COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE ALLENET DE RIBEMONT c. FRANCE
(Requête no15175/89)
ARRÊT
STRASBOURG
10 février 1995
En l’affaire Allenet de Ribemont c. France[1],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A[2], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
I. Foighel,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
G. Mifsud Bonnici,
B. Repik,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 octobre 1994 et 23 janvier 1995,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 21 janvier 1994, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 15175/89) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Patrick Allenet de Ribemont, avait saisi la Commission le 24 mai 1989 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 6 paras. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2) de la Convention.
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 28 janvier 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, J. De Meyer, I. Foighel, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, G. MifsudBonnici et B. Repik, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement français (« le Gouvernement »), l’avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Le 6 avril 1994, la Commission a fourni au greffier divers éléments qu’il avait demandés sur les instructions du président, dont un enregistrement audiovisuel d’extraits de journaux télévisés produit par le Gouvernement. Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, les mémoires du requérant et du Gouvernement sont parvenus au greffe respectivement les 15 et 26 mai 1994. Le 19 juillet, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué s’exprimerait oralement.
5. Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 24 octobre 1994, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
Mme E. Belliard, directeur adjoint des affaires juridiques
au ministère des Affaires étrangères, agent,
M. Y. Charpentier, sous-directeur des droits de l’homme
à la direction des affaires juridiques du ministère des
Affaires étrangères,
Mme M. Pauti, chef du bureau du droit comparé et du droit
international à la direction des libertés publiques du
ministère de l’Intérieur,
M. F. Pion, magistrat détaché
au service des affaires européennes et internationales du
ministère de la Justice, conseillers;
– pour la Commission
M. J.-C. Soyer, délégué;
– pour le requérant
Me J. de Grandcourt, avocat,
Me R. de Geouffre de la Pradelle, avocat, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations Mme Belliard, M. Soyer et Me de Grandcourt.
6. Par une lettre parvenue au greffe le 29 novembre 1994, le Gouvernement a fourni des éclaircissements relatifs à l’enregistrement susmentionné.
EN FAIT
7. M. Patrick Allenet de Ribemont est secrétaire général de société. Il est actuellement domicilié à Lamontjoie (Lot-et-Garonne).
A. La genèse de l’affaire
8. Le 24 décembre 1976, M. Jean de Broglie, député de l’Eure et ancien ministre, fut assassiné devant le domicile du requérant. Il venait de rendre visite à son conseiller financier, M. Pierre De Varga, qui habitait le même immeuble et avec lequel M. Allenet de Ribemont projetait de devenir copropriétaire du restaurant parisien « La Rôtisserie de la Reine Pédauque ». Le financement de l’opération était assuré grâce à un emprunt contracté par la victime, laquelle en avait remis le montant au requérant, ce dernier ayant la charge du remboursement.
9. Une information fut ouverte contre X du chef d’homicide volontaire. Les 27 et 28 décembre 1976, la brigade criminelle de la préfecture de police de Paris procéda à plusieurs interpellations dont celle du conseiller financier de la victime. Le 29, elle arrêta M. Allenet de Ribemont.
B. La conférence de presse du 29 décembre 1976 et la mise en cause du requérant
10. Le 29 décembre 1976, à l’occasion d’une conférence de presse consacrée au programme pluriannuel d’équipement de la police nationale, M. Michel Poniatowski, ministre de l’Intérieur, M. Jean Ducret, directeur de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris, et le commissaire Pierre Ottavioli, chef de la brigade criminelle, évoquèrent l’enquête en cours.
11. Deux chaînes de télévision françaises rendirent compte de ladite conférence dans le cadre de leurs journaux. La transcription des extraits pertinents s’établit ainsi:
« JOURNAL TÉLÉVISÉ DE TF 1
M. Roger Giquel, présentateur du journal: (…) quoi qu’il en soit, voici comment au cours de la conférence de presse, hier soir, de M. Michel Poniatowski, toute l’affaire de Broglie a été expliquée au public.
M. Poniatowski: Le coup de filet est complet. Toutes les personnes impliquées sont maintenant arrêtées après l’arrestation de M. De Varga-Hirsch. Le mécanisme était extrêmement simple: il y avait un prêt contracté auprès d’une banque avec la caution de M. de Broglie et remboursable par M. Varga-Hirsch et M. de Ribemont.
Un journaliste: Monsieur le commissaire, qui était le personnage clef de cette affaire? De Varga?
M. Ottavioli: Je pense que ce devait être M. De Varga.
M. Ducret: L’instigateur M. De Varga et son acolyte M. de Ribemont sont les instigateurs de l’assassinat. L’organisateur, c’est l’inspecteur Simoné et l’assassin, c’est M. Frèche.
M. Giquel: Il y a dans ces déclarations, vous le voyez, un certain nombre d’affirmations. C’est cela qui est aujourd’hui reproché à la police dans les milieux de la chancellerie. Bien que le commissaire Ottavioli ou M. Ducret aient pris soin (fin de l’enregistrement).
JOURNAL TÉLÉVISÉ D’ANTENNE 2
M. Daniel Bilalian, présentateur du journal: (…) ce soir donc, l’affaire est dénouée. On connaît les mobiles et le meurtrier.
M. Ducret: L’organisateur, c’est l’inspecteur Simoné et l’assassin, c’est M. Frèche.
M. Ottavioli: Effectivement, je peux vous … [inintelligible] les faits en disant que cette affaire est née d’un accord financier qui existait entre la victime, M. de Broglie, et M. Allenet de Ribemont et M. Varga.
M. Poniatowski: Le mécanisme était extrêmement simple: il y avait un prêt contracté auprès d’une banque avec la caution de M. de Broglie et remboursable par M. Varga-Hirsch et M. de Ribemont.
Un journaliste: Monsieur le commissaire, qui était le personnage clef de cette affaire? De Varga?
