AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
La Ligue de défense judiciaire des musulmans a demandé au tribunal administratif de Dijon d’annuler pour excès de pouvoir la décision du maire de la commune de Chalon-sur-Saône, révélée par un communiqué de presse du 16 mars 2015, de ne plus proposer dans les restaurants scolaires municipaux de menus de substitution aux plats contenant du porc et la décision implicite de rejet née du silence gardé par le maire sur son recours gracieux du 15 mai 2015 dirigé contre cette décision. Par ailleurs, la Ligue de défense judiciaire des musulmans, Mme A… B…, Mme E… et M. D… C… ont demandé à ce même tribunal d’annuler pour excès de pouvoir la délibération du 29 septembre 2015 du conseil municipal de la commune de Chalon-sur-Saône approuvant le règlement des restaurants scolaires municipaux, en tant qu’il prévoit que ne soit plus proposé qu’un seul type de repas à l’ensemble des enfants inscrits dans les restaurants scolaires de la commune. Par un jugement n° 1502100, 1502726 du 28 août 2017, le tribunal administratif de Dijon a fait droit à ces demandes.
Par un arrêt n° 17LY03323, 17LY03328 du 23 octobre 2018, la cour administrative d’appel de Lyon a, sur appel de la commune de Chalon-sur-Saône, annulé ce jugement et, statuant après évocation, annulé la décision du maire de Chalon-sur-Saône révélée par le communiqué de presse du 16 mars 2015 et la délibération du conseil municipal de Chalon-sur-Saône du 29 septembre 2015.
Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés le 21 décembre 2018 et les 5 février et 12 juillet 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la commune de Chalon-sur-Saône demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler cet arrêt, en tant qu’il annule la décision du maire de Chalon-sur-Saône révélée par le communiqué de presse du 16 mars 2015 et la délibération de son conseil municipal du 29 septembre 2015 ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit dans cette mesure à son appel.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la Constitution, notamment son Préambule ;
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat ;
– la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 ;
– le code de l’éducation ;
– le code général des collectivités territoriales ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Philippe Ranquet, maître des requêtes,
– les conclusions de M. Laurent Cytermann, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Boutet-Hourdeaux, avocat de la commune de Chalon-sur-Saône et à la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, avocat de la Ligue de défense judiciaire des musulmans ;
Considérant ce qui suit :
1. La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme justifie d’un intérêt suffisant au rejet du pourvoi de la commune de Chalon-sur-Saône. Ainsi, son intervention est recevable.
2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que par un communiqué de presse publié le 16 mars 2015 et intitulé : » restauration scolaire à Chalon : retour au principe de laïcité « , le maire de Chalon-sur-Saône a décidé de mettre un terme » à la pratique installée dans la collectivité depuis 31 ans, qui consistait à proposer un menu de substitution dès lors qu’un plat contenant du porc était servi dans les cantines « . Par une délibération du 29 septembre 2015, au motif que » le principe de laïcité interdit la prise en considération de prescriptions d’ordre religieux dans le fonctionnement d’un service public « , le conseil municipal de Chalon-sur-Saône a modifié le règlement intérieur des restaurants scolaires afin qu’il ne soit plus proposé qu’un seul type de repas à l’ensemble des enfants inscrits dans les restaurants scolaires de la commune. Par un jugement du 28 août 2017, le tribunal administratif de Dijon a fait droit aux demandes de la Ligue de défense judiciaire des musulmans, de Mme A… B…, de Mme E… et de M. D… C… tendant à l’annulation de ces deux décisions. Par un arrêt du 23 octobre 2018, la cour administrative d’appel de Lyon, après avoir annulé ce jugement, a prononcé l’annulation de la décision du maire de Chalon-sur-Saône révélée par le communiqué de presse du 16 mars 2015 et de la délibération de son conseil municipal du 29 septembre 2015. La commune de Chalon-sur-Saône se pourvoit en cassation contre cet arrêt, en tant qu’il annule ces deux décisions.
3. En premier lieu, si, en principe, le fait qu’une décision administrative ait un champ d’application territorial fait obstacle à ce qu’une association ayant un ressort national justifie d’un intérêt lui donnant qualité pour en demander l’annulation, il peut en aller autrement lorsque la décision soulève, en raison de ses implications, notamment dans le domaine des libertés publiques, des questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales. Eu égard à l’objet de cette association, la Ligue de défense judiciaire des musulmans a un intérêt à agir à l’encontre de la décision du maire de Chalon-sur-Saône du 16 mars 2015 et de la délibération de son conseil municipal du 29 septembre 2015 décidant de mettre un terme à la pratique consistant à proposer un menu de substitution dès lors qu’un plat contenant du porc était servi dans les cantines municipales, qui présentent, dans la mesure où elles cherchent à interdire une pratique susceptible d’être rencontrée dans d’autres communes, une portée excédant leur seul objet local. Par suite, le moyen tiré de ce que la cour aurait commis une erreur de droit en retenant que la Ligue de défense judiciaire des musulmans disposait d’un intérêt à agir contre ces deux décisions doit être écarté.
4. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que dans son mémoire en réplique présenté devant le tribunal administratif de Dijon, la Ligue de défense judiciaire des musulmans avait soulevé les moyens tirés de ce que, d’une part, la commune de Chalon-sur-Saône faisait une appréciation erronée des principes de laïcité et de neutralité du service public en estimant qu’ils faisaient obstacle à ce qu’elle puisse servir des menus de substitution dans les cantines scolaires municipales, et d’autre part, qu’elle ne démontrait pas que cette pratique ait engendré des difficultés particulières d’organisation du service public de la restauration scolaire. Par suite, le moyen tiré de ce que la cour aurait relevé d’office ces moyens ne peut qu’être écarté.
