COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE GOLDER c. ROYAUME-UNI
(Requête no 4451/70)
ARRÊT
STRASBOURG
21 février 1975
En l’affaire Golder,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière par application de l’article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. G. BALLADORE PALLIERI, président,
H. MOSLER,
A. VERDROSS,
E. RODENBOURG,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
Mme H. PEDERSEN,
MM. T. VILHJÁLMSSON,
R. RYSSDAL,
A., BOZER
W.J. GANSHOF VAN DER MEERSCH,
Sir Gerald FITZMAURICE,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et J.F. SMYTH, greffier adjoint,
Après avoir délibéré en chambre du conseil,
Rend l’arrêt que voici:
PROCEDURE
1. L’affaire Golder a été portée devant la Cour par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord (« le gouvernement »). A son origine se trouve une requête dirigée contre le Royaume-Uni et dont un ressortissant britannique, M. Sidney Elmer Golder, avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») en vertu de l’article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Introduite en août 1969, la requête a été complétée en avril 1970 et enregistrée sous le no 4451/70. Le rapport la concernant, établi par la Commission conformément à l’article 31 (art. 31) de la Convention, a été transmis au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe le 5 juillet 1973.
2. Présentée en vertu de l’article 48 (art. 48) de la Convention, la requête du gouvernement a été déposée au greffe de la Cour le 27 septembre 1973, dans le délai de trois mois prévu auxarticles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47). Elle a pour objet de soumettre l’affaire au jugement de la Cour. Le gouvernement y marque son désaccord avec l’avis que la Commission a exprimé dans son rapport et avec la manière dont elle a abordé l’interprétation de la Convention.
3. Le 4 octobre 1973, le greffier a reçu du secrétaire de la Commission vingt-cinq exemplaires du rapport de celle-ci.
4. Le 9 octobre 1973, le président de la Cour a procédé, en présence du greffier, au tirage au sort des noms de cinq des sept juges appelés à former la Chambre compétente, Sir Humphrey Waldock, juge élu de nationalité britannique, et M. G. Balladore Pallieri, vice-président de la Cour, siégeant d’office aux termes de l’article 43 (art. 43) de la Convention et de l’article 21 par. 3 b) du règlement, respectivement. Les cinq juges ainsi désignés étaient MM. R. Cassin, E. Rodenbourg, A. Favre, T. Vilhjálmsson et W. Ganshof van der Meersch (article 43 in fine de la Convention et article 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Le président a également tiré au sort les noms des juges suppléants (article 21 par. 4 du règlement).
En application de l’article 21 par. 5 du règlement, M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre.
5. Le président de la Chambre a recueilli par l’intermédiaire du greffier l’opinion de l’agent du gouvernement, de même que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Par une ordonnance du 12 octobre 1973, il a décidé que le gouvernement présenterait un mémoire dans un délai devant expirer le 31 janvier 1974 et que les délégués auraient la faculté d’y répondre par écrit dans un délai de deux mois à compter de la réception dudit mémoire. En outre, il a chargé le greffier d’inviter les délégués à communiquer à la Cour les principaux documents énumérés dans le rapport. Ces documents sont parvenus au greffe le 17 octobre.
Par la suite, le président a consenti à proroger jusqu’au 6 mars 1974 le délai accordé à l’agent du gouvernement et jusqu’au 6 juin, puis au 26 juillet, celui dont disposaient les délégués (ordonnances des 21 janvier, 9 avril et 5 juin 1974). Le mémoire du gouvernement est arrivé au greffe le 6 mars 1974, celui de la Commission – auquel se trouvaient annexées des observations du conseil du requérant – le 26 juillet.
6. La Chambre s’est réunie à huis clos le 7 mai 1974. Elu membre de la Cour en janvier 1974 en remplacement de Sir Humphrey Waldock, Sir Gerald Fitzmaurice a occupé le siège de ce dernier en sa qualité de juge de nationalité britannique (article 43 de la Convention et article 2 par. 3 du règlement) (art. 43).
