COLLÈGE DE LA GRANDE CHAMBRE
DÉCISION
relative à une demande d’avis consultatif formée en vertu du Protocole no 16 concernant l’interprétation des articles 2, 3 et 6 de la Convention
Demande formée par la Cour suprême de la République slovaque
(Demande no P16-2020-001)
STRASBOURG
14 décembre 2020
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en un collège de la Grande Chambre constitué conformément à l’article 2 § 1 du Protocole no 16 et composé de :
Robert Spano, président,
Paul Lemmens,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Alena Poláčková, juges,
et de Søren Prebensen, Greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 décembre 2020 et le 8 février 2021,
Rend la décision que voici :
PROCÉDURE
1. Par une lettre du 25 septembre 2020 que le greffe de la Cour européenne des droits de l’homme (« la Cour ») a reçue le 5 octobre 2020, la Cour suprême de la République slovaque (« la Cour suprême » ou « la juridiction demanderesse ») a demandé à la Cour, en vertu de l’article 1 du Protocole no 16 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« le Protocole no 16 »), de rendre un avis consultatif sur la question exposée au paragraphe 2 ci-dessous. Le 19 novembre 2020, elle a communiqué à la Cour, qui avait demandé un complément d’information, des éléments et précisions supplémentaires conformément aux paragraphes 14 et 18 des lignes directrices concernant la mise en œuvre de la procédure d’avis consultatif prévue par le Protocole no 16 à la Convention (« les lignes directrices »). La demande est donc réputée avoir été présentée à cette dernière date.
LA QUESTION POSÉE
2. La juridiction demanderesse pose la question suivante :
« Les actes de procédure que prennent dans un procès pénal et les éléments que recueillent les agents du service de l’inspection du ministère de l’Intérieur (« l’Inspection »), lesquels sont directement subordonnés d’un point de vue tant personnel que fonctionnel au ministre de l’Intérieur, peuvent-ils servir à établir les faits et à fonder des poursuites régulières, indépendantes et impartiales de membres de la police qui, eux aussi, sont subordonnés au même ministre, dans l’optique en particulier de leur procès régulier et équitable devant un tribunal – ce qui englobe en conséquence les décisions que ce dernier rendra –, ce à la lumière des garanties offertes par les articles 2 § 1, 3 et/ou 6 § 1 de la Convention ? »
LE CONTEXTE ET LA PROCÉDURE INTERNE
3. La présente demande d’avis consultatif a pour contexte une procédure pénale que les autorités internes ont ouverte contre I.E., un policier accusé d’avoir agressé physiquement une femme en juillet 2014. L’enquête préliminaire fut conduite par l’Inspection, en sa qualité d’organe chargé d’enquêter sur tout soupçon pesant sur les membres de la police ou des services similaires. L’Inspection engagea des poursuites pénales contre ce policier le 19 août 2014 et l’inculpa des infractions de trouble à l’ordre public et de coups et blessures, à la suite de quoi ses enquêteurs recueillirent un nombre important d’éléments, surtout les dépositions des personnes concernées et de nombreux témoins, ainsi que plusieurs rapports d’expertise. L’enquête était contrôlée par un parquet de district qui, à la demande de l’Inspection, délivra le 23 juillet 2015 un acte d’accusation contre l’intéressé.
4. À la suite de cela, l’affaire passa en jugement devant le tribunal de district de Komárno qui, par un jugement du 23 avril 2018, déclara l’accusé coupable de trouble à l’ordre public et de coups et blessures et le condamna à une amende de 1 000 euros. L’accusé forma contre ce jugement un appel que la cour régionale de Nitra rejeta par un arrêt du 7 novembre 2018. Il contesta cet arrêt en saisissant la Cour suprême d’un pourvoi en cassation.
