RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête et le nouveau mémoire, enregistrés le 30 juin 2005 et le 14 octobre 2005 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentée par M. Philippe A, demeurant … ; M. A demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler la décision implicite par laquelle le Premier ministre a refusé d’abroger les articles 174 à 179, 142 à 153, 160, 180 à 199, 104 à 109, 171 à 173, 231 alinéa 2, 232, 235, 245 alinéa 3 et 19 à 41 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat dans sa rédaction antérieure au décret modificatif n° 2005-531 du 24 mai 2005 ;
2°) de saisir avant dire droit la Cour de justice des Communautés européennes d’une question préjudicielle afin d’apprécier si les articles 43, 49, 81 et 82 du Traité de Rome du 25 mars 1957, le règlement n° 1-2003 du Conseil du 16 décembre 2002, la directive n° 2004/18CE du Conseil du 31 mars 2004, les principes de la sécurité juridique, de la protection de la confiance légitime et des droits acquis et les articles 3, 4, 6, 8, 9, 13 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’article 1 de son protocole additionnel, les articles 2, 7, 8, 14, 17, 18 et 26 du pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966 s’opposent à une législation d’un Etat membre comme la loi française n° 71-1130 du 31 décembre 1971 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat le versement de la somme de 10 000 euros avec intérêts au taux légal à compter du 13 juin 2005 au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Vu le traité instituant la Communauté européenne ;
Vu le pacte international relatif aux droits civils et politiques ;
Vu le code pénal ;
Vu code de procédure pénale ;
Vu la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, et ses modifications résultant, notamment, de la loi n° 2004-130 du 11 février 2004 ;
Vu le décret n° 2005-531 du 24 mai 2005 ;
Vu le décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Stéphane Hoynck, Auditeur,
– les conclusions de M. Yann Aguila, Commissaire du gouvernement ;
Considérant que l’autorité compétente, saisie d’une demande tendant à l’abrogation d’un règlement illégal, est tenue d’y déférer, soit que ce règlement ait été illégal dès la date de sa signature, soit que l’illégalité résulte de circonstances de droit ou de fait postérieures à cette date ;
Considérant que M. A a demandé au Premier ministre, par courrier reçu le 13 juin 2005, d’abroger les articles 174 à 179, 142 à 153, 160, 180 à 199, 104 à 109, 171 à 173, 231 alinéa 2, 232, 235, 245 alinéa 3 et 19 à 41 du décret du 27 novembre 1991 organisant la profession d’avocat dans sa rédaction antérieure au décret modificatif du 24 mai 2005 ; que du silence gardé par le Premier ministre est née une décision implicite de rejet contre laquelle se pourvoit le requérant ;
Considérant qu’avant l’introduction de la requête, le décret du 24 mai 2005 a abrogé les articles 180 à 199 du décret du 27 novembre 1991, auxquels il a donné une rédaction entièrement nouvelle ; que les conclusions de M. A dirigées contre le refus d’abroger ces articles sont, en conséquence, dépourvues d’objet et ne sont donc pas recevables ;
Considérant que, postérieurement à l’introduction de la requête, le décret du 12 juillet 2005 a abrogé les articles 160 et 245 du décret du 27 novembre 1991 ; que les conclusions de M. A dirigées contre le refus d’abroger ces articles ont en conséquence perdu leur objet ; qu’il n’y a donc pas lieu d’y statuer ;
Sur les conclusions tendant à l’annulation du refus d’abroger les autres articles contestés :
En ce qui concerne les articles relatifs aux contestations en matière d’honoraires et de débours :
Considérant que les articles 174 à 179 du décret contesté fixent une procédure obligatoire de règlement des contestations en matière d’honoraires et de débours ; qu’en vertu de l’article 175, toute partie ou l’avocat concerné portent ces contestations devant le bâtonnier, qui recueille leurs observations avant de prendre sa décision ; qu’en vertu des articles 176 à 178, cette décision est susceptible de recours devant le premier président de la cour d’appel, et lorsqu’elle n’a pas été déférée au premier président de la cour d’appel, elle peut être rendue exécutoire par ordonnance du président du tribunal de grande instance à la requête, soit de l’avocat, soit de la partie ;
