Table ronde – L’Union européenne et ses Etats membres, entre identité et souveraineté (dir. Mme Le Professeur Hélène Gaudin), Université Toulouse Capitole IRDEIC/CEEC, 5 mai 2021 – partie 3
Chercher à définir l’identité de l’Union fait, en partie, écho à la recherche de l’identité de ses États membres1. Encore plus que celle-ci, la première ne peut se faire qu’au prix de nombreux tâtonnements car si l’État est le résultat d’une construction historique comme théorique et constitue un modèle d’organisation sociale, tel n’est pas – encore – le cas de l’Union européenne2. Celle-ci bouleverse en effet les catégories juridiques à commencer par celle dont elle relève (ou relevait) dès l’origine à savoir l’organisation internationale.
Une définition de l’Union, de sa nature et de son identité, peut passer par la recherche de ses éléments distinctifs, ceux-ci devant se concevoir d’abord par différenciation de son modèle d’origine, l’organisation internationale. L’ampleur de la différenciation induit une véritable autonomisation au regard de ce modèle. Parmi ces éléments distinctifs, certains – la citoyenneté, le territoire, les droits fondamentaux notamment – sont empruntés au modèle étatique. Bien évidemment, ces éléments sortent de ce transfert/emprunt transformés. Ils sont aussi dès lors marqués d’une forme de dualité, et de ce fait d’ambiguïté : en atteste la catégorie des droits fondamentaux3, mais aussi la citoyenneté dont la définition par les traités révèle les deux facettes nationale et européenne.
La recherche de l’identité, et par là, de la nature de l’Union européenne a certes un intérêt théorique d’ampleur. Elle a aussi un intérêt pratique qui a été mis en pleine lumière par les débats, toujours actuels, autour de l’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’Homme4.
Les débats sur la nature de l’Union accompagnent, par nécessité, ceux relatifs à la nature du droit de l’Union européenne, et à la spécificité de son ordre juridique dont il est facile de constater qu’ils ont, à ce jour, fait couler beaucoup d’encre que celle-ci soit juridictionnelle – à travers notamment les éléments existentiels que sont l’effet direct et la primauté – ou doctrinale. Plus exactement, ils en sont aussi le développement. Comment ne pas être frappé par la proximité entre les interrogations sur la nature de l’ordre juridique de l’Union – ordre juridique international, ordre juridique fédéral, ordre juridique interne de nature ou non constitutionnelle, ordre juridique en réseau – et celles sur la nature de l’Union5 ?
Au-delà des éléments distinctifs, les critères cumulatifs d’identification du modèle européen ne seraient-ils pas d’une part les liens que l’Union noue avec les personnes privées et d’autre part les relations qu’elle entretient avec ses États membres ? L’arrêt Wightman6 illustre ce qui est dorénavant considéré par la Cour de justice comme la triple composante de l’Union, à savoir l’Union elle-même, les États membres et les personnes privées.
Les liens entre l’Union et les personnes privées se sont constitués dès l’origine que l’on pense à l’applicabilité directe du règlement communautaire, aux différents recours et renvois envisageables devant la juridiction européenne ou bien sûr à l’effet direct du droit de l’Union. Ils se sont enrichis avec l’émergence puis la consécration de la protection des droits fondamentaux de la personne humaine, et métamorphosés à bien des titres. Les débats autour de la citoyenneté de l’Union- sa définition, son effet direct, son champ d’application personnel – en attestent abondamment.
C’est plus récemment que les relations entre l’Union et ses États membres, ou encore entre États membres sous l’égide de l’Union, et leurs particularités ont été mises en avant par la Cour de justice à titre d’élément de définition de l’Union et de son droit. Le principe de confiance mutuelle est devenu à ce titre un nouveau principe existentiel – constitutionnel7 – pour l’Union à côté de l’effet direct et de la primauté8. Une telle définition de l’Union a pour particularité de reposer sur celle des États9, transformant la nature de l’une et des autres. Cette appréciation ne peut que conforter l’idée selon laquelle toute théorie de l’Union est aussi une théorie de l’État : la définition de l’Union conduit à se pencher sur la « transfiguration » de l’État membre10 liée à une souveraineté réaménagée11.
