge comme une technique non adaptée, ni nécessaire et proportionnée aux circonstances.
Pour arriver à ses conclusions le juge apprécie, pour chacun des moyens soulevés, les compétences dévolues au ministre de l’Intérieur, soit au titre de son pouvoir réglementaire soit en sa qualité de chef de service dans l’esprit de la jurisprudence « Jamart » (CE Section, 7 février 1936, n° 43321 et GAJA Dalloz, 2017, p. 276 , n° 45) qui permet au ministre de l’Intérieur « comme à tout chef de service, de prendre les mesures nécessaires au bon fonctionnement de l’administration placée sous leur autorité », sans méconnaître les compétences dévolues au législateur par l’article 38 de la Constitution.
En outre, sur le fondement bien établi de sa décision « Benjamin » (CE, 19 mai 1933, Rec. 541 et GAJA précité, p. 265, n° 43), le Conseil d’État veille, tout au long de cet arrêt, à la bonne conciliation de la préservation de l’ordre public avec le respect des libertés publiques. Les mesures de police devant toujours être proportionnées, nécessaires et adaptées aux circonstances. En l’espèce, le juge rappelle, à quatre reprises au moins, formellement, l’obligation d’édiction de mesures de police proportionnées, adaptées et nécessaires (points 9, 10, 27 et 28 de l’arrêt).
Bien étayé par ces garanties juridiques, l’arrêt précise clairement le droit des journalistes en opérations de maintien de l’ordre public visant à garantir le droit à l’information (I) et veille à ce que la technique d’encerclement ne porte pas atteinte aux libertés d’aller et de venir et à manifester (II).
I.- Le Schéma national du maintien de l’ordre doit veiller à garantir le droit à l’information par les journalistes
Le juge, en rappelant solennellement la place et le rôle de la presse dans une société démocratique (point 3 de l’arrêt) est conduit à censurer partiellement les dispositions du schéma national du maintien de l’ordre empêchant les journalistes d’accéder aux informations relatives aux manifestations (A) et de s’y maintenir lors de la dissipation de l’attroupement (B), conférant à la presse une place particulière de « quasi-vigie » des libertés publiques.
A.- La presse vigie des libertés publiques : les journalistes doivent pouvoir accéder librement aux informations lors des manifestations
Le Conseil d’État appuie sa démonstration sur l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pour souligner avec force que « la liberté d’expression et de communication, dont découle également le droit d’expression collective des idées et des opinions, est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés » (point 10 de l’arrêt).
Cette formulation, solennelle, s’inscrit dans le droit fil de l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’État qui vient de consacrer la liberté de la presse comme ayant le caractère d’une « liberté fondamentale » pour l’exercice d’un référé liberté (CE, juge des référés, 3 février 2021, n° 448721). Sans reprendre explicitement la notion de «liberté fondamentale », le juge ne manque pas, en l’espèce, de considérer sans ambiguïté la place essentielle de la presse, garante de la liberté d’expression et de communication dans une démocratie qui « permet de rendre compte des idées et des opinions exprimées et du caractère de cette expression collective ainsi que, le cas échéant, de l’intervention des autorités publiques et des forces de l’ordre, et contribue ainsi notamment à garantir dans une société démocratique, que les agents de la force publique pourront être appelés à répondre de leur comportement à l’égard des manifestants et du public en général et des méthodes employées pour maintenir l’ordre public et contrôler ou disperser les manifestants » (point 10 de l’arrêt).
La Haute juridiction administrative s’inscrit alors aussi dans les pas de la Cour européenne des droits de l’homme qui a souligné, siégeant en Grande chambre, « le rôle essentiel que jouent les médias dans une société démocratique » (CEDH, 20 octobre 2015, Pentikäinen c. Finlande, n° 11882/10, § 88) et « que les médias jouent un rôle crucial en matière d’information du public sur la manière dont les autorités gèrent les manifestations publiques et maintiennent l’ordre. En pareilles circonstances, le rôle de « chien de garde » assumé par les médias revêt une importance particulière en ce que leur présence garantit que les autorités pourront être amenées à répondre du comportement dont elles font preuve à l’égard des manifestants et du public en général lorsqu’elle veillent au maintien de l’ordre dans les grands rassemblements, notamment les méthodes employées pour contrôler ou disperser les manifestants ou maintenir l’ordre public » (CEDH, 20 octobre 2015, précité, § 89).
