CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE ADEFDROMIL c. FRANCE
(Requête no 32191/09)
ARRÊT
STRASBOURG
2 octobre 2014
DÉFINITIF
02/01/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Adefdromil c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Ann Power-Forde,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 août 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 32191/09) dirigée contre la République française et dont une association de cet État, l’ADEFDROMIL, pour Association de Défense des Droits des Militaires (« la requérante »), a saisi la Cour le 12 juin 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. La requérante a été représentée par son Président, M. Jacques Bessy. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. La requérante allègue en particulier une violation de l’article 11 de la Convention en raison de l’interdiction pour les militaires d’adhérer à des syndicats et celle pour de telles associations d’ester en justice pour défendre des intérêts professionnels collectifs.
4. Le 14 février 2013, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. La requérante fut créée en avril 2001 par deux militaires, le capitaine Bavoil (alors en activé de service) et le major Radajewski. Elle a pour objet statutaire « l’étude et la défense des droits, des intérêts matériels, professionnels et moraux, collectifs ou individuels, des militaires ». Ses statuts précisent que « dans la poursuite de cet objet, [elle] intervient devant toutes les autorités et juridictions, et en toutes circonstances utiles, selon les règles de droit ».
6. Ni le Président de la République, pris en sa qualité de chef des armées, ni le Premier ministre n’ont réagi à sa création, dont elle les avait informés.
7. Elle indique que de nombreux militaires en activité ont rapidement adhéré et que, dès le début, elle a conseillé des militaires qui souhaitaient engager des procédures contentieuses relatives, entre autres, à leur notation, à leur avancement, à des sanctions qui leur avaient été infligées ou à des refus d’accéder à des formations professionnelles.
8. En 2002, la requérante s’impliqua dans la défense d’un sous-officier de l’armée de terre victime de harcèlement moral. Elle produit un article paru le 22 novembre 2002 dans l’hebdomadaire Le Point, qui relate les faits et expose ce qui suit :
« (…) L’association qui dérange.
C’est [l’ADEFDROMIL] qui a révélé l’affaire (…). Forte aujourd’hui de 450 adhésions de sous-officiers et d’officiers, elle se développe à grande vitesse en faisant valoir les droits de ses adhérents sur le terrain judiciaire, sans compromission. C’est peu dire que cette initiative agace l’autorité militaire : elle exècre Bavoil, spécialiste de droit administratif formé par les armées, et qui prend l’institution à contre-pied. La Défense s’obstine à ne pas comprendre qu’elle ne peut plus compter exclusivement sur la relation hiérarchique comme mode de résolution des conflits internes, et que l’ADEFDROMIL s’installe jour après jour comme une alternative crédible ; des dizaines de dossiers (harcèlement moral et sexuel, problèmes de pensions, atteintes aux droits des personnes, etc.) sont en cours, mais les états-majors persistent à considérer que ce phénomène n’existe pas. Les juges, eux, lui accordent une attention croissante, comme le démontre [cette affaire]. »
9. Le 28 novembre 2002, le directeur du cabinet du ministre de la Défense adressa aux états-majors une note rappelant qu’aux termes de l’article 10 de la loi du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires « l’existence de groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que l’adhésion des militaires en activité à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de la discipline militaire » (cette disposition figure désormais dans l’article L. 4121-4 du code de la Défense). Soulignant que l’objet de l’association requéranteavait un caractère syndical, il demandait aux destinataires d’informer les militaires en activités de service que, sous peines de poursuites disciplinaires, ils ne pouvaient adhérer à cette association et devaient, s’ils en étaient membres, en démissionner. La requérante perdit ainsi plusieurs de ses responsables.
10. La requérante indique qu’elle ne pouvait contester cette décision devant le juge administratif, puisqu’il s’agissait d’une mesure d’ordre intérieur ne lui faisant pas grief. Elle tenta la voie judiciaire en assignant le ministre de la Défense et son directeur de cabinet en référé devant le tribunal de grande instance de Paris.
11. Par une ordonnance du 12 mars 2003, le président de cette juridiction déclina sa compétence et invita l’association requérante à mieux se pourvoir devant les juridictions de l’ordre administratif.
12. Elle poursuivit néanmoins son activité de défense des intérêts professionnels de ses adhérents, ainsi que des militaires venus chercher des conseils juridiques et administratifs auprès d’elle. Plusieurs d’entre eux adhérèrent par la suite à l’association, sans être pour autant inquiétés par leur hiérarchie.