Le terme de « fédération » inscrit dans la Déclaration Schuman n’est pas anodin, écho au fédéralisme européen. Il a pu être repris pour analyser la nature de l’Union européenne12.
L’Union européenne qu’il s’agisse de son ordre juridique ou de sa nature substantielle est un formidable laboratoire de la recherche juridique. Son étude conduit donc à des interrogations terminologiques (I) et à l’observation de phénomènes mutagènes entre identité et souveraineté d’une part et Union et États d’autre part (II) bien plus qu’à des proclamations assurées.
I-Le contournement terminologique de la souveraineté.
Historiquement contournée, la souveraineté l’a été dans la jurisprudence notamment européenne et dans la doctrine, ce qui s’inscrivait d’ailleurs dans la logique fonctionnaliste telle qu’exprimée par la déclaration Schuman du 9 mai 1950. Ce contournement se retrouve dans les fluctuations du vocabulaire européen autour de la souveraineté (A).
Mais dans la mesure où la proposition Schuman vise à réaliser « les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la réalisation de la paix », la finalité politique de la construction ne pouvait au terme de sa progression – approfondissement et extension des compétences – que se confronter à la souveraineté des États. Une évidence semble de ce fait s’imposer : l’Union ne peut se construire contre les États et leur souveraineté, elle doit se construire avec eux13. L’identité nationale inscrite dans le droit primaire à partir du traité de Maastricht correspond, à n’en pas douter, à une tentative pour l’apprivoiser (B).
A-Les fluctuations du vocabulaire européen autour de la souveraineté.
Si depuis l’origine, l’État est doté d’une « image » européenne14, cette image n’est pas figée, elle évolue comme elle se complexifie. De l’image de l’État minimal qui permet la construction d’un marché commun à destination aux personnes privées – c’est là le thème de l’arrêt Van Gend en Loos -, en passant par l’État « au service » ou « coopératif » en vertu du principe de coopération loyale inscrit à l’article 4§3 TUE, l’Etat est dorénavant doté d’un statut d’État membre. L’évolution est telle qu’elle conduit à une situation qui est tout sauf paradoxale : c’est au moment où l’Union aborde des rivages politiques plus qu’économiques que se produit un retour de l’État dans l’Union15.
Très logiquement et historiquement, le thème de la souveraineté est neutralisé notamment dans la jurisprudence de la Cour de justice ou dans celle des juridictions nationales. Ainsi la Cour de justice, dans une logique inspirée du droit allemand, nous parle -t-elle de limitation de droits souverains16 ou d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions17 : « les traités fondateurs ont, à la différence des traités internationaux ordinaires, instauré un nouvel ordre juridique, doté d’institutions propres, au profit duquel les États qui en sont membres ont limité, dans des domaines de plus en plus étendus, leurs droits souverains »18.
La question des pouvoirs régaliens des États est escamotée sous les exceptions liées à l’ordre public, la sécurité publique et la santé publique que l’on trouve dans le marché intérieur et les libertés de circulations19. Les droits nationaux ne sont pas en reste. Ainsi le Conseil constitutionnel français nous parle-t-il plutôt de transfert de compétences et le texte de l’article 88-1 de la Constitution du choix des États « d’exercer librement certaines de leurs compétences en vertu du traité sur l’Union européenne et du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, tels qu’ils résultent du traité signé à Lisbonne le 13 décembre 2007 ». Même s’il existe une reconnaissance de la particularité constitutionnelle de l’Union20, le message en droit constitutionnel français est clair : la souveraineté ne se limite pas, la souveraineté ne se transfère pas.
Cet évitement sémantique dans la jurisprudence européenne contraste avec l’utilisation à partir du milieu des années quatre-vingt non seulement du vocabulaire constitutionnel dans la jurisprudence de la Cour et également présent progressivement dans les traités mais surtout aux qualifications jurisprudentielles des traités et de l’ordre juridique comme charte constitutionnelle et Union de droit dans une série de décisions qui de l’arrêt Les Verts21 en passant par l’avis EEE22 jusqu’à Kadi23 ou encore Wightman24 émaillent le cheminement de l’intégration. La qualification constitutionnelle dans et pour les traités a quant à elle culminé avec le TECE mais, comme on le sait, il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne….