Aussi, « les atteintes portées à l’exercice de cette liberté et de ce droit doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées » (point 10 de l’arrêt).
Or, d’abord, le Schéma national du maintien de l’ordre, dans son point 2.2.1 ( précité), s’il souligne l’indispensable protection des journalistes lors d’opérations de maintien de l’ordre et s’il rappelle que les journalistes bénéficient d’un motif légitime pour porter des équipements de sécurité (masques, lunettes, casques…) sans que puisse leur être opposé l’infraction de dissimulation du visage lors d’une manifestation réprimée par l’article 431-9-1 du code pénal, conditionne ce port légitime à la confirmation de leur identification et à leur comportement « exempt de toute infraction ou provocation ».
Le juge souligne le caractère « ambigu et imprécis » de cette formulation et surtout considère que la qualité de chef de service administratif ne permettait pas au ministre de l’Intérieur d’édicter légalement une telle mesure.
Pour le moins, il ne peut être contesté que la formulation peut prêter à confusion. Le schéma manque de clarté en exigeant « l’identification » des journalistes qui, sans autre précision, peut apparaître comme une restriction au droit d’exercer l’activité journalistique lors d’une manifestation et surtout de conditionner les termes de la loi prévus à l’article 431-9-1 du code pénal (précité).
L’exigence relative à l’abstention de commission « d’infraction ou de provocation » paraît tout particulièrement sujette à interprétation.
En effet, comme l’écrit le rapporteur public « la (…) condition est (…) étonnante car on ne comprend pas réellement pourquoi elle est mentionnée (…) alors qu’il est évident qu’une personne, qu’elle soit journaliste ou non, qu’elle porte des équipements de protection ou non, qu’elle se dissimule le visage ou non, ne saurait êttre habilitée à commettre des infractions » (conclusions M. L. Domingo, précitées, p. 6).
S’agissant du choix du mot « provocation », le rapporteur public relève que « l’indétermination de la formulation ne permet pas d’en comprendre le sens exact (…). Provocation de qui ? Provocation de quoi ? » (Conclusions M. L. Domingo, précitées, p. 6).
Assez logiquement, le Conseil d’État considère que le schéma national est allé au-delà des compétences dévolues au ministre de l’Intérieur en tant que chef de service administratif, en ajoutant sous forme sans doute trop imprécise et peu compréhensible des conditions au motif légitime de port d’équipement de protection dissimulant le visage des journalistes concernés et relevant de la loi.
Il annule ainsi les mots « dès lors que leur identification est confirmée et leur comportement exempt de toute infraction ou provocation » du point 2.2.1 du SNMO.
Il aurait sans doute été plus judicieux de pas « mêler » le comportement des journalistes au port légitime d’équipements de protection comme l’a fait le SNMO, obligeant le juge à sanctionner ce point relevant de la seule compétence du législateur.
Il eût été vraisemblablement plus opportun de mettre en œuvre dans le schéma la piste ouverte par la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre (Rapport du 2 avril 2021, précité) qui recommande :
« Les journalistes doivent adopter un comportement d’observateurs dans les événements d’ordre public, permettant aux forces de l’ordre de les identifier – en dehors des cas où des facilités doivent leur être accordées et où la vérification de leur qualité est pour cette raison nécessaire » (recommandation n° 20 du rapport, p. 92-93).