13. Par ailleurs, l’association requérante décida de saisir le Conseil d’État de recours dirigés contre trois décrets du ministre de la Défense. Elle reprochait à ces textes de n’admettre au bénéfice de certains avantages statutaires les militaires ayant conclu un pacte civil de solidarité ou leur famille qu’à la condition que ce pacte date de trois ans au moins. Selon elle, il y avait là une violation manifeste du statut général des militaires et du principe d’égalité.
14. Le 27 juin 2007, elle saisit le Conseil d’État d’une demande d’annulation du décret du 30 avril 2007 fixant les conditions et les modalités de règlement des frais occasionnés par les changements de résidence des militaires sur le territoire métropolitain de la France. Elle le saisit également, le 12 juillet 2007, de demandes d’annulation du décret du 15 mai 2007 relatif au fonds de prévoyance militaire et du décret du 15 mai 2007 relatif au fonds de prévoyance de l’aéronautique.
15. La requérante déposa une note en délibéré en réponse aux conclusions du commissaire du gouvernement, dans laquelle elle soutenait que refuser de reconnaître son intérêt à agir serait constitutif d’une discrimination.
16. Par trois arrêts du 11 décembre 2008, notifiés à la requérante le 12 janvier 2009, le Conseil d’État rejeta les requêtes, aux motifs que l’article 11 de la Convention n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice des droits qu’il énonce par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’État. Il ajouta qu’en raison des exigences qui découlent de la discipline militaire et des contraintes inhérentes à l’exercice de leur mission par les forces armées, les dispositions de l’article L. 4121-4 du code de la Défense, qui ne font pas obstacle à ce que les militaires adhèrent à d’autres groupements que ceux qui ont pour objet la défense de leurs intérêts professionnels, constituent des restrictions légitimes au sens de ces stipulations de l’article 11.
17. Il jugea ensuite que l’association requérante, « qui regroupe des militaires et qui a notamment pour objet d’assurer la défense de leurs intérêts professionnels, contrevient aux prescriptions de l’article L. 4121-4 du code de la défense ; qu’il en résulte que cette association n’est pas recevable à demander l’annulation des dispositions [desdits décrets] ».
18. La requérante avait entre-temps saisi le Conseil d’État de deux autres recours. Elle demandait l’annulation de l’arrêté du ministre de la Défense du 14 février 2008 portant nomination du président de la commission des recours militaires en ce qu’il désignait un contrôleur général des armées en lieu et place d’un officier général. Elle demandait également l’annulation du décret du 12 septembre 2008 relatif aux militaires servant à titre étranger, soutenant qu’il opérait aux dépends de ceux-ci une discrimination fondée sur la nationalité.
19. Par deux arrêts du 4 mars 2009, le Conseil d’État rejeta ces demandes en reprenant les motifs des arrêts du 11 décembre 2008.
II. LE DROIT INTERNE ET EUROPEEN PERTINENTS
20. Voir Matelly c. France, no 10609/10, paragraphes 26 à 36, (…).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 11, AINSI QUE LES ARTICLES 6, 13 ET 14 DE LA CONVENTION
21. La requérante allègue tout d’abord une violation de sa liberté syndicale en ce que le droit français interdit la constitution d’association ou groupement de nature syndicale au sein de l’armée et ne leur permet pas d’ester en justice pour défendre leurs droits et intérêts professionnels, ainsi que ceux de leurs membres.
22. Elle se plaint également du fait que cette absence de reconnaissance de sa capacité d’agir en justice constituerait une discrimination vis-à-vis des autres associations et notamment des associations ou fédérations d’associations existantes qui s’occupent de la condition des militaires en activité de service.
23. Elle invoque les articles 11, ainsi que les articles 6, 13 et 14 de la Convention. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour observe que le second grief se confond en réalité avec le premier et estime approprié d’examiner ceux-ci uniquement sous l’angle de l’article 11, ainsi libellé :
Article 11
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
A. Sur la recevabilité
24. La Cour rappelle que le mot « victime » contenu à l’article 34 de la Convention désigne la personne directement concernée par l’acte ou l’omission litigieux et que l’article 11 de la Convention s’applique aux associations (voir, parmi d’autres, Grande Oriente d`Italia di Palazzo Giustiniani c. Italie (no 2), no 26740/02, § 20, 31 mai 2007).
