CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE MATELLY c. FRANCE
(Requête no 10609/10)
ARRÊT
STRASBOURG
2 octobre 2014
DÉFINITIF
02/01/2015
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Matelly c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Ann Power-Forde,
Ganna Yudkivska,
Vincent A. De Gaetano,
André Potocki,
Helena Jäderblom,
Aleš Pejchal, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 août 2014,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 10609/10) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Jean‑Hugues Matelly (« le requérant »), a saisi la Cour le 6 février 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me D. Dassa Le Deist, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue que l’ordre qui lui a été donné, en sa qualité de gendarme, de ne plus adhérer à une association, constitue une violation de l’article 11 de la Convention.
4. Le 28 juin 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est officier de gendarmerie. Il exerce les fonctions de contrôleur de gestion de la région de gendarmerie de Picardie depuis 2005. Par ailleurs, il est chercheur associé dans un laboratoire rattaché au Centre national de la recherche scientifique (CNRS).
6. En avril 2007, fut créé un forum sur internet, intitulé « gendarmes et citoyens », que le requérant décrit comme un espace administré et modéré, destiné à permettre l’expression et l’échange entre les gendarmes et les citoyens.
7. Fin mars 2008, une association baptisée « Forum gendarmes et citoyens » (ci-après « l’association ») se constitua pour donner un cadre juridique à cet espace, le requérant en étant membre fondateur puis vice-président. Outre des civils ou des gendarmes retraités, d’autres militaires de la gendarmerie en activité participèrent à l’association en tant que membres, certainssiégeant au conseil d’administration.
8. L’objet de l’association, tel qu’il ressort de l’article 2 de ses statuts, déposés à la sous-préfecture de Brest, était le suivant :
« Faciliter l’expression et l’information des gendarmes et des citoyens sur la situation et le fonctionnement des forces de sécurité et de défense, en vue de renforcer la compréhension et les liens entre les citoyens et les agents de la force publique qu’ils entretiennent pour l’intérêt de tous, conformément aux principes posés par la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; mettre à la disposition de ses membres et du public des forums en ligne et éditer des publications électroniques ou autres ; mener et publier toutes études, analyses et réflexions utiles en vue de la transparence, l’efficacité, la qualité du service public de sécurité au bénéfice des citoyens et de la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes. »
9. Cette association, outre la responsabilité du forum internet, édita une revue de presse et une revue numérique.
10. Le 6 avril 2008, le requérant informa par courrier le directeur général de la gendarmerie nationale de la création de l’association. Exposant son objet, il précisa qu’elle s’adressait notamment aux militaires en activité, leur permettant d’exercer les « nouvelles possibilités d’expression offertes par leur statut ». Il ajouta qu’elle souhaitait développer l’information, la réflexion et les propositions sur les questions de sécurité et de défense, sans oublier la situation des personnels. Cependant, il indiqua que l’association n’avait pas de caractère professionnel, son objet étant centré sur la communication.
11. Un autre courrier avait été précédemment adressé par le requérant à la revue L’Essor de la gendarmerie pour expliquer le positionnement de l’association et préciser que la présence importante de gendarmes en activité en son sein, notamment parmi son conseil d’administration, n’en faisait pas une association professionnelle.
12. Dans un entretien accordé à ce même périodique en mai 2008, le sous-directeur des ressources humaines de la gendarmerie précisa que, le 12 avril 2008, le directeur général avait indiqué qu’il se prononcerait sur la situation née de la création de cette association après avoir analysé la compatibilité de l’adhésion de gendarmes en activité avec leur statut.
13. Le 26 mai 2008, l’annonce officielle de la création de l’association fut publiée au Journal officiel de la République française.
14. Le 27 mai 2008, le directeur général de la gendarmerie nationale donna l’ordre au requérant et aux autres gendarmes en activité membres de l’association d’en démissionner sans délai et de lui en rendre compte par écrit sous huit jours, sous peine d’application de la réglementation applicable en cas de violation des dispositions statutaires. Il estima que l’association présentait les caractéristiques d’un groupement professionnel à caractère syndical, étant destinée à participer à « la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes ».
15. Le 28 mai 2008, le requérant écrivit au nom de l’association au directeur général afin de l’informer que celle-ci était prête à modifier dans ses statuts les mentions ambiguës au regard des obligations militaires. Sans faire référence au courrier précédent qu’il n’avait apparemment pas encore reçu, il mentionna que des militaires en activité participaient à « de nombreuses associations de type professionnel » sans qu’ils soient inquiétés, citant notamment « la Saint-Cyrienne » ou l’association éditrice de la revue Essor de la gendarmerie.
16. Le 5 juin 2008, il démissionna de l’association.
17. Le 9 juin 2008, le juge des référés du tribunal de grande instance de Paris, saisi par le requérant et l’association, se déclara incompétent pour ordonner le retrait ou la suspension de la décision contestée du directeur général, en l’absence de voie de fait justifiant la compétence des juridictions judiciaires, dès lors que cette décision n’était pas manifestement insusceptible de se rattacher à un pouvoir appartenant à l’autorité militaire.