Sans doute, ce maniement différencié des vocabulaires entre souveraineté et constitution montre à la fois la plus grande souplesse du second et la relative meilleure acceptabilité de la transposition du vocabulaire constitutionnel que de la théorie de l’État dans le cadre de l’Union européenne.
Il n’en reste pas moins que l’État réapparaît explicitement dans le traité et les États membres entendent dès lors organiser son respect par l’Union européenne25. Tel est l’objectif de l’article F§1er TUE dans sa version Maastricht. En énonçant que « l’Union respecte l’identité nationale de ses États membres dont les systèmes de gouvernement sont fondés sur des principes démocratiques », l’article F§1er indique une borne à l’Union26. Cette disposition devait subir de nombreuses précisions et enrichissements dans les traités jusqu’à la rédaction des actuels articles 2 et surtout 4§2 TUE comme dans la jurisprudence de la Cour de justice voire des juridictions nationales, ainsi appelées à réfléchir à ce qui devenait l’identité constitutionnelle de l’État27.
Nul doute enfin que, à travers la notion d’identité nationale, l’article F visait ce qui distingue chaque État membre par rapport aux autres, ce qui lui est propre28. Il ouvrait ainsi la possibilité à chaque État d’invoquer cette spécificité identitaire face au droit de l’Union et notamment à son application uniforme ou à tout le moins harmonisée.
B-L’identité nationale des États valorisée aux dépens de leur souveraineté.
Cette identité nationale de différenciation n’a rapidement pas suffi aux États face à l’avancée de l’intégration européenne comme si chaque avancée de l’Union devait dorénavant s’accompagner d’une réflexion renouvelée sur l’État membre29 : il n’est pas anodin de souligner ce que doit l’actuel article 4§2 TUE à l’article I-5§1er du TECE d’ailleurs intitulé « Relations entre l’Union et les États membres ». Le même intitulé pourrait d’ailleurs et à juste titre s’appliquer à l’article 4 TUE dans son intégralité, dont on peut considérer qu’il est à la fois au cœur de la définition de l’État membre de l’Union comme il participe de la définition de la nature de l’Union.
Sans jamais employer le terme de souveraineté, l’article 4 TUE emploie des termes transparents dès lors qu’ils font référence à la compétence de principe des États membres30, à leur qualité d’État souverain à travers l’égalité des États31, par référence implicite à l’article 2§1 de la Charte des Nations Unies. L’article 4§2 TUE auquel il convient d’adjoindre l’article 2 TUE renvoie au gouvernement des États ainsi que plus précisément à leur légitimité des États : « L’Union respecte … leur identité nationale inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale ». L’article 4§2 comporte également un ajout substantiel et novateur dans ses 2ème et 3ème phrases car venant définir les fonctions régaliennes de l’État : L’Union « respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale. En particulier, la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre », notamment, on le suppose, dans des périodes susceptibles d’être qualifiées de circonstances exceptionnelles. L’article 4 TUE doit également être lu en relation avec les explications ad article 52 de la Charte et par là en lien avec l’article 15 CEDH (portée et interprétation des droits et principes) que l’on peut se contenter de citer ici : « La Charte n’empêche pas les États membres de se prévaloir de l’article 15 CEDH, qui autorise des dérogations aux droits prévus par cette dernière en cas de guerre ou d’autre danger public menaçant la vie de la nation, lorsqu’ils prennent des mesures dans les domaines de la défense nationale en cas de guerre et du maintien de l’ordre, conformément à leurs responsabilités reconnues dans l’article 4§1 du traité sur l’Union européenne et dans les articles 72 et 347 du TFUE ». De telles précisions n’empêchent certainement pas de considérer l’invocation de l’article 4 au titre des circonstances exceptionnelles comme autonome de l’article 15 CEDH.
Une étude parallèle avec les dispositions inscrites aux articles 5 (voire 16) de la Constitution française mériterait, sans doute, en ces périodes difficiles, d’être menée.
