COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE S.W. c. ROYAUME-UNI
(Requête no 20166/92)
ARRÊT
STRASBOURG
22 novembre 1995
En l’affaire S.W. c. Royaume-Uni1,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A22, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
C. Russo,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
F. Bigi,
Sir John Freeland,
MM. P. Jambrek,
U. Lohmus,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 juin et 27 octobre 1995,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 9 septembre 1994, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 20166/92) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. S.W., avait saisi la Commission le 29 mars 1992 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences de l’article 7 (art. 7) de la Convention.
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné ses conseils (article 30).
3. Le 24 septembre 1994, le président de la Cour a estimé qu’il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l’article 21 par. 6 du règlement A et dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice, l’examen de la présente cause et de l’affaire C.R. c. Royaume-Uni3.
4. La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 septembre 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, C. Russo, J. De Meyer, S.K. Martens, F. Bigi et U. Lohmus, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. P. Jambrek, suppléant, a remplacé M. Macdonald, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement britannique (« le Gouvernement »), les conseils du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 3 avril 1995 et celui du Gouvernement le 6 avril. Le 17 mai 1995, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué ne souhaitait pas y répondre par écrit.
6. Le 2 juin 1995, la Commission a produit divers documents; le greffier l’y avait invitée sur les instructions du président.
7. Ainsi qu’en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 20 juin 1995, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
Mme S. Dickson, ministère des Affaires
étrangères et du Commonwealth, agent,
M. A. Moses, QC, conseil,
M. R. Heaton, ministère de l’Intérieur,
M. J. Toon, ministère de l’Intérieur, conseillers;
– pour la Commission
M. J. Mucha, délégué;
– pour le requérant
M. A. Tyrell, QC,
M. R. Hill, Barrister-at-Law, conseils,
M. S. Groves, solicitor, conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Mucha, M. Tyrell, M. Hill et M. Moses.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Les événements ayant conduit aux accusations contre le requérant
8. Le requérant est ressortissant britannique. Ses relations avec sa femme, qu’il épousa en 1987, furent mouvementées et connurent de fortes tensions en 1990, lorsqu’il se trouva sans emploi. Le 18 septembre 1990 en début de soirée, l’épouse de l’intéressé lui dit que depuis quelques semaines, elle songeait à le quitter et qu’elle considérait le mariage comme ayant pris fin. Avant cette date, ils avaient fait chambre à part – d’après le requérant, une nuit; d’après sa femme, cinq nuits. M. S.W. refusa d’admettre que sa femme pensait ce qu’elle disait et il y eut une querelle après laquelle il la jeta dehors, lui meurtrissant le bras. Elle se rendit chez ses voisins les plus proches et appela la police, qui se rendit sur les lieux et parla au requérant et à son épouse séparément. Le même soir, celle-ci réintégra le domicile conjugal et le requérant eut des rapports sexuels avec elle. Peu après, elle quitta la maison, tentant d’abord d’emmener leur enfant avec elle. Elle se rendit chez ses voisins en larmes et désemparée; elle se plaignit à eux et à la police, qu’elle appela, d’avoir été violée sous la menace d’un couteau.
9. Le 19 septembre 1990, le requérant fut accusé de viol, en application de l’article 1 par. 1 de la loi de 1956 sur les délits sexuels (Sexual Offences Act 1956), de menaces de mort, contraires à l’article 16 de la loi de 1861 sur les infractions contre les personnes (Offences against the Person Act 1861), et d’atteinte à l’intégrité physique, au mépris de l’article 47 de cette dernière loi.
B. Le jugement de la Crown Court du 30 juillet 1990 et l’arrêt de la Court of Appeal du 14 mars 1991 dans l’affaire R. v. R.
10. Le 30 juillet 1990, dans une autre affaire, R. v. R., la Crown Court avait condamné l’accusé à trois ans d’emprisonnement pour tentative de viol ainsi que coups et blessures sur sa femme. Le juge de première instance, le juge Owen, avait rejeté le moyen de l’accusé d’après lequel il ne pouvait être condamné, eu égard au principe de la common law énoncé par Sir Matthew Hale, Chief Justice, dans son ouvrage History of the Pleas of the Crown, publié en 1736:
« Mais l’époux ne peut être coupable d’un viol commis par lui-même sur sa femme légitime, car de par leur consentement et leur contrat de mariage, l’épouse s’est livrée à son époux, et elle ne peut se rétracter. »
Dans son jugement (All England Law Reports 1991, vol. 1, p. 747), le juge Owen releva qu’il s’agissait là d’une affirmation faite en termes généraux à une époque où le mariage était indissoluble. Le juge Hale avait exposé la common law telle qu’elle lui apparaissait à ce moment-là, et ce dans un ouvrage et non en se référant à un ensemble particulier de circonstances dont il aurait eu à connaître dans le cadre d’une procédure. Cette déclaration sans ambages se trouvait reproduite dans la première édition de Archbold on Criminal Pleadings, Evidence and Practice (1822, p. 259), dans les termes suivants: « Un mari ne peut pas davantage se rendre coupable du viol de sa femme. »