Considérant que, lorsqu’il intervient dans le règlement des contestations en matière d’honoraires et de débours, le bâtonnier, dont la décision n’acquiert de caractère exécutoire que sur décision du président du tribunal de grande instance, n’est lui même ni une autorité juridictionnelle ni un tribunal au sens de l’article 6, paragraphe 1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’il en résulte, d’une part, que le moyen tiré de ce que les dispositions réglementaires relatives aux pouvoirs du bâtonnier en cette matière méconnaîtraient les dispositions constitutionnelles qui réservent à la loi les règles relatives à la création de nouveaux ordres de juridiction ne peut qu’être écarté, d’autre part, que le moyen tiré de l’incompatibilité de ces dispositions avec l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est inopérant ;
Considérant que l’article 179 du décret prévoit que lorsque la contestation est relative aux honoraires du bâtonnier, celle-ci est portée devant le président du tribunal de grande instance ; qu’en procédant ainsi, le décret n’a pas, contrairement à ce que soutient le requérant, méconnu le principe d’égalité, dès lors que le bâtonnier et les autres avocats d’un même barreau sont placés dans une situation différente par la loi ;
Considérant que le moyen tiré de la violation du droit au recours effectif prévu par l’article 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales doit être écarté, dès lors que les dispositions critiqués du décret ont précisément pour objet d’organiser une procédure de contestation d’honoraire ;
Considérant que le moyen tiré de la violation d’un principe général du droit communautaire est inopérant dans l’ordre juridique national dans le cas où la situation juridique dont a à connaître le juge administratif français n’est pas régie par le droit communautaire ; que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, proclamée par le Conseil européen le 7 décembre 2000 et reprise dans un acte inter-institutionnel publié le 18 décembre 2000 est dépourvue, en l’état actuel du droit, de la force juridique qui s’attache à un traité une fois introduit dans l’ordre juridique interne et ne figure pas au nombre des actes du droit communautaire dérivé susceptibles d’être invoqués devant les juridictions nationales ;
En ce qui concerne les articles relatifs à l’omission du tableau ou de la liste de stage, à l’honorariat, et à la suppléance :
Considérant que l’article 109 du décret en cause, qui prévoit la possibilité d’accorder l’honorariat aux avocats ayant exercé pendant vingt années et qui ont donné leur démission, ne relève pas, contrairement à ce que soutient le requérant du domaine réservé à la loi par l’article 34 de la Constitution ; que les articles 104 à 108 fixent les conditions d’omission du tableau ou de la liste de stage, sans méconnaître l’article 53 de la loi du 31 décembre 1971 ;
Considérant que l’article 170 du décret prévoit que « Lorsqu’un avocat est temporairement empêché, par cas de force majeure, d’exercer ses fonctions, il est provisoirement remplacé par un ou plusieurs suppléants qu’il choisit parmi les avocats inscrits au même barreau. Il en avise aussitôt le bâtonnier. » ; que l’article 171 prévoit que « Lorsque l’avocat empêché se trouve dans l’impossibilité d’exercer son choix ou ne l’exerce pas, le ou les suppléants sont désignés par le bâtonnier. » ; que l’article 172 prévoit qu’il est mis fin à la suppléance par le bâtonnier soit d’office, soit à la requête du suppléé, du suppléant ou du procureur général ; que l’article 173 dispose que « En cas de décès ou lorsqu’un avocat fait l’objet d’une décision exécutoire de suspension provisoire, d’interdiction temporaire ou de radiation, le bâtonnier désigne un ou plusieurs administrateurs qui le remplacent dans ses fonctions. (…). / L’administrateur perçoit à son profit les rémunérations relatives aux actes qu’il a accomplis. Il paie à concurrence de ces rémunérations les charges afférentes au fonctionnement du cabinet. (…) / L’administration provisoire cesse de plein droit dès que la suspension provisoire ou l’interdiction temporaire a pris fin. Dans les autres cas, il y est mis fin par décision du bâtonnier. » ; que l’article 17 de la loi