18. Le 26 juillet 2008, l’association se réunit en assemblée générale extraordinaire. Un nouveau conseil d’administration fut désigné. Les statuts furent modifiés pour supprimer la mentionayant motivé l’ordre de démission donné aux membres militaires en activité, à savoir « la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes ».
19. Le 27 octobre 2008, après avis de la commission de recours, le ministre de la Défense rejeta le recours administratif préalable du requérant contre la décision litigieuse, considérant qu’aucun militaire en activité ne pouvait adhérer à l’association, dès lors qu’elle revêtait, au regard de ses modalités d’action, de ses statuts et des objectifs affichés sur son site internet, les caractéristiques d’un groupement professionnel au sens de la loi applicable.
20. Le 5 novembre 2008, le requérant saisit le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir contre la décision ministérielle.
21. Le 21 janvier 2010, le secrétariat de la 7ème sous-section du contentieux lui adressa un avis d’audience pour le 29 janvier suivant.
22. Le 2 février 2010, de retour d’une permission, le requérant en accusa réception, sollicitant par courrier électronique les conclusions du rapporteur public et leur sens.
23. Le 3 février 2010, le rapporteur public lui répondit qu’il avait conclu au rejet de la requête.
24. Le requérant mentionne que les autorités militaires produisirent devant le juge administratif des pièces établies après son départ de l’association. Il s’agit de deux lettres adressées, l’une à un parlementaire le 4 septembre 2008 et l’autre au ministre de l’Intérieur le 6 novembre 2008, ainsi que des projets tirés du blog de l’association le 29 septembre 2008, exposant les positions arrêtées à l’issue d’une série de débats et de vote d’avril à septembre 2007, ainsi que depuis début 2008.
25. Par un arrêt du 26 février 2010, le Conseil d’Etat rejeta la requête du requérant. Il estima tout d’abord que son grief relatif à la prévisibilité de la notion de groupement militaire professionnel à caractère syndical et des règles de la discipline militaire n’était pas assorti des précisions suffisantes pour en apprécier la portée. Il considéra par ailleurs que la disposition légale applicable constituait une restriction légitime au sens des articles 10 et 11 de la Convention, ne faisant pas obstacle à l’adhésion des personnes concernées à d’autres groupements que ceux ayant pour objet la défense de leur intérêt professionnel. Il ajouta que le caractère exécutoire de plein droit de la décision litigieuse n’avait pas pour effet d’interdire l’exercice de voies de recours et précisa que le refus de la commission de recours de prendre en compte des faits postérieurs à sa saisine n’était pas incompatible avec les articles 6 et 13 de la Convention. Il considéra encore que l’existence d’autres associations de militaires, à la supposer démontrée, n’avait pas d’influence sur la légalité de la décision en cause. Enfin, il jugea qu’il ressortait des pièces du dossier que l’association « Forum gendarmes et citoyens » constituait un groupement professionnel au sens de la loi applicable, son objet étant, entre autres, la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes.
II. LE DROIT INTERNE ET EUROPEEN PERTINENTS
A. Le droit et la pratique internes pertinents
1. Le code de la Défense
26. Les dispositions pertinentes relatives à l’exercice des droits civils et politiques par le personnel militaire sont issues d’une loi no 2005-270 du 24 mars 2005, reprenant pour l’essentiel les dispositions de l’ancien article 10 de la loi du 13 juillet 1972 portant statut général des militaires, et figurent dans le code de la défense aux articles suivants :
Article L. 4121-1
« Les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens. Toutefois, l’exercice de certains d’entre eux est soit interdit, soit restreint dans les conditions fixées au présent livre. »
Article L. 4121-2
« Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres.
Elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression. Elle ne fait pas obstacle au libre exercice des cultes dans les enceintes militaires et à bord des bâtiments de la flotte. (…) »
Article L. 4121-3
« Il est interdit aux militaires en activité de service d’adhérer à des groupements ou associations à caractère politique. (…) »
Article L. 4121-4
« L’exercice du droit de grève est incompatible avec l’état militaire.
L’existence de groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que l’adhésion des militaires en activité de service à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de la discipline militaire.
Il appartient au chef, à tous les échelons, de veiller aux intérêts de ses subordonnés et de rendre compte, par la voie hiérarchique, de tout problème de caractère général qui parviendrait à sa connaissance. »
27. Le statut de la gendarmerie a par ailleurs connu une réforme importante initiée en 2002 et parachevée par la loi no 2009-971 du 3 août 2009, qui place les gendarmes sous la tutelle du ministère de l’Intérieur pour ce qui concerne leurs missions de caractère civil, comprenant notamment celles relevant de la police administrative (article L. 3225-1 du code de la Défense). La gestion du corps proprement dite continue toutefois de relever du ministère de la Défense.
28. Cette évolution du statut de la gendarmerie a été prise en compte par le Comité européen des Droits Sociaux, dans ses conclusions pour la France des 31 mars 2002 et 31 mai 2004, dans la mesure où le rapprochement avec la police est de nature à influer sur les contours des droits sociaux reconnus aux gendarmes au titre de la Charte sociale européenne.