M. Ottavioli: Je pense que ce devait être M. De Varga.
M. Jean-François Luciani, journaliste: Le prêt était garanti par une assurance-vie de quatre cents millions d’anciens francs contractée par Jean de Broglie. En cas de disparition du député de l’Eure, le montant de l’assurance devait être versé à Pierre De Varga-Hirsch et Allenet de Ribemont. C’est la nuit dernière que tout a basculé avec les aveux du policier Guy Simoné qui a craqué le premier. Il a reconnu avoir été l’organisateur du meurtre, avoir prêté une arme pour que l’on tue le député de l’Eure. C’est lui qui a également recruté le tueur à gage, Gérard Frèche, auquel on avait promis trois millions d’anciens francs et qui à son tour s’entourait de deux personnes qui devaient l’accompagner. Ce qui les a perdus, c’est que d’abord le nom de Simoné figurait sur l’agenda de Jean de Broglie. C’est qu’ensuite, ils ont tué Jean de Broglie devant le 2 de la rue des Dardanelles. Ça, ça n’était pas prévu: ils devaient apparemment l’emmener ailleurs, mais Jean de Broglie n’a-t-il pas refusé de suivre le tueur? En tout cas, c’est là leur première faute, erreur. Et Varga et Ribemont auraient ensuite refusé de les payer. De là, les rendez-vous et les conciliabules dans les bars, filatures des policiers et indicateurs, on connaît la suite, et leur arrestation. La deuxième erreur, c’est Simoné qui l’a commise: avant de contacter Frèche, il s’est adressé à un autre tueur à gage qui, lui, a refusé, mais en a apparemment parlé à d’autres. Les policiers, avec réalisme, sont partis pour les confondre de deux idées simples: premièrement, le meurtre avait eu lieu rue des Dardanelles alors que Jean de Broglie sortait du domicile de De Varga. Il y avait forcément un lien entre le tueur et De Varga. Deuxièmement, le passé de De Varga ne plaidait pas en sa faveur et les policiers le considéraient plutôt comme un conseiller juridique douteux. Deux idées simples et plus de soixante enquêteurs qui les ont conduits au meurtrier.
M. Bilalian: L’épilogue de cette affaire tombe précisément le jour où le conseil des ministres était consacré en partie au problème de la sécurité des Français (…) »
12. Le 14 janvier 1977, M. Allenet de Ribemont fut inculpé de complicité d’homicide volontaire et placé sous mandat de dépôt. Il fut libéré le 1er mars 1977 et bénéficia d’un non-lieu le 21 mars 1980.
C. Les recours en réparation
1. Le recours administratif
13. Le 23 mars 1977, M. Allenet de Ribemont adressa au premier ministre un recours gracieux fondé notamment sur l’article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention. Il sollicitait une indemnité de dix millions de francs en réparation du préjudice moral et financier qu’il estimait avoir subi du fait des déclarations précitées du ministre de l’Intérieur et de hauts fonctionnaires de police.
2. La procédure devant les juridictions administratives
a) Devant le tribunal administratif de Paris
14. Le 20 septembre 1977, le requérant déféra à la censure du tribunal administratif de Paris la décision implicite de rejet prise par le premier ministre et renouvela sa demande en réparation. Il remit son mémoire le 12 octobre 1977.
Le ministre de la Justice fit de même le 21 février 1978. Après avoir été mis en demeure par le tribunal administratif le 14 mars 1978, le ministre de l’Intérieur et le premier ministre déposèrent les leurs respectivement les 21 et 27 avril 1978. M. Allenet de Ribemont en présenta d’autres les 29 mars et 24 mai 1978.
Des mémoires furent encore déposés le 29 mars 1979 par le ministre de la Culture – le dossier de la procédure lui avait été communiqué le 23 janvier 1979 – , les 6 juin 1979 et 12 août 1980 par le ministre de l’Intérieur et le 14 mai 1980 par le requérant.
15. Après une audience le 29 septembre 1980, le tribunal administratif de Paris rendit, le 13 octobre 1980, un jugement ainsi motivé:
« Considérant que la requête de M. Allenet dit Allenet de Ribemont tend à la condamnation de l’Etat à l’indemniser du préjudice que le ministre de l’Intérieur de l’époque lui aurait causé en citant son nom dans les déclarations qu’il a faites le 29 décembre 1976 à l’occasion de la conférence de presse consacrée au meurtre de M. Jean de Broglie;
Considérant que si les actes administratifs d’un membre du gouvernement sont susceptibles d’engager la responsabilité pécuniaire de l’Etat, les déclarations qu’il fait dans l’exercice de ses fonctions gouvernementales échappent au contrôle de la juridiction administrative; que par suite, ladite requête n’est pas recevable;
(…) »
b) Devant le Conseil d’Etat
16. Le 15 décembre 1980, le Conseil d’Etat enregistra la requête sommaire en appel de M. Allenet de Ribemont. Ce dernier déposa son mémoire complémentaire le 1er juillet 1981, après avoir été mis en demeure le 19 mai 1981. Ce mémoire fut communiqué le 7 juillet au ministre de l’Intérieur, qui présenta ses observations le 13 avril 1982. Le requérant répliqua le 7 juillet 1982.
17. Après une audience du 11 mai 1983, le Conseil d’Etat rejeta la requête le 27 mai 1983, par les motifs suivants:
« Considérant que M. Allenet, dit de Ribemont, demande réparation du préjudice que lui auraient causé les déclarations faites à la presse, le 29 décembre 1976, par le ministre de l’Intérieur, le directeur de la police judiciaire et le chef de la brigade criminelle, au sujet des résultats de l’enquête menée dans le cadre de l’information judiciaire ouverte sur le meurtre de M. Jean de Broglie; que les déclarations faites par le ministre de l’Intérieur à l’occasion d’une opération de police judiciaire ne sont pas détachables de cette opération; que par suite, il n’appartient pas à la juridiction administrative de se prononcer sur les conséquences éventuellement dommageables de telles déclarations;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que, si c’est à tort que le tribunal administratif de Paris a décidé, par le jugement attaqué, que la demande du requérant concernait un acte accompli ‘dans l’exercice de fonctions gouvernementales’ et échappant pour ce motif au contrôle de la juridiction administrative, M. Allenet n’est pas fondé à se plaindre du rejet de sa demande par ce jugement; »
3. La procédure devant les juridictions judiciaires
a) Devant le tribunal de grande instance de Paris
18. M. Allenet de Ribemont assigna devant le tribunal de grande instance de Paris, le 29 février 1984, le premier ministre et, le 5 mars 1984, l’agent judiciaire du Trésor.
