COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE PRESSOS COMPANIA NAVIERA S.A. ET AUTRES c. BELGIQUE
(Requête no 17849/91)
ARRÊT
STRASBOURG
20 novembre 1995
En l’affaire Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique [1],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A [2], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
C. Russo,
J. De Meyer,
R. Pekkanen,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
D. Gotchev,
U. Lohmus,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 mai et 28 octobre 1995,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 9 septembre 1994, puis par le gouvernement du Royaume de Belgique (« le Gouvernement ») le 21 octobre 1994, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 17849/91) dirigée contre la Belgique et dont vingt-six requérants (paragraphe 6 ci-dessous) avaient saisi la Commission le 4 janvier 1991 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration belge reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48). Elles ont pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, vingt-cinq des vingt-six requérants qui avaient saisi la Commission ont exprimé le désir de participer à l’instance et désigné leurs conseils (article 30).
Ceux-ci ont présenté le 27 février 1995 un mémoire pour lesdits vingt-cinq requérants; le 18 mai 1995, ils ont indiqué qu’ils étaient sans instructions de la sixième requérante.
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 septembre 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, N. Valticos, R. Pekkanen, M.A. Lopes Rocha, L. Wildhaber, D. Gotchev et U. Lohmus, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Ultérieurement, M. C. Russo, suppléant, a remplacé M. Valticos, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du Gouvernement, les avocats des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, les mémoires du Gouvernement et des requérants sont parvenus au greffier les 24 et 27 février 1995.
5. Ainsi qu’en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 22 mai 1995, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. J. Lathouwers, conseiller adjoint,
chef du service des droits de l’homme,
ministère de la Justice,agent,
Me J.-M. Nelissen-Grade, avocat,conseil,
Me G. Michaux, avocat,
M. J. Van de Velde, directeur d’administration,
ministère des Communications
et de l’Infrastructure,conseillers;
– pour la Commission
M. I. Cabral Barreto,délégué;
– pour les requérants
Me L. Simont, avocat,
Me R.O. Dalcq, avocat,conseils,
Me D. Lagasse, avocat,
Me N. Cahen, avocat,conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations, et en leurs réponses à ses questions, MM. Cabral Barreto, Simont, Dalcq et Nelissen-Grade.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Les sinistres et leurs conséquences judiciaires
6. Les requérants sont propriétaires, mutuelles d’armement ou, dans un cas, curateur de navires impliqués dans des sinistres qui se sont produits dans les eaux territoriales belges ou néerlandaises à une date antérieure au 17 septembre 1988.
Attribuant ces accidents à des fautes commises par des pilotes belges à bord des navires en question, ils ont intenté, tantôt contre l’Etat belge, tantôt contre une société privée de pilotage, des actions judiciaires dont l’état actuel, d’après les informations fournies à la Cour, se présente comme suit:
La première requérante: société de droit grec Pressos Compania Naviera S.A. (navire Angeartic)
11 août 1982: abordage;
24 avril 1985: jugement du tribunal de Middelburg (Pays-Bas) imputant la responsabilité à la première requérante;
10 juin 1987: assignation de l’Etat belge en recouvrement devant le tribunal de première instance de Bruxelles.
La deuxième requérante: société de droit libérien Interocean Shipping Corporation (navire Oswego Freedom)
13 décembre 1970: abordage dans les eaux néerlandaises;
8 novembre 1972 et 16 novembre 1974: jugement du tribunal de Middelburg, puis arrêt de la cour d’appel de La Haye imputant la responsabilité à la deuxième requérante;
12 décembre 1972: assignation de l’Etat belge en recouvrement devant le tribunal de première instance de Bruxelles;
9 mars 1988: action déclarée non fondée à défaut de responsabilité civile du pilote selon le droit néerlandais;
7 avril 1988: appel interjeté par la requérante.
La troisième requérante: société de droit libérien Zephir Shipping Corporation (navire Panachaikon)
27 février 1971: abordage;
28 avril 1977: arrangement estimant le préjudice à supporter par la troisième requérante à 456 798 dollars américains;
26 février 1973: assignation de l’Etat belge en recouvrement devant le tribunal de première instance de Bruxelles;
18 mars 1988: jugement avant dire droit déclarant l’action fondée en vertu du principe de la responsabilité de l’Etat pour les fautes commises par ses pilotes;
23 février 1994: réformation du jugement par la cour d’appel de Bruxelles, eu égard à la loi du 30 août 1988 (paragraphe 18 ci-dessous).
La quatrième requérante: société de droit anglais Cory Maritime Ltd (navire Pass of Brander)
6 janvier 1983: heurt causant des avaries à un emplacement lors de l’accostage;
23 juillet 1984: assignation de l’armement par le propriétaire de l’emplacement (BASF), devant le tribunal de commerce d’Anvers;
22 août 1984: appel en garantie de la société de pilotage Brabo (paragraphe 9 ci-dessous); 19 juin 1986: jugement du tribunal de commerce d’Anvers condamnant:
1) la quatrième requérante à réparer les dommages;
2) la société Brabo, défendeur en garantie, à dédommager la requérante des sommes payées par elle;
18 août 1986: appel interjeté par la société Brabo; 11 février 1993: règlement par l’armement de la réclamation de BASF, sous réserve de l’issue de la procédure pendante devant la cour d’appel d’Anvers.
La cinquième requérante: société de droit malaisien Malaysian International Shipping Corporation Berhad (navire Bunga Kantan)
23 novembre 1986: heurt causant des dommages au mur d’un quai appartenant à l’Etat belge;
8 août 1988: assignation de l’Etat belge par l’armement, devant le tribunal de première instance d’Anvers, en réparation du dommage au navire;
21 novembre 1988: assignation de l’armement et de la société Brabo par l’Etat, propriétaire du quai, devant le tribunal de première instance d’Anvers, en réparation du dommage au quai;
23 novembre 1988: assignation de l’armement par la ville d’Anvers, devant le tribunal de première instance d’Anvers, en remboursement des frais résultant du sinistre.
La sixième requérante: société de droit libérien City Corporation (paragraphe 2 ci-dessus).
Les septième, huitième et neuvième requérantes: société de droit sud-coréen Kukje Shipping Company Ltd, M. Young (en sa qualité de curateur de la requérante n° 7) et la société de droit anglais The London Steam-ship Owners’ Mutual Insurance Association Ltd (navire Super star)
27 octobre 1985: abordage;
28 janvier 1986: assignation des requérants par l’armement adverse devant le tribunal de première instance d’Anvers;
24 octobre 1986: appel en garantie de l’Etat belge par les requérants; date inconnue: règlement transactionnel avec subrogation entre les armateurs des navires impliqués dans l’abordage.