Ensuite, rappelons que le point 2.2.2 du SNMO prévoit qu’ « un officier référent peut être utilement désigné au sein des forces et un canal d’échanges dédié mis en place, tout au long de la manifestation, avec les journalistes titulaires d’une carte de presse accrédités par les autorités ».
Le juge vérifie la nécessité, la proportionnalité et la bonne adaptation de ces mesures aux circonstances.
Il considère que le fait d’ouvrir à certains journalistes la possibilité d’obtenir des informations supplémentaires relatives à la manifestation, dans le temps de son déroulement, grâce à un canal dédié, « n’affecte pas, par elles-mêmes, les règles concernant la liberté d’expression et de communication » (point 16 de l’arrêt).
Le juge des référés avait d’ailleurs lui aussi estimé, pour cette même question, que « l’accès aux informations susceptibles d’être échangées par la voie de ce canal n’était pas indispensables à l’accomplissement par les journalistes de leur mission d’information » (CE, juge des référés, 27 octobre 2020, précitée, point 9).
Les « contraintes opérationnelles » permettent aussi au ministre de l’Intérieur de prévoir un dispositif spécialement dédié aux journalistes professionnels titulaires de la carte de presse, même si « l’exercice de la profession de journaliste n’est pas subordonné à la détention d’une telle carte et qu’une proportion importante de journalistes exerce la profession sans en être titulaire » (point 17 de l’arrêt).
Cette solution pragmatique du juge, guidée par des « contraintes opérationnelles », s’explique par l’objectivité et l’impartialité du critère de détermination, même s’il n’est pas parfait. Il a l’avantage de la simplicité et de la clarté, lors de moments souvent contraints et difficiles d’opérations de maintien de l’ordre, n’obligeant pas l’autorité publique à faire des choix parmi des critères qui ne seraient pas objectifs et qui prêteraient, forcément, à critique.
En revanche, le Conseil d’État considère que l’accréditation de journalistes par les autorités, parmi ceux déjà déterminés par la possession d’une carte de presse, porte « une atteinte disproportionnée à la liberté de la presse et à la liberté de communication ». Le juge ne sanctionne pas, en soi, la procédure d’accréditation mais considère que, telle qu’organisée par le SNMO, c’est-à-dire sans en préciser « la portée, les conditions et les modalités », elle manque de précision pouvant entraîner un « choix discrétionnaire des journalistes accrédités ».
Il convient alors aussi de se référer au rapport de la commission indépendante sur les relations entre la presse et les forces de l’ordre (rapport précité, p. 93 et 94) qui recommande :
– de ne pas rendre obligatoire le port de signes extérieurs d’identification des journalistes, mais conférer une présomption d’appartenance à la presse (recommandation 21). Pour la commission, tout signe peut évidemment être « usurpé » par un non-journaliste. En revanche, le port d’un tel signe extérieur devrait conduire à une présomption d’appartenance à la presse, quitte à mettre en œuvre ensuite des poursuites pénales en cas de comportement « actif » du « journaliste » (invectives, violences, etc.).
– de renoncer à tout mécanisme d’accréditation des journalistes couvrant des événements se déroulant sur la voie publique (recommandation 22). La commission estime, avec force, que le déroulement sur la voie publique proscrit tout mécanisme d’accréditation.
Parce qu’ils rendent compte du bon exercice des libertés publiques, les journalistes ne peuvent être considérés comme toute autre personne au sein des manifestations, notamment lors de la dispersion des attroupements troublant l’ordre public.
B.- Les journalistes doivent pouvoir rendre compte des événements lors de la dispersion d’un attroupement troublant l’ordre public
S’agissant des règles relatives à la dispersion des attroupements, le code pénal est clair par ses articles 431- 4 et 431-5 qui répriment le fait de continuer volontairement à participer à un attroupement après qu’ont été faites les sommations de se disperser.