Le premier conclut le 25 septembre 1984 à l’incompétence du tribunal de grande instance, une telle action ne pouvant, selon lui, être portée que devant la juridiction administrative.
Après avoir demandé au requérant de verser aux débats le texte intégral et complet des déclarations imputées au ministre et soulevé la prescription de l’action fondée sur la diffamation, le second répondit le 21 septembre 1984 ainsi que le 28 mai 1985.
19. Le requérant déposa ses conclusions les 14 novembre 1984 et 5 avril 1985. Il demandait au tribunal d’enjoindre à deux sociétés de télévision françaises de communiquer l’enregistrement audiovisuel de la conférence de presse du 29 décembre 1976 et versait aux débats des coupures de presse y relatives.
20. Le tribunal rendit son jugement le 8 janvier 1986:
« Sur la recevabilité de l’action dirigée contre le premier ministre
Attendu que l’article 38 de la loi du 3 avril 1955 énonce que toute action portée devant les tribunaux de l’ordre judiciaire et tendant à faire déclarer l’Etat créancier ou débiteur pour des causes étrangères à l’impôt ou au domaine doit, sauf exception prévue par la loi, être intentée à peine de nullité par ou contre l’agent judiciaire du Trésor public;
Qu’il s’ensuit que la demande de Patrick Allenet de Ribemont, tendant à obtenir de l’Etat réparation du préjudice subi à la suite des propos imputés au ministre de l’Intérieur, devait être dirigée contre le seul agent judiciaire, qui a le monopole de la représentation de l’Etat en justice et non contre le premier ministre, qui ne doit pas, en conséquence, être maintenu dans la cause;
Sur la compétence
Attendu que la compétence du tribunal de grande instance de Paris doit être retenue, dans la mesure où les propos prêtés au ministre de l’Intérieur peuvent être rattachés à une opération de police judiciaire et ne sont pas détachables de cette opération;
Attendu que la conférence de presse du 29 décembre 1976, qui a eu lieu en présence du ministre de l’Intérieur, du directeur de la police judiciaire et du chef de la brigade criminelle, afin de présenter à la presse les résultats de l’enquête judiciaire effectuée par les services de police à la suite de l’assassinat de Jean de Broglie, peut être considérée comme un événement non détachable de l’opération de police judiciaire qui se déroulait;
(…)
Sur les propos reprochés
(…)
Attendu qu’il appartient à toute personne qui se plaint de propos, qu’ils soient diffamatoires ou seulement fautifs au sens de l’article 1382 du code civil, d’apporter la preuve de la réalité des déclarations incriminées; qu’il n’incombe pas au tribunal de suppléer à la carence des parties ou de compléter leurs offres de preuves, dès lors qu’elles ont été en mesure de faire valoir librement et contradictoirement l’ensemble de leurs pièces et de leurs moyens;
Qu’à cet égard, le demandeur n’ayant pu obtenir communication de l’enregistrement vidéo de la conférence de presse en cause et l’agent judiciaire du Trésor estimant ne pas avoir à solliciter du juge de la mise en état ou du tribunal une décision tendant à la production forcée d’un tel moyen de preuve, il convient de statuer au vu des éléments du dossier;
Attendu que Patrick Allenet de Ribemont verse aux débats des coupures de presse relatant la conférence du 29 décembre 1976, dont certaines datent soit du lendemain, soit des jours qui ont suivi cet événement (…); que ces journaux ne rapportent pas cependant les déclarations qu’aurait faites le ministre de l’Intérieur, telles que précisées dans l’assignation;
Que toutefois, dans des publications effectuées plusieurs années après l’événement, les journalistes prêtent au ministre de l’Intérieur des propos relatifs au rôle qu’aurait joué Patrick Allenet de Ribemont et on peut lire notamment dans Le Point du 6 août 1979 les déclarations de Michel Poniatowski ainsi rapportées:
‘MM. De Varga et de Ribemont sont les instigateurs de l’assassinat, l’organisateur, c’est l’inspecteur Simoné et l’assassin, c’est M. Frèche’;
Mais attendu que les articles de presse dont se prévaut Patrick Allenet de Ribemont, et quel que soit le sérieux avec lequel les journalistes auraient rapporté les propos litigieux, ne sauraient, en raison de la contestation élevée par le défendeur sur ce point, être admis comme seul moyen de preuve;
Qu’il est surabondant d’observer que les publications réalisées au moment où s’est tenue la conférence critiquée, faisaient seulement état des propos qu’aurait tenus, après le ministre de l’Intérieur, le commissaire Ottavioli, sur la participation de Patrick Allenet de Ribemont à l’assassinat de Jean de Broglie;
Qu’ainsi, et dans la mesure où le demandeur ne met en cause l’Etat qu’en raison des seuls propos reprochés au ministre de l’Intérieur, la demande doit être rejetée, sans qu’il soit nécessaire d’examiner le moyen tiré de la prescription d’une action fondée soit sur la diffamation, alors que le demandeur conteste un tel fondement, soit sur la violation du secret de l’instruction, prévu par l’article 11 du code de procédure pénale;
(…) »
b) Devant la cour d’appel de Paris
21. M. Allenet de Ribemont interjeta appel devant la cour de Paris le 19 février 1986, et l’agent judiciaire du Trésor forma un appel incident le 19 mars.
22. Le requérant réitéra sa demande de communication des bandes d’enregistrement en vue de leur projection.
23. Le 7 mai 1986, le conseiller de la mise en état adressa, sans succès, une injonction de conclure à M. Allenet de Ribemont. Le 14 octobre 1986, il l’invita à fournir ses pièces avant le 30 octobre ainsi que ses éventuelles conclusions avant le 14 novembre. Il adressa un dernier avis avant clôture le 19 novembre. L’agent judiciaire du Trésor conclut le 28 novembre et le requérant le 9 décembre. Le 21 décembre, les parties furent avisées que l’ordonnance de clôture serait rendue le 28 avril 1987.