2. La jurisprudence du Conseil d’État
29. Dans un arrêt Remy du 26 septembre 2007 (no 263747), le Conseil d’État a jugé qu’un groupement qui « a notamment pour objet la défense des intérêts matériels et moraux des militaires (…) constitue un groupement professionnel » auquel les militaires ne peuvent adhérer.
30. Le Conseil d’État a également jugé que « les dispositions (…) de l’article L. 4121-4 du code de la Défense, qui ne font en rien obstacle à ce que les militaires adhèrent à d’autres groupements que ceux qui ont pour objet la défense de leurs intérêts professionnels, constituent des restrictions légitimes au sens de ces stipulations de l’article 11 » de la Convention(Association de défense des droits des militaires, 11 décembre 2008, nos 306962, 307403 et 307405). Dans ses conclusions, le rapporteur public a souligné que la notion de « groupement professionnel » avait été spécialement choisie par le législateur pour être plus large que celle de « syndicat », afin de couvrir toute « structure qui servirait de paravent à une action de type syndical », et ce pour maintenir une interdiction totale de toute activité syndicale, conformément aux recommandations de la commission de révision du statut général des militaires présidée par Renaud Denoix de Saint Marc dans son rapport remis en 2003.
B. Le droit européen
1. Le Conseil de l’Europe
31. L’article 5 de La Charte sociale européenne (révisée) prévoit ce qui suit s’agissant du droit syndical :
Article 5 – Droit syndical
« En vue de garantir ou de promouvoir la liberté pour les travailleurs et les employeurs de constituer des organisations locales, nationales ou internationales, pour la protection de leurs intérêts économiques et sociaux et d’adhérer à ces organisations, les Parties contractantes s’engagent à ce que la législation nationale ne porte pas atteinte, ni ne soit appliquée de manière à porter atteinte à cette liberté. La mesure dans laquelle les garanties prévues au présent article s’appliqueront à la police sera déterminée par la législation ou la réglementation nationale. Le principe de l’application de ces garanties aux membres des forces armées et la mesure dans laquelle elles s’appliqueraient à cette catégorie de personnes sont également déterminés par la législation ou la réglementation nationale. »
32. Dans sa décision du 4 décembre 2000 (sur le bien-fondé de la réclamation 2/1999), le Comité européen des Droits Sociaux a considéré, en citant les travaux préparatoires de la Charte, que « les États sont autorisés à apporter « n’importe quelle limitation et même la suppression intégrale de la liberté syndicale des membres des forces armées » » (§ 28).
33. Dans ses conclusions pour la France du 31 mars 2002, le Comité a rappelé que l’article 5, repris tel quel dans la Charte révisée, autorise la suppression totale du droit syndical aux membres des forces armées, mais que, s’agissant de la police, le droit syndical peut tout au plus faire l’objet de limites. Il a ajouté que les associations professionnelles de policiers autorisées doivent être en mesure d’exercer certaines prérogatives syndicales telles que le droit de négocier les conditions de travail, la rémunération, ainsi que la liberté de réunion. Le Comité a dès lors demandé que le prochain rapport pour la France indique pourquoi il est considéré que les fonctions de la gendarmerie sont d’une nature militaire. Dans ses conclusions pour la France du 31 mai 2004, le Comité a relevé que « (…) toute action de la gendarmerie nationale s’inscrit dans un cadre statutaire militaire, tel que défini par la loi no 72-662 du 13 juillet 1972. Par conséquent, tout militaire de la gendarmerie, quels que soient la mission confiée et éventuellement le ministère au profit duquel il est employé, agit en permanence en qualité de militaire. Même si la gendarmerie est normalement amenée dans le cadre de son service à assurer différentes missions administratives ou judiciaires, son caractère militaire n’est nullement altéré ou remis en cause ».
34. Le 11 avril 2006, l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a adopté une recommandation 1742 (2006) sur les droits de l’homme des membres des forces armées, par laquelle elle demande aux États membres « d’autoriser les membres des forces armées à s’organiser dans des associations professionnelles représentatives ou des syndicats ayant le droit de négocier sur des questions concernant les salaires et les conditions de travail, et de mettre en place des organismes consultatifs à tous les niveaux réunissant ces associations ou syndicats, représentant toutes les catégories de personnel » (9.1). Dans le même texte, elle recommande au Comité des Ministres d’adopter en faveur des membres des forces armées des lignes directrices contenant au minimum certains droits, dont le « droit à la liberté de réunion et d’association, y compris [le] droit de se syndiquer et [le] droit d’appartenir à un parti politique » (10.2.2), tout en précisant que l’exercice de ces droits peut connaître certaines restrictions.
35. Dans son rapport du 24 mars 2006 ayant abouti à l’adoption de la recommandation citée au point précédent, le rapporteur du projet notait que 19 des 42 États membres dotés de forces armées ne garantissaient pas le droit d’association à leur personnel militaire et que 35 ne garantissaient pas le droit de négociation collective, alors que seule l’Espagne avait fait officiellement une réserve à l’article 11 de la Convention.