Le même jour, la Chambre a décidé, en vertu de l’article 48 du règlement, de se dessaisir, avec effet immédiat, au profit de la Cour plénière, « considérant que l’affaire (soulevait) des questions graves qui (touchaient) à l’interprétation de la Convention ».
Le nouveau président de la Cour, M. Balladore Pallieri, a assumé la présidence.
7. Par une ordonnance du 6 août 1974, le président a fixé au 11 octobre la date d’ouverture des audiences, après avoir consulté l’agent du gouvernement et les délégués de la Commission.
8. Les débats se sont déroulés en public les 11 et 12 octobre 1974 à Strasbourg, au Palais des Droits de l’Homme.
Ont comparu devant la Cour:
– pour le gouvernement:
M. P. FIFOOT, conseiller juridique
au ministère des affaires étrangères et du Commonwealth,
avocat à la cour, agent et conseil,
Sir Francis VALLAT, K.C.M.G., Q.C., professeur de droit international au King’s College de Londres, ancien jurisconsulte du
ministère des affaires étrangères,
M. G. SLYNN, Q.C., juge (recorder)
à Hereford, conseils,
et
Sir William DALE, K.C.M.G., ancien jurisconsulte
du secrétariat du Commonwealth,
M. R.M. MORRIS, administrateur principal
au ministère de l’intérieur, conseillers;
– pour la Commission:
M. G. SPERDUTI, délégué principal,
MM. T. OPSAHL et K. MANGAN, délégués,
M. N. TAPP, Q.C., ancien représentant du requérant
devant la Commission, assistant les délégués en vertu de
l’article 29 par. 1, deuxième phrase, du règlement de la Cour.
La Cour a ouï en leurs déclarations et conclusions, ainsi qu’en leurs réponses aux questions posées par elle et par plusieurs juges, M. Fifoot, Sir Francis Vallat et M. Slynn pour le gouvernement et, pour la Commission, MM. Sperduti, Opsahl et Tapp.
Le gouvernement a produit devant elle certains documents à l’occasion des audiences.
FAITS
9. Les faits de la cause peuvent se résumer ainsi:
10. M. Sidney Elmer Golder, citoyen britannique né en 1923, fut condamné au Royaume-Uni, en 1965, à quinze ans de réclusion pour vol à main armée. En 1969, il purgeait sa peine à la prison de Parkhurst, dans l’île de Wight.
11. Dans la soirée du 24 octobre 1969, des troubles graves éclatèrent dans un local affecté aux loisirs, en présence du requérant.
Le lendemain, un gardien qui avait contribué à réprimer l’émeute et avait été blessé à cette occasion, M. Laird, fit une déposition identifiant ses agresseurs. Il déclara notamment: « Frazer criait (…) et Frape, Noonan et un autre détenu que je connais de vue, je crois qu’il s’appelle Golder, (…) me lançaient de méchants coups. »
12. Le 26 octobre, le requérant, avec d’autres personnes soupçonnées d’avoir participé aux incidents, fut séparé du gros des détenus. Des inspecteurs de police l’interrogèrent les 28 et 30 octobre. Lors du second de ces interrogatoires, ils l’informèrent qu’on prétendait qu’il avait assailli un gardien; ils l’avertirent que « les faits seraient signalés aux autorités afin qu’elles pussent décider de l’ouverture de poursuites contre lui pour violences à gardien, ayant causé des lésions corporelles ».
13. Golder écrivit à son député les 25 octobre et 1er novembre, puis à un commissaire de police le 4 novembre, au sujet des événements du 24 octobre et des conséquences fâcheuses qui en avaient découlé pour lui; le directeur de la prison intercepta ces lettres parce que l’expéditeur n’avait pas soulevé au préalable par les voies officielles les questions dont elles traitaient.