24. A l’audience du 17 juin 1987, M. Allenet de Ribemont demanda le renvoi de l’affaire et, dûment autorisé par la cour, déposa de nouvelles conclusions le 8 juillet.
25. La cour d’appel tint une nouvelle audience le 16 septembre 1987 et rendit son arrêt le 21 octobre 1987. Elle déboutait le requérant par les motifs suivants:
« – sur la fin de non-recevoir:
(…)
Considérant que les motifs, énoncés plus bas, concernant l’analyse du préjudice, font apparaître qu’il s’agit d’une action en responsabilité de l’Etat, fondée sur un mauvais fonctionnement du service judiciaire, et non pas d’actions civiles en diffamation et/ou en violation du secret de l’instruction;
– sur le fond:
Considérant que, selon l’appelant, M. Poniatowski avait déclaré: ‘MM. De Varga et de Ribemont sont les instigateurs de l’assassinat, l’organisateur, c’est l’inspecteur Simoné et l’assassin, c’est M. Frèche; que de l’ensemble des déclarations faites soit par M. Poniatowski, soit, sous son autorité, par MM. Ducret et Ottavioli, il serait ressorti que tous les coupables étaient arrêtés, que le coup de filet était complet, que l’affaire était ‘bouclée’; que les trois personnalités auraient présenté comme le mobile du crime un emprunt bancaire contracté par M. de Broglie pour permettre à M. de Ribemont de prendre le contrôle de la société Rôtisserie de la Reine Pédauque.
Mais considérant que, comme les premiers juges l’ont justement estimé, les extraits de presse produits par M. Allenet de Ribemont ne suffisent pas à justifier ses affirmations;
Considérant qu’à supposer cependant cette preuve apportée, il importe de rechercher si le préjudice avancé par l’appelant peut être mis en relation avec les déclarations incriminées;
(…)
Considérant qu’il n’est pas démontré que les déclarations critiquées, qui sont intervenues au cours de la procédure d’instruction préparatoire, aient par elles-mêmes causé le préjudice allégué; que, dans la mesure où ce préjudice apparaît en rapport avec la poursuite pénale, il ne peut être pour autant retenu que ces déclarations aient affecté le cours de cette affaire;
Considérant qu’en l’absence de lien de causalité entre les déclarations en cause, dans l’hypothèse où la teneur en serait établie, et le préjudice invoqué, il n’y a pas lieu de s’arrêter à la demande subsidiaire tendant à la mise au débat de la bande d’enregistrement;
(…) »
c) Devant la Cour de cassation
26. M. Allenet de Ribemont forma un pourvoi que la Cour de cassation (deuxième chambre civile) examina à une audience du 4 novembre 1988 et rejeta le 30 novembre 1988 en considération des éléments ci-après:
« Attendu qu’il est fait grief à l’arrêt [de la cour d’appel de Paris] d’avoir débouté M. Patrick Tancrède Allenet de Ribemont de sa demande, au motif que les extraits de presse produits par lui ne suffisaient pas à justifier ses affirmations, alors que, d’une part, la cour d’appel aurait dénaturé lesdits extraits établissant de manière certaine l’existence et le contenu des déclarations du ministre de l’Intérieur, alors que, d’autre part, en se refusant à prendre en considération le préjudice moral de M. Patrick Tancrède Allenet de Ribemont, la cour d’appel aurait violé l’article 1382 du code civil, et alors qu’enfin, en refusant une équitable réparation à un homme atteint dans son honneur par des déclarations entendues par des millions de téléspectateurs, la cour d’appel aurait violé l’article 13 (art. 13) de la Convention européenne des droits de l’homme;
Mais attendu que l’arrêt, par motifs propres et adoptés, retient que les extraits de presse des journaux du lendemain et des jours suivants ne rapportaient pas les déclarations qu’aurait faites le ministre de l’Intérieur, telles que précisées dans l’assignation, que ces publications faisaient seulement état des propos qu’aurait tenus, après le ministre, un commissaire de police et que les propos prêtés à M. Poniatowski, relatifs au rôle de l’instigateur qu’aurait joué M. Patrick Tancrède Allenet de Ribemont, sont reproduits dans une publication effectuée seulement plusieurs années après l’événement;
Et attendu que c’est dans l’exercice de son pouvoir souverain d’apprécier les éléments de preuve qui lui étaient soumis que la cour d’appel a pu estimer, sans les dénaturer, que les extraits de presse ne suffisaient pas à justifier les affirmations de M. Patrick Tancrède Allenet de Ribemont;
Que, par ce seul motif, abstraction faite des motifs critiqués par le moyen et qui sont surabondants, la cour d’appel a légalement justifié sa décision;
(…) »
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
27. M. Allenet de Ribemont a saisi la Commission le 24 mai 1989. Il alléguait que les déclarations faites par le ministre de l’Intérieur lors de la conférence de presse du 29 décembre 1976 constituaient une atteinte à son droit de bénéficier de la présomption d’innocence protégé par l’article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention. Il se plaignait également, sous l’angle de l’article 13 (art. 13), de n’avoir pas bénéficié d’un recours effectif lui permettant d’obtenir réparation du préjudice qu’il aurait subi du fait de ces déclarations et, sur le terrain de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), du manque d’indépendance des juridictions internes et de la durée de la procédure devant elles.
28. Le 8 février 1993, la Commission a retenu la requête (no 15175/89) quant aux griefs tirés du non-respect de la présomption d’innocence et de la durée excessive de la procédure, et l’a déclarée irrecevable pour le surplus. Dans son rapport du 12 octobre 1993 (article 31) (art. 31), elle conclut à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 6 paras. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt[3].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
29. Dans son mémoire, le Gouvernement « demande à la Cour de constater l’absence de violation de l’article 6 paras. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2) de la Convention ».