25. La Cour observe que l’atteinte alléguée à la liberté syndicale de la requérante concerne l’impossibilité pour celle-ci d’exister et d’ester en justice dans le cadre de son objet statutaire et pour la défense, notamment, de ses intérêts personnels.
26. Partant, elle a la qualité de victime.
27. Elle constate par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèse des parties
a) La requérante
28. Elle soutient tout d’abord que le droit français ne se limite pas à apporter des restrictions à l’exercice par les militaires du droit syndical, mais qu’il l’interdit purement et simplement, ce qui porte atteinte à l’essence même de ce droit.
29. S’agissant du but poursuivi par une telle interdiction, la requérante considère qu’elle ne porte pas atteinte à la discipline militaire, mais permet au contraire un meilleur dialogue entre les militaires et leur hiérarchie, en résolvant notamment les conflits sociaux de manière légale et pacifique. Elle ajoute avoir toujours veillé à respecter la légalité et la discipline, n’avoir jamais appelé à des manifestations ni procédé à des distributions de tracts.
30. La requérante considère que les circonstances historiques qui ont conduit à cette interdiction ne correspondent plus à la situation de paix que connait l’Europe depuis près de soixante-dix ans. Elle prétend que les autorités s’efforcent en réalité de neutraliser toute pensée divergeant de la doctrine officielle, comme en témoigne la fermeture du forum internet « Gendarmes et Citoyens ». Elle ajoute que l’interdiction faite aux militaires de s’organiser permettrait également aux autorités de moduler les budgets militaires, sans opposition de la part du personnel.
31. S’agissant de la proportionnalité d’une telle mesure, la requérante considère que l’existence d’un système de concertation au sein de l’armée, ainsi que la création du Haut Comité d’évaluation de la condition militaire, ne permettent pas véritablement aux militaires de faire valoir leurs droits, en raison, notamment, d’un manque d’indépendance et de représentativité des membres des instances concernées, d’une difficile conciliation entre leur mandat et leurs obligations professionnelles, ainsi que de l’absence de disponibilité, de formation et de connaissance du terrain.
32. La requérante soutient que les voies de recours individuelles ne peuvent pas non plus se substituer de manière efficace à une représentation collective. Elle prétend que la création en 2001 d’une procédure de recours administratif préalable, devant la commission des recours militaires, tend en réalité à compliquer l’accès au juge.
b) Le Gouvernement
33. Le Gouvernement soutient que le Conseil d’État n’a pas jugé que l’association requérante serait illégale en tant que telle, ni qu’elle serait irrecevable, par principe, à ester en justice,mais qu’elle est seulement privée d’intérêt à agir dans le cadre d’un recours de défense collective des intérêts professionnels des militaires.
34. Il considère ensuite qu’il n’y a pas d’interdiction faite aux militaires de bénéficier de la liberté d’association dans sa globalité, mais de simples restrictions légitimes visant l’adhésion à certains groupements ayant un objet professionnel. Il indique que certaines associations licites ont pour objet d’apporter à leurs adhérents le concours moral et matériel dont ils peuvent avoir besoin. Le Gouvernement cite à titre d’exemple les associations « La Saint-Cyrienne » et « L’Épaulette ». Il ajoute que cela ressort également du fait que les autorités militaires n’ont pas demandé la dissolution de l’association comme les y autorise le droit français.
35. Il soutient que ces restrictions sont prévues par la loi. Il estime qu’elles poursuivent un but légitime, celui de la défense de l’ordre et de la sécurité nationale. Il considère que l’interdiction d’adhérer à un syndicat se justifie par la discipline indispensable au fonctionnement efficace de l’armée, ainsi que par la nécessité de sa cohésion et de son unité au regard des missions qui lui sont confiées et du rôle de défense de la sécurité qui lui est dévolu au sein de la nation.
36. Le Gouvernement allègue ensuite que cette interdiction de créer, au sein de l’armée, des groupements à vocation corporatiste trouve également une justification historique dans la création de la Vème République et le contexte de la guerre d’Algérie, ainsi que dans la pratique syndicale française, davantage axée sur la lutte sociale que sur le dialogue et la concertation. Il soutient qu’accorder aux militaires le droit de former des groupements de défense d’intérêts professionnels risquerait de faire obstacle à la libre orientation des choix gouvernementaux, en raison de l’interdépendance existante entre le domaine politique et les intérêts professionnels en matière de défense nationale. Il ajoute que cela donnerait aux militaires un avantage important dans le cadre de la défense de leurs revendications professionnelles, déstabilisant ainsi les institutions démocratiques.