Si l’on s’attache à ce qui est commun aux États membres de l’Union, et non à ce qui les différencie, il est clair que l’Union doit respecter ce que le traité qualifie de fonctions régaliennes- et non de pouvoirs régaliens.
Ces dispositions de l’article 4§2 commencent à être explorées par les juridictions nationales et par la Cour de justice. Topiques à cet égard pour des raisons différentes sont les affaires La Quadrature du Net/French Data Network32 (Droit à la protection des données/sécurité publique/ circonstances exceptionnelles) et BK33 (organisation des forces armées et temps de travail des militaires).
L’invocation de ces dispositions ne peut, bien évidemment, s’apparenter à celle de la clause d’ordre public que l’on connaît dans les différentes libertés de circulation. Les deux doivent être distinguées à la suite du traitement qui leur est accordé par le texte de l’explication ad article 52 de la Charte (1er et 5ème §), car ne revêtant pas la même ampleur quant aux dérogations autorisées et quant à la nature des pouvoirs de l’État. Elles ne peuvent connaître exactement le même destin jurisprudentiel.
Faut-il les considérer, à l’instar du Conseil d’État français, comme une clause de souveraineté ? Doivent-elles être, dans ce cas, unilatéralement invocables et définissables par l’État ? Peuvent-elles être opposables à la compétence de l’Union et à son droit, permettant ainsi le non-respect de celui-ci ? Doivent-elles être considérées comme une clause d’opting-out ?
En réponse, la Cour de justice, dans la lignée de sa jurisprudence antérieure34, n’a pas considéré cette clause comme un opting-out ni comme pouvant être définie unilatéralement par l’État. En tant que clause dérogatoire, sous la double facette de fonctions régaliennes et de circonstances exceptionnelles, elle mérite, à l’instar de la disposition relative à l’identité nationale35, une meilleure articulation des jurisprudences de la Cour de justice et des juridictions nationales.
II-Une définition de l’identité de l’Union et de ses États membres en miroir.
L’hypothèse selon laquelle l’État est transformée par son appartenance à l’Union est amplement confortée par les faits36, elle est aussi constatée par la doctrine37. Or, cette transformation ou mieux cette « transfiguration » est intrinsèquement liée à celle de la souveraineté que l’on envisage celle-ci comme compétence, comme puissance ou comme légitimité,
L’intégration européenne conduit ainsi à une souveraineté réaménagée pour les États membres qui acquiert un nouveau statut d’État membre de l’Union38 (A). Cette souveraineté réaménagée est en retour un marqueur de l’identité de l’Union européenne (B). Si les États doivent en effet réfléchir à leur identité en tant qu’État membre de l’Union, celle-ci doit également l’appréhender pour l’intégrer à sa définition.
A-L’identité de l’État européen : une souveraineté réaménagée dans l’Union.
Comment alors penser cette souveraineté qui persiste et subsiste pour l’État membre de l’Union ? Pour essayer de la penser, il convient de passer par différents constats dont l’idée dominante est la variabilité de la souveraineté de l’État membre de l’Union européenne, sous trois formes distinctes.
Il y a en effet une persistance de la souveraineté « classique » de l’État dans l’appartenance de celui-ci à l’Union : être ou ne pas être membre de l’Union relève de son choix souverain. Pour l’adhésion (article 49 TUE) et le retrait (article 50 TUE), le pouvoir souverain de l’État d’être membre – ou non – de l’Union est manifeste. Le retrait, dès lors qu’il a été inscrit dans le traité39 et tel qu’il a été précisé par la Cour de justice, en constitue, à n’en pas douter, le meilleur exemple : la souveraineté de l’État a été un argument en faveur de l’inscription du retrait dans les traités, et c’est bien ainsi que la Cour l’a apprécié.