14. Par une seconde déposition, du 5 novembre 1969, Laird modifia ainsi la première:
« Quand j’ai mentionné le détenu Golder, j’ai déclaré: ‘Je pense qu’il s’agissait de Golder’; celui-ci était présent avec Frazer, Frape et Noonan pendant que ces trois derniers s’en prenaient à moi.
« S’il s’agissait de Golder, et je me rappelle très bien l’avoir vu dans le groupe tout proche qui hurlait des injures et de manière générale se montrait insupportable, je ne suis pas sûr qu’il m’ait attaqué.
« Plus tard, quand Noonan et Frape m’ont empoigné, Frazer était aussi présent mais je ne me souviens pas qui était l’autre détenu; il y en avait là plusieurs dont l’un attirait spécialement l’attention, mais je ne puis mettre un nom sur son visage. »
Le 7 novembre, un autre gardien signala ce qui suit:
« (…) Pendant l’émeute de cette nuit-là, j’ai passé le plus clair de mon temps dans la salle de télévision avec les détenus qui ne participaient pas aux troubles.
Le no 740007, Golder, se trouvait dans cette pièce avec moi; à ma connaissance, il n’a point pris part à l’émeute.
Sa présence à mes côtés peut être confirmée par le gardien (…) qui nous a observés tous deux du dehors. »
Le même jour, le requérant regagna sa cellule habituelle.
15. Dans l’intervalle, les autorités pénitentiaires avaient étudié les diverses déclarations et dressé, le 10 novembre, une liste des accusations pouvant être portées contre certains détenus, dont le requérant, pour infraction à la discipline en prison. Des mentions correspondantes furent insérées dans le dossier pénitentiaire de Golder. Aucune accusation de ce genre n’ayant en définitive été lancée contre ce dernier, lesdites mentions furent complétées par les mots « accusations n’ayant pas donné lieu à poursuites »; elles ont été biffées en 1971, pendant l’examen de la requête par la Commission.
16. Le 20 mars 1970, l’intéressé adressa une requête au ministre de l’intérieur. Il demandait son transfèrement dans quelque autre établissement et ajoutait:
« Je crois savoir qu’une déclaration du gardien Laird m’accusant à tort d’avoir trempé dans les événements du 24 octobre figure à mon dossier pénitentiaire. Je soupçonne que c’est elle qui a récemment empêché de recommander ma libération conditionnelle au comité local compétent.
« Je sollicite respectueusement la permission de consulter un avocat afin d’intenter une action civile pour diffamation (libel) au sujet de cette déclaration (…). En ordre subsidiaire, je vous prie d’autoriser Mme G.M. Bishop, juge (magistrate), à examiner mon dossier en pleine indépendance. J’accepterais d’elle l’assurance que cette déclaration n’est point versée à mon dossier. Dans ce cas, je serais prêt à considérer que les propos diffamatoires tenus à mon encontre ne m’ont pas vraiment nui, hormis les deux semaines que j’ai passées dans les cellules séparées; une action civile ne serait alors pas nécessaire, pourvu que je reçoive des excuses à titre de réparation (…). »
17. En Angleterre, les contacts entre condamnés détenus et personnes de l’extérieur obéissent à la loi de 1952 sur les prisons (Prison Act), telle qu’elle a été amendée, et à des textes d’application.
L’article 47 par. 1 de cette loi habilite le ministre de l’intérieur à « réglementer l’organisation et la gestion des prisons (…) ainsi que (…) le traitement (…), la discipline et le contrôle des détenus ».
Les règles édictées par le ministre en vertu de ce pouvoir constituent le règlement pénitentiaire (Prison Rules) de 1964, qui a été déposé devant le parlement et a valeur de loi (statutoryinstrument). Les clauses relatives aux communications entre détenus et personnes de l’extérieur se trouvent aux articles 33, 34 et 37:
« Lettres et visites en général
Article 33
1. Pour maintenir la discipline et l’ordre ou prévenir les infractions pénales, ou dans l’intérêt de toute personne, le ministre peut imposer, de manière générale ou dans un cas particulier, des restrictions aux communications à autoriser entre un détenu et d’autres personnes.