du 31 décembre 1971 confie au conseil de l’ordre la mission de traiter toutes questions intéressant l’exercice de la profession et de veiller à l’observation des devoirs des avocats ainsi qu’à la protection de leurs droits, et notamment de veiller à ce que les avocats soient exacts aux audiences et se comportent en loyaux auxiliaires de la justice ; que l’article 53 de la loi confie à des décrets en Conseil d’Etat, dans le respect de l’indépendance de l’avocat, de l’autonomie des conseils de l’ordre et du caractère libéral de la profession, la fixation des conditions d’application de la loi ; que les dispositions critiquées du décret ont été prises sans méconnaître les dispositions de cette loi ;
Considérant que les dispositions contestées du décret du 27 novembre 1991 n’ont ni pour objet ni pour effet de porter atteinte à la concurrence ; que le moyen tiré de l’atteinte à la libre concurrence ne peut qu’être écarté ;
Considérant que si le requérant invoque la violation de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du pacte international relatif aux libertés civiles et politiques, et des libertés d’établissement et de prestation de service prévues par le traité instituant la Communauté européenne, il n’assortit ces moyens d’aucune précision permettant d’en vérifier le bien-fondé ;
En ce qui concerne les articles relatifs à la production de documents comptables :
Considérant que l’article 231 du décret prévoit que les opérations de chaque avocat sont retracées dans des documents comptables destinés, notamment, à constater les versements de fonds et remises d’effets ou valeurs qui lui sont faits au titre de ses opérations professionnelles ainsi que les opérations portant sur ces versements ou remises ; que l’article 232 prévoit que l’avocat est tenu de présenter sa comptabilité à la demande du bâtonnier et qu’il est tenu de présenter tout extrait nécessaire lorsqu’il en est requis par le président du tribunal de grande instance ou le premier président de la cour d’appel, saisi d’une contestation en matière d’honoraires ou débours ou en matière de taxe ;
Considérant que si le requérant soutient que ces dispositions sont contraires au principe d’indépendance des avocats posé par l’article 53 de la loi et de secret professionnel posé par l’article 66-5, ce moyen est inopérant dès lors que le législateur a, par le 9° de l’article 17 de cette loi, confié au conseil de l’ordre l’attribution de vérifier la tenue de la comptabilité des avocats ; qu’en confiant cette mission au bâtonnier, le pouvoir réglementaire s’est borné à assurer l’exécution de la loi sans en méconnaître les dispositions ;
Considérant que le bâtonnier et les autres avocats d’un même barreau sont placés dans une situation différente par la loi ; que le moyen tiré de la violation du principe d’égalité ne peut qu’être écarté ; que le requérant n’invoque aucun principe ni aucune règle de nature à mettre en cause l’absence de voie de recours contre l’obligation pour un avocat de présenter sa comptabilité ; que si l’article 232 confère au président du tribunal de grande instance ou au premier président de la cour d’appel le pouvoir de requérir la présentation de ces documents comptables lorsqu’ils sont saisis d’une contestation, cette disposition ne méconnaît aucune règle ni principe s’imposant au pouvoir réglementaire ;
En ce qui concerne les articles relatifs au conseil national des barreaux :
Considérant que si le requérant soutient, sans davantage de précision, que les articles 19 à 41 du décret en cause sont contraires au principe de non-discrimination posé d’une part par l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et d’autre part par l’article 26 du pacte international relatif aux droits civils et politiques, il résulte des termes mêmes de ces stipulations que le principe de non-discrimination qu’ils édictent, ne concerne que la jouissance des droits et libertés reconnus respectivement par ladite convention et par les protocoles additionnels à celle-ci ou par ledit pacte ; que dès lors, il appartient au requérant qui se prévaut de la violation de ce principe d’invoquer devant le juge le droit ou la liberté dont la jouissance est affectée par la discrimination alléguée ; qu’il suit de là que le moyen doit être écarté ;
