RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu le mémoire, enregistré le 30 avril 2010 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présenté par M. et Mme Alain A, demeurant …, en application de l’article 23-5 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ; M. et Mme A demandent au Conseil d’Etat, à l’appui de leur requête tendant à l’annulation pour excès de pouvoir des instructions 7 R-1-89 du 28 avril 1989 et 7 S-1-92 du 11 février 1992, relatives à l’impôt de solidarité sur la fortune, de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 885 A, 885 E et 885 U du code général des impôts ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution, notamment son Préambule et son article 61-1 ;
Vu l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 ;
Vu le code général des impôts ;
Vu la loi n° 81-1160 du 30 décembre 1981, notamment ses articles 2 et 3 ;
Vu la loi n° 88-1149 du 23 décembre 1988, notamment son article 26 ;
Vu loi n° 99-944 du 15 novembre 1999, notamment son article 6 ;
Vu la décision du Conseil constitutionnel n° 81-133 DC du 30 décembre 1981 ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Jérôme Michel, Maître des Requêtes,
– les conclusions de M. Laurent Olléon, rapporteur public ;
Considérant qu’aux termes du premier alinéa de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel : « Le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé (…) à l’occasion d’une instance devant le Conseil d’Etat (…) » ; qu’il résulte des dispositions de ce même article que le Conseil constitutionnel est saisi de la question prioritaire de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et qu’elle soit nouvelle ou présente un caractère sérieux ;
Sur la recevabilité de la question prioritaire de constitutionnalité :
Considérant que l’interprétation que, par voie, notamment, de circulaires ou d’instructions, l’autorité administrative donne des lois et règlements qu’elle a pour mission de mettre en oeuvre n’est pas susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir lorsque, étant dénuée de caractère impératif, elle ne saurait, quel qu’en soit le bien-fondé, faire grief ; qu’en revanche, les dispositions impératives à caractère général d’une circulaire ou d’une instruction doivent être regardées comme faisant grief ; que le recours formé à leur encontre doit être accueilli, s’il est soutenu à bon droit que l’interprétation qu’elles prescrivent d’adopter réitère une règle contraire à une norme juridique supérieure ; qu’en vertu des dispositions de l’article 61-1 de la Constitution et de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, il peut être soutenu, devant le juge de l’excès de pouvoir, que la circulaire ou l’instruction attaquée prescrit d’appliquer une disposition législative contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution ; qu’ainsi, contrairement à ce que soutient le ministre du budget, des comptes publics et de la réforme de l’Etat, la question prioritaire de constitutionnalité est recevable dès lors qu’elle est soulevée, comme c’est le cas en l’espèce, à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre une instruction fiscale, qui est une instance au sens de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, alors même que l’instruction en cause se borne à prescrire à l’administration fiscale d’appliquer les dispositions législatives contestées et que leur inconstitutionnalité alléguée est l’unique moyen invoqué par les requérants au soutien de ce recours ; qu’est à cet égard sans incidence la circonstance que les litiges individuels relatifs à l’application de ces dispositions aux contribuables qu’elles visent relèvent des tribunaux de l’ordre judiciaire ;
Considérant que M. et Mme A ont demandé au Conseil d’Etat l’annulation pour excès de pouvoir des instructions 7 R-1-89 du 28 avril 1989 et 7-S-1-92 du 11 février 1992 au motif qu’elles réitéraient les dispositions, contraires selon les requérants aux droits et libertés garantis par la Constitution, des articles 885 A, 885 E et 885 U du code général des impôts relatives à l’impôt de solidarité sur la fortune ; que la question de la conformité de ces dispositions aux droits et libertés garantis par la Constitution a été présentée dans un mémoire distinct et motivé ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que la fin de non-recevoir opposée par le ministre doit être écartée ;
Sur le renvoi au Conseil constitutionnel :
En ce qui concerne les articles 885 A et 885 E du code général des impôts :
Considérant que M. et Mme A soutiennent que les dispositions de ces articles, réitérées par les instructions 7 R-1-89 du 28 avril 1989 et 7-S-1-92 du 11 février 1992, sont contraires, d’une part au principe d’égalité devant l’impôt, compte tenu de la différence de traitement qu’elles prévoient entre les contribuables mariés et les concubins notoires soumis à une imposition commune et les personnes ne vivant pas en concubinage notoire, lesquelles sont imposées séparément et, d’autre part, méconnaissent le principe de l’égale répartition des charges de la Nation entre tous les citoyens à raison de leurs facultés contributives, énoncé à l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à la laquelle renvoie le Préambule de la Constitution, en tant qu’elles n’excluent pas de l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune les biens du foyer fiscal non productifs de revenus ;