36. Enfin, dans sa Recommandation CM/Rec(2010)4 du 24 février 2010 le Comité des Ministres a considéré que « Les membres des forces armées devraient bénéficier du droit d’adhérer à des instances indépendantes défendant leurs intérêts et du droit syndical et de négociation collective. Lorsque ces droits ne sont pas accordés, la validité de la justification donnée devrait être réexaminée, et les restrictions inutiles et disproportionnées au droit à la liberté de réunion et d’association devraient être levées » (§ 54).
2. L’Union Européenne
37. L’article 12 § 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne se lit comme suit :
« Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association à tous les niveaux, notamment dans les domaines politique, syndical et civique, ce qui implique le droit de toute personne de fonder avec d’autres des syndicats et de s’y affilier pour la défense de ses intérêts. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 10 ET 11 DE LA CONVENTION
38. Invoquant l’article 11 de la Convention, le requérant se plaint d’une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’association, dont il conteste tant la légalité, faute de prévisibilité suffisante de la loi applicable, que la légitimité, en l’absence de trouble créé, selon lui, à l’ordre dans les forces armées, et la proportionnalité, compte tenu de l’objet réel de l’association.
39. Le requérant invoque également l’article 10 de la Convention pour dénoncer la disproportion de l’ingérence constituée par l’ordre qui lui a été donné de démissionner de l’association, alors qu’aucune des publications de celle-ci auxquelles il a participé n’a été mise en cause par l’autorité militaire.
40. La Cour rappelle que la protection des opinions et de la liberté de les exprimer au sens de l’article 10 de la Convention constitue l’un des objectifs de la liberté de réunion et d’association consacrée par l’article 11, de sorte que l’article 11 s’envisage à la lumière de l’article 10 (voir, entre autres, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et autres c. Turquie [GC], nos 41340/98, 41342/98, 41343/98 et 41344/98, §§ 88-89, CEDH 2003-II et Parti nationaliste basque – Organisation régionale d’Iparralde c. France, no 71251/01, § 33, CEDH 2007 II).
41. Elle estime toutefois que les questions que pose l’affaire se situent en réalité sur le terrain de l’article 11 de la Convention qui se lit comme suit :
Article 11
« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.
2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. »
A. Sur la recevabilité
42. La Cour constate que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Thèse des parties
a) Le requérant
43. Le requérant allègue que l’ordre qui lui a été donné par le directeur général de la gendarmerie de démissionner, sans délai, de l’association, sous peine de sanctions disciplinaires, constitue une ingérence dans l’exercice de sa liberté d’association garantie par l’article 11 de la Convention.
44. Il soutient que cette ingérence n’était justifiée par aucune base légale, puisque les articles L. 4121-3 et L. 4121-4 du code de la défense interdisent aux militaires d’adhérer aux seuls « groupements ou associations à caractère politique » et « groupements professionnels militaires à caractère syndical ». Le requérant ajoute que cette dernière notion n’est pas définie en droit français et ne permet donc pas de distinguer clairement entre les associations ou groupements auxquels un militaire peut adhérer ou non. Le requérant estime également que l’arrêt Remy, rendu par le Conseil d’État le 26 septembre 2007 (paragraphes 29-30 ci-dessus), ne permet pas de considérer que la loi était suffisamment prévisible, puisque cette décision n’a été rendue que quatre mois avant la création de l’association en cause. Le requérant fait également valoir que cette association ne pouvait être qualifiée de « syndicat » au sens du code du travail.
45. Il estime ensuite que l’interdiction qui lui a été faite ne poursuit pas de but légitime, puisque ni l’objet ni l’activité de l’association en cause ne présentaient de menace pour la défense de l’ordre dans les forces armées. Le requérant ajoute que les gendarmes ne sauraient être placés en dehors de la société et qu’ils exercent au contraire leur fonction au contact des citoyens. La promotion, dans un cadre associatif, de l’expression, l’information et la communication entre citoyens et militaires ne menacerait donc pas la mission des forces armées. Il précise en outre que des associations ayant pour but la défense des intérêts matériels et moraux de leurs membres militaires existent depuis longtemps en France, sans menacer l’ordre dans les forces armées.
46. Il considère également que cet ordre de retrait n’était pas nécessaire dans une société démocratique, puisqu’il ne se justifiait que par sa qualité de gendarme et reposait sur une interprétation erronée des statuts de l’association. Le requérant indique que ces statuts précisent que l’association a pour but l’expression, l’information et la communication entre citoyens et militaires, et non une quelconque activité de nature syndicale. Il ajoute que l’association n’a mené aucune action démontrant une volonté de défendre les intérêts professionnels de ses membres, comme l’atteste la présence de civils en son sein.
47. Il soutient en outre que l’ordre de démissionner sans délai était manifestement disproportionné, en l’absence notamment de toute information préalable quant aux difficultés de compatibilité des statuts de l’association avec l’appartenance de certains de ses membres aux forces armées et de toute possibilité de mettre ces statuts en conformité avec le droit. Le requérant conteste en tout état de cause l’interdiction totale faite aux militaires de former des associations professionnelles ou des syndicats.
b) Le Gouvernement
48. Le Gouvernement soutient que l’ingérence dans l’exercice de la liberté d’association du requérant était prévue par la loi, dont les termes étaient suffisamment clairs et prévisibles. Il indique que la définition de « groupement professionnel », auquel les gendarmes ne peuvent adhérer, a été précisée par le Conseil d’État dans son arrêt Remy du 26 septembre 2007.