Le SNMO souligne spécifiquement à l’endroit des journalistes « que le délit est constitué par le fait de se maintenir dans un attroupement après sommation (et) ne comporte aucune exception, y compris au profit des journalistes ou membres d’associations ». Il ajoute que « dès lors qu’ils sont au cœur d’un attroupement, ils doivent comme n’importe quel citoyen obtempérer aux injonctions des représentants des forces de l’ordre et se positionner en dehors des manifestants appelés à se disperser » (point 2.2.4 du SNMO).
Le Conseil d’État considère que les journalistes doivent pouvoir remplir les missions qui leur sont garanties par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (voir supra) : « La présence de la presse et des journalistes lors des manifestations revêt une importance particulière en ce qu’elle permet de rendre compte des idées et opinions exprimées (…) ainsi que, le cas échéant , de l’intervention des autorités publiques et des forces de l’ordre, et contribue (…) notamment à garantir, dans une société démocratique, que les autorités et agents de la force publique pourront être appelés à répondre de leur comportement à l’égard des manifestants et du public en général et des méthodes employées pour maintenir l’ordre public et contrôler ou disperser les manifestants » (point 10 de l’arrêt).
La Haute juridiction souligne que les journalistes peuvent continuer d’exercer librement leur mission lors de la dispersion d’un attroupement sans être tenus de quitter les lieux à la condition « qu’ils se placent de telle sorte qu’ils ne puissent être confondus avec les manifestants et ne fassent obstacle à l’action des forces de l’ordre » (point 20 de l’arrêt).
En annulant les dispositions de l’article 2.2.4 du SNMO le juge confirme la place éminente de la presse, telle que déjà énoncée par le juge des référés (CE, Ordonnance, 03 février 2021, précitée) comme garant de la libre expression des idées et des opinions mais aussi, et cela est absolument fondamental pour la suite des opérations de maintien de l’ordre public, comme « chien de garde » du respect de la règle de droit notamment par la force publique lors de l’emploi de la force. Il aurait sans doute été plus judicieux de ne pas » mêler », de ne pas lier le comportement des journalistes…
A côté du droit des journalistes à couvrir les manifestations, le Conseil d’État a aussi été amené à arrêter sa position relativement à l’emploi de la technique controversée de l’encerclement pratiquée par les autorités publiques lors des manifestations ( « La « nasse », cette technique policière devenue routine des manifestations » », Huffingtonpost, 10/07/2020; « Jacques Toubon réclame l’interdiction des nasses en manif, dans son dernier rapport », Huffingtonpost, 10/07/2020; « Pourquoi la technique de « nasse » utilisée par les policiers est-elle décriée ? », L’Express, 17/12/2020).
Si elle n’est pas, au vu des moyens soulevés dans les requêtes, inconstitutionnelle, son emploi doit être adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances.
II.- La technique de l’encerclement doit être adaptée, nécessaire et proportionnée aux circonstances
Dans ce dossier, le juge est amené à se prononcer sur la constitutionnalité d’articles du Code de la sécurité intérieure au titre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qui est soulevée (A), avant de juger de la légalité du point 3.1.4 du SNMO (B).
A.- Le Conseil d’État ne donne pas suite à la QPC qui est soulevée
Le Syndicat national des journalistes et la Ligue des droits de l’homme soulèvent dans leur requête la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles L. 211-1 à 4 et L. 211-9 et 10 du Code de la sécurité intérieure. Ces articles posent respectivement :
– l’obligation de déclaration de toute manifestation sur la voie publique auprès de l’autorité administrative (maire ou préfet en zone de police d’État) en en précisant le contenu et en ouvrant la possibilité d’interdiction de la manifestation par l’autorité administrative saisie (L. 211-1 et suivants).
– les conditions ouvrant la possibilité de recourir à l’usage de la force après sommations en vue de dissiper l’attroupement susceptible de troubler l’ordre public en prévoyant, par ailleurs, la responsabilité engagée par l’État du fait des dommages causés par les attroupements (art. L. 211-9 et 10).