Les dixième et onzième requérantes: société de droit libérien Ocean Car Carriers Company Ltd et société de droit japonais Kansai Kisen K.K. (navire Cygnus Ace) Premier sinistre: 1er octobre 1983: heurt causant des avaries à un pont dans les bassins d’Anvers;
22 mai 1984: assignation des requérantes par la ville d’Anvers devant le tribunal de première instance d’Anvers;
21 juin 1984: appel en garantie de la société de pilotage Brabo par les requérantes;
26 septembre 1990: appel en garantie du pilote par les requérantes. Deuxième sinistre:
23 novembre 1984: heurt causant des dommages à une écluse;
27 mai 1987: assignation des requérantes par la ville d’Anvers, devant le tribunal de première instance d’Anvers;
16 juin 1987: appel en garantie de l’Etat belge par les requérantes;
10 septembre 1991: règlement amiable avec subrogation.
La douzième requérante: société de droit anglais Furness Withy (Shipping) Ltd (navire Andes)
31 mars 1988: heurt causant des dommages à une écluse;
29 octobre 1990: assignation de la requérante par la ville d’Anvers, devant le tribunal de première instance d’Anvers;
19 novembre 1990: appel en garantie de la société de pilotage Brabo par la requérante; 14 janvier 1992: paiement avec subrogation par la requérante d’une réparation à la ville d’Anvers.
Les treizième et quatorzième requérantes: sociétés de droit anglais M.H. Shipping Company Ltd et Powell Duffryn Shipping Ltd (navire Donnington)
8 décembre 1984: heurt causant des dommages à une écluse;
9 décembre 1985: assignation des requérantes par la ville d’Anvers, devant le tribunal de commerce de cette ville;
8 décembre 1987: appel en garantie de l’Etat belge par les requérantes;
9 mars 1989 et 31 mars 1992: condamnation de l’armement, par le tribunal de commerce puis par la cour d’Anvers, au paiement en principal de 34 841 522 francs belges (FB);
février et juin 1992: paiement de la somme par les requérantes, sous réserve d’un arrêt de la Cour européenne déclarant « nulle » la loi du 30 août 1988.
La quinzième requérante: société de droit français Société navale chargeurs Delmas-Vieljeux (navire Marie Delmas)
20 mars 1985: heurt causant des dommages à une écluse;
27 novembre 1986: assignation de la requérante et de la société de pilotage Brabo, devant le tribunal de première instance d’Anvers;
17 novembre 1992: paiement d’une réparation par la requérante, sous réserve des suites à donner à l’arrêt de la Cour européenne.
La seizième requérante: société de droit libérien Merit Holdings Corporation (navire Leandros)
26 juillet 1985: avaries importantes aux installations d’accostage de la société Eurosilo et aux murs d’un quai dans le port de Gand;
10 mars 1986: assignation de la requérante par la société Eurosilo, devant le tribunal de première instance de Gand;
18 juillet 1986: appel en garantie de l’Etat par la requérante;
17 septembre 1991: condamnation par défaut de l’armement, de l’Etat et du pilote au paiement solidaire de divers montants;
24 octobre 1991: opposition contre le jugement.
Les dix-septième et dix-huitième requérantes: société de droit brésilien Petrobas Brasileiro et société du droit des Bermudes The United Kingdom Mutual Steam Ship Assurance Association (Bermuda) Ltd (navire Quitauna)
30 novembre 1986: heurt avec dommages à une écluse;
27 octobre 1987: devant le tribunal de première instance d’Anvers, assignation des requérantes et de l’Etat belge par la société Roegiers et la ville d’Anvers;
8 juin 1989: jugement du tribunal d’Anvers;
17 juin 1991: condamnation des requérantes, par la cour d’appel d’Anvers, à payer réparation.
La dix-neuvième requérante: société de droit turc Koçtug Gemi Isletmeçiligi ve Ticaret A.S. (navire Fethiye)
27 octobre 1984: avaries causées à deux autres navires, lors de manoeuvres d’amarrage; date inconnue: assignation de la requérante devant le tribunal de commerce de Gand;
27 octobre 1986: appel en garantie de l’Etat belge par la requérante;
14 janvier 1992: jugement du tribunal de commerce de Gand retenant la responsabilité de la requérante et déchargeant l’Etat belge ainsi que le pilote; 6 mai et 1er septembre 1993: appel interjeté par la requérante.
La vingtième requérante: société de droit libérien Initial Maritime Corporation S.A. (navire Acritas)
21 mars 1984: abordage entre trois navires;
14 mars 1986: devant le tribunal de première instance d’Anvers, assignation par la requérante des autres armements impliqués et de l’Etat belge.
La vingt et unième requérante: société de droit panaméen North River Overseas S.A. (navire Federal Huron)
26 avril 1986: abordage;
14 mai 1986: devant le tribunal de commerce d’Anvers, assignation par la requérante de l’armement adverse et de l’Etat belge;
25 avril 1988: devant le même tribunal, assignation par l’armement adverse de la requérante et de l’Etat belge.
La vingt-deuxième requérante: société de droit libérien Federal Pacific (Liberia) Ltd (navire Federal St Laurent)
29 septembre 1985: abordage;
4 septembre 1986: assignation par la requérante de l’armement adverse et de l’Etat belge, devant le tribunal de première instance d’Anvers;
10 décembre 1987: règlement amiable.
La vingt-troisième requérante: société du droit des îles Caïman Conbulkships (3) Ltd (navire Cast Otter) 6 février 1987: échouement;
6 avril 1987: assignation de l’Etat belge par la requérante, devant le tribunal de première instance de Bruxelles.
La vingt-quatrième requérante: société de droit belge Compagnie belge d’affrètement (Cobelfret) S.A. (navires Belvaux et Clervaux) Navire Belvaux:
18 juin 1979: échouement;
10 juin 1986: assignation de l’Etat par la requérante, devant le tribunal de première instance de Bruxelles. Navire Clervaux:
5 octobre 1981: échouement; 10 juillet 1986: assignation de l’Etat par la requérante, devant le tribunal de première instance de Bruxelles.
La vingt-cinquième requérante: société de droit espagnol Naviera Uralar S.A. (navire Uralar Cuarto)
11 décembre 1983: heurt causant des dommages à une estacade dans le port d’Anvers;
18 juillet 1985: assignation de la requérante par la société Roegiers, qui avait la garde provisoire de l’estacade, devant le tribunal de première instance d’Anvers;
14 août 1985: appel en garantie de l’Etat belge par la requérante;
26 octobre 1988: rejet de l’appel en garantie par la cour d’appel d’Anvers, eu égard à l’effet rétroactif de la loi du 30 août 1988;
19 avril 1991: rejet du pourvoi par la Cour de cassation (paragraphe 8 ci-dessous).