2. Sauf exception prévue par la loi ou par le présent règlement, un détenu ne peut communiquer avec une personne de l’extérieur, et réciproquement, sans l’autorisation du ministre.
(…)
Lettres personnelles et visites
Article 34
(…)
8. Le présent article ne donne pas à un détenu le droit de communiquer avec quelqu’un au sujet d’une affaire juridique ou autre, ou avec une personne autre qu’un parent ou ami, sans l’autorisation du ministre.
(…)
Conseillers juridiques
Article 37
1. Le conseiller juridique d’un détenu dans une procédure judiciaire, civile ou pénale, à laquelle celui-ci est partie, doit jouir de facilités raisonnables pour s’en entretenir avec lui hors de portée de voix d’un gardien mais en sa présence.
2. Le conseiller juridique d’un détenu peut, avec l’autorisation du ministre, s’entretenir avec son client de toute autre affaire juridique, en présence et à portée de voix d’un gardien. »
18. Le 6 avril 1970, le ministère de l’intérieur chargea le directeur de la prison de notifier à Golder la réponse suivante à sa requête du 20 mars:
« Le ministre a étudié votre requête avec soin, mais n’est pas prêt à vous accorder le transfèrement demandé; il n’aperçoit pas non plus de raisons de prendre des mesures quelconques sur les autres points soulevés par vous. »
19. Devant la Commission, Golder a présenté deux griefs concernant respectivement l’interception de ses lettres (paragraphe 13 ci-dessus) et le refus du ministre de l’intérieur de l’autoriser à consulter un avocat. Le 30 mars 1971, la Commission a déclaré le premier irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, mais retenu le second sous l’angle des articles 6 par. 1 et 8 (art. 6-1, art. 8) de la Convention.
20. Le requérant a été libéré sous condition le 12 juillet 1972.
21. Dans son rapport, la Commission a formulé l’avis:
– à l’unanimité, que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) garantit un droit d’accès aux tribunaux;
– à l’unanimité, que pris séparément ou en combinaison avec d’autres articles de la Convention, il ne renferme aucune limitation implicite au droit d’un condamné détenu d’introduire une action et à cette fin de consulter librement un avocat, de sorte que les restrictions imposées par la pratique actuelle des autorités britanniques sont incompatibles avec l’article 6 par. 1 (art. 6-1);
– par sept voix contre deux, que l’article 8 par. 1 (art. 8-1) s’applique aux faits de la cause;
– que « les faits qui constituent une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) constituent aussi une violation de l’article 8 (art. 8) » (par huit voix contre une, ainsi que le délégué principal l’a précisédevant la Cour le 12 octobre 1974).
La Commission a en outre exprimé l’opinion que le droit d’accès aux tribunaux, garanti par l’article 6 par. 1 (art. 6-1), n’est pas assujetti à l’exigence du « délai raisonnable »; le gouvernement avait soulevé dans sa requête des objections sur ce point, mais dans son mémoire il a déclaré y renoncer.
22. Devant la Cour ont été présentées, à l’audience de l’après-midi du 12 octobre 1974, les conclusions finales suivantes:
– pour le gouvernement:
« Le gouvernement du Royaume-Uni fait respectueusement valoir devant la Cour que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention ne confère pas au requérant un droit d’accès aux tribunaux, mais seulement le droit à ce que sa cause, dans toute instance pouvant être introduite par lui, soit entendue équitablement et conformément aux autres exigences du paragraphe. Le gouvernement soutient, en conséquence, que son refus d’autoriser en l’espèce le requérant à consulter un avocat n’a pas violé l’article 6 (art. 6). Subsidiairement, si la Cour estime que les droits accordés par l’article 6 (art. 6) comprennent un droit général d’accès aux tribunaux, le gouvernement du Royaume-Uni soutient que ce droit n’est pas absolu dans le cas des détenus; que dans l’intérêt de l’ordre et de la discipline pénitentiaires, il était donc admissible de restreindre de manière raisonnable le recours du requérant aux tribunaux et que le refus du gouvernement du Royaume-Uni d’autoriser le requérant à consulter un avocat demeurait dans les limites des restrictions permises et, partant, ne constituait pas une violation de l’article 6 (art. 6) de la Convention.