L’article 50§1er peut à cet égard être considéré comme le test et le critère ultime de la souveraineté de l’État dans l’Union : c’est la reconnaissance du caractère inaliénable et imprescriptible de la souveraineté40. La Cour a ainsi constaté dans l’arrêt Wightman que « l’article 50§1 TUE énonce que tout État membre peut décider, conformément à ses règles constitutionnelles, de se retirer de l’Union. Il en découle que l’État membre concerné n’est pas tenu de prendre sa décision en concertation avec les autres États membres non plus qu’avec les institutions de l’Union. La décision de retrait relève de la seule volonté de cet État membre, dans le respect de ses règles constitutionnelles, et dépend donc de son seul choix souverain »41. Il s’ensuit que « l’article 50 poursuit un double objectif, à savoir, d’une part, consacrer le droit souverain d’un État membre de se retirer de l’Union, et, d’autre part, mettre sur pied une procédure visant à permettre qu’un tel retrait s’opère de façon ordonnée »42. Et, pour terminer, la Cour estime que l’on est face à un « droit unilatéral souverain »43.
Il est évident que la souveraineté de l’État est également présente dans les procédures de révision des traités (article 48 TUE). L’État peut en effet, à travers la révision, contrôler l’avancée du processus d’intégration. Néanmoins, si la révision des traités est aux mains des États, qui sont bien à cet égard, les « maîtres des traités »44, encore faut-il préciser que cette maîtrise des traités a été progressivement relativisée. Le verrou de la souveraineté peut se fermer sur l’acceptation ou non de la révision : en attestent les refus de ratification de certains traités de révision. Le verrouillage se déplace aussi de plus en plus au niveau des juges, notamment constitutionnels, dans une forme de réponse jurisprudentielle au pouvoir d’interprétation authentique de la Cour de justice en vertu de l’article 19 TUE.
La souveraineté de l’État est enfin réaménagée au sein de l’Union en tant que titre de légitimité et en tant que titre de compétence. En tant que membre de l’Union, sa souveraineté se trouve gérée par l’article 4§2 qui la reconnaît, la protège contre l’Union. Mais si l’article 4 TUE oblige à son respect par l’Union, en réciprocité, il la domestique puisque en tant que notion inscrite dans le traité, elle ne peut plus, au titre de la jurisprudence de la Cour de justice, se concevoir unilatéralement.
La souveraineté a pour particularité de ne pas être une notion univoque45. Si elle est élément de définition de l’État – souverain -, elle est aussi, dans l’État, un titre de légitimité. Ce titre est d’autant plus puissant qu’il se combine avec la définition de l’État avec des nuances selon les traditions constitutionnelles de chaque État : un État , un peuple, ou un État, une Nation dans la conception française. En toute hypothèse, c’est ce titre qui justifie, légitime l’exercice du pouvoir, l’attribution des compétences à l’État.
Qui donne le titre de légitimité ? C’est là une autre question que l’Union européenne partage avec le fédéralisme46 dont, à ne pas douter, elle est une expression atypique. Cette question se dédouble dans la logique constitutionnelle des États : peut-on concevoir la relativisation de la souveraineté nationale par l’émergence d’une souveraineté européenne ? Peut-il y avoir l’expression d’une démocratie européenne ?
En tant que faisceau de compétences, la souveraineté fait l’objet d’un partage au sein de l’Union européenne. C’est là le cœur commun à l’idée fédérale et à la méthode fonctionnaliste. Pourtant, une réalité s’impose concrètement, celle de l’exercice de compétences matérielles par l’Union dont le principe est fixé à l’article 5 TUE.
Sur cette réalité, comme évoqué précédemment, les descriptions diffèrent : attribution de compétences des États à l’Union (article 5 TUE notamment et position de la Cour constitutionnelle allemande), transfert de droits souverains (Van Gend en Loos et EEE notamment qui en fait un élément de distinction par rapport aux organisations internationales classiques), transfert de compétences (Conseil constitutionnel), exercice en commun des compétences (article 88-1 de la Constitution française) …
Cette diversité de dénomination reflète sans doute la difficulté d’appréhender un phénomène qui, partant des États, tend à leur échapper, … car ce n’est pas l’attribution de ces compétences, somme toute classique en droit, qui pose problème, c’est, au-delà de la somme quantitativement importante des compétences transférées, leur caractère qualitatif, les modalités de cette répartition et leur articulation avec celles des États, pour finir l’autonomisation de celles-ci. Quelles sont les limites de ce transfert – jusqu’où quantitativement et qualitativement – et quels sont leurs contrôles ? Ce transfert a-t-il un caractère définitif ? En un mot, la créature peut-elle échapper à son créateur, et devenir maître de ses compétences ? La Cour constitutionnelle allemande ne s’y est pas trompée en élaborant la théorie de l’ultra vires à destination des institutions de l’Union, et notamment de la Cour de justice47.