Le juge Owen examina en outre plusieurs décisions judiciaires (R. v. Clarence, Queen’s Bench Division 1888, vol. 22, p. 23, et All England Law Reports 1886-1890, p. 113; R. v. Clarke, All England Law Reports 1949, vol. 2, p. 448; R. v. Miller, All England Law Reports 1954, vol. 2, p. 529; R. v. Reid, All England Law Reports 1972, vol. 2, p. 1350; R. v. O’Brien, All England Law Reports 1974, vol. 3, p. 663; R. v. Steele, Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22; R. v. Roberts, Criminal Law Reports 1986, p. 188; paragraphes 22-25 ci-dessous), reconnaissant qu’en se mariant une femme consent tacitement à avoir des rapports sexuels avec son mari et que ledit consentement peut être révoqué sous certaines conditions. Il ajouta:
« On m’invite à admettre que le consentement tacite de l’épouse à des relations sexuelles avec son mari doit se présumer; je n’ai pas de mal à en convenir. Je trouve en revanche difficile de (…) croire que la common law ait jamais voulu qu’un mari puisse avoir le droit de battre sa femme pour l’obliger à avoir des relations sexuelles (…)
S’il en était ainsi, ce serait une bien triste observation sur la loi et sur les juges censés en être les gardiens. Je dois néanmoins admettre qu’il existe bien quant aux relations sexuelles un consentement tacite qui me commande de rechercher si l’accusé en l’espèce peut être reconnu coupable de viol. »
Quant aux circonstances qui suffiraient en droit pour révoquer ce consentement, le juge Owen nota qu’il peut être mis fin à celui-ci, d’abord par une décision judiciaire ou un équivalent. En second lieu, releva-t-il, il ressortait de l’arrêt de la Court of Appeal dans l’affaire R. v. Steele (Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22) que le consentement tacite pouvait être retiré par accord entre les parties. Cet accord pouvait assurément être implicite; rien dans la jurisprudence ne donnait à penser le contraire. Enfin, selon lui, la common law reconnaissait que la rupture de la vie commune par l’une ou l’autre partie, assortie d’un signe clair qu’il n’y avait plus consentement aux relations sexuelles, reviendrait à révoquer tacitement ledit consentement. Il concluait que les deuxième et troisième exceptions à la dérogation, dans le mariage, aux poursuites pour viol s’appliquaient en l’occurrence.
11. La Court of Appeal (chambre criminelle) écarta un recours le 14 mars 1991 (All England Law Reports 1991, vol. 2, p. 257). Lord Lane nota que le principe énoncé par Sir Matthew Hale dans son History of the Pleas of the Crown (1736) (paragraphe 10 ci-dessus) – un homme ne peut violer sa femme – passait en général pour bien refléter la common law à l’époque. Par ailleurs, Lord Lane procéda à une analyse des décisions judiciaires antérieures; il en ressort que dans l’affaire R. v. Clarence (1888), la première de ce genre publiée, certains magistrats de la Court for Crown Cases Reserved s’étaient élevés contre le principe. Dans l’affaire publiée suivante, R. v. Clarke (1949), le juge du fond s’était écarté du principe: il avait estimé que le mari ne pouvait exciper de son immunité dans le cas où une décision de justice avait dégagé l’épouse de l’obligation de vie commune. Presque toutes les décisions ultérieures ménagèrent d’importantes exceptions à l’immunité conjugale (paragraphe 24 ci-dessous). Dans R. v. Steele (1976), la Court of Appeal avait admis qu’un accord pouvait mettre fin au consentement tacite aux rapports sexuels. Ce qu’elle confirma dans R. v. Roberts (1986) où elle dit que l’absence d’une clause de non-molestation dans un acte de séparation conclu à l’expiration d’une ordonnance de non-molestation, ne ressuscitait pas le consentement auxdits rapports.
Lord Lane ajouta:
« Depuis la décision du juge Byrne dans R. v. Clarke en 1949, les tribunaux paraissent souscrire à la thèse du juge Hale, mais dans le même temps multiplient les exceptions, les situations dans lesquelles elle ne s’applique pas. C’est là faire un usage légitime de la souplesse de la common law, qui peut et doit s’adapter à l’évolution de la société.
Vient un moment où les changements sont si grands qu’il ne suffit plus d’énoncer de nouvelles exceptions restreignant l’effet de cette thèse, un moment où celle-ci commande elle-même d’examiner si ses termes concordent avec ce que l’on tient aujourd’hui généralement pour une conduite acceptable.
(…)
Il nous apparaît que lorsque la règle de la common law ne représente plus en rien la véritable position d’une épouse dans la société d’aujourd’hui, le tribunal a le devoir de prendre des mesures pour modifier la règle s’il peut légitimement le faire, eu égard aux dispositions pertinentes adoptées par le parlement. Ce qui revient pour finir à envisager le terme « illégitime » dans la loi de 1976. »
Lord Lane examina alors d’un oeil critique les différents courants d’interprétation de l’article 1 par. 1 a) de la loi de 1976 dans la jurisprudence, notamment l’argument d’après lequel le terme « illégitime » (paragraphe 20 ci-dessous) excluait du viol les rapports sexuels dans le mariage. Il conclut:
« (…) [N]ous n’estimons pas que la loi de 1976 nous empêche de dire que l’immunité dont jouissait l’époux selon le juge Hale n’a plus cours. Nous estimons que le moment est venu pour la loi de déclarer qu’un violeur demeure un violeur, relevant du droit pénal, quelles que soient ses relations avec sa victime.