5. En troisième lieu, aux termes de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : » Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi « . Aux termes des trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : » La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. « . Aux termes de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat : » La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public « . Aux termes de l’article 2 de la même loi : » La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte « . Aux termes de l’article L. 141-2 du code de l’éducation : » L’Etat prend toutes dispositions utiles pour assurer aux élèves de l’enseignement public la liberté des cultes et de l’instruction religieuse « .
6. S’il n’existe aucune obligation pour les collectivités territoriales gestionnaires d’un service public de restauration scolaire de distribuer à ses usagers des repas différenciés leur permettant de ne pas consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses, et aucun droit pour les usagers qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers, ni les principes de laïcité et de neutralité du service public, ni le principe d’égalité des usagers devant le service public, ne font, par eux-mêmes, obstacle à ce que ces mêmes collectivités territoriales puissent proposer de tels repas.
7. Lorsque les collectivités ayant fait le choix d’assurer le service public de restauration scolaire définissent ou redéfinissent les règles d’organisation de ce service public, il leur appartient de prendre en compte l’intérêt général qui s’attache à ce que tous les enfants puissent bénéficier de ce service public, au regard des exigences du bon fonctionnement du service et des moyens humains et financiers dont disposent ces collectivités.
8. Il résulte de ce qui précède qu’en jugeant que les principes de laïcité et de neutralité du service public ne faisaient, par eux-mêmes, pas obstacle à ce que les usagers du service public facultatif de la restauration scolaire se voient offrir un choix leur permettant de bénéficier d’un menu équilibré sans avoir à consommer des aliments proscrits par leurs convictions religieuses, la cour n’a, contrairement à ce que soutient la commune requérante, ni commis d’erreur de droit, ni méconnu les principes de laïcité, de neutralité et d’égalité des usagers devant le service public.
9. En quatrième lieu, si la commune de Chalon-sur-Saône soutenait que la distribution de menus de substitution méconnaissait les principes de laïcité, de neutralité du service public et d’égalité entre ses usagers dans la mesure où elle revenait en pratique à créer une situation de stigmatisation des enfants concernés, dès lors qu’ils pouvaient être regroupés sur les mêmes tables pour faciliter la distribution des repas, et un fichage des enfants inscrits à la cantine scolaire faisant apparaître, implicitement mais nécessairement, leur appartenance religieuse en méconnaissance de la loi du 6 janvier 1978 relative à l’informatique et aux libertés et de l’article 226-16 du code civil, il ne résulte pas des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’elle ait apporté des éléments de nature à démontrer l’existence de telles pratiques. Par suite, c’est par une appréciation souveraine non arguée de dénaturation, et en motivant suffisamment sur ce point son arrêt, que la cour a estimé que la commune de Chalon-sur-Saône ne démontrait pas que la mise en place de menus de substitution dans les cantines municipales avait entraîné par le passé des difficultés particulières au regard des principes mentionnés ci-dessus.
10. En cinquième lieu, c’est par un motif surabondant que la cour a énoncé que le gestionnaire d’un service public facultatif ne peut décider d’en modifier les modalités d’organisation et de fonctionnement que pour des motifs en rapport avec les nécessités du service, dès lors qu’elle jugeait que la commune, qui n’avait fondé les décisions litigieuses que sur l’invocation des principes de laïcité et de neutralité du service public, ne pouvait pas légalement se fonder sur ces seuls principes pour décider de ne plus servir de menus de substitution dans les cantines dont elle avait la charge. Par suite, le moyen tiré de ce que la cour aurait commis une erreur de droit en jugeant que le gestionnaire d’un service public administratif facultatif ne peut décider d’en modifier les modalités d’organisation et de fonctionnement que pour des motifs en rapport avec les nécessités de ce service est inopérant.
11. Il résulte de tout ce qui précède que le pourvoi de la commune de Chalon-sur-Saône doit être rejeté.
12. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de la commune de Chalon-sur-Saône la somme de 3 000 euros à verser à la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, avocat de la Ligue de défense judiciaire des musulmans, au titre des dispositions des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’Etat. La Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, intervenante en défense, n’étant pas partie à la présente instance, les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font en revanche obstacle à ce que la commune de Chalon-sur-Saône lui verse la somme qu’elle demande à ce titre.
D E C I D E :
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Article 1er : L’intervention de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme est admise.
Article 2 : Le pourvoi de la commune de Chalon-sur-Saône est rejeté.
Article 3 : La commune de Chalon-sur-Saône versera à la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia, avocat de la Ligue de défense judiciaire des musulmans une somme de 3 000 euros au titre des articles L. 761-1 du code de justice administrative et 37 de la loi du 10 juillet 1991, sous réserve que la SCP Ricard, Bendel-Vasseur, Ghnassia renonce à percevoir la somme correspondant à la part contributive de l’Etat.
Article 4 : Les conclusions présentées par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la commune de Chalon-sur-Saône, à la Ligue de défense judiciaire des musulmans et à la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme.
Copie en sera adressée au Premier ministre, au ministre de l’intérieur, à la ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, au Défenseur des droits, à l’association des maires de France, à Mme A… B…, à Mme E… et à M. D… C….