B-L’État européen, au fondement de l’identité de l’Union européenne.
Comme la notion de territoire, comme la notion de citoyenneté, celle de souveraineté (des États) intègre la définition de l’Union et surtout de son identité. Certes, on le sait, l’Union ne peut se définir comme État : loisible ici de rappeler la position célèbre et claire de la Cour de justice, elle-même : « l’Union, du point de vue du droit international, ne peut pas en raison de sa nature même, être considérée comme un État »48. Mais si la Cour de justice a refusé l’assimilation de l’Union à un État, dans le cadre du projet d’adhésion à la Convention EDH, elle ne l’a pas pour autant qualifié d’organisation internationale.
L’avis 2/13 nous apprend néanmoins beaucoup sur la conception qu’a la Cour de justice du modèle Union européenne, modèle dans lequel l’État a une importance déterminante.
Dans ce même avis 2/13, elle revient une fois encore sur la qualification de l’ordre juridique de l’Union – « construction juridique » fondée sur « un réseau structuré de principes, de règles et de relations juridiques, mutuellement interdépendantes »49 – et y ajoute des précisions quant à la définition de l’entité Union européenne. Cette définition est en effet centrée sur les relations non seulement de l’Union et de ses États membres mais aussi entre États membres. Sur ce dernier point, la Cour estime que « « les États membres en raison de leur appartenance à l’Union ont accepté que les relations entre eux, en ce qui concerne les matières faisant l’objet du transfert de compétences des États membres à l’Union, soient régies par le droit de l’Union à l’exclusion, si telle est l’exigence de celui-ci de tout autre droit »50.
Dès lors une définition unilatérale de la part des États de leurs compétences, de leurs droits fondamentaux, de leurs fonctions régaliennes affecterait non seulement l’Union elle-même mais également leurs relations avec les autres États membres.
L’organisation internationale, modèle d’origine, est aussi celui duquel l’Union, et la Cour de justice, entendent se distinguer. Le constat de la différence entre le droit international et le droit de l’Union est difficilement contestable, le débat pouvant tourner sur le point de savoir s’il s’agit d’une différence de degré ou de nature ou si celle-ci a été construite ou si elle était innée. Sans doute faut-il voir un écho de ce débat dans la formulation de la Cour de justice « issu d’une source autonome, le droit né du traité »51. A ce constat historique, ont donc pu s’ajouter celui de la place et du statut des États membres et celui de la particularité des relations qu’ils nouent avec l’Union et entre eux.
Le thème de l’autonomisation vient renforcer celui de la différence : autonomie de l’ordre juridique de l’Union au regard du droit international52, autonomie des modes de fonctionnement institutionnel de l’Union enfin autonomie de l’Union au regard du modèle des organisations internationales.
Pour résumer, par analogie avec la définition de la citoyenneté européenne telle qu’elle est inscrite dans les traités aux articles 9 TUE et 20§1 TFUE, une définition peut être tentée pour la souveraineté et l’identité dans le cadre de l’Union européenne. Elle pourrait être la suivante : l’appartenance des États à l’Union s’ajoute à leur souveraineté. Elle ne la remplace pas. Appartenance et souveraineté des États participent de l’identité de l’Union.