La question qui demeure, et qui n’est pas moins difficile, est de savoir si, malgré cela, c’est là un domaine où le tribunal doit s’effacer pour laisser place au processus parlementaire. Il ne s’agit pas d’ériger une nouvelle infraction, mais de supprimer une fiction de la common law devenue anachronique et offensante; parvenus à cette conclusion, nous estimons de notre devoir de lui donner les suites qu’elle comporte.
Si nous avions décidé autrement et estimé que la thèse du juge Hale demeurait applicable, nous n’en aurions pas moins dit que lorsque, comme ici, une épouse rompt la vie commune de manière à signifier au mari qu’en ce qui la concerne, le mariage a touché à sa fin, l’immunité du mari se trouve levée. »
12. Le 23 octobre 1991, sur un nouveau recours du condamné dans l’affaire précitée, la Chambre des lords confirma l’arrêt de la Court of Appeal; elle déclara notamment que le principe selon lequel un mari ne peut violer sa femme n’avait plus cours en droit anglais et gallois. Elle souligna que la common law était susceptible d’évoluer à la lumière des mutations sociales, économiques et culturelles. La thèse de Hale reflétait l’air du temps, à l’époque où elle fut énoncée. Depuis, la condition des femmes, et notamment des femmes mariées, avait changé du tout au tout, de diverses manières. Outre les questions patrimoniales et l’existence de recours en matière conjugale, l’un des changements les plus notables était que le mariage était désormais considéré, dans la société contemporaine, comme un partenariat entre pairs et non comme une relation dans laquelle la femme est le bien subalterne du mari (R. v. R., All England Law Reports 1991, vol. 4, p. 481).
13. Le 31 mars 1992, l’appelant ci-dessus introduisit une requête (no 20190/92) devant la Commission. Celle-ci la déféra (C.R. c. Royaume-Uni) à la Cour le même jour que la présente affaire (paragraphes 1 et 3 ci-dessus).
C. Le procès du requérant en l’espèce
14. Le 16 avril 1991, à l’ouverture de son procès, le requérant soutint qu’il n’avait pas à répondre du chef de viol. En premier lieu, il prétendait que le juge de première instance, le juge Rose, devait suivre la démarche de la Court of Appeal dans l’affaire R. v. Steele (Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22), et ne pas se sentir lié par l’arrêt de la même cour, du 14 mars 1991, dans l’affaire R. v. R., dans la mesure où il prétendait changer le principe selon lequel un mari ne peut être déclaré coupable du viol de sa femme. En second lieu, il affirmait qu’il fallait déclarer contraire à l’article 7 (art. 7) de la Convention l’effet rétroactif du changement du droit apporté par l’affaire R. v. R. Il se référait, entre autres, à l’arrêt de la Cour de justice des Communautés européennes en la cause R. v. Kent Kirk (Recueil 1984, p. 2689), concernant une disposition pénale relative à la pêche, ayant prétendument eu un effet rétroactif.
15. Sur le premier moyen de l’intéressé, le juge Rose, le 18 avril 1991, s’estima lié par l’arrêt de la Court of Appeal dans l’affaire R. v. R. Il n’avait pas la conviction que les motifs de cette décision se heurtaient à ceux du jugement R. v. Steele. D’ailleurs, la décision R. v. R. n’avait pas été rendue dans l’ignorance de R. v. Steele, mais la prenait en compte.
Quant au second moyen du requérant, le juge Rose releva:
« (…) aux fins du présent argument, je pars du principe que l’affaire Kirk s’applique par le biais du Traité de Rome et la décision de la [Cour de justice des Communautés européennes] d’incorporer l’article 7 par. 1 (art. 7-1) au droit anglais. Il me paraît toutefois que l’article 7 par. 2 (art. 7-2) a pour effet d’empêcher l’accusé de se prévaloir de l’article 7 par. 1 (art. 7-1).
De plus, (…) une série d’affaires (…) devant la [Cour de justice] (…) ont dégagé le principe de la protection des droits fondamentaux dans des causes relatives à des questions économiques et financières (…) Il me paraît que dans la mesure où elles concerneraient éventuellement la question, et où l’on admet qu’elles ne traitent pas d’infractions pénales comme celle que j’ai à considérer, elles protégeraient, à n’en pas douter, le droit fondamental d’une femme à ne pas se voir contrainte à des rapports sexuels contre son gré.
En outre, de par sa nature, la common law, qui évolue d’une décision judiciaire à l’autre, mais passant pour être toujours ce qu’elle est déclarée être, est telle que si l’article 7 (art. 7) fait partie intégrante du droit anglais, l’article 7 par. 2 (art. 7-2) n’est pas incompatible avec cette conception de la common law. En droit anglais, comme sans aucun doute dans le système juridique de maintes nations civilisées, les rapports sexuels non consensuels constituent (…) une infraction pénale. Pour autant qu’à la fin du XIXe siècle, il existait en droit anglais (…) une immunité conjugale; cette immunité conjugale s’est effritée peu à peu au fil des décisions judiciaires, en particulier au cours des trente à quarante dernières années, au point qu[‘] (…) elle n’a plus cours. A mon sens, c’est, ou ce serait, un abus de langage que de dire que, dans ces circonstances, l’accusé en l’espèce risque, selon les termes de l’article 7 par. 1 (art. 7-1), d’être condamné pour une action « qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international ». Partant, le second moyen [du conseil du requérant] ne saurait être accueilli. (…) Eu égard aux conclusions auxquelles je suis parvenu (…), le requérant doit, d’après moi, répondre d’un chef d’accusation. »
16. Le 19 avril 1991, le jury reconnut l’accusé coupable de chacune des trois infractions (paragraphe 9 ci-dessus). Le juge lui infligea cinq ans d’emprisonnement au total: cinq ans pour viol, deux ans pour menaces de mort et trois mois pour coups et blessures – les peines de deux ans et de trois mois devant être purgées l’une après l’autre, mais concurremment à celle de cinq ans.