30. De son côté, le requérant invite la Cour à « entériner l’avis rendu par la Commission le 12 octobre 1993 » et à « dire et juger que la violation de l’article 6 paras. 1 et 2 (art. 6-1, art. 6-2) de la Convention est établie ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 2 (art. 6-2) DE LA CONVENTION
31. M. Allenet de Ribemont dénonce les propos tenus lors de la conférence de presse du 29 décembre 1976 par le ministre de l’Intérieur et les hauts fonctionnaires de police qui l’accompagnaient. Il invoque l’article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention, ainsi libellé:
« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 par. 2 (art. 6-2)
32. Le Gouvernement conteste en substance l’applicabilité de l’article 6 par. 2 (art. 6-2), en se fondant sur l’arrêt Minelli c. Suisse du 25 mars 1983 (série A no 62). D’après lui, une atteinte à la présomption d’innocence ne peut provenir que d’une autorité judiciaire et ne se révéler qu’à l’issue de la procédure en cas de condamnation si la motivation du juge permet de supposer que celui-ci considérait a priori l’intéressé comme coupable.
33. La Commission admet que le principe de la présomption d’innocence constitue avant tout une garantie de caractère procédural en matière pénale, mais affirme que sa portée est plus étendue: il ne s’imposerait pas uniquement au juge pénal statuant sur le bien-fondé d’une accusation, mais aussi aux autres autorités.
34. La tâche de la Cour consiste à déterminer si la situation constatée en l’espèce a pu toucher au droit que l’article 6 par. 2 (art. 6-2) garantit au requérant (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Sekanina c. Autriche du 25 août 1993, série A no 266-A, p. 13, par. 22).
35. La présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 (art. 6-2) figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par le paragraphe 1 (art. 6-1) (voir notamment l’arrêt Deweer c. Belgique du 27 février 1980, série A no 35, p. 30, par. 56, et l’arrêt Minelli précité, p. 15, par. 27). Elle se trouve méconnue si une décision judiciaire concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le juge considère l’intéressé comme coupable (arrêt Minelli précité, p. 18, par. 37).
Le champ d’application de l’article 6 par. 2 (art. 6-2) ne se limite pourtant pas à l’hypothèse avancée par le Gouvernement. La Cour a en effet constaté une violation de cette disposition dans les affaires Minelli et Sekanina précitées alors que les juridictions nationales saisies avaient clôturé les poursuites pour cause de prescription dans la première et acquitté l’intéressé dans la seconde. Elle a de même admis son applicabilité dans d’autres affaires où les juridictions nationales n’étaient pas amenées à statuer sur la culpabilité (arrêts Adolf c. Autriche du 26 mars 1982, série A no 49, et Lutz, Englert et Nölkenbockhoff c. Allemagne du 25 août 1987, série A nos 123-A, 123-B et 123-C).
Elle rappelle en outre que la Convention doit s’interpréter de façon à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires (voir, entre autres, les arrêts Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A no 37, p. 16, par. 33, Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 34, par. 87, et Cruz Varas et autres c. Suède du 20 mars 1991, série A no 201, p. 36, par. 99). Cela vaut aussi pour le droit consacré par l’article 6 par. 2 (art. 6-2).
36. Or la Cour estime qu’une atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal mais aussi d’autres autorités publiques.
37. Lors de la conférence de presse du 29 décembre 1976 M. Allenet de Ribemont venait d’être arrêté par la police (paragraphe 9 ci-dessus). Bien qu’il ne se trouvât pas encore inculpé de complicité d’homicide volontaire (paragraphe 12 ci-dessus), son interpellation et sa garde à vue s’inscrivaient dans le cadre de l’information judiciaire ouverte quelques jours plus tôt par un juge d’instruction de Paris et lui conféraient la qualité d’ »accusé » au sens de l’article 6 par. 2 (art. 6-2). Les deux hauts fonctionnaires de police étaient en l’occurrence chargés de conduire les investigations. Tenus en contrepoint de l’information judiciaire et appuyés par le ministre de l’Intérieur, leurs propos s’expliquent par l’existence de celle-ci et présentent un lien direct avec elle.L’article 6 par. 2 (art. 6-2) s’applique donc en l’espèce.
B. Sur l’observation de l’article 6 par. 2 (art. 6-2)
1. L’évocation de l’affaire lors de la conférence de presse
38. La liberté d’expression, garantie par l’article 10 (art. 10) de la Convention, comprend celle de recevoir ou de communiquer des informations. L’article 6 par. 2 (art. 6-2) ne saurait donc empêcher les autorités de renseigner le public sur des enquêtes pénales en cours, mais il requiert qu’elles le fassent avec toute la discrétion et toute la réserve que commande le respect de la présomption d’innocence.
2. Le contenu des déclarations litigieuses
39. Avec le requérant, la Commission estime incompatibles avec la présomption d’innocence les propos tenus par le ministre de l’Intérieur et, en sa présence et sous son autorité, par le commissaire chargé de l’enquête et le directeur de la police judiciaire. Elle note en effet qu’ils présentèrent M. Allenet de Ribemont comme l’un des instigateurs de l’assassinat de M. de Broglie.
40. Selon le Gouvernement, de tels propos relèvent de l’information sur les affaires pénales en cours et ne sont pas de nature à porter atteinte à la présomption d’innocence puisqu’ils ne lient pas les juges et peuvent être démentis par les investigations ultérieures. Les faits de la cause illustreraient cette thèse, le requérant n’ayant été inculpé que quinze jours après la conférence de presse et ayant finalement bénéficié d’un non-lieu.
41. La Cour constate qu’en l’espèce, certains des plus hauts responsables de la police française désignèrent M. Allenet de Ribemont, sans nuance ni réserve, comme l’un des instigateurs, et donc le complice, d’un assassinat (paragraphe 11 ci-dessus). Il s’agit là à l’évidence d’une déclaration de culpabilité qui, d’une part, incitait le public à croire en celle-ci et, de l’autre, préjugeait de l’appréciation des faits par les juges compétents. Partant, il y a eu violation de l’article 6 par. 2 (art. 6-2).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
42. M. Allenet de Ribemont se plaint aussi de la durée des procédures en réparation qu’il a engagées devant les juridictions administratives puis judiciaires. Il invoque l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, ainsi libellé:
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
43. L’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’a pas donné lieu à discussion. Avec la Commission, la Cour constate que lesdites procédures concernaient les demandes en réparation des atteintes à l’honneur que le requérant affirmait avoir subies à cause des déclarations litigieuses. Elles avaient donc pour objet de trancher une contestation sur un droit de caractère civil au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
A. Période à considérer
44. Le terme de la période à considérer n’a pas prêté à controverse; il s’agit du 30 novembre 1988, date à laquelle la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant contre l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 21 octobre 1987 (paragraphe 26 ci-dessus).