37. Il estime que cette restriction est nécessaire dans une société démocratique. Le Gouvernement considère que la jurisprudence de la Cour reconnaît une marge d’appréciation quant aux limitations apportées au droit d’association des militaires et, notamment, au droit de créer ou d’adhérer à des syndicats. Il considère également qu’il n’y a pas de consensus européen sur cette question. Il se réfère à ce sujet aux décisions du Comité européen des droits sociaux prises sur le fondement des articles 5 et 6 de la Charte sociale européenne.
38. Le Gouvernement fait valoir qu’il existe des mécanismes de concertation et d’évaluation assurant un dialogue social constructif au sein des forces armées. Ce dialogue social est assurépar différentes instances dont un Conseil supérieur de la fonction militaire, ainsi que sept conseils de la fonction militaire des armées et des formations rattachées.
39. Il relève également que le 24 mars 2005, un Haut Comité de l’évaluation de la condition militaire a été créé afin de mesurer les évolutions favorables et défavorables qui pourraient avoir une influence sur le recrutement, la fidélisation, les conditions de vie des militaires et de leurs familles, ainsi que les conditions de leur réinsertion dans la vie civile.
40. Le Gouvernement indique enfin qu’il existe de nombreuses voies permettant aux militaires de défendre individuellement leurs droits et intérêts professionnels, en saisissant directement leur hiérarchie de ces questions ou en exerçant des recours contentieux devant les juridictions administratives.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
41. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect spécial de la liberté d’association. Les termes « pour la défense de ses intérêts » qui figurent à cet article ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement. Il doit donc être loisible à un syndicat d’intervenir pour la défense des intérêts de ses membres, et les adhérents individuels ont droit à ce que leur syndicat soit entendu en vue de la défense de leurs intérêts (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, §§ 38-40, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, §§ 39-41, série A no 20, et Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos 30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002 V).
42. Elle rappelle également que le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11 ; il cite expressément les forces armées et la police parmi celles qui peuvent, tout au plus, se voir imposer par les États des « restrictions légitimes », sans pour autant que le droit à la liberté syndicale de leurs membres ne soit remis en cause (Syndicat national de la police belge, précité, § 40, Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, §§ 28 et 29, CEDH 2006 II, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999‑VII, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 107, CEDH 2008, et Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 145, CEDH 2013 (extraits)).
43. La Cour souligne qu’elle a considéré à cet égard que les restrictions pouvant être imposées aux trois groupes de personnes cités par l’article 11 appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se limiter à l’« exercice » des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser (Demir et Baykara, précité, §§ 97 et 119).
44. Partant, la Cour n’accepte pas les restrictions qui affectent les éléments essentiels de la liberté syndicale sans lesquels le contenu de cette liberté serait vidé de sa substance. Le droit de former un syndicat et de s’y affilier fait partie de ces éléments essentiels (Demir et Baykara, précité, §§ 144-145).
45. Pour être compatible avec le paragraphe 2 de l’article 11, l’ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (voir, entre autres, Demir et Baykara, précité, § 117, et Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 150).
46. La Cour rappelle que l’expression « prévue par la loi » impose non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause, qui doit être accessible au justiciable et prévisible (Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) du 26 avril 1979, série A no 30, § 49, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999 III et Perinçek c. Suisse, no 27510/08, § 67, CEDH 2013). Elle rappelle également que cette expression renvoie d’abord au droit interne et qu’il ne lui appartient pas en principe de contrôler la régularité ni l’opportunité des décisions prises sur son fondement, mais seulement d’étudier les incidences de telles décisions sur le droit du requérant de mener des activités syndicales au regard de l’article 11 de la Convention (Bulğa et autres c. Turquie, no 43974/98, § 70, 20 septembre 2005, Demir et Baykara, précité, § 119, Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 153, et Sampaio e Paiva de Melo c. Portugal, no 33287/10, § 34, 23 octobre 2013).