- M. Fatin-Rouge-Stefanini, A. Levade, V. Michel, R. Mehdi (dir°), L’identité à la croisée des Etats et dfe l’Europe, Quel sens ? Quelles fonctions, Bruylant, 2015 [↩]
- O. Dubos, « L’Union européenne, sphynx ou énigme ? », in Les dynamiques du droit européen en début de siècle. Etudes en l’honneur de Jean-Claude Gautron, Pédone 2004, p. 29. [↩]
- J. Andriantsimbazovina (Dir°), Droits fondamentaux et intégration européenne, Bilan et Perspectives de l’Union européenne, Mare & Martin, 2021. [↩]
- L’avis de la Cour de justice sur l’adhésion de l’Union à la Convention EDH reste très instructif à cet égard, CJUE, Ass. Pl., Avis 2/13 du 18 décembre 2014. [↩]
- Ph. Lauvaux, « Repenser l’Etat », in B. Bonnet (Dir°), Traité des rapports entre ordres juridiques, LGDJ, 2016, p. 285. [↩]
- CJUE, Ass. Pl., 10 décembre 2018, A. Wightman e.a., C-621/18. [↩]
- K. Lenaerts, « La vie après l’avis : exploring the principle of mutual (yet not blind) trust », CMLR, 2017, p. 805. [↩]
- CJUE, Ass Pl, avis 2/13, préc. [↩]
- P.E. Lehmann, Réflexions sur la nature de l’Union européenne à partir du respect de l’identité nationale des Etats membres, thèse, Université de Lorraine, 2013. [↩]
- N. Levrat, « L’Etat européen : défiguré, reconfiguré, ou transfiguré par l’intégration européenne ? », in Les visages de l’Etat, Liber Amicorum Yves Lejeune, Bruylant, 2017, p. 543. [↩]
- Ph. Raynaud, « Souveraineté, souverainisme, nationalisme et rapports entre ordres juridiques – permanences et résurgences », in B. Bonnet (dir°) Traité des rapports entre ordres juridiques, préc. p. 313. [↩]
- O. Beaud, Théorie de la Fédération, PUF, 1997 ; Y. Petit (Dir°), L’Union européenne, une fédération plurinationale en devenir ?, Bruylant, 2015. [↩]
- J. RIDEAU (Dir°), Les Etats membres de l’Union européenne, Adaptations, mutations, résistances, LGDJ, 1997. [↩]
- M. HECQUARD-THERON, « La notion d’Etat en droit communautaire », RTDE, 26 (4), 1990, p. 693 ; La Communauté et ses Etats membres, Actes du 6ème colloque de l’IEJE, Martinus Nijhoff, 1973. [↩]
- H. Gaudin, « L’Etat vu de la Communauté et de l’Union européennes », ADE, Vol. 2, Bruylant, 2006, p. 231. [↩]
- CJCE, 5 février 1963, Van Gend en Loos, 26/62. [↩]
- CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ENEL, 6/64. [↩]
- CJUE, Ass. Pl. avis 2/13, préc. pt 157. [↩]
- Par exemple, article 36 TFUE sur la libre circulation des marchandises : « les dispositions des articles 34 et 35 ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d’importation, d’exportation ou de transit justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des trésors nationaux ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale ». [↩]
- En ce sens, décision 2004-505 DC, du 19 novembre 2004, Traité établissant une Constitution pour l’Europe. [↩]
- CJCE, 23 avril 1986, Parti écologiste Les Verts c/Parlement européen, 294/83. [↩]
- CJCE, avis 1/91 du 14 décembre 1991, Espace Economique Européen. [↩]
- CJCE, Gde Ch., 3 septembre 2008, Kadi et Al Barakaat, C-402/05 P et C-415/05 P. [↩]
- CJUE, Ass. Pl., 10 décembre 2018, A. Wightman, C-621/18. [↩]
- J.D. Mouton, « Vers la reconnaissance d’un droit au respect de l’identité nationale pour les États membres de l’Union européenne ? », in La France, l’Europe et le monde, Mélanges en l’honneur de Jean Charpentier, Pédone, 2009, p. 201. [↩]
- CJCE, Gde Ch., 16 décembre 2008, Michaniki, C-213/07. [↩]
- Fl. Benoit-Rohmer, « Identité européenne et identité nationale : absorption, complémentarité ou conflit », in Chemins d’Europe, Mélanges en l’honneur de Jean-Paul Jacqué, Dalloz, 2010, p. 69. [↩]