45. Il n’en va pas de même du point de départ de ladite période.
Selon le Gouvernement, la procédure devant les juridictions administratives ne doit pas entrer en ligne de compte. Elles n’auraient pas rendu de décision sur le fond et auraient décliné leur compétence en application du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires qui les oblige à rejeter les moyens dont l’examen les conduirait à s’immiscer dans le fonctionnement de la justice judiciaire. Les conseils de M. Allenet de Ribemont ne pouvaient ignorer un tel principe.
Le requérant affirme au contraire que l’introduction du recours devant le tribunal administratif de Paris marque le début de la procédure et qu’en raison du conflit de compétence constaté en l’espèce, l’instance devant le juge judiciaire constituait le nécessaire prolongement de l’action devant le juge administratif. Il ajoute qu’en l’espèce, la compétence des juridictions administratives paraissait si naturelle que le premier ministre contesta celle des tribunaux de l’ordre judiciaire devant le tribunal de grande instance de Paris.
46. Avec la Commission, la Cour souscrit à la thèse de l’intéressé. Elle relève que la question de la répartition des compétences entre les juridictions administratives et judiciaires apparaît fort complexe et délicate en matière d’actions en réparation, notamment à raison de propos tenus par un membre du gouvernement. On ne saurait donc reprocher aux conseils de M. Allenetde Ribemont d’avoir saisi en premier lieu le juge administratif.
La période à prendre en considération pour l’examen du caractère raisonnable de la durée de la procédure débute ainsi le 23 mars 1977, date du dépôt du recours gracieux devant le premier ministre (paragraphe 13 ci-dessus – voir, entre autres, l’arrêt Karakaya c. France du 26 août 1994, série A no 289-B, p. 42, par. 29), et s’étend sur onze ans et huit mois environ.
B. Caractère raisonnable de la durée de la procédure
47. Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, entre autres, l’arrêt Katte Klitsche de la Grange c. Italie du 27 octobre 1994, série A no 293-B, pp. 37-38, par. 51). Sur ce dernier point, l’enjeu du litige pour l’intéressé entre en ligne de compte (voir notamment l’arrêt Hokkanen c. Finlande du 23 septembre 1994, série A no 299-A, p. 25, par. 69).
1. Complexité de l’affaire
48. La Commission, à laquelle s’en remet M. Allenet de Ribemont, reconnaît que la procédure engagée par ce dernier présentait une certaine complexité dès lors qu’elle avait trait à la responsabilité de l’Etat.
49. Selon le Gouvernement, l’affaire posait en outre la délicate question de la preuve du caractère fautif des propos tenus et du préjudice subi de leur fait. A cela se seraient ajoutées des complications d’ordre procédural, auxquelles le requérant aurait contribué.
50. Pour la Cour, même si l’affaire était complexe en raison des circonstances précitées, pareille situation ne saurait entièrement justifier la longueur de la procédure litigieuse.
2. Comportement du requérant
51. M. Allenet de Ribemont prétend que les lenteurs de la procédure ne lui sont pas imputables.
52. Selon le Gouvernement, l’intéressé y a au contraire contribué pour presque six années. Il aurait attendu onze mois pour répondre aux mémoires des ministres de la Culture et de l’Intérieur devant le tribunal administratif, sept mois après l’enregistrement de sa requête pour déposer son mémoire ampliatif devant le Conseil d’Etat, neuf mois après l’arrêt de rejet du Conseil d’Etat pour saisir les juridictions judiciaires, dix mois et plusieurs interventions du juge de la mise en état pour déposer ses conclusions devant la cour d’appel, et provoqué un retard de trois mois en demandant le renvoi de l’affaire devant cette dernière juridiction.
En ne saisissant pas les juridictions civiles aussitôt après le jugement d’incompétence du tribunal administratif de Paris comme l’y autorisait le droit français, le requérant aurait en outre allongé la procédure de deux ans et sept mois environ, soit le laps de temps écoulé entre ledit jugement et l’arrêt du Conseil d’Etat.
53. Avec la Commission, la Cour constate que le comportement de M. Allenet de Ribemont a, dans une certaine mesure, retardé le déroulement de la procédure.
Elle a déjà précisé qu’en raison de la difficulté de déterminer avec certitude l’ordre juridictionnel compétent en l’espèce, on ne peut reprocher au requérant d’avoir saisi en premier lieu les juridictions administratives (paragraphe 46 ci-dessus). Cela vaut non seulement pour la saisine du juge de première instance mais aussi pour celle du juge d’appel, conséquence de la première, si bien que le délai de deux ans et sept mois entre le jugement du tribunal administratif de Paris (13 octobre 1980) et l’arrêt du Conseil d’Etat (27 mai 1983) ne peut être mis à la seule charge de M. Allenet de Ribemont.
Ainsi, à supposer que le requérant puisse passer pour responsable d’un retard d’environ trois ans et quatre mois, il resterait environ huit années.
3. Comportement des autorités nationales
54. M. Allenet de Ribemont se range à l’avis de la Commission en ce qui concerne le comportement des autorités nationales. Il précise toutefois que le refus de celles-ci d’accéder à sa demande de production de l’enregistrement audiovisuel qui lui eût permis de justifier ses allégations a contribué aux lenteurs critiquées.
55. D’après le Gouvernement, lesdites autorités se sont comportées de manière à accélérer la procédure. Devant la cour d’appel de Paris notamment, le conseiller chargé de la mise en état serait souvent intervenu auprès du requérant pour obtenir les conclusions qu’il tardait à produire. De surcroît, les seules périodes d’inactivité imputées par la Commission aux autorités concernaient la procédure devant les juridictions administratives, laquelle n’entrerait pas en ligne de compte en l’occurrence.