Le gouvernement du Royaume-Uni soutient de plus que le contrôle exercé sur la correspondance du requérant pendant qu’il se trouvait en prison était une conséquence nécessaire de la perte de sa liberté et que les mesures prises par le gouvernement ne constituaient donc pas une violation de l’article 8 par. 1 (art. 8-1); qu’en tout cas, ces mesures rentraient dans le cadre des exceptions prévues à l’article 8 par. 2 (art. 8-2), car la restriction imposée était prévue par la loi et il relevait du pouvoir d’appréciation du gouvernement de juger que la restriction était nécessaire, dans une société démocratique, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales.
En conséquence, Monsieur le Président, au nom du gouvernement du Royaume-Uni, je demande respectueusement à cette honorable Cour de déclarer que le gouvernement n’a violé en l’espèce ni l’article 6 (art. 6) ni l’article 8 (art. 8) de la Convention européenne des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. »
– pour la Commission:
« Les questions auxquelles la Cour est appelée à répondre sont les suivantes:
1) L’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne des Droits de l’Homme reconnaît-il aux personnes qui désirent engager un procès civil un droit d’accès aux tribunaux?
2) Si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) reconnaît un tel droit d’accès, existe-t-il des limitations implicites à ce droit, ou à son exercice, qui trouvent application dans la situation de fait de la présente affaire?
3) Une personne détenue après condamnation, qui désire écrire à son avocat en vue d’engager un procès civil, peut-elle invoquer la protection prévue à l’article 8 (art. 8) de la Convention quant au respect de la correspondance?
4) Suivant les réponses qui auront été données aux questions précédentes, les faits de la présente affaire révèlent-ils l’existence d’une violation de l’article 6 et de l’article 8 (art. 6, art. 8) de la Convention européenne des Droits de l’Homme? »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1)
23. Ainsi qu’il ressort des paragraphes 73, 99 et 110 de son rapport, la Commission estime à l’unanimité qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention; le gouvernement marque son désaccord avec cette opinion.
24. Aux termes de l’article 6 par. 1 (art. 6-1),
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
25. En l’espèce, la Cour est appelée à se prononcer sur deux questions concernant le texte précité:
(i) L’article 6 par. 1 (art. 6-1) se borne-t-il à garantir en substance le droit à un procès équitable (fair trial) dans une instance déjà pendante, ou reconnaît-il en outre un droit d’accès aux tribunaux à toute personne désireuse d’introduire une action relative à une contestation portant sur ses droits et obligations de caractère civil (« action civile »)?
(ii) Dans ce dernier cas, existe-t-il ou non des limitations implicites au droit d’accès, ou à son exercice, qui trouvent à s’appliquer en l’occurrence?
A. Sur le « droit d’accès »
26. La Cour rappelle que le requérant a prié le ministre de l’intérieur, le 20 mars 1970, de l’autoriser à consulter un avocat en vue d’intenter contre le gardien Laird une action en dommages-intérêts du chef de diffamation (libel) et que sa demande a été rejetée le 6 avril (paragraphes 16 et 18 ci-dessus).
Si la réponse négative du ministre a eu pour conséquence immédiate d’interdire à Golder de prendre contact avec un avocat, il n’en résulte point que seule puisse se poser en l’espèce une question relative à la correspondance, à l’exclusion de tout problème d’accès aux tribunaux.