La vingt-sixième requérante: société de droit anglais B.P. Tanker Company Ltd (navire British Dragoon)
24 janvier 1977: échouement dans l’Escaut;
21 janvier 1982: assignation de l’Etat belge par la requérante, devant le tribunal de première instance de Bruxelles.
La vingt-sixième requérante n’intenta pas d’action judiciaire contre la loi du 30 août 1988.
B. Procédures devant la Cour d’arbitrage et devant la Cour de cassation
7. En mars 1989, vingt-quatre des requérants saisirent la Cour d’arbitrage de recours en annulation de la loi du 30 août 1988 « modifiant la loi du 3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer » (« la loi de 1988 »), dont ils dénonçaient en particulier l’effet rétroactif (paragraphe 18 ci-dessous).
La cour rejeta les recours le 5 juillet 1990, considérant notamment:
« Il peut être admis que le législateur estime que les catégories auxquelles s’adresse la loi incriminée sont, principalement en raison de leur intégration dans l’activité maritime, assez spécifiques pour justifier un régime deresponsabilité particulier.
En l’espèce, le législateur a donné effet rétroactif à la loi. L’élément rétroactif que comporte le système spécial de responsabilité instauré en matière de pilotage porte atteinte au principe fondamental de la sécurité juridique, selon lequel le contenu du droit doit en principe être prévisible et accessible de sorte que le sujet de droit puisse prévoir, à un degré raisonnable, les conséquences d’un acte déterminé au moment où cet acte se réalise.
Cette atteinte au principe n’est pas, dans les circonstances de l’espèce, disproportionnée par rapport à l’objectif général visé par la législation attaquée. Le législateur a entendu maintenir dans la législation sur le pilotage le système de responsabilité qu’il n’avait pas voulu modifier en 1967 et que la jurisprudence antérieure à 1983 ainsi que la doctrine déduisaient de l’article 5 de la loi de 1967 sur le pilotage ainsi que des articles 64 et 251 de la loi maritime (Livre II, titre II, du Code de commerce); de plus, il a pris en compte les conséquences budgétaires importantes découlant de façon imprévue pour les pouvoirs publics concernés de la modification de la jurisprudence.
Compte tenu de tous ces éléments, l’exonération de responsabilité pour les organisateurs d’un service de pilotage et la limitation de la responsabilité personnelle des pilotes ne peuvent être considérées, même en tant que la loi rétroagit, comme ne satisfaisant pas aux exigences des articles 6 et 6 bis de la Constitution.
(…)
Les requérants affirment que la loi incriminée introduit une distinction injustifiée entre, d’une part, les litiges terminés (causae finitae) qui ne tombent pas dans le champ d’application de la loi et, d’autre part, les litiges en cours (causae pendentes) qui tombent, eux, dans le champ d’application de la loi.
L’octroi d’un effet rétroactif à une règle de droit signifie en principe que cette règle s’applique aux rapports juridiques nés et non définitivement accomplis avant son entrée en vigueur; cette règle ne peut alors être applicable qu’à des litiges en cours et futurs et n’a aucune influence sur des litiges terminés.
Selon un principe fondamental de notre ordre juridique, les décisions judiciaires ne peuvent être modifiées que par la mise en oeuvre de voies de recours. En limitant selon la distinction critiquée l’effet de la loi dans le passé, le législateur a voulu respecter ce principe et n’a donc pas établi de distinction contraire aux articles 6 et 6bis de la Constitution.
Les requérants invoquent encore la violation de l’article 11 de la Constitution et de l’article 1er du premier Protocole additionnel (P1-1) à la Convention européenne des Droits de l’Homme.
(…)
En modifiant un régime légal d’indemnisation de dommages sans remettre en cause les créances dont le titre est une décision judiciaire, le législateur n’introduit aucune distinction injustifiée, la protection assurée par les dispositions précitées ne couvrant que la propriété déjà acquise. »
8. La vingt-cinquième requérante, quant à elle, se pourvut devant la Cour de cassation contre l’arrêt du 26 octobre 1988 par lequel la cour d’appel d’Anvers l’avait déboutée, en vertu de la loi de 1988, de son action en garantie contre l’Etat belge (paragraphe 6 ci-dessus).
Le 26 janvier 1990, la Cour de cassation soumit à la Cour d’arbitrage une question préjudicielle relative à la constitutionnalité de la loi de 1988 et en particulier de sa rétroactivité. Le 22 novembre 1990, cette dernière juridiction confirma en substance son arrêt du 5 juillet 1990 (paragraphe 7 ci-dessus).
En conséquence, la Cour de cassation rejeta le 19 avril 1991 le pourvoi de la vingt-cinquième requérante. Reprenant la réponse de la Cour d’arbitrage à sa question préjudicielle, elle écarta un premier moyen tiré de ce que la rétroactivité de la loi de 1988 violerait les articles 6 et 6 bis anciens de la Constitution. Elle déclara ensuite irrecevable le moyen tiré d’une infraction à l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), après avoir observé que la vingt-cinquième requérante n’avait pas invoqué cette disposition devant la cour d’appel. Enfin, elle repoussa le grief déduit de ce qu’en intervenant dans les procès en cours, la loi de 1988 empêcherait le juge de trancher les litiges tels qu’ils lui avaient été soumis, au mépris de l’indépendance des tribunaux et de l’égalité des armes entre les parties. A cet égard, elle considéra:
« Attendu que la mission et l’obligation du juge est d’appliquer la loi au litige dont il est saisi; que la circonstance que telle est sa mission et son devoir est sans influence sur son indépendance; qu’une loi rétroactive applicable à des litiges en cours, même si l’Etat est partie à la cause, n’entrave pas l’indépendance du juge dans l’accomplissement de sa mission et dans l’exécution de son devoir; que l’éventuelle pression exercée sur le juge par une telle loi n’est autre que la pression que toutes les lois exercent sur lui; que le fait que l’arrêt applique une telle loi ne constitue pas une violation du droit à une instruction équitable de la cause par un tribunal indépendant. »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
A. Le pilotage des bâtiments de mer
9. En Belgique, le pilotage des bâtiments de mer est un service public organisé par l’Etat dans l’intérêt de la navigation. Il se trouve régi par la loi du 3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer (« la loi de 1967 »). En pratique, il est assumé soit par l’Etat lui-même, pour le pilotage de mer et de rivière, soit par des sociétés privées dotées d’une concession, telle la société Brabo qui détient le monopole du pilotage à l’intérieur du port d’Anvers.