56. Avec la Commission, la Cour relève plusieurs périodes d’inactivité imputables aux autorités nationales. La première, devant le tribunal administratif de Paris, a duré huit mois entre le dépôt d’un mémoire par M. Allenet de Ribemont (24 mai 1978) et la communication du dossier de la procédure au ministre de la Culture (23 janvier 1979) (paragraphe 14 ci-dessus). Une deuxième, devant le Conseil d’Etat, s’est étalée sur neuf mois et deux semaines entre le dépôt du mémoire complémentaire du requérant (1er juillet 1981) et la réponse du ministre de l’Intérieur (13 avril 1982) (paragraphe 16 ci-dessus). De plus, devant le tribunal de grande instance, le premier ministre et l’agent judiciaire du Trésor n’ont conclu respectivement que sept et six mois après leur assignation (paragraphe 18 ci-dessus).
Les autorités administratives et juridictionnelles ont en outre constamment fait obstacle à la production de l’enregistrement audiovisuel qui eût permis à M. Allenet de Ribemont d’apporter la preuve des propos tenus durant la conférence de presse: les premières ont usé de moyens dilatoires telle la communication du dossier au ministre de la Culture et n’ont pas produit cette pièce qui pourtant se trouvait entre leurs mains; les secondes ont refusé d’intervenir dans ce sens alors que le requérant ne pouvait l’obtenir par ses seuls moyens. La Cour ne doute pas que là réside la principale cause de la lenteur de la procédure.
Au sujet en particulier de l’attitude des juridictions, la Cour constate qu’il aura fallu non moins de cinq ans et huit mois aux juges administratifs pour se déclarer incompétents, et que si le conseiller chargé de la mise en état devant la cour d’appel a assurément oeuvré pour accélérer la marche de l’instance, il ne résulte pas du dossier qu’un magistrat ait agi de la sorte au sein des autres juridictions judiciaires.
C. Conclusion
57. La complexité de l’affaire et le comportement du requérant n’expliquent pas à eux seuls la durée de la procédure. Les retards accumulés résultent pour l’essentiel de l’attitude des autorités nationales, notamment de leur refus d’accéder aux demandes de M. Allenet de Ribemont tendant à la production de l’élément de preuve essentiel. Eu égard à l’enjeu du litige pour l’intéressé, et même si les procédures devant la cour d’appel et la Cour de cassation prises isolément ne paraissent pas excessivement longues, un délai global d’environ onze ans et huit mois ne saurait passer pour raisonnable. Partant, il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
58. Aux termes de l’article 50 (art. 50),
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
A. Dommage
59. M. Allenet de Ribemont sollicite d’abord la réparation d’un préjudice matériel. Les déclarations litigieuses auraient provoqué son insolvabilité et sa ruine et l’auraient placé dans l’impossibilité de retrouver du travail: sa banque a cessé les facilités de trésorerie antérieurement accordées et refusé le paiement des chèques signés de sa main; le 14 mars 1979, en prononçant la résolution du contrat liant le requérant à M. de Broglie, le tribunal de grande instance de Paris a ordonné le paiement immédiat d’une partie des sommes dues par le premier et fixé les intérêts légaux au jour du décès du second, de sorte qu’une somme substantielle reste due aux héritiers; la mise en liquidation judiciaire du restaurant « La Rôtisserie de la Reine Pédauque » est intervenue le 7 février 1977, alors que l’intéressé était incarcéré sous l’inculpation de complicité d’assassinat.
Le requérant dénonce aussi une atteinte à son honneur et à celui de ses proches, qui lui aurait causé un dommage moral à la fois considérable, en raison des circonstances dans lesquelles les déclarations furent faites, de la qualité de leurs auteurs et de la notoriété internationale de M. de Broglie, et durable, malgré le non-lieu dont il bénéficia le 21 mars 1980.
M. Allenet de Ribemont évalue globalement son préjudice à 10 000 000 FRF.
60. Selon le Gouvernement, le requérant n’établit aucun lien direct de causalité entre la violation alléguée de l’article 6 par. 2 (art. 6-2) et la dégradation de sa situation financière. Quant au préjudice moral, le constat d’un manquement à la Convention constituerait le cas échéant une satisfaction équitable suffisante.
61. Le délégué de la Commission trouve fort peu justifiées les sommes réclamées par l’intéressé pour dommage matériel, faute de rapport avec les déclarations du ministre et des hauts fonctionnaires. Il considère en revanche que la gravité des accusations et le refus persistant des autorités nationales de communiquer l’enregistrement audiovisuel de la conférence de presse ont entraîné un dommage moral exigeant bien plus qu’une réparation symbolique. Pour l’évaluation du préjudice subi du fait de la longueur excessive de la procédure, il s’en remet à la sagesse de la Cour.
62. La Cour ne souscrit pas au raisonnement de M. Allenet de Ribemont relatif au préjudice matériel. Elle estime néanmoins que les graves accusations portées contre lui lors de la conférence de presse du 29 décembre 1976 réduisirent certainement la confiance que ses relations d’affaires pouvaient avoir en lui et constituèrent de ce fait un obstacle à l’exercice de sa profession. Elle trouve donc partiellement fondée la demande en réparation au titre du dommage matériel.
En outre, avec le délégué de la Commission, elle constate que l’intéressé a subi un tort moral incontestable du fait de la violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et surtout de l’article 6 par. 2 (art. 6-2). Si la personnalité de M. de Broglie, les circonstances de sa mort et l’émotion qu’elle suscita, plaidaient en faveur d’une information rapide du public, elles laissaient prévoir l’ampleur que les médias donneraient aux déclarations sur l’enquête en cours. Le manque de retenue et de réserve à l’égard du requérant n’en est que plus critiquable. Les déclarations litigieuses eurent d’ailleurs un retentissement considérable, qui dépassa les frontières françaises.
Prenant en compte les divers éléments pertinents et statuant en équité comme le veut l’article 50 (art. 50), la Cour alloue globalement 2 000 000 FRF à M. Allenet de Ribemont.