Rappelons que le Conseil constitutionnel vient de se prononcer (C.C. décision n° 2020-889 QPC du 12 mars 2021), sur saisine de la Cour de cassation (C. cass. crim, 15 décembre 2020, n° 3106), sur la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit de l’article 1er de la loi 95-73 du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité dans sa rédaction modificative issue de la loi 2003-239 du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure. Ces dispositions ont été codifiées à l’article L. 111-1 du Code de la sécurité intérieure (ordonnance n° 2012-351 du 12 mars 2012). Cet article énonce le principe que « la sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives ». Ce texte confère à l’État le devoir d’assurer la sécurité en y associant tous les autres partenaires (collectivités territoriales, établissements publics de coopération intercommunale et les professions, associations et services chargés de la prévention et de la lutte contre la délinquance).
En l’espèce, des requérants avaient soulevé une QPC suite à une manifestation tenue place Bellecour à Lyon en reprochant au Législateur d’avoir méconnu sa compétence en s’abstenant de prévoir les garanties légales suffisantes et adéquates concernant le recours par les forces de l’ordre au procédé d’encerclement privant les personnes de se mouvoir au sein de la manifestation, portant ainsi une atteinte injustifiée et disproportionnée à l’ensemble des droits et libertés garantis par la Constitution. Dit autrement, les requérants reprochaient au Législateur une incompétence négative en ne prévoyant pas expressément les garanties permettant d’assurer le respect de la liberté d’aller et de venir, de communication et d’expression en cas d’utilisation de la technique de l’encerclement par les forces de l’ordre lors d’une manifestation. Selon les demandeurs, le Parlement ne pouvait abandonner cette compétence au pouvoir réglementaire, en l’occurrence au ministre de l’Intérieur, en lui laissant toute latitude pour fixer le droit de l’encerclement comme il l’a fait dans une circulaire du 21 avril 2017 « relative au maintien de l’ordre public par la police nationale » (BOMI 15 juin 2017, p. 40). En effet, dans cette instruction, le directeur général de la police nationale pose le principe de la technique de l’encerclement au titre des « mesures périphériques de sécurisation des manifestants » (point 7.2.4 de l’instruction).
Dans la présente affaire, les demandeurs, considérant que le Législateur est compétent, conformément à l’article 38 de la Constitution pour fixer les règles relatives aux droits civiques et aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, il ne pouvait omettre d’encadrer la technique de l’encerclement, portant, selon eux, atteintes aux droits et libertés constitutionnels. Dans sa décision, le Conseil constitutionnel confirme sa position traditionnelle en matière de contrôle de l’incompétence négative du Législateur : le contrôle ne peut porter que sur les insuffisances d’un dispositif que le Législateur a lui-même établi. Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel d’opérer un contrôle général de l’inaction de la loi (Décision n° 2018-777 DC du 28 décembre 2018, Loi de finances pour 2019, point 73).
Les requérants ne pouvaient donc plus reprendre l’argument de l’incompétence négative du Législateur.
L’argumentaire alors choisi dans le dossier querellé n’a pas plus prospéré devant le Conseil d’État qui ne relève qu’aucune des dispositions soulevées par les demandeurs n’est applicable au litige. Il estime, par conséquent, « qu’il n’y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité soulevée » (point 26 de l’arrêt).
Certains des demandeurs (Ligue des droits de l’homme et Syndicat National des Journalistes) soutiennent tout de même devant le juge administratif que seule la loi peut prévoir une telle mesure, portant atteinte à la liberté d’aller et de venir. Il reste alors à la Haute juridiction administrative d’examiner le caractère adapté, nécessaire et proportionné de la mesure prévue au point 3.1.4 du SNMO. L’imprécision dans sa formulation la conduit à l’annuler totalement.