17. Le condamné attaqua le verdict et la peine; il réitéra les moyens exposés au paragraphe 14 ci-dessus.
18. Compte tenu de la décision de la Chambre des lords du 23 octobre 1991 dans l’affaire R. v. R. (paragraphe 12 ci-dessus), les avocats du requérant lui indiquèrent, le 3 janvier 1992, que son recours contre le verdict n’offrait aucune chance d’aboutir. Il retira donc son appel contre le verdict de culpabilité le 15 janvier 1992. La Court of Appeal le débouta de son appel contre la peine le 30 juillet 1992.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. L’infraction de viol
19. En common law, l’infraction de viol se définissait traditionnellement comme des rapports sexuels illégitimes avec une femme sans son consentement et obtenus par la force, la peur ou le dol. Aux termes de l’article 1 de la loi de 1956 sur les délits sexuels, « le viol d’une femme par un homme constitue un crime ».
20. Pour autant qu’il s’applique ici, l’article 1 par. 1 de la loi modificative de 1976 sur les délits sexuels (Sexual Offences (Amendment) Act) est ainsi libellé:
« Aux fins de l’article 1 de la loi de 1956 sur les délits sexuels (relatif au viol), commet un viol l’homme qui
– a) a des rapports sexuels illégitimes avec une femme non consentante au moment desdits rapports (…) »
21. Le 3 novembre 1994, la loi de 1994 sur la justice pénale et l’ordre public (Criminal Justice and Public Order Act 1994) a remplacé les dispositions ci-dessus en insérant de nouveaux alinéas à l’article 1 de la loi de 1956 sur les délits sexuels, dont l’un a eu pour effet de supprimer le mot « illégitime »:
« 1. 1) Un homme violant une femme ou un autre homme commet une infraction.
2) Un homme commet un viol si – a) il a des rapports sexuels avec une personne (…) non consentante au moment desdits rapports (…) »
B. L’immunité conjugale
22. Avant l’affaire R. v. R., les tribunaux anglais, dans les rares occasions où ils avaient eu à examiner le problème, directement ou indirectement, avaient toujours reconnu au moins une certaine forme d’immunité de l’époux contre toute accusation de viol ou de tentative de viol, en raison de la théorie ou de la fiction du consentement aux relations sexuelles, censé avoir été accordé par l’épouse au moment du mariage. La thèse précitée de Sir Matthew Hale (paragraphe 10 ci-dessus) a été retenue jusqu’à récemment, par exemple dans l’affaire R. v. Kowalski (Criminal Appeal Reports 1987, vol. 86, p. 339), laquelle concernait le point de savoir si une épouse avait ou non tacitement consenti à des actes qui, s’ils lui étaient imposés contre son gré, constitueraient des sévices. Rendant le jugement du tribunal, le juge Ian Kennedy déclara, obiter:
« Selon un droit clair, bien établi et ancien, un homme ne peut, en tant qu’auteur, être coupable de viol sur sa femme. »
Et il ajouta que ce principe
« dépendait du consentement tacite aux rapports sexuels, qui découle de l’état de mariage et se poursuit jusqu’à ce que le consentement soit retiré par un jugement provisoire, par une ordonnance de séparation de corps ou, dans certaines circonstances, par un accord de séparation ».
Dans une autre affaire, R. v. Roberts (Criminal Law Reports 1986, p. 188), Lord Justice O’Connor dit:
« L’état de mariage implique que la femme ait consenti à avoir des rapports sexuels avec son mari tant que dure le mariage (…) elle ne peut retirer son consentement unilatéralement. »
23. Cependant, le 5 novembre 1990, dans l’affaire R. v. C. (All England Law Reports 1991, vol. 1, p. 755), le juge Simon Brown perçut toute la notion d’immunité conjugale comme une idée fausse:
« N’était la conséquence fort fâcheuse d’en arriver à une autre conclusion sur ce point, je m’abstiendrais, quoiqu’à regret, d’adopter cette position radicale sur la véritable situation en droit. Mais je l’adopte. Du point de vue de la logique, je la considère comme la seule défendable, compte tenu de l’évolution du droit et de son état en cette fin de XXe siècle. D’après moi, la position actuelle du droit est celle déjà établie en Ecosse, à savoir qu’il n’existe aucune immunité conjugale en matière de viol. C’est ainsi que je statue. »
En revanche, le 20 novembre 1990, dans l’affaire R. v. J. (All England Law Reports 1991, vol. 1, p. 759), le juge Rougier défendit la règle générale de la common law, estimant que l’article 1 par. 1 a) de la loi de 1976 avait pour effet de maintenir la dérogation conjugale consacrée par la thèse de Hale, sous réserve des exceptions établies par des affaires tranchées avant l’adoption de ladite loi. Il ajouta ceci:
« (…) il nous faut étudier ici un principe général important, à savoir que le droit, et particulièrement le droit pénal, devrait être assez clair pour qu’un homme sache où il se situe par rapport à lui. Je n’ai pas suffisamment d’imagination pour supposer que le défendeur en l’espèce a soigneusement étudié les précédents et pris le conseil d’un avocat avant de se comporter comme on le prétend, mais le principe de base dépasse de loin les limites de la présente affaire, et devrait opérer de manière qu’un homme ne puisse être reconnu coupable au moyen de décisions judiciaires a posteriori. »
Le 15 janvier 1991, dans l’affaire R. v. S., le juge Swinton Thomas suivit le juge Rougier, tout en considérant que les juges pouvaient définir d’autres exceptions.