10. En vertu de la loi de 1967 et des traités conclus entre la Belgique et les Pays-Bas, les navires de commerce qui pénètrent dans l’estuaire de l’Escaut doivent obligatoirement avoir à leur bord un pilote disposant d’une licence accordée par l’un ou l’autre de ces Etats. Le capitaine de navire qui contrevient à cette obligation n’encourt toutefois aucune autre sanction que l’obligation d’acquitter le droit de pilotage, lequel est dû en tout état de cause.
11. Aux termes de l’article 5 par. 1 de la loi de 1967,
« (…) le pilotage consiste dans l’assistance donnée aux capitaines des bâtiments de mer par des pilotes nommés par le Ministre qui a le service de pilotage dans ses attributions. Le pilote opère comme le conseiller du capitaine. Ce dernier est seul maître de la conduite et des manoeuvres du bâtiment. »
12. Au sujet de cette disposition, l’exposé des motifs du projet de la loi de 1967 précise:
« L’article 5 définit le pilotage et, partant, détermine la nature du rôle du pilote dans cette opération. Il règle donc une question juridique importante. Puisqu’il s’agit d’assistance, le pilote ne se substitue pas au capitaine qui demeure seul maître de la direction et des manoeuvres de son navire. Le pilote n’est que son conseiller pour la route à suivre. Il s’agit en l’occurrence d’une confirmation de la règle qui est actuellement en vigueur et que l’on retrouve entre autres dans un arrêt [de la Cour de cassation] du 19 mars 1896 (…) »
13. Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d’Etat a considéré que celui-ci « consacr[ait] par un texte exprès une interprétation ancienne selon laquelle le pilote n’est que le conseiller du capitaine ». Comme le projet disposait initialement que « le capitaine est seul responsable de la conduite et des manoeuvres du navire », le Conseil d’Etat a suggéré que le mot « responsable » fût remplacé par le terme « maître », puisqu’il semblait que « l’intention du Gouvernement ne [fût] pas de déroger par ce texte au droit commun de la responsabilité ».
14. L’article 64 de la loi maritime (livre II, titre II, du code de commerce) prévoit que « [l]e capitaine est tenu d’être en personne dans son navire, à l’entrée et à la sortie des ports, havres ou rivières ».
B. La responsabilité en cas d’abordage
15. Aux termes de l’article 251 de la loi maritime,
» (…)
Si l’abordage a été causé par la faute de l’un des navires, la réparation du dommage incombe à celui qui l’a commise.
(…)
La responsabilité établie par les dispositions qui précèdent subsiste dans le cas où l’abordage est causé par la faute d’un pilote, même lorsque celui-ci est obligatoire. »
16. Selon deux arrêts, rendus par la Cour de cassation respectivement le 24 avril 1840 (Pasicrisie, 1839-1840, I, 375) et le 19 mars 1896 (Pasicrisie, 1896, I, 132), le pilote devait être considéré comme le préposé du capitaine, du propriétaire ou de l’armateur. Ceci entraînait l’application de l’article 1384 du code civil, qui dispose:
« On est responsable non seulement du dommage que l’on cause de son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde.
Le père et la mère sont responsables du dommage causé par leurs enfants mineurs;
Les maîtres et les commettants, du dommage causé par leurs domestiques et préposés dans les fonctions auxquelles ils les ont employés;
(…) »
Il en résultait l’exclusion de la responsabilité de l’Etat pour les fautes de pilotage. Quant aux pilotes, ils ne répondaient que des fautes commises à l’insu du capitaine.
17. Par un arrêt du 15 décembre 1983 (Pasicrisie, 1983, I, 418), rendu sur conclusions conformes de Mme Liekendael, avocat général, la Cour de cassation mit fin à ce régime en considérant notamment ce qui suit à propos des deux alinéas précités (paragraphe 15 ci-dessus) de l’article 251 de la loi maritime:
« Attendu qu’il ressort de ces dispositions légales que, en cas d’abordage causé par la faute d’un navire, le propriétaire de ce navire est tenu de réparer les dommages que ladite faute a causés aux victimes de l’abordage; qu’il ne se déduit toutefois, ni de l’article 251 de la loi maritime, ni de l’article 64 de cette loi, aux termes duquel le capitaine est tenu d’être en personne dans son navire, à l’entrée et à la sortie des ports, havres ou rivières, que le propriétaire ne puisse exercer de recours contre les tiers dont la responsabilité pourrait être engagée sur la base d’autres dispositions légales, notamment des articles 1382 ou 1384 du Code civil;
Attendu que le capitaine, seul maître de la conduite et des manoeuvres du bâtiment conformément à l’article 5 de la loi du 3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer, n’est investi d’aucune autorité à l’égard du pilote qui, suivant le même texte légal, opère comme son conseiller;
Attendu qu’en omettant d’examiner si le pilote d’un navire ayant causé l’abordage n’avait pas commis une faute, si légère fût-elle, ayant contribué à la réalisation des dommages résultant de cet abordage, et en excluant que, dans l’affirmative, la responsabilité de l’Etat puisse être engagée, bien que le pilote appartienne à un service organisé par l’Etat et relevant de la compétence exclusive de celui-ci, l’arrêt ne justifie pas légalement sa décision; »
Il en découlait que le pilote ne pouvait pas passer pour le préposé du capitaine et qu’il engageait donc sa propre responsabilité aquilienne ainsi que celle de l’organisateur du service de pilotage.
Cette nouvelle jurisprudence, confirmée peu après par un arrêt du 17 mai 1985 (Pasicrisie, 1985, I, 1159), se situait dans la ligne de l’arrêt « La Flandria » du 5 novembre 1920 (Pasicrisie, 1920, I, 193), par lequel la Cour de cassation avait reconnu que l’Etat et les autres personnes de droit public sont soumis au droit commun de la responsabilité.
18. Par une loi du 30 août 1988, publiée au Moniteur belge du 17 septembre 1988, le législateur a inséré dans la loi de 1967 un article 3 bis qui se lit ainsi:
« par. 1er. L’organisateur d’un service de pilotage ne peut être rendu, directement ou indirectement, responsable d’un dommage subi ou causé par le navire piloté, lorsque ce dommage résulte d’une faute de l’organisateur lui-même ou d’un membre de son personnel agissant dans l’exercice de ses fonctions, que cette faute consiste en un fait ou une omission.