47. S’agissant enfin de la recherche d’un but légitime et du caractère proportionné de la mesure litigieuse avec celui-ci, la Cour rappelle que le terme « ordre », tel qu’il figure dans l’article 11 § 2, ne désigne pas seulement l’« ordre public » mais aussi l’ordre devant régner à l’intérieur d’un groupe social particulier telles les forces armées, dès lors que le désordre dans ce groupe peut avoir des incidences sur l’ordre dans la société entière (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 98, série A no 22, et Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, 19 décembre 1994, § 32, série A no 302). Elle considère toutefois que l’interdiction pure et simple de constituer ou d’adhérer à un syndicat ne constitue pas, en tout état de cause, une mesure « nécessaire dans une société démocratique » au sens de ce même article (Demir et Baykara, précité, §§ 126-127).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
i. Sur l’existence d’une ingérence
48. La Cour note que les décisions du Conseil d’État, qui ont dénié à la requérante le droit d’exercer les recours en cause, ont été motivées par les dispositions du code de la défense qui interdisent aux militaires d’adhérer à un groupement de nature syndicale. Partant, la Cour considère que ces décisions concernant l’association requérante (paragraphes 16-19 ci-dessus) s’analysent en une ingérence de l’État défendeur dans l’exercice des droits garantis par l’article 11 de la Convention.
49. Il reste à établir si cette ingérence était prévue par la loi, si elle poursuivait un but légitime et, dans l’affirmative, si elle était nécessaire dans une société démocratique.
ii. Sur la base légale et le but de l’ingérence
50. Cette ingérence est intervenue par application des dispositions précitées du code de la Défense, lesquelles actualisent une interdiction ancienne dont font l’objet les militaires à ce sujet.Elle était donc prévue par la loi.
51. La Cour considère ensuite, avec le Gouvernement, que cette interdiction poursuivait un but légitime de préservation de l’ordre et de la discipline nécessaire aux forces armées.
iii. Sur la nécessité dans une société démocratique
52. La Cour relève d’emblée que les dispositions internes issues du code de la Défense, sur le fondement desquelles les décisions du Conseil d’État ont été prises, interdisent purement et simplement la constitution et l’adhésion des militaires à tout groupement de nature syndicale.
53. La Cour concède au Gouvernement que cette interdiction ne traduit pas pour autant un désintérêt de l’institution militaire pour la prise en compte des situations et préoccupations matérielles et morales de ses personnels, ainsi que la défense de leurs intérêts et elle note que l’État français a mis en place des instances et des procédures spéciales pour y veiller.
54. Toutefois, la Cour estime que la création de telles institutions ne saurait se substituer à la reconnaissance au profit des militaires d’une liberté d’association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier.
55. La Cour est consciente de ce que la spécificité des missions incombant aux forces armées exige une adaptation de l’activité syndicale qui, par son objet, peut révéler l’existence de points de vue critiques sur certaines décisions affectant la situation morale et matérielle des militaires. Elle souligne à ce titre qu’il résulte de l’article 11 de la Convention que des restrictions, mêmes significatives, peuvent être apportées dans ce cadre aux modes d’action et d’expression d’une association professionnelle et des militaires qui y adhèrent. De telles restrictions ne doivent cependant pas priver les militaires et leurs syndicats du droit général d’association pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux (paragraphes 42 à 44 ci‑dessus).
56. En l’espèce, la Cour n’est pas convaincue par l’analyse du Gouvernement selon laquelle les décisions prises par le Conseil d’État doivent être comprises comme restreignant le droit d’agir de la requérante uniquement pour le type de recours en cause. Elle constate que ces décisions déduisent l’irrecevabilité à agir de la requérante du seul fait qu’elle s’est donnée pour objet d’assurer la défense des intérêts professionnels des militaires qu’elle regroupe.
57. Par ailleurs, elle estime que le Gouvernement n’établit pas l’existence d’une tolérance de la part des autorités militaires à l’égard des organisations de nature syndicale formées par des membres des forces armées. Elle relève qu’en tout état de cause une telle tolérance ne serait pas suffisante pour assurer la reconnaissance au profit de ces dernières de la liberté syndicale.
58. Il résulte de ces éléments que la requérante est en réalité privée de tout droit d’agir en justice dans le domaine qu’elle s’est assignée, lequel relève de la liberté d’association.
59. Enfin, s’agissant de la référence faite par le Gouvernement à la Charte sociale européenne, telle qu’interprétée par le Comité européen des droits sociaux, la Cour rappelle que lorsqu’elle examine le but et l’objet des dispositions de la Convention, elle prend également en considération les éléments de droit international dont relève la question juridique en cause. Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention que le recours aux moyens d’interprétation classiques n’a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude (Demir et Baykara, précité, § 76). Or elle constate, au regard de sa jurisprudence (paragraphes 42 et 43 ci-dessus), que tel n’est pas le cas en l’espèce s’agissant de la question de la reconnaissance d’une liberté syndicale au profit des militaires.