Le juge Rougier comme le juge Swinton Thomas regrettèrent que l’article 1 par. 1 a) de la loi de 1976 les empêchât d’adopter la même position que le juge Simon Brown dans R. v. C.
24. Dans son document de travail 116, Rape within Marriage (Le viol au sein du mariage), achevé le 17 septembre 1990, la Law Commission déclara:
« 2.8 Il est généralement admis que, sous réserve d’exceptions (considérées ci-dessous (…)), un mari ne peut être reconnu coupable du viol de sa femme (…). Il semble en effet qu’avant 1949, il n’y ait eu aucun cas de poursuites engagées contre un mari pour le viol de sa femme (…)
(…)
2.11 L’immunité a donné naissance à une jurisprudence importante sur les affaires particulières dans lesquelles la dérogation ne s’applique pas. Les limites de cette loi sont difficiles à déterminer avec certitude. Une grande partie repose sur des décisions de première instance qui n’ont jamais été totalement contrôlées en appel (…) »
La Law Commission a défini les exceptions suivantes à l’immunité d’un époux:
– une décision judiciaire a été rendue, en particulier:
a) une injonction du tribunal dispose qu’une épouse n’est plus tenue de cohabiter avec son mari (R. v. Clarke, Criminal Appeal Reports 1949, vol. 33, p. 216);
b) il y a eu jugement de séparation de corps ou un jugement provisoire de divorce au motif qu’ »entre le prononcé du jugement provisoire et l’obtention d’une décision définitive, un mariage subsiste simplement en théorie » (R. v. O’Brien, All England Law Reports 1974, vol. 3, p. 663);
c) un tribunal a rendu une ordonnance faisant interdiction au mari de molester sa femme, ou le mari s’est engagé auprès du tribunal à ne pas la molester (R. v. Steele, Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22);
d) dans l’affaire R. v. Roberts (Criminal Law Reports 1986, p. 188), la Court of Appeal a conclu que lorsqu’une ordonnance de non-molestation de deux mois avait été rendue en faveur de l’épouse, le consentement présumé de celle-ci n’était pas rétabli à échéance de l’ordonnance;
– aucune décision judiciaire n’a été rendue:
e) le juge Lynskey releva, obiter, dans l’affaire R. v. Miller (Queen’s Bench Division 1954, vol. 2, p. 282), que le consentement d’une épouse serait révoqué par un accord de séparation, en particulier s’il contenait une clause de non-molestation;
f) Lord Justice Geoffrey Lane déclara, obiter, dans l’affaire R. v. Steele, qu’un accord de séparation contenant une clause de résidence séparée aurait cet effet.
25. La Law Commission nota qu’il avait été dit dans l’affaire R. v. Miller, puis confirmé par la Court of Appeal dans l’affaire R. v. Steele, que l’introduction d’une demande en divorce ne suffirait pas.
Elle mentionna également la décision du juge Owen dans l’affaire R. v. R., lequel estimait un accord tacite de séparation suffisant pour lever l’immunité, et déclarant que même en l’absence d’un accord, la rupture de la vie commune par l’une ou l’autre partie, accompagnée d’un signe clair qu’il n’y avait plus consentement aux rapports sexuels, exclurait l’immunité. Elle jugea difficile de concilier cette opinion avec la position adoptée dans Steele et d’après laquelle une demande en divorce n’était « manifestement » pas suffisante. La décision R. v. R. semblait élargir notablement ce qui apparaissait préalablement comme la loi, bien qu’elle soulignât la nécessité d’une séparation de fait – le simple retrait du consentement aux rapports sexuels ne suffisant pas – pour que l’immunité fût levée.
26. La Law Commission souligna que son enquête revêtait un caractère inhabituel sur un aspect important. La pratique voulait que lorsqu’on envisage la réforme de règles de common law, on étudiât les motifs des décisions judiciaires ou de la doctrine d’où se dégage l’état actuel du droit, afin d’analyser si lesdits motifs sont bien fondés. Toutefois, cette démarche n’était guère utile ici, en partie parce qu’il y avait peu de jurisprudence en la matière, mais surtout parce qu’il ne prêtait guère à controverse qu’on ne pouvait souscrire à la raison avancée dans les décisions formant le droit actuel (paragraphe 4.1 du document de travail). Le droit reposait sur l’idée que des rapports sexuels contre le gré de l’épouse échappaient au droit du viol par cela que dans son dictum, Sir Matthew Hale adhérait à la fiction du consentement présumé aux rapports sexuels. Cette notion était tout à fait artificielle et, dans la société moderne en tout cas, totalement anormale. En vérité il était difficile de trouver une décision récente ou un commentateur la jugeant tant soit peu digne d’être appuyée. On pouvait percevoir le caractère artificiel et anormal de l’immunité conjugale en la comparant à l’état actuel du droit sur les effets juridiques du mariage (paragraphe 4.2).