Considérant, en premier lieu, qu’il résulte de ce qui a été dit ci-dessus que ces dispositions, que les instructions attaquées prescrivent à l’administration fiscale d’appliquer, doivent être regardées, contrairement à ce que soutient le Premier ministre, comme applicables au litige, au sens du 1° de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 ;
Considérant, en deuxième lieu que, par sa décision n° 81-133 DC du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions, relatives à l’impôt sur les grandes fortunes, de l’article 3 de la loi du 30 décembre 1981, qui renvoyaient à celles de son article 2 ; que ces dispositions ont été ultérieurement codifiées à l’article 885 E du code général des impôts, lequel renvoie à l’article 885 A codifiant celles de l’article 2 de la même loi ; qu’à la suite de la suppression de cet impôt, le législateur a décidé, par l’article 26 de la loi du 23 décembre 1988, d’instituer, à compter du 1er janvier 1989, un impôt annuel de solidarité sur la fortune ; que le I de cet article dispose que : « (…) Sont applicables à cet impôt les articles 885 A à 885 X (…) du code général des impôts qui sont remis en vigueur dans la rédaction qui résultait du décret n° 86-1086 du 7 octobre 1986. » ; que, par ailleurs, l’article 6 de la loi du 15 novembre 1999 relative au pacte civil de solidarité a modifié l’article 885 A du code général des impôts en soumettant les partenaires liés par un tel pacte défini par l’article 515-1 du code civil à une imposition commune pour l’impôt de solidarité sur la fortune ; que les modifications législatives ainsi intervenues depuis la déclaration de conformité prononcée par la décision du Conseil constitutionnel du 30 décembre 1981 peuvent être regardées comme traduisant, au sens du 2° de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, un changement de circonstances de nature à justifier que la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 885 A et 885 E lui soit à nouveau soumise ;
Considérant, enfin, que le moyen ci-dessus analysé, invoqué par M. et Mme A à l’encontre de ces dispositions, soulève une question présentant un caractère sérieux ;
En ce qui concerne les dispositions de l’article 885 U :
Considérant que, selon les requérants, ces dispositions, réitérées par le paragraphe n° 168 de l’instruction fiscale 7 R-1-89 du 28 avril 1989, méconnaissent le principe d’égalité devant l’impôt, en ce qu’elles ne prévoient aucun système de quotient familial pour le calcul du montant de l’impôt de solidarité sur la fortune ; que, contrairement à ce que soutient le Premier ministre, ces dispositions sont applicables au litige, au sens du 1° de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 ; qu’elles n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel ; que le moyen tiré de ce qu’elles portent atteinte au principe d’égalité devant l’impôt soulève également une question présentant un caractère sérieux ;
En ce qui concerne les autres dispositions :
Considérant que si, dans leur dernier mémoire, M. et Mme A se prévalent de l’inconstitutionnalité de l’ensemble des dispositions régissant l’impôt de solidarité sur la fortune, figurant aux articles 885 A à 885 Z du code général des impôts, leur recours pour excès de pouvoir n’est dirigé contre les instructions mentionnées plus haut qu’en ce qu’elles réitèrent les dispositions des articles 885 A, 885 E et 885 U du code général des impôts ; que, par suite, les autres dispositions législatives qu’ils contestent ne peuvent être regardées comme applicables au litige, au sens du 1° de l’article 23-2 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède qu’il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée à l’encontre des seuls articles 885 A, 885 E et 885 U du code général des impôts ;
D E C I D E :
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Article 1er : La question de la conformité à la Constitution, des articles 885 A, 885 E et 885 U du code général des impôts est renvoyée au Conseil constitutionnel.
Article 2 : Il n’y a pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité à la Constitution des dispositions du code général des impôts régissant l’impôt de solidarité sur la fortune, autres que celles des articles mentionnés à l’article 1er.
Article 3 : Il est sursis à statuer sur la requête de M. et Mme A jusqu’à ce que le Conseil constitutionnel ait tranché les questions de constitutionnalité ainsi soulevées.
Article 4 : La présente décision sera notifiée à M. et Mme Alain A, au Premier ministre et au ministre du budget, des comptes publics et de la réforme de l’Etat.