RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la requête sommaire et le mémoire complémentaire, enregistrés les 11 juillet 1997 et 5 novembre 1997 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour le GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET, dont le siège est … ; le GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET demande au Conseil d’Etat :
1°) l’annulation de l’arrêt du 15 mai 1997 par lequel la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté sa demande tendant à l’annulation, d’une part, du jugement du 20 décembre 1994 par lequel le tribunal administratif de Châlons-sur-Marne a rejeté sa demande tendant à l’annulation de l’état exécutoire émis à son encontre le 22 mars 1993 au titre de la contribution spéciale prévue par l’article L. 341-7 du code du travail et, d’autre part, de l’état exécutoire contesté et l’a condamné à verser à l’Office des migrations internationales la somme de 15 000 F au titre des frais irrépétibles ;
2°) de condamner l’Office des migrations internationales à lui verser la somme de 15 000 F au titre des frais non compris dans les dépens ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu la Constitution ;
Vu la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales signée le 4 novembre 1950 ;
Vu le code du travail ;
Vu la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
Vu le code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ;
Vu l’ordonnance n° 45-1708 du 31 juillet 1945, le décret n° 53-934 du 30 septembre 1953 et la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 ;
Après avoir entendu en audience publique :
– le rapport de M. Eoche-Duval, Auditeur,
– les observations de Me Hemery, avocat du GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET et de la SCP Defrénois, Lévis, avocat de l’Office des migrations internationales,
– les conclusions de M. Bonichot, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu’en vertu du premier alinéa de l’article L. 341-6 du code du travail, nul ne peut, directement ou par personne interposée, engager, conserver à son service ou employer pour quelque durée que ce soit un étranger non muni d’un titre l’autorisant à exercer une activité salariée en France ; qu’aux termes de l’article L. 341-7 dudit code : « Sans préjudice des poursuites judiciaires qui pourront être intentées à son encontre, l’employeur qui aura occupé un travailleur étranger en violation des dispositions de l’article L. 341-6, premier alinéa, sera tenu d’acquitter une contribution spéciale au bénéfice de l’Office des migrations internationales. Le montant de cette contribution spéciale ne saurait être inférieur à 500 fois le taux horaire du minimum garanti prévu à l’article L. 141-8. Un décret en Conseil d’Etat fixera les modalités d’application du présent article » ;
Considérant qu’aux termes de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales susvisée : « 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) équitablement (…) par un tribunal qui décidera soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) » ;
Considérant que la contribution spéciale instituée par l’article L. 341-7 du code du travail, qui présente le caractère d’une punition tendant à empêcher la réitération des agissements qu’elle vise et n’a pas pour objet la seule réparation pécuniaire d’un préjudice, appartient à la « matière pénale » au sens des stipulations précitées de l’article 6-1 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, alors même que le législateur a laissé le soin de l’établir et de la prononcer à l’autorité administrative ; que, par suite, les principes énoncés par lesdites stipulations lui sont applicables ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède qu’en estimant que la contribution spéciale n’entrait pas dans le champ des stipulations de l’article 6-1 de la convention européennede sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que, dès lors, les moyens invoqués par le GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET tirés de la méconnaissance desdites stipulations étaient inopérants, la cour administrative d’appel de Nancy a commis une erreur de droit ; que, par suite, le GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET est fondé à demander l’annulation de l’arrêt du 15 mai 1997 par lequel la cour administrative d’appel de Nancy a rejeté sa demande ;
Considérant qu’aux termes de l’article 11 de la loi susvisée du 31 décembre 1987, le Conseil d’Etat, s’il prononce l’annulation d’une décision d’une juridiction administrative statuant en dernier ressort, peut « régler l’affaire au fond si l’intérêt d’une bonne administration de la justice le justifie » ; que, dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de régler l’affaire au fond ;
Considérant qu’à la suite d’un contrôle de l’inspection des lois sociales en agriculture, le directeur de l’Office des migrations internationales a, sur le fondement des dispositions précitées du code du travail, émis un état exécutoire à l’encontre du GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET pour le versement d’une somme de 483 505 F correspondant à l’emploi de cinquante-neuf étrangers non munis d’une autorisation de travail ;
Sur le moyen tiré de la violation de la chose jugée au pénal :
Considérant que si les faits constatés par le juge pénal et qui commandent nécessairement le dispositif d’un jugement ayant acquis force de chose jugée s’imposent à l’administration comme au juge administratif, la même autorité ne saurait s’attacher aux motifs d’un jugement de relaxe tirés de ce que les faits reprochés ne sont pas établis ou de ce qu’un doute subsiste sur leur réalité ; qu’il appartient, dans ce cas, à l’autorité administrative d’apprécier si les mêmes faits sont suffisamment établis et, dans l’affirmative, s’ils justifient l’application d’une sanction administrative ;