Assurément, nul ne sait si le requérant aurait persisté dans son dessein d’assigner Laird en justice au cas où on lui aurait permis de consulter un avocat. En outre, les renseignements fournis à la Cour par le gouvernement donnent à penser qu’une juridiction anglaise ne débouterait pas un condamné détenu pour le seul motif qu’il aurait réussi à la saisir – par exemple en recourant aux services d’un mandataire – sans s’être muni de l’autorisation ministérielle exigée par les articles 33 par. 2 et 34 par. 8 du règlement pénitentiaire de 1964, éventualité qui du reste ne s’est pas produite en l’occurrence.
Il n’en demeure pas moins que Golder avait manifesté de la façon la plus claire sa volonté « d’intenter une action civile pour diffamation »; c’est dans ce but qu’il désirait se mettre en rapportavec un avocat, mesure préparatoire normale en elle-même et vraisemblablement indispensable pour lui en raison de son état de détention. En lui interdisant d’établir pareil contact, le ministre de l’intérieur a contrecarré l’introduction de l’instance envisagée. Sans dénier formellement à Golder le droit de saisir un tribunal, il l’a empêché en fait d’engager une action dès 1970. Or un obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l’égal d’un obstacle juridique.
Certes, ainsi que l’a souligné le gouvernement, le requérant aurait pu s’adresser à sa guise aux tribunaux une fois libéré, mais en mars et avril 1970 cette échéance était encore assez lointaine et une entrave à l’exercice efficace d’un droit peut porter atteinte à ce droit même si elle revêt un caractère temporaire.
La Cour doit examiner, par conséquent, si l’entrave ainsi constatée a méconnu un droit garanti par la Convention et plus précisément par l’article 6 (art. 6), que le requérant a invoqué à cet égard.
27. Un point n’a pas prêté à discussion et la Cour le tient pour acquis: le « droit » dont Golder souhaitait se prévaloir contre Laird, à tort ou à raison, devant une juridiction anglaise, avait un »caractère civil » au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
28. D’autre part, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne proclame pas en termes exprès un droit d’accès aux tribunaux. Il énonce des droits distincts mais dérivant de la même idée fondamentale et qui, réunis, constituent un droit unique dont il ne donne pas la définition précise, au sens étroit de ces mots. Il incombe à la Cour de rechercher, par voie d’interprétation, si l’accès aux tribunauxconstitue un élément ou aspect de ce droit.
29. Les thèses présentées à la Cour ont porté d’abord sur la méthode à suivre pour l’interprétation de la Convention et en particulier de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). La Cour est disposée à considérer, avec le gouvernement et la Commission, qu’il y a lieu pour elle de s’inspirer des articles 31 à 33 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. Cette convention n’est pas encore en vigueur et elle précise, en son article 4, qu’elle ne rétroagira pas, mais ses articles 31 à 33 énoncent pour l’essentiel des règles de droit international communément admises et auxquelles la Cour a déjà recouru. A ce titre, ils entrent en ligne de compte pour l’interprétation de la Convention européenne sous réserve, le cas échéant, de « toute règle pertinente de l’organisation » au sein de laquelle elle a été adoptée, le Conseil de l’Europe (article 5 de la Convention de Vienne).
30. Tel que le prévoit la « règle générale » de l’article 31 de la Convention de Vienne, le processus d’interprétation d’un traité forme un tout, une seule opération complexe; ladite règle, étroitement intégrée, place sur le même pied les divers éléments qu’énumèrent les quatre paragraphes de l’article.
31. Les termes de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne, lus dans leur contexte, donnent à penser que ce droit figure parmi les garanties reconnues.
32. Les indications les plus nettes se dégagent du texte français de la première phrase. Dans le domaine des contestations civiles, chacun a droit à ce que l’instance entamée par ou contre lui se déroule d’une certaine manière – « équitablement », « publiquement », « dans un délai raisonnable », etc. -, mais aussi, et d’abord, « à ce que sa cause soit entendue » non par n’importe quelle autorité, mais « par un tribunal », au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 39, par. 95). Le gouvernement a souligné avec raison que « cause » peut signifier « procès qui se plaide » (Littré, Dictionnaire de la langue française, tome I, p. 509, 5o). Telle n’est cependant pas l’unique acception ordinaire de ce vocable: il sert également à désigner, par extension, « l’ensemble des intérêts à soutenir, à faire prévaloir » (Paul Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, tome I, p. 666, II-2o). De même, la « contestation » préexiste en général au procès et se conçoit sans lui. Quant à l’expression « tribunal indépendant et impartial établi par la loi », elle évoque l’idée d’organisation plutôt que defonctionnement, d’institution plutôt que de procédure.