- M. Blanquet, « Mêmeté et ipséité constitutionnelles dans l’Union européenne » in Mélanges en l’honneur du professeur Joël Molinier, LGDJ, 2012, p. 54. [↩]
- M. Blanquet, « La crise du principe d’intégration : que reste-t-il du processus créant une Union sans cesse plus étroite ? », in H. Gaudin (dir°), Crise de l’Union, quel régime de crise pour l’Union ?, Mare & Martin, 2018, p. 31. [↩]
- Article 4§1er : « …toute compétence non attribuée à l’Union dans les traités appartient aux États membres ». [↩]
- Article 4§2 : « L’Union respecte l’égalité des États membres devant les traités ». [↩]
- CJUE, Gde Ch., 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., C-511/18 ; CE, Ass., 21 avril 2021, French Data Network. [↩]
- CJUE, Gde Ch., 15 juillet 2021, B.K., C-742/19. [↩]
- CJUE, Gde Ch., 21 décembre 2011, N. S., C-411/10 et C-493/10, à propos du protocole 30 sur l’application de la Charte à la République de Pologne et au Royaume-Uni. [↩]
- Voir M. Poiares Maduro, concl. sur CJCE, 7 septembre 2006, Marrosu et Sardino, C-53/04. [↩]
- Ne serait-ce que par les difficultés liées au retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne. [↩]
- Voir le rapport de Marc Blanquet, « Les États membres de l’Union européenne se définissent-ils par une/leur identité européenne ? » [↩]
- B. Nabli, L’État intégré, Contribution à l’étude de l’État membre de l’Union européenne, Pédone, 2019. [↩]
- Voir par exemple, L. Grosclaude, « La clause de retrait du TECE : réflexions sur un possible marché de dupes », RTDE, 2005, p. 533 ; ou encore J. V. Louis, « Le droit de retrait dans l’Union européenne », CDE, 2006, p. 293. [↩]
- M. Troper, Le droit et la nécessité, PUF, Léviathan, 2011. [↩]
- CJUE, Ass. Pl., 10 décembre 2018, Wightman e.a., C-621/18, pt 50. [↩]
- Ibid. pt 56. [↩]
- Pt 72. [↩]
- BvR, 30 juin 2009, 2 BvR 2/08, 2 BvR 5/08, 2 BvR 1010/08, 2 BvR 1022/08, 2 BvR1259/08, 2 BvR182/09, Traité de Lisbonne ; sur cette décision, notamment, D. Hanf, « L’encadrement constitutionnel de l’appartenance de l’Allemagne à l’Union européenne- L’apport de l’arrêt Lisbonne de la Cour constitutionnelle fédérale allemande », Cah. dr. eur., 2009/5-6, pp. 642-710. [↩]
- M. Troper, « La souveraineté » in Comment la Constitution de 1958 définit la souveraineté nationale ?, Cahiers du Conseil constitutionnel, n°9, février 2001. Voir aussi J.P. Jacqué, op. cité, §188. [↩]
- J. Weiler, « Parlement européen, intégration européenne, démocratie et légitimité », in J.V. Louis et D. Waelbroeck (dir°), Le Parlement européen dans l’évolution institutionnelle, Ed. ULB, 1988, p. 325. [↩]
- Et dernièrement, BverfG, 5 mai 2020 dans l’affaire PSPP (Weiss) contre lequel la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction. Sur l’ensemble de ces questions, on se permettra de renvoyer à notre contribution « Souveraineté partagée et faisceau de compétences » in F.V. Guiot (Dir°), Souveraineté européenne, du discours politique à une réalité juridique, Mare et Martin, à paraître. [↩]
- CJUE, Ass. Pl., avis 2/13 du 18 décembre 2014, pts 153, 154 et 156. [↩]
- Pt 167. [↩]
- Pt 193. [↩]
- CJCE, 15 juillet 1964, Costa c/ENEL, précité, souligné par nous. De même, CJCE, 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, 11/70, Rec. 1125. [↩]
- Parmi différents arrêts, on retiendra CJCE, 30 mai 2006, Commission c/Irlande, C-459/03. [↩]
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