En ce qui concerne les articles relatifs aux litiges du contrat de travail des avocats salariés :
Considérant que l’alinéa 7 de l’article 7 la loi du 31 décembre 1971 prévoit que, s’agissant des avocats salariés, « les litiges nés à l’occasion d’un contrat de travail sont soumis à l’arbitrage du bâtonnier, à charge d’appel devant la cour d’appel siégeant en chambre du conseil. » ; que les articles 142 à 153 du décret concernent ces litiges ; que l’article 150 du décret prévoit que « les débats devant le bâtonnier ont lieu hors la présence du public » ; que s’agissant de la procédure devant la cour d’appel, l’article 152 renvoie à l’article 16 du même décret, qui fixe la procédure devant la cour d’appel s’agissant des contestations par un avocat s’estimant lésé dans ses intérêts professionnels d’une décision ou délibération d’un conseil de l’ordre, mais exclut notamment l’application de son alinéa 4, qui prévoit que la cour statue en chambre du conseil, sauf si l’intéressé demande que les débats se déroulent en audience publique ;
Considérant que ni le fait que le bâtonnier soit lui-même avocat, ni le fait qu’en application de l’article 153 du décret, les décisions du bâtonnier sont de droit exécutoires à titre provisoire lorsqu’elles ordonnent le paiement de sommes au titre des rémunérations dans la limite maximale de neuf mois de salaire et dans les autres cas peuvent être rendues exécutoires par le président du tribunal de grande instance lorsqu’elles ne sont pas déférées à la cour d’appel, ne sont de nature à rendre cet article incompatible avec l’article 6 paragraphe premier de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
Considérant toutefois que les litiges concernés par ces dispositions ont trait à des droits et obligations à caractère civil au sens de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que si ces stipulations ne font pas obstacle à ce que la publicité des audiences soit aménagée pour permettre à la juridiction saisie de tenir compte, notamment, de circonstances spéciales dans lesquels la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice, l’exclusion de toute possibilité de publicité des débats, tant devant le bâtonnier qu’en appel, est incompatible avec l’article 6 paragraphe premier de la convention ; que saisi d’une demande tendant à l’abrogation des articles 150 et 152 du décret pris sur le fondement de cette disposition, le Premier ministre était tenu d’y faire droit dans cette mesure ; qu’il s’ensuit que le refus implicite d’abroger ces articles en tant qu’ils excluent le principe de publicité des débats en cas de litige né à l’occasion d’un contrat de travail d’un avocat salarié est entaché d’excès de pouvoir ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède, et sans qu’il soit besoin de saisir la Cour de justice des Communautés européennes d’une question préjudicielle, que le requérant n’est fondé à demander l’annulation de la décision implicite de rejet résultant du silence gardé par le Premier ministre sur sa demande, qu’en tant que cette décision refuse l’abrogation des articles 150 et 152 du décret du 27 novembre 1991 en ce que ces articles excluent toute possibilité de publicité des débats ;
Sur l’application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il y a lieu dans les circonstances de l’espèce, de faire application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative et de mettre à la charge de l’Etat une somme de 1500 euros au titre des frais exposés par M. A et non compris dans les dépens ;
D E C I D E :
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Article 1er: Il n’y a pas lieu de statuer sur les conclusions de la requête de M. A dirigées contre le refus d’abroger les articles 160 et 245 du décret du 27 novembre 1991.
Article 2 : La décision implicite de rejet résultant du silence gardé par le Premier ministre sur la demande présentée par M. A est annulée en tant que cette décision refuse l’abrogation des articles 150 et 152 du décret du 27 novembre 1991 en ce que ces articles excluent toute possibilité de publicité des débats.
Article 3 : L’Etat versera à M. A une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions de la requête de M. A est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à M. Philippe A, au Premier ministre et au garde des sceaux, ministre de la justice.