60. En conclusion, la Cour estime que les motifs invoqués par les autorités pour justifier l’ingérence dans les droits de la requérante n’étaient ni pertinents ni suffisants. La Cour considère qu’en lui interdisant par principe d’agir en justice en raison de la nature syndicale de son objet social, sans déterminer concrètement les seules restrictions qu’imposaient les missions spécifiques de l’institution militaire, les autorités internes ont porté atteinte à l’essence même de la liberté d’association. Il s’ensuit qu’elles ont manqué à leur obligation de ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents qui se trouvaient en cause. Si la liberté d’association des militaires peut faire l’objet de restrictions légitimes, l’interdiction pure et simple pour une association professionnelle d’exercer toute action en lien avec son objet social porte à l’essence même de cette liberté, une atteinte prohibée par la Convention.
61. Partant, l’ingérence dénoncée ne saurait passer pour proportionnée et n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
62. Dès lors, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
63. La requérante se plaint du défaut d’indépendance et d’impartialité du Conseil d’État, qui résulterait de sa double fonction de juge de la légalité des règlements édictés par le pouvoir exécutif et de conseil juridique de celui-ci, ainsi que des modalités du recrutement et du déroulement de carrière de ses membres. Elle allègue en outre d’une violation de son droit d’accès à un tribunal et de son droit à un recours effectif pour exercer son objet social.
64. Elle invoque l’article 6 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :
Article 6
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
65. La Cour rappelle que le simple fait qu’une institution cumule des fonctions consultatives et des fonctions juridictionnelles ne suffit pas pour mettre en cause l’impartialité de cette institution exerçant ses fonctions juridictionnelles (Union fédérale des consommateurs « Que choisir » de Côte d’Or c. France (déc.), no 39699/03, 30 juin 2009). Ce qui importe à ce sujet est qu’un ou plusieurs membres de la formation de jugement aient participé à la formation qui a rendu auparavant un avis, et que les questions soumises aux deux formations concernaient la même affaire ou la même décision (Kleyn et autres c. Pays-Bas [GC], nos 39343/98, 39651/98, 43147/98 et 46664/99, §§ 199-202, CEDH 2003‑VI, et Union fédérale des consommateurs « Que choisir » de Côte d’Or, précité).
66. Or, en l’espèce, la requérante n’apporte aucun élément qui permettrait de constater que des membres de la section du contentieux qui ont pris des décisions dans leurs affaires auraient auparavant rendu des avis sur des questions analogues ou auraient manqué, d’une manière plus générale, à leur obligation d’impartialité.
67. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
68. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
69. La requérante réclame 7 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’elle aurait subi. Elle soutient que, depuis sa création en 2001, elle a été présentée comme un groupement susceptible de menacer la discipline militaire et de provoquer à la rébellion. Elle ajoute avoir été tenue à l’écart de toute manifestation officielle et dénigrée devant la représentation nationale lors de discussion sur le statut des militaires.
70. Elle réclame également 8 000 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qui serait résulté de son bannissement de l’octroi de subventions des services de l’État et de la démission de militaires de son conseil d’administration.
71. Le Gouvernement s’oppose à ces demandes. Il considère que ces préjudices ne sont pas établis et qu’aucun lien de causalité n’est démontré avec un éventuel constat de violation de la Convention.
72. La Cour n’apercevant pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué, dont la réalité n’est pas davantage démontrée, elle rejette cette demande. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 5 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
73. La requérante demande également 3 588 EUR pour les frais et dépens engagés par elle.
74. Le Gouvernement ne s’oppose pas à cette demande dans l’éventualité d’un constat de violation.
75. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 3 588 EUR tous frais confondus et l’accorde à la requérante.
C. Intérêts moratoires
76. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 11 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, au taux applicable à la date du règlement) :
i) 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii) 3 588 EUR (trois mille cinq cent quatre-vingt-huit euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la requérante, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, la déclaration du juge De Gaetano, à laquelle se rallie la juge Power-Forde.
M.V.
C.W.
DÉCLARATION DU JUGE DE GAETANO, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE POWER-FORDE
(Traduction)
Les vues exprimées dans mon opinion séparée jointe à l’arrêt Matelly c. France (no 10609/10) s’appliquent mutatis mutandis en l’espèce.