B. Garantie
63. Le requérant invite aussi la Cour à décider que l’Etat devra le garantir de toute demande d’exécution du jugement du tribunal de grande instance de Paris du 14 mars 1979 ou, à défaut, l’autoriser à solliciter ultérieurement une augmentation de la satisfaction équitable.
64. Le délégué de la Commission ne se prononce pas sur ce point.
65. Avec le Gouvernement, la Cour rappelle que l’article 50 (art. 50) ne lui donne pas compétence pour adresser une telle injonction à un Etat contractant (voir, mutatis mutandis, les arrêts Idrocalce S.r.l. c. Italie du 27 février 1992, série A no 229-F, p. 65, par. 26, et Pelladoah c. Pays-Bas du 22 septembre 1994, série A no 297-B, pp. 35-36, par. 44). Elle estime en outre que la question de la satisfaction équitable se trouve en état.
C. Frais et dépens
66. M. Allenet de Ribemont réclame enfin 270 384,28 FRF pour les frais et dépens supportés devant les organes de la Convention, soit 211 500 FRF d’honoraires, 16 480 FRF de frais et 42 404,28 FRF de taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
67. Le Gouvernement et le délégué de la Commission s’en remettent à la Cour sur ce point.
68. Statuant en équité, la Cour accorde au requérant 100 000 FRF, plus la TVA.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par huit voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 2 (art. 6-2) de la Convention;
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
3. Dit, par huit voix contre une, que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 2 000 000 (deux millions) francs français pour dommage;
4. Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois, 100 000 (cent mille) francs français, plus la taxe sur la valeur ajoutée, pour frais et dépens;
5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 10 février 1995.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 de la Convention et 53 par. 2 du règlement A (art. 51-2), l’exposé de l’opinion partiellement dissidente de M. MifsudBonnici.
R. R.
H. P.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MIFSUD BONNICI
(Traduction)
1. Je souscris à l’avis de la majorité qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention et aussi qu’une somme de 100 000 FRF, plus la TVA, doit être versée au requérant au titre de ses frais et dépens.
2. En revanche, je suis en désaccord avec le constat de violation de l’article 6 par. 2 ( art. 6-2) de la Convention.
En effet, cet arrêt affirme pour la première fois que, s’agissant du droit fondamental selon lequel « toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie », « une atteinte à la présomption d’innocence peut émaner non seulement d’un juge ou d’un tribunal mais aussi d’autres autorités publiques » (paragraphe 36). Tel est le principe essentiel qu’énonce l’arrêt.
3. Au paragraphe 35, il est dit: « [la Cour] rappelle en outre que la Convention doit s’interpréter de façon à garantir des droits concrets et effectifs, et non théoriques et illusoires. »
4. Mon désaccord provient de l’idée que cette interprétation élargie de la présomption d’innocence ne s’accompagne pas de garanties concrètes et effectives. Lorsqu’en effet la violation est le fait des autorités publiques avant le procès de l’inculpé, il n’existe aucun moyen concret ou effectif d’y remédier aussitôt la violation commise. En l’espèce, la Cour constate une violation qui remonte à 1976 et peut dès lors accorder une réparation financière. Mais cela ne constitue manifestement pas une réparation concrète ou effective pouvant s’appliquer de manière satisfaisante en cas de violation établie avant le procès.
5. Pour illustrer la difficulté, je citerai une affaire maltaise.
Le 13 avril 1972, une bombe explosa sur le toit d’une maison, et Giuseppina Formosa, ménagère habitant l’immeuble, fut déchiquetée.
Le 28 avril 1972, le préfet de police, directeur des services de police, accompagné de quatre de ses agents, convoqua une conférence de presse. Elle traita du problème général de la délinquance, de l’état des forces de police et d’autres questions de ce genre, après quoi le préfet ajouta que le type d’enquête menée dans l’affaire de la bombe s’était révélé fructueux puisqu’Emmanuel Formosa, époux de la victime, était passé aux aveux, qu’il serait entendu comme inculpé le lendemain par le juge d’instruction et qu’il avait réclamé la protection de la police par peur de la réaction de ses beaux-frères.
6. Formosa introduisit un recours auprès du tribunal civil, alléguant notamment la violation du droit fondamental que lui garantit la Constitution maltaise (article 39 par. 5): « Toute personne accusée d’une infraction pénale est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été prouvée ou qu’elle ait plaidé coupable. »
Le tribunal examina aussitôt la requête et la rejeta le 5 mai 1972. En appel, la Cour constitutionnelle confirma le 16 avril 1973 le premier jugement (DEC. KOST. 1964-1978 GH.ST.LIGI. p. 343). Formosa fut par la suite jugé et reconnu coupable le 13 juillet 1973 d’homicide sur la personne de sa femme.
7. Ces faits présentent beaucoup d’analogies avec ceux de la présente affaire. La différence réside dans ce que, dans l’affaire maltaise, la question a été entendue et tranchée avant le procès pénal alors qu’en l’occurrence, la Cour en traite après que tout a été dit et fait.
8. Les raisons retenues par les juridictions maltaises pour conclure à l’absence de violation ne sont pas convaincantes. En effet, les juges n’ont pas examiné le point de savoir si la garantie ne couvre que les mesures prises par la justice ou si elle s’étend aussi aux actes d’autres autorités publiques. Mais il en ressort clairement que si l’on autorise l’extension du principe – ce qu’affirme le présent arrêt – le tribunal ne dispose d’aucun moyen effectif et concret de remédier à la violation avant le procès pénal, lorsqu’en droit interne le mécanisme constitutionnel prévoit que la question concernant la violation peut être entendue et tranchée avant le procès et non après.
9. Dans la mesure où la Cour pose un principe aussi important – susceptible d’avoir une sérieuse incidence sur le droit de la procédure pénale dans divers Etats membres – mais n’aborde pas le problème de la réparation concrète et effective prévue pour la violation constatée, il ne m’est pas possible de suivre la majorité sur ce point.
[1] L’affaire porte le n° 3/1994/450/529. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
[2] Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P 9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
[3] Note du greffier: pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume 308 de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.