49. Il affirme que le requérant ne remet pas en cause la conventionalité du principe de l’interdiction pour les militaires d’adhérer à des groupements de caractère syndical, mais conteste seulement que l’association en cause ait eu un caractère syndical. À ce titre, le Gouvernement indique que l’article 2 des statuts de l’association précise que celle-ci avait notamment pour objet la défense des conditions matérielles et morales des gendarmes et qu’elle pouvait donc être qualifiée de groupement professionnel. Il ajoute que cet objet est confirmé par les publications ultérieures de l’association produites par le requérant.
50. Le Gouvernement estime ensuite que la restriction en cause était légitime, nécessaire dans une société démocratique et proportionnée. Il considère que cette restriction à la liberté d’association et à la liberté d’expression a été imposée afin de répondre au besoin légitime de défense de l’ordre et de sûreté nationale et qu’elle est destinée à assurer l’efficacité opérationnelle des forces armées et la discipline nécessaire à ce type d’organisation. Il ajoute que les États jouissent en la matière d’une marge d’appréciation. Il se réfère à ce titre aux décisions du Comité européen des droits sociaux prises sur le fondement des articles 5 et 6 de la Charte sociale européenne.
51. Le Gouvernement soutient que l’ingérence était également nécessaire dans une société démocratique. Il fait valoir que cette restriction de la liberté d’association s’explique par la spécificité des attributions confiées à la gendarmerie, laquelle est directement rattachée aux forces armées et donc distincte de la police nationale quant à son statut et à ses missions. Il estime que cette ingérence est justifiée, d’une part, par le souci d’éviter que les forces armées ne soient déstabilisées par des mouvements revendicatifs contestant la hiérarchie et, d’autre part, par celui de garantir la neutralité de l’armée qui reste au service de la Nation toute entière.
52. Le Gouvernement considère également que cette restriction à la liberté d’association des gendarmes est proportionnée. Il soutient qu’il n’existe pas d’interdiction générale d’adhérer à des associations, mais seulement à des groupements défendant des intérêts catégoriels. Il estime par ailleurs que la liberté d’expression individuelle demeure un droit fondamental dont disposent les militaires, lequel doit toutefois être concilié avec les principes de loyauté et de réserve. Il indique que le requérant n’en a jamais été privé comme le démontrent ses publications antérieures et postérieures à l’ordre qui lui a été fait de démissionner, ainsi que de ses activités de chercheur-associé entre 1999 et 2008.
53. Enfin, le Gouvernement fait valoir que la loi française a mis en place des voies de dialogue social spécifiques au sein des forces armées, afin de garantir au mieux les intérêts collectifs des militaires. Il indique qu’au niveau national la concertation est assurée par le Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM), composé de représentants de militaires, qui exprime son avis sur les questions de caractère général relatives à la condition et au statut des militaires, auquel sont adjoints sept conseils de la fonction militaire (CFM) rattachés aux différentes armées, directions ou services spécifiques, afin que s’expriment les préoccupations particulières concernant les conditions de vie, d’exercice du métier de militaire ou d’organisation du travail. Il précisequ’il existe un CFM spécifique rattaché à la gendarmerie nationale, le CFMG.
54. Le Gouvernement ajoute qu’en 2005 un Haut Comité de l’évaluation de la condition militaire a été institué. Il s’agit d’un organisme indépendant, composé de sept personnalités reconnues pour leurs qualités d’analyse et d’expertise, chargé d’évaluer les évolutions susceptibles d’avoir une influence sur le recrutement, la fidélisation, les conditions de vie des militaires et de leur famille, ainsi que les conditions de réinsertion dans la vie civile. Cet instance rend chaque année un rapport public adressé au président de la République et transmis au Parlement, dans lequel il formule des propositions pour garantir une juste évolution de la condition militaire au regard de l’évolution de la société et établit un suivi des recommandations faites les années précédentes.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
55. La Cour rappelle que l’article 11 § 1 présente la liberté syndicale comme une forme ou un aspect spécial de la liberté d’association. Les termes « pour la défense de ses intérêts » qui figurent à cet article ne sont pas redondants et la Convention protège la liberté de défendre les intérêts professionnels des adhérents d’un syndicat par l’action collective de celui-ci, action dont les États contractants doivent à la fois autoriser et rendre possibles la conduite et le développement. Il doit donc être loisible à un syndicat d’intervenir pour la défense des intérêts de ses membres et les adhérents individuels ont droit à ce que leur syndicat soit entendu en vue de la défense de leurs intérêts (Syndicat national de la police belge c. Belgique, 27 octobre 1975, §§ 38-40, série A no 19, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c. Suède, 6 février 1976, §§ 39-41, série A no 20, et Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, nos30668/96, 30671/96 et 30678/96, § 42, CEDH 2002 V).