La notion de consentement présumé était artificielle parce que les conséquences juridiques du mariage ne résultaient pas de l’accord réciproque des parties. Bien qu’il faille que celles-ci aient la capacité juridique de contracter mariage et en observent les formalités nécessaires, elles ne pouvaient décider des clauses du contrat; le mariage était plutôt une condition qui entraînait certains droits et obligations dont de temps à autre la loi déterminait la teneur. Le juge Hawkins l’avait souligné dans l’affaire R. v. Clarence (1888) en ces termes: « Les rapports sexuels qui ont lieu entre mari et femme après le mariage ne tiennent pas à un consentement particulier de sa part à elle, mais résultent simplement de la soumission à une obligation que la loi lui impose » (paragraphe 4.3).
La Law Commission souligna à cet égard que « les droits et devoirs découlant du mariage ont toutefois évolué au fil des années, de même que le droit s’est adapté aux changements de la société et des valeurs. A l’époque moderne, on considère le mariage comme un partenariat entre pairs » (paragraphe 4.4). Elle donna alors quelques exemples de changements de la loi et ajouta:
« 4.11 Cette reconnaissance progressive de droits et obligations réciproques au sein du mariage, décrite aux paragraphes 4.3-4.10 ci-dessus, montre clairement à notre avis que, quels que puissent être les arguments en faveur de l’immunité, on ne saurait tenir celle-ci pour justifiée en quoi que ce soit par la nature du mariage moderne ou par la loi qui le régit. »
27. Ladite commission proposa notamment, à titre provisoire, d’ »abolir l’actuelle immunité conjugale dans tous les cas » (paragraphe 5.2 de son document de travail).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28. Dans sa requête du 29 mars 1992 (no 20166/92) à la Commission, le requérant se plaignait de sa condamnation, au mépris de l’article 7 (art. 7) de la Convention, pour une conduite, à savoir le viol de sa femme, qui, à l’époque des faits, ne constituait pas, selon lui, une infraction pénale.
29. La Commission a retenu la requête le 14 janvier 1994. Dans son rapport du 27 juin 1994 (article 31) (art. 31), elle formule l’avis qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention (onze voix contre six). Le texte intégral de son avis et des deux opinions séparées dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt4.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
30. A l’audience du 20 juin 1995, comme il l’avait fait dans son mémoire, le Gouvernement a invité la Cour à dire qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 7 (art. 7) de la Convention.
31. A la même occasion, le requérant a, comme dans son mémoire, prié la Cour de dire qu’il y avait eu violation de l’article 7 (art. 7) et de lui octroyer une satisfaction équitable au titre de l’article 50 (art. 50) de la Convention.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 7 (art. 7) DE LA CONVENTION
32. Selon le requérant, sa condamnation pour viol a constitué une peine rétroactive contraire à l’article 7 (art. 7) de la Convention, ainsi libellé:
« 1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international. De même, il n’est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l’infraction a été commise.
2. Le présent article (art. 7) ne portera pas atteinte au jugement et à la punition d’une personne coupable d’une action ou d’une omission qui, au moment où elle a été commise, était criminelle d’après les principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées. »
33. Le Gouvernement et la Commission marquent leur désaccord avec cette thèse.
A. Principes généraux
34. La garantie que consacre l’article 7 (art. 7), élément essentiel de la prééminence du droit, occupe une place primordiale dans le système de protection de la Convention, comme l’atteste le fait que l’article 15 (art. 15) n’y autorise aucune dérogation en temps de guerre ou autre danger public. Ainsi qu’il découle de son objet et de son but, on doit l’interpréter et l’appliquer de manière à assurer une protection effective contre les poursuites, les condamnations et sanctions arbitraires.
35. Comme la Cour l’a dit dans son arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25 mai 1993 (série A no 260-A, p. 22, par. 52), l’article 7 (art. 7) ne se borne donc pas à prohiber l’application rétroactive du droit pénal au désavantage de l’accusé: il consacre aussi, de manière plus générale, le principe de la légalité des délits et des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au désavantage de l’accusé, notamment par analogie. Il en résulte qu’une infraction doit être clairement définie par la loi. Dans son arrêt précité, la Cour a ajouté que cette condition se trouve remplie lorsque le justiciable peut savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale. La Cour a donc indiqué que la notion de « droit » (« law ») utilisée à l’article 7 (art. 7) correspond à celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention, notion qui englobe le droit écrit comme non écrit et implique des conditions qualitatives, entre autres celles d’accessibilité et de prévisibilité (voir, comme exemple récent, l’arrêt Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni du 13 juillet 1995, série A no 316-B , pp. 71-72, par. 37).