5. Dans sa demande, la Cour suprême indique que l’accusé avance deux moyens devant les juridictions internes. Il plaiderait tout d’abord le défaut de constitution régulière de l’Inspection puisque, selon lui, ce service est non pas un organe de la police mais une unité rattachée et subordonnée au ministre de l’Intérieur qui serait donc directement exposée à une influence politique. Il conclurait ensuite de ce que l’Inspection ne serait pas une structure au sein du service de la police qu’elle n’avait pas compétence, selon le code de procédure pénale, pour ouvrir l’enquête, de sorte que tous les actes qu’elle a pris seraient entachés de nullité et qu’aucun des éléments qu’elle a recueillis ne pourrait être utilisé dans la procédure pénale.
6. La juridiction demanderesse estime que se pose aussi la question de savoir si le statut de l’Inspection est conforme à l’exigence conventionnelle d’enquête effective, qui suppose que celle-ci soit indépendante et impartiale.
7. L’Inspection et le policier mis en cause relevant tous deux des structures de la police, sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, la juridiction demanderesse se demande si l’Inspection est suffisamment indépendante. La présente demande met en avant l’importance des garanties d’un procès équitable dès le stade antérieur à la phase de jugement (sont citées les affaires Imbrioscia c. Suisse, 24 novembre 1993, § 36, série A no 275, Berliński c. Pologne, nos 27715/95 et 30209/96, § 75, 20 juin 2002, et Adamkiewicz c. Pologne, no 54729/00, § 82, 2 mars 2010). Elle s’appuie en outre sur les arrêts Eremiášová et Pechová c. République tchèque(no 23944/04, 16 février 2012), Kummer c. République tchèque (no 32133/11, 25 juillet 2013), et Ramsahai et autres c. Pays-Bas ([GC], no 52391/99, CEDH 2007‑II), ainsi que sur d’autres éléments, notamment jurisprudentiels, relatifs à l’effectivité d’une enquête et, en particulier, à l’exigence d’indépendance de l’enquête pour les besoins des articles 2 et 3 de la Convention.
8. Dans sa demande, la juridiction demanderesse évoque les deux questions qu’elle tire de l’argumentation de l’accusé (paragraphe 5 ci‑dessus), c’est-à-direcelle de la régularité du point de vue institutionnel de l’Inspection, et celle du rôle joué par ce service dans le procès pénal, à la lumière des exigences tenant à l’effectivité de l’enquête au regard de la Convention, en particulier les exigences d’indépendance et d’impartialité.
9. En ce qui concerne la première question, la Cour suprême se réfère à l’avis d’harmonisation no Tpj 62/2015 que sa chambre criminelle a rendu le 29 septembre 2015 et qui conclut notamment que l’Inspection a été régulièrement constituée et que les membres de ce service sont des policiers que le code de procédure pénale autorise à ouvrir des poursuites pénales.
10. En ce qui concerne l’effectivité de l’enquête, la juridiction demanderesse considère que l’avis d’harmonisation n’a pas tranché cette question et qu’elle nourrit « de sérieux doutes quant au respect (…) par le service de l’inspection (…) des critères découlant de la Convention à l’aune desquels une autorité chargée d’enquêter sur des infractions commises par des policiers peut passer pour indépendante ».
11. La Cour rappelle que, comme il ressort du préambule du Protocole no 16, la procédure consultative a pour objet et pour but de renforcer l’interaction entre elle et les autorités nationales, et de consolider ainsi la mise en œuvre de la Convention, conformément au principe de subsidiarité. L’objectif de la procédure n’est pas de transférer le litige à la Cour, mais de fournir à la juridiction demanderesse une orientation lui permettant de garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance (Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention, demandé par la Cour de cassation française, no P16-2018-001, § 25, 10 avril 2019 (« l’avis consultatif P16‑2018-001 »), et Avis consultatif relatif à l’utilisation de la technique de « législation par référence » pour la définition d’une infraction et aux critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction et la loi pénale telle que modifiée, demandé par la Cour constitutionnelle arménienne, no P16‑2019-001, § 43, 29 mai 2019 (« l’avis consultatif P16‑2019-001 »)).
12. En vertu de l’article 1 § 1 du Protocole no 16, les plus hautes juridictions peuvent adresser à la Cour des demandes d’avis consultatifs sur des « questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles ». Aux termes de l’article 1 § 2 du Protocole no 16, elles ne peuvent solliciter un avis consultatif que « dans le cadre [d’]affaire[s] pendante[s] devant elle[s] ». L’article 1 § 3 du Protocole no 16 leur impose de motiver leur demande et de produire les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l’affaire pendante.