L’organisateur d’un service de pilotage ne peut non plus être rendu, directement ou indirectement, responsable du dommage qui résulte d’une défaillance ou d’un vice des appareils destinés à fournir des informations ou des directives aux bâtiments de mer, appartenant ou utilisés par le service de pilotage.
Pour l’application du présent article, on entend par:
1° organisateur: l’autorité publique et l’administration portuaire qui organisent le service de pilotage ou le donnent en concession, ainsi que le concessionnaire dudit service;
2° service de pilotage:
a) le service qui met à la disposition du capitaine d’un bâtiment de mer un pilote qui opérera auprès de celui-ci en qualité de conseiller;
b) tout service qui, notamment par observations radar ou par sondage des eaux accessibles aux bâtiments de mer, fournit des informations ou des directives à un bâtiment de mer, même lorsqu’il n’y a pas de pilote à bord;
3° navire piloté: tout bâtiment de mer qui fait appel au service de pilotage au sens du 2° a) et/ou b) ci-dessus.
Le navire est responsable du dommage visé à l’alinéa 1er.
Le membre du personnel qui, par son fait ou son omission, a causé le dommage visé à l’alinéa 1er, n’est responsable que s’il a commis une faute intentionnelle ou une faute grave.
Le membre du personnel n’est tenu de réparer le dommage qu’il a causé par sa faute grave qu’à concurrence de cinq cent mille francs par événement dommageable. Le Roi peut adapter ce montant en tenant compte de la situation économique.
par. 2. Le paragraphe précédent entre en vigueur le jour de sa publication au Moniteur belge. Il a un effet rétroactif dans le temps pour une période de trente ans à compter de ce jour. »
C. La compétence de la Cour d’arbitrage
19. En vertu de l’article 107 ter (ancien, actuellement 142) de la Constitution et des articles 1 et 26 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour d’arbitrage, celle-ci statue notamment:
1) sur les recours en annulation de lois, de décrets ou d’ordonnances pour cause de violation, soit des règles relatives à la répartition des compétences entre l’Etat, les communautés et les régions, soit des articles 6 et 6 bis (anciens, actuellement 10 et 11) de la Constitution, qui consacrent l’égalité devant la loi et prohibent la discrimination dans l’exercice des droits et libertés;
2) sur les questions préjudicielles relatives à la violation de ces règles ou de ces articles par des lois, des décrets ou des ordonnances.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
20. Les requérants ont saisi la Commission le 4 janvier 1991. Ils alléguaient que le régime de responsabilité institué par la loi du 30 août 1988 viole les articles 1 du Protocole n° 1 (P1-1), 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention et 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole n° 1 (art. 14+P1-1).
21. Le 6 septembre 1993, la Commission a retenu les griefs relatifs aux articles 1 du Protocole n° 1 (P1-1) et 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, et rejeté la requête (n° 17849/91) pour le surplus. Dans son rapport du 4 juillet 1994 (article 31) (art. 31), elle conclut à la non-violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) (unanimité) et à la violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention (onze voix contre six), sauf en ce qui concerne les deuxième (quatorze voix contre trois) et douzième requérants (seize voix contre une).
Le texte intégral de son avis et des cinq opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt [3].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
22. Dans son mémoire, le Gouvernement demande à la Cour
« en ordre principal, de déclarer la requête n° 17849/91 non recevable et, en ordre subsidiaire, de dire pour droit que les faits de la présente cause ne révèlent, de la part de l’Etat belge, aucune violation des obligations qui lui incombent aux termes de la Convention européenne des Droits de l’Homme. »
23. Quant aux requérants, ils invitent la Cour à
« 1. dire que la loi du 30 août 1988 a violé les articles 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (P1-1);
2. dire que l’Etat belge doit rembourser, à titre de frais et dépens, 51 380 253 francs belges (FB);
3. dire qu’il y a lieu de réserver à statuer sur la satisfaction équitable qui revient aux requérantes. »
EN DROIT
I. QUANT A LA SIXIEME REQUERANTE
24. La Cour note que des vingt-six requérants qui avaient saisi la Commission, vingt-cinq ont été représentés devant elle. Les avocats désignés par ceux-ci n’ont pas reçu d’instructions de la sixième requérante (paragraphes 1-2 ci-dessus). La Cour y voit une circonstance permettant de conclure que ladite requérante n’entend plus maintenir ses griefs (article 49 par. 2, second alinéa, du règlement A).
D’autre part, la Cour n’aperçoit aucun motif d’ordre public de poursuivre l’instance de la sixième requérante, dont la cause est similaire à celle des autres (article 49 par. 4 du règlement A).
En conséquence, il échet de disjoindre la cause de la société City Corporation de celles des autres requérants et de la rayer du rôle.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1 (P1-1)
25. Les requérants dénoncent la loi du 30 août 1988 modifiant la loi du 3 novembre 1967 sur le pilotage des bâtiments de mer (paragraphes 9 et 18 ci-dessus). Elle violerait l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), ainsi libellé:
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur l’exception préliminaire du Gouvernement
26. Comme déjà devant la Commission, le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. D’après lui, les vingt-quatre premiers requérants auraient dû saisir aussi les tribunaux ordinaires de la question de la compatibilité de la loi litigieuse avec l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Le recours en annulation introduit devant la Cour d’arbitrage ne rendait pas superflue pareille procédure, car les griefs tirés de la violation de dispositions de droit international prises isolément échappent à la compétence de cette juridiction (paragraphe 19 ci-dessus). Aussi l’arrêt de la Cour d’arbitrage du 5 juillet 1990 (paragraphe 7 ci-dessus) ne s’imposait-il nullement aux tribunaux de l’ordre judiciaire, qui auraient donc pu refuser d’appliquer la loi de 1988 s’ils l’estimaient contraire à la Convention.
De leur côté, les vingt-cinquième et vingt-sixième requérantes ne sauraient, elles non plus, passer pour avoir épuisé les voies de recours internes. La première négligea de soulever devant le juge du fond le moyen tiré de l’incompatibilité de la loi de 1988 avec l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1), empêchant ainsi la Cour de cassation d’en connaître. Quant à la seconde, elle n’intenta aucun recours contre la loi de 1988.
27. La Cour rappelle que l’article 26 (art. 26) de la Convention exige l’épuisement des seules voies de recours effectives et propres à redresser la violation alléguée (voir, entre autres, l’arrêt Keegan c. Irlande du 26 mai 1994, série A n° 290, p. 17, par. 39).