36. Aussi clair que le libellé d’une disposition légale puisse être, dans quelque système juridique que ce soit, y compris le droit pénal, il existe immanquablement un élément d’interprétation judiciaire. Il faudra toujours élucider les points douteux et s’adapter aux changements de situation. D’ailleurs, il est solidement établi dans la tradition juridique du Royaume-Uni comme des autres Etats parties à la Convention que la jurisprudence, en tant que source du droit, contribue nécessairement à l’évolution progressive du droit pénal. On ne saurait interpréter l’article 7 (art. 7) de la Convention comme proscrivant la clarification graduelle des règles de la responsabilité pénale par l’interprétation judiciaire d’une affaire à l’autre, à condition que le résultat soit cohérent avec la substance de l’infraction et raisonnablement prévisible.
B. Application de ces principes
37. D’après le requérant, sous réserve de certaines limites, le principe général de la common law d’après lequel un mari ne peut se voir déclaré coupable du viol de sa femme, demeurait valable le 18 septembre 1990, date où il a commis les actes ayant débouché sur l’accusation de viol (paragraphe 8 ci-dessus). Une série de décisions judiciaires avant ainsi qu’après cette date, par exemple celle du 20 novembre 1990 dans l’affaire R. v. J. (paragraphe 23 ci-dessus), auraient énoncé le principe général de l’immunité. Il serait manifestement hors de doute qu’au 18 septembre 1990, la loi n’avait subi aucun changement, même si on l’avait envisagé.
Lors du débat de la Chambre des communes sur le projet qui allait devenir la loi modificative de 1976 sur les délits sexuels (paragraphe 20 ci-dessus), différentes vues furent exprimées sur l’immunité conjugale. Le ministre ayant conseillé d’attendre le rapport du Criminal Law Revision Committee, un amendement qui aurait aboli l’immunité fut retiré et ne fit jamais l’objet d’un vote. Dans son rapport, qu’il présenta seulement en 1984, ledit comité recommanda de maintenir l’immunité et de créer une nouvelle exception.
En 1988, alors qu’il considérait certains amendements à la loi de 1976, le parlement avait la possibilité de supprimer le mot « illégitime » à l’article 1 par. 1 a) (paragraphe 20 ci-dessus) ou d’introduire une nouvelle disposition sur les relations conjugales, mais ne prit aucune décision en la matière.
Le 17 septembre 1990, la Law Commission recommanda à titre provisoire la suppression de la règle sur l’immunité (paragraphes 26-27 ci-dessus). Or les arrêts de la Court of Appeal puis de la Chambre des lords dans l’affaire R. v. R. (paragraphes 11 et 12 ci-dessus) devancèrent le débat. Selon l’intéressé, ces décisions ont modifié la loi rétroactivement, ce qui n’eût pas été le cas si le parlement avait suivi la proposition de la Law Commission. En conséquence, conclut-il, lorsqu’en 1994 il a supprimé le terme « illégitime » à l’article 1 de la loi de 1976 (paragraphe 21 ci-dessus), le parlement ne se serait pas borné à reformuler la loi comme elle se trouvait libellée en 1976.
38. L’intéressé fait valoir de plus qu’en examinant son grief sur le terrain de l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention, la Cour ne devrait pas envisager sa conduite par rapport à l’une ou l’autre des exceptions à la règle sur l’immunité. Ces exceptions n’auraient jamais été considérées dans la procédure interne, le juge Rose ayant statué en s’appuyant sur l’arrêt de la Court of Appeal du 14 mars 1991 dans R. v. R. et d’après lequel il n’existait plus d’immunité. La décision du juge Owen du 30 juillet 1990 dans R. v. R., qui ajoutait à la liste des exceptions les accords tacites de rétracter le consentement aux relations sexuelles, n’aurait pas été publiée à la date du 18 septembre 1990 et n’aurait pas eu force contraignante. En tout cas, les faits de la présente cause donneraient à croire qu’il n’y avait eu aucun accord de ce genre.
39. Si un critère de prévisibilité semblable à celui opérant sur le terrain de l’article 10 par. 2 (art. 10-2) s’applique en l’espèce, le requérant estime qu’il n’a pas été rempli. Certes, la Court of Appeal et la Chambre des lords n’ont pas érigé de nouvelle infraction ni modifié les éléments constitutifs du délit de viol; elles auraient adapté une infraction existante de manière à y englober une conduite que la common law en excluait jusqu’alors. Elles n’auraient pas adapté la loi à un nouveau type de comportement, mais à un changement d’attitudes sociales. Etendre le droit pénal sur cette seule base à une conduite licite auparavant serait précisément ce que l’article 7 (art. 7) de la Convention viserait à empêcher. D’ailleurs, souligne le requérant, il serait impossible de préciser quand le changement dont il s’agit se serait produit. En septembre 1990, la Law Commission n’avait pas prévu de changement par la jurisprudence; elle estimait que le parlement aurait à légiférer.
40. Le Gouvernement et la Commission considèrent qu’en septembre 1990, de sérieux doutes planaient sur la validité de la prétendue immunité conjugale en cas de viol. Il s’agirait là d’un domaine où la loi avait fait l’objet d’une évolution progressive et il y avait fort à penser que les tribunaux donneraient une interprétation encore plus large des tempéraments à apporter à la loi. En particulier, l’égalité de la condition des femmes et des hommes dans le mariage et en-dehors ainsi que la liberté de disposer de leur corps ayant été reconnues, le requérant, en s’entourant de conseils juridiques éclairés, pouvait raisonnablement prévoir l’adaptation à son cas des éléments constitutifs de l’infraction de viol. Il ne fut pas jugé coupable d’une conduite qui ne constituait pas une infraction pénale au moment où il l’a commise.