56. Le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11 : il cite expressément les forces armées et la police parmi celles qui peuvent, tout au plus, se voir imposer par les États des « restrictions légitimes », sans pour autant que le droit à la liberté syndicale de leurs membres ne soit remis en cause (Syndicat national de la police belge, précité, § 40, Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie, no 28602/95, §§ 28 et 29, CEDH 2006‑II, Wille c. Liechtenstein [GC], no 28396/95, § 41, CEDH 1999‑VII, Demir et Baykara c. Turquie [GC], no34503/97, § 107, CEDH 2008, et Sindicatul “Păstorul cel Bun” c. Roumanie [GC], no 2330/09, § 145, CEDH 2013 (extraits)).
57. La Cour souligne qu’elle a considéré à cet égard que les restrictions pouvant être imposées aux trois groupes de personnes cités par l’article 11 appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se limiter à l’« exercice » des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser (Demir et Baykara, précité, §§ 97 et 119).
58. Partant, la Cour n’accepte pas les restrictions qui affectent les éléments essentiels de la liberté syndicale sans lesquels le contenu de cette liberté serait vidé de sa substance. Le droit de former un syndicat et de s’y affilier fait partie de ces éléments essentiels (Demir et Baykara, précité, §§ 144-145).
59. La Cour rappelle également que pour être compatible avec le paragraphe 2 de l’article 11, l’ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (voir, entre autres, Demir et Baykara, précité, § 117, et Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 150).
60. L’expression « prévue par la loi » impose non seulement que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais vise aussi la qualité de la loi en cause, laquelle doit être accessible aux personnes concernées avec une formulation assez précise pour leur permettre – en s’entourant, au besoin, de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences pouvant résulter d’un acte déterminé (arrêts Sunday Times c. Royaume-Uni (no 1) du 26 avril 1979, série A no 30, § 49, Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999‑III, et Perinçek c. Suisse, no 27510/08, § 67, CEDH 2013).
61. Cette expression renvoie toutefois d’abord au droit interne et il n’appartient en principe pas à la Cour de contrôler la régularité ni l’opportunité des décisions prises sur son fondement, mais seulement d’étudier les incidences de telles décisions sur le droit du requérant de mener des activités syndicales au regard de l’article 11 de la Convention (Bulğa et autres c. Turquie, no43974/98, § 70, 20 septembre 2005, Demir et Baykara, précité, § 119, Sindicatul “Păstorul cel Bun”, précité, § 153, et Sampaio e Paiva de Melo c. Portugal, no 33287/10, § 34, 23 octobre 2013).
62. S’agissant enfin de la recherche d’un but légitime et du caractère proportionné de la mesure litigieuse avec celui-ci, la Cour rappelle que le terme « ordre », tel qu’il figure dans l’article 11 § 2, ne désigne pas seulement l’« ordre public » mais aussi l’ordre devant régner à l’intérieur d’un groupe social particulier telles les forces armées, dès lors que le désordre dans ce groupe peut avoir des incidences sur l’ordre dans la société entière (Engel et autres c. Pays-Bas, 8 juin 1976, § 98, série A no 22, et Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche, 19 décembre 1994, § 32, série A no 302). Elle considère toutefois que l’interdiction pure et simple de constituer ou d’adhérer à un syndicat ne constitue pas, en tout état de cause, une mesure « nécessaire dans une société démocratique » au sens de ce même article (Demir et Baykara, précité, §§ 126-127).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
i. Sur l’existence d’une ingérence
63. La Cour estime que l’ordre donné au requérant de ne plus adhérer à l’association s’analyse en une ingérence de l’État défendeur dans l’exercice des droits garantis par l’article 11 de la Convention. Le Gouvernement ne le conteste d’ailleurs pas.
64. Il reste à établir si cette ingérence était prévue par la loi, si elle poursuivait un but légitime et, dans l’affirmative, si elle était nécessaire dans une société démocratique.
ii. Sur la base légale et le but de l’ingérence
65. La Cour relève que cette décision a été prise en application de plusieurs dispositions du code de la Défense qui distinguent précisément l’adhésion à des groupements professionnels,interdite, de l’adhésion à de simples associations, permise. Ces dispositions actualisent une interdiction déjà ancienne dont font l’objet les militaires à ce sujet. Elles ont en outre étécomplétées par un arrêt du Conseil d’État, rendu quelques mois avant la constitution de l’association, ayant qualifié de « groupement professionnel » au sens dudit article une association ayant pour objet statutaire « la défense des intérêts matériels et moraux des militaires » (paragraphe 29 ci-dessus).
66. Partant, la Cour estime que l’ingérence dans le droit du requérant était bien prévue par la loi.
67. La Cour considère ensuite, avec le Gouvernement, que cette interdiction poursuivait un but légitime de préservation de l’ordre et de la discipline nécessaire aux forces armées dont la gendarmerie fait partie.
iii. Sur la nécessité dans une société démocratique
68. La Cour relève d’emblée que les dispositions internes issues du code de la Défense, sur le fondement desquelles l’ordre adressé au requérant a été pris, interdisent purement et simplement l’adhésion des militaires à tout groupement de nature syndicale.