Elle relève que devant la Cour d’arbitrage, les vingt-quatre premiers requérants ont invoqué en substance, sous l’angle des articles 6 et 6 bis (anciens) de la Constitution belge, des arguments pratiquement identiques à ceux qu’ils ont développés devant les organes de la Convention et alléguant explicitement la violation des articles 11 (ancien, actuellement 16) de la Constitution et 1 du Protocole n° 1 (P1-1). La Cour d’arbitrage estima que la protection assurée par ces dispositions ne couvrait que la propriété déjà acquise (paragraphe 7 ci-dessus).
Selon la Cour européenne, ce raisonnement autorisait tous les requérants à considérer que, d’après la Cour d’arbitrage, les faits dénoncés devant celle-ci par vingt-quatre d’entre eux échappaient au champ d’application de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Eu égard au rang et à l’autorité de cette cour dans le système juridictionnel du Royaume, de tels motifs pouvaient passer pour vouer à l’échec tout autre recours que les requérants auraient pu engager (voir, mutatis mutandis, les arrêts Hauschildt c. Danemark du 24 mai 1989, série A n° 154, p. 19, par. 41, et Les saints monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, série A n° 301-A, p. 29, par. 51).
Il échet donc d’écarter l’exception.
B. Sur le bien-fondé du grief
28. Les requérants dénoncent à un double titre la loi de 1988.
En exonérant l’organisateur d’un service de pilotage de sa responsabilité pour les fautes de son personnel et en limitant celle des membres de celui-ci, elle leur imposerait une charge exorbitante qui romprait le juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde de leur droit au respect de leurs biens. Elle violerait ainsi le second alinéa ou, tout au moins, la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
De surcroît, la rétroactivité de la loi déposséderait les requérants de leurs créances en réparation des dommages subis et violerait ainsi la deuxième phrase du premier alinéa de cet article (P1-1).
1. Sur l’existence d’un « bien » au sens de l’article 1 (P1-1)
29. Selon le Gouvernement, les prétendues créances des requérants ne peuvent passer pour des « biens » au sens de l’article 1 (P1-1). Aucune n’aurait été constatée et liquidée par une décision judiciaire ayant force de chose jugée. Telle serait pourtant la condition pour qu’une créance soit certaine, actuelle, exigible et, partant, protégée par l’article 1 (P1-1).
Compte tenu du caractère inattendu et manifestement contestable de la solution adoptée par la Cour de cassation dans son arrêt du 15 décembre 1983 (paragraphe 17 ci-dessus), les requérants ne pourraient pas non plus se prévaloir d’une « espérance légitime » d’obtenir une indemnisation à la charge de l’Etat (voir l’arrêt Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande du 29 novembre 1991, série A n° 222, p. 23, par. 51). Ce serait confondre le droit de propriété avec un droit à la propriété.
La Commission adhère en substance à cette thèse.
30. Les requérants soulignent que d’après le droit commun belge de la responsabilité civile, une créance d’indemnité naît, dans son principe, avec la réalisation du dommage, la décision juridictionnelle ne faisant qu’en confirmer l’existence et en déterminer le montant.
Le Gouvernement répond que les notions de « bien » et de « propriété » au sens de l’article 1 (P1-1) revêtent une signification autonome, non tributaire des qualifications du droit interne de l’Etat en cause.
31. Pour juger en l’espèce de l’existence d’un « bien », la Cour peut avoir égard au droit interne en vigueur lors de l’ingérence alléguée, rien ne lui permettant de penser que celui-ci contrevenait à l’objet ou au but de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
Il s’agissait d’un régime aquilien, faisant naître les créances en réparation dès la survenance du dommage.
Une créance de ce genre « s’analysait en une valeur patrimoniale » et avait donc le caractère d' »un bien au sens de la première phrase de l’article 1 (P1-1), lequel s’appliquait dès lors en l’espèce » (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Van Marle et autres c. Pays-Bas du 26 juin 1986, série A n° 101, p. 13, par. 41).
Compte tenu des arrêts de la Cour de cassation du 5 novembre 1920, du 15 décembre 1983 et du 17 mai 1985 (paragraphe 17 ci-dessus), les requérants pouvaient prétendre avoir une « espérance légitime » de voir concrétiser leurs créances quant aux accidents en cause conformément au droit commun de la responsabilité (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Pine Valley Developments et autres précité, loc. cit.).
32. Telle était en effet la situation pour les accidents en cause qui se sont tous produits avant le 17 septembre 1988, date d’entrée en vigueur de la loi de 1988 (paragraphes 6 et 18 ci-dessus).
2. Sur l’existence d’une ingérence
33. Selon la jurisprudence de la Cour, l’article 1 (P1-1), qui garantit en substance le droit de propriété, contient trois normes distinctes: la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la subordonne à certaines conditions; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux Etats contractants le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteinte au droit de propriété, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, parmi d’autres, l’arrêt Les saints monastères précité, p. 31, par. 56).
34. La loi de 1988 – la Cour le note – a affranchi l’Etat et les autres organisateurs de services de pilotage de leur responsabilité pour les fautes dont ils auraient pu devoir répondre. Elle a entraîné une ingérence dans l’exercice des droits de créance en réparation qu’on pouvait faire valoir en vertu du droit interne en vigueur jusqu’alors et, partant, du droit de toute personne, et notamment de chacun des requérants, au respect de ses biens (paragraphe 31 ci-dessus).
Dans la mesure où cette loi concerne les accidents survenus avant le 17 septembre 1988, seuls en cause dans la présente affaire, cette ingérence s’analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 (P1-1).
3. Sur la justification de l’ingérence
35. La Cour doit rechercher à présent si cette ingérence a eu lieu « pour cause d’utilité publique » et dans le respect du principe de proportionnalité.
a) « Pour cause d’utilité publique »
36. Pour justifier l’ingérence litigieuse, le Gouvernement avance trois types de « considérations importantes liées à l’intérêt général »: la préservation des intérêts budgétaires de l’Etat, le rétablissement de la sécurité juridique dans le domaine de la responsabilité, et l’harmonisation de la législation belge en la matière avec celle des pays voisins et spécialement des Pays-Bas.
37. La Cour rappelle que les autorités nationales disposent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer ce qui est « d’utilité publique », car, dans le système de la Convention, il leur échoit de se prononcer les premières tant sur l’existence d’un problème d’intérêt public justifiant des privations de propriété que sur les mesures à prendre pour les résoudre.