13. L’article 2 § 1 du Protocole no 16 dispose que « [le] collège (…) de la Grande Chambre se prononce sur l’acceptation de la demande d’avis consultatif au regard de l’article 1. » Le rapport explicatif du Protocole no 16[1] (« le rapport explicatif ») précise que « le collège doit motiver tout refus d’accepter une demande d’avis consultatif d’une juridiction interne. L’objectif est de renforcer le dialogue entre la Cour et les systèmes judiciaires nationaux, y compris au moyen d’un éclaircissement de l’interprétation par la Cour de ce qu’il convient d’entendre par « des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention ou ses protocoles », ce qui fournira des orientations aux juridictions internes lorsqu’elles envisagent de faire une demande et contribuera ainsi à dissuader les demandes inadéquates. »
14. Dans le cadre de la présente procédure, la Cour[2] est donc appelée à examiner si la demande satisfait aux exigences ci-dessus découlant de l’article 1 du Protocole no 16 et à décider si, oui ou non, elle doit être acceptée aux fins d’un examen par la Grande Chambre (article 2 du Protocole no 16 et article 93, chapitre X, du règlement de la Cour).
APPRÉCIATION DE LA COUR
15. La demande d’avis consultatif émane de la Cour suprême slovaque, qui est l’une des hautes juridictions que la République slovaque a désignées conformément à l’article 10 du Protocole no 16. En outre, cette demande ayant pour origine une procédure en cassation, la déclaration dont la République slovaquea assorti la ratification par elle de ce même protocole – à savoir que « la Cour Suprême de la République slovaque possède les pouvoirs découlant de ce Protocole uniquement lorsqu’elle agit en qualité de cour de cassation ou de cour d’appel sur des questions de droit » – est respectée.
16. La Cour constate par ailleurs que la présente demande d’avis consultatif a trait à une procédure pénale interne dans le cadre de laquelle l’accusé a été reconnu coupable en première instance des faits qui lui étaient reprochés puis a été débouté en deuxième instance. Dès lors, la demande formulée par la Coursuprême a pour origine une procédure interne actuellement pendante devant cette juridiction (paragraphes 4-10 ci-dessus).
17. L’article 1 § 1 du Protocole no 16 pose ensuite comme exigence que la demande d’avis consultatif doit concerner une « question de principe relative à l’interprétation ou à l’application [de] la Convention ». À cet égard, la Cour relève que la juridiction demanderesse doit considérer que l’avis sur la question de principe est nécessaire pour trancher l’affaire (paragraphe 6.2 des lignes directrices).
18. Comme la Cour l’a déjà dit, l’objectif de la procédure consultative n’est pas de transférer le litige à la Cour, mais de fournir à la juridiction demanderesse une orientation lui permettant de garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance (paragraphe
11 ci‑dessus et paragraphe 11 du rapport explicatif). La Cour n’est compétente ni pour se livrer à une analyse des faits, ni pour apprécier le bien-fondé des points de vue des parties relativement à l’interprétation du droit interne à la lumière du droit de la Convention, ni pour se prononcer sur l’issue de la procédure. Elle a également conclu de l’article 1 §§ 1 et 2 du Protocole no 16 que les avis qu’elle est amenée à rendre en application de ce protocole « doivent se limiter aux points qui ont un lien direct avec le litige en instance au plan interne » (avis consultatif P16-2018-001, § 26). Il y a lieu de rappeler aussi que la procédure consultative n’est pas destinée à permettre un examen théorique de la législation (paragraphe 10 du rapport explicatif) et que la Cour ne peut pas examiner des questions de droit de la Convention qui auraient un caractère théorique et général et qui échapperaient ainsi au champ d’un avis consultatif tel que défini par le Protocole no 16 (avis consultatif P16-2019-001, § 55).