69. La Cour concède au Gouvernement que cette interdiction ne traduit pas pour autant un désintérêt de l’institution militaire pour la prise en compte des situations et préoccupations matérielles et morales de ses personnels, ainsi que la défense de leurs intérêts. Elle note que l’État français a, au contraire, mis en place des instances et des procédures spéciales pour y veiller.
70. Toutefois, elle estime que la mise en place de telles institutions ne saurait se substituer à la reconnaissance au profit des militaires d’une liberté d’association, laquelle comprend le droit de fonder des syndicats et de s’y affilier.
71. La Cour est consciente de ce que la spécificité des missions incombant aux forces armées exige une adaptation de l’activité syndicale qui, par son objet, peut révéler l’existence de points de vue critiques sur certaines décisions affectant la situation morale et matérielle des militaires. Elle souligne à ce titre qu’il résulte de l’article 11 de la Convention que des restrictions, mêmes significatives, peuvent être apportées dans ce cadre aux modes d’action et d’expression d’une association professionnelle et des militaires qui y adhèrent. De telles restrictions ne doivent cependant pas priver les militaires et leurs syndicats du droit général d’association pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux (paragraphes 56 à 58 ci‑dessus).
72. Or, la Cour relève en l’espèce que l’ordre initial de démissionner de l’association a été pris, puis jugé en dernier lieu conforme au droit, à la seule lecture des statuts de l’association et àl’existence possible, dans la définition relativement large de son objet, d’une dimension syndicale. Elle note cependant que, d’une part, le requérant avait pris soin d’informer sa hiérarchie préalablement à la constitution de l’association et que, d’autre part, celle-ci a très rapidement modifié ses statuts, afin de se mettre en conformité avec le statut et les obligations incombant aux militaires, à la suite des remarques formulées par le directeur général de la gendarmerie.
73. Elle constate ainsi que les autorités internes n’ont pas tenu compte de l’attitude du requérant et de son souhait de se mettre en conformité avec ses obligations.
74. Enfin, s’agissant de la référence faite par le Gouvernement à la Charte sociale européenne, telle qu’interprétée par le Comité européen des droits sociaux, la Cour rappelle que lorsqu’elle examine le but et l’objet des dispositions de la Convention, elle prend également en considération les éléments de droit international dont relève la question juridique en cause. Ensembles constitués des règles et principes acceptés par une grande majorité des États, les dénominateurs communs des normes de droit international ou des droits nationaux des États européens reflètent une réalité que la Cour ne saurait ignorer lorsqu’elle est appelée à clarifier la portée d’une disposition de la Convention que le recours aux moyens d’interprétation classiques n’a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude (Demir et Baykara, précité, § 76). Or elle constate, au regard de sa jurisprudence (paragraphes 56 et 57 ci-dessus), que tel n’est pas le cas en l’espèce s’agissant de la question de la reconnaissance d’une liberté syndicale au profit des militaires.
75. En conclusion, la Cour estime que les motifs invoqués par les autorités pour justifier l’ingérence dans les droits du requérant n’étaient ni pertinents ni suffisants, dès lors que leur décision s’analyse comme une interdiction absolue pour les militaires d’adhérer à un groupement professionnel constitué pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux. Si la liberté d’association des militaires peut faire l’objet de restrictions légitimes, l’interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d’y adhérer porte à l’essence même de cette liberté, une atteinte prohibée par la Convention.
76. Partant, l’ingérence dénoncée ne saurait passer pour proportionnée et n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention.
77. Dès lors, il y a eu violation de l’article 11 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION
78. Invoquant les articles 6 § 1 et 13 de la Convention, le requérant se plaint également de l’iniquité de la procédure devant le Conseil d’État, du fait du rejet de sa requête en raison de documents rédigés dans le cadre de l’association après sa démission et de la brièveté du délai de convocation à l’audience devant le Conseil d’État.
79. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour considère que ces griefs doivent être examinés sous le seul angle du droit à un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes sont libellées comme suit :
Article 6 § 1
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
80. La Cour relève tout d’abord que la décision ayant jugé l’ordre de démission conforme au droit se fonde exclusivement sur le contenu des statuts de l’association et non sur des éléments postérieurs. Par ailleurs, elle note que cette décision a été rendue à l’issue d’une procédure contradictoire, le requérant ne justifiant pas avoir été empêché de soulever les moyens et de faire valoir toutes les observations et arguments qu’il a estimé nécessaires.
81. Partant, la Cour ne relève aucune apparence de violation de la Convention.
82. Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
83. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
84. Le requérant n’a présenté aucune demande de satisfaction équitable s’agissant de son préjudice moral. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
85. En revanche, il demande 2 731,41 euros (EUR) pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 1 100 EUR pour ceux engagés devant la Cour.
86. Le Gouvernement conteste le bien-fondé de la demande de remboursement des frais engagés devant le tribunal de grande instance de Paris et considère que le requérant ne justifie pas de l’intégralité des autres sommes. Il estime que la somme globale de 300 EUR constituerait une juste indemnisation des frais engagés devant les juridictions internes et la Cour.
87. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable d’accorder au requérant la somme de 1 400 EUR tous frais confondus.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 11 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 1 400 EUR (mille quatre cents euros), au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 octobre 2014, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia WesterdiekMark Villiger
GreffièrePrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge De Gaetano, à laquelle se rallie la juge Power-Forde.
M.V.
C.W.
OPINION SÉPARÉE DU JUGE DE GAETANO, À LAQUELLE SE RALLIE LA JUGE POWER-FORDE
(Traduction)
1. Je n’ai voté en faveur d’une violation dans cette affaire qu’en raison de la particularité – on pourrait même dire de la singularité – des faits à l’origine de la question à trancher. Pour l’essentiel, l’article L. 4121.4 du code de la Défense et la jurisprudence du Conseil d’État (paragraphes 26, 29 et 30 de l’arrêt) ont en pratique pour effet combiné de proscrire totalement tous les groupes professionnels ou associations de membres de la gendarmerie, créés notamment en vue de défendre ou promouvoir les « intérêts matériels et moraux » des membres, car ils sont ipso facto regardés comme des groupements ou associations « à caractère syndical ». À mes yeux, il y a là effectivement une interdiction large et générale qui vide de sa substance même le droit pour les membres de la gendarmerie de s’organiser de manière à promouvoir et défendre leurs intérêts (voir Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, § 97, CEDH 2008). Je n’y vois aucun problème.
2. Cela dit, il ne faudrait pas pour autant, selon moi, interpréter les paragraphes 55 à 58 de l’arrêt, et surtout le paragraphe 70, comme signifiant que les membres des forces armées ou de la police – la gendarmerie, à l’instar des carabiniers italiens, ayant un caractère hybride à cet égard – ont nécessairement le droit de former un syndicat ou d’y adhérer. En langue anglaise, et dans un certain nombre de pays, les mots « trade union » (« syndicat » en français) comportent à la fois une nuance linguistique et des ramifications juridiques qui vont bien au-delà des faits de la présente affaire. C’est ce que souligne clairement le récent arrêt du 8 avril 2014 dans l’affaire National Union of Rail, Maritime et Transport Workers c. Royaume-Uni (no 31045/10, CEDH 2014 – voir, en particulier, §§ 84, 87 et 89). Dans de nombreux pays, la liberté syndicale et l’adhésion à un syndicat sont comprises comme le droit de mener une action revendicative (c’est-à-dire une grève, partielle ou totale), en vue ou dans le cadre d’un conflit social, droit qui va de pair avec une immunité contre les recours en responsabilité contractuelle ou délictuelle pour ceux qui ordonnent ou qui participent à une telle action.
3. Il est très difficile, sinon impossible, de concilier l’action revendicative et les rôles et fonctions des membres des forces armées et des forces de police – auxquelles on pourrait ajouter d’autres « forces », par exemple les gardiens de prison, les pompiers, les agents de protection civile, etc. La dernière phrase de l’article 11 § 2 de la Convention vise précisément ce type de cas. Dans un certain nombre de pays, il est interdit aux membres des forces armées et de la police, ainsi qu’à d’autres professionnels, d’adhérer à un syndicat. Afin de protéger leurs intérêts – ou, selon les mots du présent arrêt, « la défense de [leur] situation matérielle et morale » –, il leur est toutefois permis de former (ou d’adhérer à) des associations ou fédérations investies de fonctions similaires à celles d’un syndicat à l’exception, bien sûr, du droit de grève.
4. Ainsi qu’il a été souligné dans l’arrêt Syndicat national de la police belge c. Belgique (no 4464/70, 27 octobre 1975, série A no 19), le droit de former un syndicat et d’y adhérer n’est pas un droit spécial et indépendant : il ne s’agit que d’un aspect du droit plus large à la liberté d’association garanti par l’article 11 § 1 (§ 38). L’expression « pour la défense de ses intérêts » tout à la fin de l’article 11 § 1 renvoie à la finalité particulière d’une association de ce type, à savoir protéger les intérêts professionnels ou sociaux de ses membres, et aide à distinguer celle-ci, généralement appelée « syndicat », des autres associations de nature politique, religieuse, sociale, académique, philanthropique, etc. Autrement dit, ce qui est important, ce n’est pas la dénomination de telle ou telle association (« syndicat », « réseau » ou tout simplement « groupe »), mais sa fonction et sa capacité à gérer les intérêts professionnels ou sociaux de ses membres.
5. Dès lors qu’une association a pour but (ou parmi l’un de ses buts) de gérer ou promouvoir les intérêts professionnels ou sociaux des membres des forces armées ou de la police, elle n’a pas besoin d’être un syndicat pour satisfaire aux exigences de l’article 11 § 1. Or, la formulation du paragraphe 70 du présent arrêt semble impliquer l’inverse. Les tentatives de clarification aux paragraphes 71 à 75 ne sont pas satisfaisantes à mes yeux.
6. Mon vote dans cette affaire doit être regardé comme circonscrit aux considérations ci-dessus.