De plus, la notion d' »utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire l’examen de questions politiques, économiques et sociales sur lesquelles de profondes divergences d’opinions peuvent raisonnablement régner dans un Etat démocratique. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l' »utilité publique » sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable (voir, mutatis mutandis, l’arrêt James et autres c. Royaume-Uni du 21 février 1986, série A n° 98-B, p. 32, par. 46), ce qui, à l’évidence, n’est pas le cas en l’espèce.
b) Proportionnalité de l’ingérence
38. Une mesure d’ingérence dans le droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Le souci d’assurer un tel équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 (P1-1) tout entier, donc aussi dans la seconde phrase qui doit se lire à la lumière du principe consacré par la première (paragraphe 33 ci-dessus). En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété.
Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur un requérant une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. A cet égard, sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constitue normalement une atteinte excessive, et un manque total d’indemnisation ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 (P1-1) que dans des circonstances exceptionnelles (voir, en dernier lieu, l’arrêt Les saints monastères précité, pp. 34-35, paras. 70-71).
39. En l’espèce, la loi de 1988 a purement et simplement supprimé, avec effet rétroactif à trente ans et sans contrepartie, les créances en réparation, de montants très élevés, que les victimes d’accidents de pilotage avaient pu faire valoir contre l’Etat belge ou contre les sociétés privées responsables, parfois même dans des procédures déjà pendantes.
40. Le Gouvernement invoque les conséquences budgétaires à la fois énormes et imprévisibles de l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 1983: lors des travaux préparatoires à la loi de 1988, l’impact financier des actions alors en instance contre l’Etat belge avait été évalué à 3,5 milliards de francs belges. Le législateur aurait été fondé à vouloir préserver le Trésor public de cette charge, car elle résultait d’une interprétation à ce point contestable et imprévisible des dispositions légales concernées que les requérants ne pouvaient raisonnablement croire que le législateur s’y rangerait. La Cour d’arbitrage l’aurait du reste confirmé en substance (paragraphe 7 ci-dessus).
Le Gouvernement insiste aussi sur la nécessité qui aurait existé de mettre fin à « l’insécurité juridique » provoquée par l’arrêt du 15 décembre 1983. Selon lui, le législateur de 1988 avait dû réaffirmer un principe admis depuis près de cent cinquante ans par le droit belge et battu en brèche par une interprétation contestable de la Cour de cassation.
Enfin, le Gouvernement fait valoir que la loi de 1988 tendait en outre à l’harmonisation de la législation belge avec celle des pays voisins.
41. Les requérants soulignent d’abord que la loi de 1988 ne profite pas seulement à l’Etat belge, mais aussi à la société privée de pilotage mise en cause dans plusieurs litiges (paragraphe 6 ci-dessus). Ils soutiennent ensuite que les motifs budgétaires invoqués par le Gouvernement ne sauraient justifier une atteinte aussi massive à leurs droits fondamentaux, dès lors surtout que, loin d’être imprévisible, l’arrêt de la Cour de cassation du 15 décembre 1983 s’inscrivait dans le droit fil de l’arrêt « La Flandria » rendu en 1920 par la même Cour (paragraphe 17 ci-dessus). L’Etat aurait donc eu tout le loisir d’anticiper, par des mesures respectueuses de la Convention, ce qui n’était que le développement d’une tendance jurisprudentielle amorcée il y a bien longtemps. Au lieu de cela, il a non seulement annulé rétroactivement des créances déjà acquises, mais il s’est donné jusqu’en 1988 pour le faire, aggravant ainsi l’atteinte à la confiance des requérants, dont un bon nombre avaient en effet attendu au moins jusqu’en 1986 pour assigner l’Etat.
42. La Cour rappelle que la Cour de cassation avait reconnu, par son arrêt « La Flandria » du 5 novembre 1920, que l’Etat et les autres personnes de droit public sont soumis au droit commun de la responsabilité (paragraphe 17 ci-dessus).
Sans doute n’avait-elle pas eu à connaître depuis lors d’affaires relatives à la responsabilité de l’Etat en matière de pilotage, mais il n’était certainement pas imprévisible qu’elle appliquerait en cette matière, à la première occasion, les principes qu’elle avait définis en termes généraux dans cet arrêt de 1920. On pouvait s’y attendre d’autant plus qu’en lisant la loi de 1967 à la lumière de l’avis du Conseil d’Etat, on pouvait légitimement croire que celle-ci ne dérogeait pas au droit commun de la responsabilité (paragraphes 11-13 ci-dessus).
L’arrêt de 1983 n’a donc pas porté atteinte à la sécurité juridique.
43. Les considérations financières invoquées par le Gouvernement et son souci d’harmoniser le droit belge avec celui des pays voisins pouvaient justifier, pour l’avenir, une législation dérogeant, en cette matière, au droit commun de la responsabilité.
Ils ne pouvaient pas légitimer une rétroactivité dont le but et l’effet étaient de priver les requérants de leurs créances en indemnisation.
Une atteinte aussi radicale aux droits des intéressés ne respecte pas un juste équilibre entre les intérêts en présence.
44. La loi de 1988 a donc violé, dans la mesure où elle concerne les faits antérieurs au 17 septembre 1988, date de sa publication et de son entrée en vigueur, l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
45. Les requérants allèguent aussi une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
46. La Cour note que leurs griefs à cet égard se confondent avec ceux qu’ils soulèvent sous l’angle de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1). Eu égard à la conclusion formulée au paragraphe 44 ci-dessus, elle n’estime pas nécessaire de les examiner séparément sous l’angle de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
47. Aux termes de l’article 50 (art. 50) de la Convention,
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel
48. Les requérants réclament la réparation intégrale des dommages matériels cumulés, évalués à 1 598 367 385 (un milliard cinq cent quatre-vingt-dix-huit millions trois cent soixante-sept mille trois cent quatre-vingt-cinq) FB. Ils prient toutefois la Cour de réserver cette question, afin de leur permettre d’examiner, le cas échéant avec le Gouvernement, les possibilités que leur offre le droit interne d’obtenir compensation.
49. Le Gouvernement marque son accord sur ce dernier point, soulignant qu’à son avis, il appartient d’abord aux juridictions belges d’établir les dommages et les responsabilités respectives dans chacun des litiges en cause.
50. Quant au délégué de la Commission, il ne se prononce pas.
51. Dans les circonstances de la cause, la Cour estime que la question ne se trouve pas en état. Il incombe en effet aux tribunaux nationaux de déterminer les titulaires et les montants des créances en réparation nées à l’occasion des accidents à l’origine de l’affaire (paragraphe 6 ci-dessus). Il échet par conséquent de réserver le point relatif au dommage matériel, en tenant compte de l’éventualité d’un accord entre l’Etat défendeur et les intéressés (article 54 paras. 1 et 4 du règlement A).