41. La Cour note que la condamnation du requérant pour viol reposait sur l’infraction de viol définie par la loi, à savoir l’article 1 de la loi de 1956, précisé par l’article 1 par. 1 de la loi de 1976 (paragraphes 19 et 20 ci-dessus). L’intéressé ne conteste pas que la conduite qui lui a valu sa condamnation aurait constitué un viol au sens de la définition légale du viol applicable à l’époque, si la victime n’avait pas été sa femme. Le grief qu’il tire de l’article 7 (art. 7) de la Convention porte uniquement sur le fait que lorsqu’il a décidé, le 18 avril 1991, que l’intéressé devait répondre de l’accusation de viol, le juge Rose a suivi l’arrêt de la Court of Appeal du 14 mars 1991 dans l’affaire R. v. R., lequel déclarait que l’immunité était levée.
42. Il échet de relever qu’un élément clé de l’arrêt de la Court of Appeal dans R. v. R. (résumé au paragraphe 11 ci-dessus) concernait la définition du viol à l’article 1 par. 1 a) de la loi de 1976: « rapports sexuels illégitimes avec une femme non consentante au moment desdits rapports ». La question était de savoir si la « suppression » de l’immunité conjugale se heurterait à la définition légale du viol, en particulier si le terme « illégitime » y ferait obstacle. La Court of Appeal examina de près divers courants d’interprétation de la disposition dans la jurisprudence, dont l’argument d’après lequel le terme « illégitime » excluait de la définition du viol les rapports sexuels dans le mariage. La Cour rappelle à ce propos qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (voir, par exemple, l’arrêt Kemmache c. France (no 3) du 24 novembre 1994, série A no 296-C, pp. 86-87, par. 37). Elle n’aperçoit aucune raison de se démarquer de la conclusion de la Court of Appeal, confirmée ultérieurement par la Chambre des lords (paragraphe 12 ci-dessus), et d’après laquelle le mot « illégitime » dans la définition du viol constituait une simple redondance et n’empêchait pas de « supprimer une fiction de la common law devenue anachronique et offensante » et de déclarer qu’ »un violeur demeure un violeur, relevant du droit pénal, quelles que soient ses relations avec sa victime » (paragraphe 11 ci-dessus).
43. Les décisions de la Court of Appeal et de la Chambre des lords ne faisaient que poursuivre une tendance perceptible dans l’évolution de la jurisprudence et démantelant l’immunité qui mettait un mari à l’abri de poursuites pour le viol de sa femme (pour une description de cette évolution, voir les paragraphes 11 et 23 à 27 ci-dessus). Nul doute en l’état de la loi au 18 septembre 1990 qu’un mari ayant de force des rapports sexuels avec son épouse pouvait, dans diverses circonstances, être convaincu de viol. De plus, l’interprétation jurisprudentielle opérait une évolution manifeste, cohérente avec la substance même de l’infraction, du droit pénal qui tendait à traiter d’une manière générale pareille conduite comme relevant de l’infraction de viol. Cette évolution était telle que la reconnaissance judiciaire de l’absence d’immunité constituait désormais une étape raisonnablement prévisible de la loi (paragraphe 36 ci-dessus).
44. Le caractère par essence avilissant du viol est si manifeste qu’on ne saurait tenir le résultat des décisions de la Court of Appeal et de la Chambre des lords – d’après lesquelles le requérant pouvait être reconnu coupable de viol quelles que fussent ses relations avec la victime – pour contraires à l’objet et au but de l’article 7 (art. 7) de la Convention, qui veut que nul ne soit soumis à des poursuites, des condamnations ou des sanctions arbitraires (paragraphe 34 ci-dessus). De surcroît, l’abandon de l’idée inacceptable qu’un mari ne pourrait être poursuivi pour le viol de sa femme était conforme non seulement à une notion civilisée du mariage mais encore et surtout aux objectifs fondamentaux de la Convention dont l’essence même est le respect de la dignité et de la liberté humaines.
45. En conséquence, lorsqu’il a suivi dans le cas du requérant l’arrêt de la Court of Appeal dans R. v. R., le juge Rose n’a pas rendu une décision débouchant sur un verdict de culpabilité incompatible avec l’article 7 (art. 7) de la Convention.
46. Parvenue à cette conclusion, la Cour ne juge pas devoir examiner si les faits de la cause entraient dans le champ des exceptions au principe d’immunité déjà énoncées par les tribunaux anglais avant le 18 septembre 1990.
47. En résumé, la Cour, comme le Gouvernement et la Commission, estime que la décision de la Crown Court d’après laquelle le requérant ne pouvait exciper de l’immunité pour échapper à une condamnation pour le viol de sa femme, n’a pas enfreint les droits de l’intéressé au titre de l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 7 par. 1 (art. 7-1) de la Convention.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 22 novembre 1995.
- L’affaire porte le n° 47/1994/494/576. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes. [↩]
- Le règlement A s’applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors. [↩]
- Affaire n° 48/1994/495/577. [↩]
- Note du greffier: pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume 335-B de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe. [↩]