B.- L’imprécision dans la rédaction des modalités d’usage de la technique d’encerclement conduit à l’annulation du point 3.1.4 du SNMO qui l’organise
Le point 3.1.4 du document attaqué énonce :
« Sans préjudice du non-enfermement des manifestants, condition de la dispersion, il peut être utile, sur le temps juste nécessaire, d’encercler un groupe de manifestants aux fins de contrôle, d’interpellation ou de prévention d’une poursuite des troubles. Dans ces situations, il est systématiquement laissé un point de sortie contrôlé aux personnes ».
Il va de soi que ce point du SNMO pose une véritable nouvelle doctrine, dépassant « les mesures périphériques de sécurisation des manifestants » telles que les prévoyaient les instructions du 21 avril 2017 (précitées).
La mesure de l’encerclement ou de la « nasse », de « l’encagement » ou encore du « kettling » chez les Anglo-saxons demeure un sujet juridiquement délicat et contesté.
Le Défenseur des droits demande, notamment, « que soit mis fin à cette pratique conduisant à priver de liberté des personnes sans cadre juridique » (Décision du Défenseur des droits n° 2020-131 du 9 juillet 2020 p. 10 relative à « l’encagement »).
La Cour européenne des droits de l’homme a aussi été amenée à juger de telles situations.
Elle considère d’abord que des restrictions à la liberté de circulation sont autorisées lorsqu’elles constituent des mesures nécessaires, notamment au maintien de l’ordre public, plus particulièrement quand les manifestants se livrent à des actes de violences (CEDH, 24 mars 2011, Giuliani et Gaccio c. Italie, n° 23458/02, § 251).
Elle estime aussi que la police, qui a accès à des informations et renseignements non partagés, doit pouvoir jouir d’une certaine marge d’appréciation dans l’adoption de décisions opérationnelles (CEDH, 23 novembre 2010, P.F. et E.F. c. Royaume-Uni, n° 28326/09, § 41).
Enfin, si la Cour considère qu’un « confinement de 1500 personnes, sous forme de « cordon absolu », sans eau, ni nourriture et sans toilettes durant près de sept heures, constitue « une privation de liberté », elle estime que, au vu des circonstances (dangerosité de certains manifestants, échec de toutes les tentatives pour essayer de lever progressivement le » kettling » du fait des attitudes hostiles d’une partie des manifestants à l’intérieur ou à l’extérieur de la » nasse »…), la police n’a pas enfreint les règles de la Convention européenne des droits de l’homme relativement à la liberté d’aller et de venir, eu égard aux » faits spécifiques et exceptionnels de l’espèce » (CEDH, Grande chambre, 15 mars 2012, Austin et autres c. Royaume-Uni, n° 39692/09, 40713/09 et 41008/09).
Dans cette logique juridique, le Conseil d’État ne dénie pas le droit à l’autorité publique de recourir à la technique de l’encerclement qui « peut s’avérer nécessaire dans certaines circonstances pour répondre à des troubles caractérisés à l’ordre public » (point 28 de l’arrêt).
En revanche, ce type de mesures est susceptible d’affecter significativement la liberté de manifester, même de dissuader à son exercice et peut porter atteinte à la liberté d’aller et de venir.
Le développement d’une telle technique, potentiellement attentatoire aux libertés publiques, ne peut être envisagée sans en préciser « les cas dans lesquels elle peut être mise en œuvre ». Or le SNMO se contente d’indiquer qu’il « peut être utile » d’y avoir recours sans apporter les précisions de nature à garantir que l’usage de cette technique de maintien de l’ordre soit adapté, nécessaire et proportionné aux circonstances. Ce manque de précision conduit le Conseil d’État à juger illégal l’ensemble du point 3.1.4 du SNMO (point 28 de l’arrêt).
« Cette décision affectant le SNMO sur certains points importants a conduit le ministre de l’Intérieur à annoncer la présentation » en septembre » d’un » nouveau schéma national su maintien de l’ordre », » validé cette fois par le Conseil d’Etat » ( « Gérard Darmanin souhaite qu’un nouveau schéma du maintien de l’ordre soit prêt en septembre », Le Parisien, 8 juillet 2021).
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