B. Frais et dépens
52. Les requérants sollicitent en outre le versement de 51 380 253 (cinquante et un millions trois cent quatre-vingt mille deux cent cinquante-trois) FB au titre des frais et dépens entraînés par les procédures devant les juridictions internes et les organes de la Convention.
53. D’après le Gouvernement, les procédures devant les juridictions du fond ne concernaient pas directement la Convention, en sorte que les frais y afférents ne peuvent être réclamés au titre de l’article 50 (art. 50). S’agissant de ceux exposés devant les Cours d’arbitrage et de cassation ainsi qu’à Strasbourg, ils se rapporteraient à des causes qui, selon lui, se sont révélées identiques, à des points mineurs près; aussi les requérants ne pourraient-ils pas prétendre à plus de 2 000 000 FB de ce chef.
54. Le délégué de la Commission ne formule pas d’observations.
55. La Cour relève que jusqu’au 17 septembre 1988, le respect des droits garantis par la Convention n’était pas en cause devant les juridictions du fond et que, des 38 017 101 FB réclamés du chef de l’ensemble des procédures devant celles-ci, plus de 22 millions le sont au titre des interventions de la société de commissaires d’avaries Langlois & Cie.
Quant aux 13 363 152 FB demandés pour les instances devant les Cours d’arbitrage et de cassation ainsi que les organes de la Convention, la Cour note que plus de 9,5 millions FB le sont par Langlois & Cie pour frais et dépens.
Statuant en équité, la Cour alloue, 8 000 000 FB au titre des frais et dépens.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Disjoint, à l’unanimité, la cause de la sixième requérante de celles des autres et décide de la rayer du rôle;
2. Rejette, à l’unanimité, l’exception préliminaire du Gouvernement;
3. Dit, par huit voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1);
4. Dit, par huit voix contre une, qu’il n’y a pas lieu d’examiner aussi l’affaire sous l’angle de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
5. Dit, à l’unanimité, que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 8 000 000 (huit millions) francs belges, pour frais et dépens;
6. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention ne se trouve pas en état pour le dommage matériel;
en conséquence,
a) la réserve sur ce point;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans les six mois, leurs observations sur ladite question et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à son président le soin de la fixer au besoin.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 20 novembre 1995.
Rolv RYSSDAL
Président
Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement A, l’exposé des opinions séparées suivantes:
– opinion dissidente de M. Thór Vilhjálmsson;
– opinion séparée de M. De Meyer.
R. R.
H. P.
OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON
(Traduction)
Je me suis prononcé pour l’absence de violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) à notre Convention. Je reconnais, avec la majorité de la Cour, que les créances présentées par les requérants étaient des biens au sens de cette disposition (P1-1). En revanche, je ne suis pas d’accord sur la conclusion tirée de l’application du critère de proportionnalité.
Il est révélateur, à mon sens, que le droit maritime soit, avec ses règles d’indemnisation, une branche du droit à laquelle s’appliquent de nombreuses considérations bien précises. Dans ce domaine, des sommes très élevées sont souvent en jeu et le rôle des assurances y est très important. Les armateurs s’y trouvent sous la protection des règles de la responsabilité limitée. D’une manière générale, il n’y a rien d’inhabituel ni d’abusif à fixer des normes juridiques qui font endosser aux armateurs la responsabilité des erreurs de pilotage, même lorsque c’est l’Etat qui assure ou autorise ledit pilotage. Dès lors, le seul problème qui, dans cette affaire, se pose au regard de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) est la clause de rétroactivité figurant dans la loi de 1988.
La Cour de cassation, semble-t-il, n’a jamais statué sur la responsabilité des pilotes depuis l’an 1896 jusqu’en 1983. L’arrêt « La Flandria », rendu en 1920, concernait les règles du droit commun sur la responsabilité civile de l’Etat. Il n’a pas été démontré qu’au moment des accidents en cause ici, antérieurs à 1983, les armateurs pouvaient en Belgique invoquer une norme juridique sur la responsabilité de l’Etat du fait des pilotes. La situation n’était pas la même entre 1983 et 1988. Il faut néanmoins prouver que ceci a conduit à modifier les clauses d’assurances et, dès lors, à priver les armateurs de la possibilité de poursuivre les compagnies d’assurances. Cela n’a pas été fait. Du reste, les règles promulguées en 1988 n’ont pas ôté aux armateurs toute faculté de faire couvrir leurs pertes par autrui car, bien souvent, ils peuvent se retourner contre d’autres propriétaires de navires. Par conséquent, on ne voit pas clairement comment, en réalité, de lourdes charges auraient pesé sur les requérants à la suite d’accidents pour lesquels ils réclament une indemnisation, encore moins qu’elles fussent à la fois spéciales et exorbitantes. Il faut ajouter, à mon sens, que l’on ne saurait lire dans la Convention une interdiction générale de rétroactivité des mesures prises dans le domaine du droit civil. Les limites exactes des garanties prévues à l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1) sont difficiles à tracer et, finalement, il n’y a pas eu de décision sur les créances que possédaient les requérants. Dans ces conditions, j’estime que les arguments du Gouvernement, résumés au paragraphe 40 de l’arrêt, sont pertinents et convaincants. En conséquence, je ne considère pas que le fait pour le législateur interne de poser des règles avec effet rétroactif, telles que celles promulguées en Belgique en 1988, constitue une violation de la Convention, au vu du critère de proportionnalité.
Aussi ne puis-je pas conclure à une violation de l’article 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE DE MEYER
A mon avis, les motifs qui ont déterminé la Cour à constater une violation du droit des requérants au respect de leurs biens s’appliquent pareillement en ce qui concerne leur droit à bénéficier d’un procès équitable.
La rétroactivité de la loi de 1988 avait, comme le dit l’arrêt, pour but et pour effet de les priver de leurs créances en indemnisation [4]. Mais il s’agissait en même temps de faire échec à des demandes en justice déjà formées contre l’Etat ou contre un autre organisateur d’un service de pilotage [5], ainsi qu’à toute autre demande du même genre relative à des faits survenus avant l’entrée en vigueur de la nouvelle législation [6].
J’estime donc qu’il y a eu violation tout autant de l’article 6 (art. 6) de la Convention que de l’article 1er du Premier Protocole (P1-1).
[1] L’affaire porte le n° 38/1994/485/567. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
[2] Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
[3] Note du greffier: pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume 332 de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.
[4] Paragraphe 43 de l’arrêt.
[5] Il en était ainsi quant à tous les requérants, sauf la douzième (paragraphe 6 de l’arrêt).
[6] Tel était le cas de la douzième requérante et, en ce qui concerne Brabo, de la cinquième (ibidem).