19. Ce qui est en jeu dans la procédure pendante devant la Cour suprême qui est à l’origine de la présente demande, c’est essentiellement l’équité du procès de l’accusé, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention. Or, la Cour constate que cette demande est principalement fondée sur sa jurisprudence relative aux articles 2 et 3 de la Convention et sur l’exigence d’effectivité de l’enquête sur ces deux terrains, et qu’elle y fait référence. Rien dans le déroulement dans la procédure pénale interne en question ni dans les arguments des parties, tels qu’exposés dans la demande, n’indique que l’accusé ou une quelconque autre personne aitinvoqué les droits tirés des articles 2 et 3. Dès lors, pour autant qu’elle porte sur l’interprétation de ces deux articles, la demande n’apparaît pas se rapporter à des points ayant un lien direct avec le litige en instance au plan interne, pour les besoins de l’article 1 §§ 1 et 2 du Protocole no 16 (avis consultatif P16-2018-001, § 26).
20. En matière pénale, la finalité principale de l’article 6 est de garantir un procès équitable par un « tribunal » compétent qui décidera du bien-fondé de toute « accusation », bien que les garanties de l’article 6 puissent également entrer en ligne de compte au stade de la procédure antérieur à la phase de jugement si et dans la mesure où l’équité du procès est susceptible d’être gravement entachée par un manquement initial à ces garanties. La question qui se pose à cet égard est cellede savoir si la procédure dans son ensemble a été équitable (voir, parmi de nombreux autres, Gäfgen c. Allemagne [GC], no 22978/05, § 163, CEDH 2010, Dvorskic. Croatie [GC], no 25703/11, §§ 76, 79 et 81, CEDH 2015, et Ibrahim et autres c. Royaume-Uni [GC], nos 50541/08 et 3 autres, §§ 253-254, 13 septembre 2016).
21. L’article 6 exige que le tribunal appelé à statuer sur le bien-fondé d’une accusation soit indépendant du pouvoir législatif, du pouvoir exécutif, ainsi que des parties (Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, § 221, 14 avril 2015).
22. Indépendamment des principes établis dans la jurisprudence susmentionnée de la Cour, celle-ci fait observer que, dans l’avis d’harmonisation no Tpj 62/2015 que sa chambre criminelle a rendu le 29 septembre 2015, la juridiction demanderesse a elle-même établi une distinction entre, d’une part, l’équité de la procédure pénale du point de vue de l’accusé et, d’autre part, l’effectivité et l’indépendance de l’enquête du point de vue de la victime. À ce titre, la Cour suprême a souligné en particulier que la garantie d’indépendance qu’un tribunal doit offrir à l’accusé ne bénéficie pas à la victime si l’affaire ne parvient pas au stade du jugement (comme l’a dit l’arrêt R.R. et R.D. c. Slovaquie, no 20649/18, §§ 113-117, 1er septembre 2020). La Cour estime que, en concluant dans l’avis susmentionné que ce qui est essentiel à la préservation du droit de l’accusé à un procès équitable en matière pénale, c’est l’indépendance de la juridiction de jugement, la Cour suprême a donné des indications pertinentes pour répondre à la question dont la Cour est à présent saisie.
CONCLUSION
23. Au vu des éléments ci-dessus, la Cour estime que les points soulevés dans la présente demande d’avis consultatif, compte tenu de leur nature, de leur degré de nouveauté et/ou de leur complexité, ou pour d’autres raisons, ne portent pas sur une question pour laquelle la juridiction demanderesse aurait besoin d’une orientation donnée par la Cour au moyen d’un avis consultatif de manière à lui permettre de garantir le respect des droits de la Convention lorsqu’elle jugera le litige en instance.
24. Dans ces conditions, la Cour estime que la présente demande ne satisfait pas aux exigences de l’article 1 du Protocole no 16, telles qu’exposées au paragraphe 12 ci-dessus. Elle décide dès lors de ne pas accepter cette demande.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Décide de ne pas accepter la demande.
Fait en anglais et traduit en français puis communiqué par écrit le 1er mars 2021.
Robert Spano
Président
Søren Prebensen
Adjoint au Greffier