Considérant que, si le groupement requérant soutient que l’administration a violé l’autorité de la chose jugée au pénal qui s’attache au jugement en date du 15 février 1993 du tribunal de grande instance de Reims statuant en matière correctionnelle qui a relaxé M. Jean-Pierre X…, directeur du GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET, du chef d’emploi de cinquante-neuf travailleurs étrangers non munis d’un titre les autorisant à exercer en France une activité salariée au motif que les faits n’étaient pas établis à l’encontre de l’intéressé, il résulte des énonciations dudit jugement que la culpabilité d’autres préposés du groupement a été admise au titre du délit dont s’agit ; qu’ainsi, les faits retenus par le directeur de l’Office des migrations internationales à l’égard du GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET ne sont pas en contradiction avec ceux constatés par le juge répressif ; qu’il suit de là que le moyen tiré de ce que l’autorité administrative aurait méconnu l’autorité de la chose jugée au pénal et, ce faisant, aurait violé les dispositions des articles L. 341-6 et L. 341-7 du code du travail et se serait fondée sur des faits matériellement inexacts, doit être écarté ;
Sur le moyen fondé sur l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et tiré de l’absence de proportionnalité de la sanction prononcée au regard de la gravité des infractions commises :
Considérant qu’aux termes de l’article R. 341-35, pris pour l’application et sur le fondement des dispositions précitées de l’article L. 341-7 précité du code du travail, lemontant de la contribution spéciale due pour chaque étranger employé en infraction « est égal à mille fois le taux horaire, à la date de la constatation de l’infraction, du minimum garanti prévu à l’article L. 141-8. Lorsque l’emploi de l’étranger n’a pas donné lieu à la constatation d’une infraction autre que l’infraction au premier alinéa de l’article L. 341-6, le directeur de l’Office des migrations internationales peut (…) réduire ce montant à cinq cents fois (…). Le montant de la contribution spéciale est portée à deux mille fois (…) lorsqu’une infraction (…) aura donné lieu à l’application de la contribution spéciale à l’encontre de l’employeur au cours de la période de cinq années précédant la constatation de l’infraction » ;
Considérant que lorsque le juge administratif est, comme en l’espèce, saisi de conclusions dirigées contre un état exécutoire établi sur le fondement des dispositions des articles L. 341-7 et R. 341-35 du code du travail, il lui appartient, après avoir contrôlé les faits invoqués et la qualification retenue par l’administration, de décider, selon le résultat de ce contrôle, soit de maintenir le taux retenu, soit de lui substituer celui des deux autres taux qu’il estime légalement justifié, soit, s’il n’est pas établi que l’employeur se serait rendu coupable des faits visés au premier alinéa de l’article L. 341-6 du code du travail, de le décharger de la contribution spéciale ; qu’en revanche, les dispositions précitées ne l’habilitent pas davantage que l’administration elle-même à moduler les taux qu’elles ont fixés ; que le respect des stipulations de l’article 6 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales n’implique pas non plus que le juge module l’application du barème résultant des dispositions précitées ; qu’ainsi, le moyen tiré de ce que le montant de la contribution spéciale mise à la charge du groupement requérant sur la base de 500 fois le taux horaire du minimum garanti ne serait pas proportionné à la gravité des infractions commises, ne saurait être accueilli ;
Sur les autres moyens :
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le groupement requérant avait, pour la troisième année consécutive, confié à deux de ses préposés la mission, pour laquelle ils étaient rémunérés, de recruter pour son compte plusieurs dizaines de travailleurs ; que l’importance du nombre de salariés recrutés ainsi pour réaliser les vendanges, soit 59 en 1991, n’était pas de nature à exonérer l’employeur des obligations mises à sa charge de s’informer de la nationalité de la personne qu’il embauche et de vérifier, dans le cas où il s’agit d’un étranger, s’il est titulaire du titre l’autorisant à exercer une activité salariée en France ; que, si les préposés du GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET ont, ainsi que cela résulte du jugement du tribunal de grande instance de Reims en date du 15 février 1993, commis une escroquerie à son égard en dissimulant l’identité réelle des salariés embauchés, cette circonstance n’est pas davantage de nature à réduire la gravité de la faute commise par l’employeur, eu égard à l’ampleur de la fraude réalisée et au caractère des procédés utilisés ; que le moyen tiré de la méconnaissance d’une circulaire du 12 mars 1982 ne peut, en tout état de cause, être utilement invoqué ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que le GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET n’est pas fondé à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif a rejeté son opposition à l’état exécutoire émis à son encontre le 22 mars 1993 par le directeur de l’Office des migrations internationales au titre de la contribution spéciale instituée par l’article L. 341-7 du code du travail pour l’emploi irrégulier de cinquante-neuf travailleurs étrangers ;
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 :
Considérant, d’une part, que les dispositions de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 font obstacle à ce que l’Office des migrations internationales, qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante, soit condamné à payer au GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET la somme qu’il demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
Considérant, d’autre part, qu’il n’y a pas lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application desdites dispositions et de condamner le GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET à payer à l’Office des migrations internationales la somme qu’il demande au titre des frais exposés par lui et non compris dans les dépens ;
Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Nancy en date du 15 mai 1997 est annulé.
Article 2: La requête du GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM -PERRIER – JOUET devant la cour administrative d’appel de Nancy est rejetée.
Article 3 : Le surplus des conclusions du GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET devant le Conseil d’Etat est rejeté.
Article 4 : Les conclusions de l’Office des migrations internationales tendant à l’application des dispositions de l’article 75-I de la loi du 10 juillet 1991 sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée au GROUPEMENT D’INTERET ECONOMIQUE MUMM – PERRIER – JOUET, à l’Office des migrations internationales et au ministre de l’emploi et de la solidarité.