De son côté, le texte anglais parle d’un « independent and impartial tribunal established by law ». En outre, le membre de phrase « in the determination of his civil rights and obligations », que legouvernement a cité à l’appui de sa thèse, ne vise pas nécessairement le seul cas d’une instance judiciaire déjà pendante: ainsi que l’a noté la Commission, il peut passer pour synonyme de « wherever his civil rights and obligations are being determined » (paragraphe 52 du rapport). Il impliquerait alors, lui aussi, le droit à ce qu’une contestation relative à des droits et obligations de caractère civil trouve sa solution (determination) devant un « tribunal ».
Le gouvernement a soutenu que les adverbes « équitablement » et « publiquement », l’expression « dans un délai raisonnable », la seconde phrase du paragraphe 1 (art. 6-1) (« jugement », « procès ») et le paragraphe 3 de l’article 6 (art. 6-3) présupposent à l’évidence une procédure en cours devant un tribunal.
Si le droit à l’équité, la publicité et la célérité de la procédure judiciaire ne peut, à coup sûr, s’appliquer qu’à une procédure engagée, il ne s’ensuit pourtant pas forcément qu’il exclue un droit à l’ouverture même de celle-ci; les délégués de la Commission ont eu raison de le souligner au paragraphe 21 de leur mémoire. En matière pénale, le « délai raisonnable » peut d’ailleurs avoir pour point de départ une date antérieure à la saisine de la juridiction de jugement, du « tribunal » compétent pour décider « du bien-fondé de (l’)accusation » (arrêt Wemhoff du 27 juin 1968, série A no 7, pp. 26-27, par. 19; arrêt Neumeister du 27 juin 1968, série A no 8, p. 41, par. 18; arrêt Ringeisen du 16 juillet 1971, série A no 13, p. 45, par. 110); on conçoit aussi qu’en matière civile il puisse commencer à courir, dans certaines hypothèses, avant même le dépôt de l’acte introduisant l’instance devant le « tribunal » que le demandeur invite à trancher la « contestation ».
33. Le gouvernement a insisté en outre sur la nécessité de rapprocher l’article 6 par. 1 (art. 6-1) des articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13). Il a fait valoir que ces derniers consacrent expressément un droit d’accès aux tribunaux; l’absence d’une clause comparable dans l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne lui en paraît que plus éloquente. Il a soutenu aussi que l’on rendrait superflus les articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13) si l’on interprétait l’article 6 par. 1 (art. 6-1) comme garantissant un tel droit d’accès.
Les délégués de la Commission ont répondu en substance que les articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13), contrairement à l’article 6 par. 1 (art. 6-1), sont « accessoires » par rapport à d’autres textes. Ils ne proclameraient pas un droit spécifique mais assortiraient de garanties procédurales, « axées sur un recours », le premier le « droit à la liberté », au sens de l’article 5 par. 1 (art. 5-1), le second l’ensemble des « droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ». L’article 6 par. 1 (art. 6-1), lui, tendrait à sauvegarder « en lui-même » le « droit à une bonne administration de la justice », dont le « droit à ce que la justice soit administrée » constituerait « un élément inhérent et essentiel ». Ainsi s’expliquerait le contraste entre sa formulation et celle des articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13).
Ce raisonnement ne manque pas de poids bien que l’expression « droit à une bonne administration de la justice », employée à l’occasion pour sa concision et sa commodité (p. ex. dans l’arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 15, par. 25), ne figure pas dans le texte de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et puisse aussi se comprendre comme concernant le seul fonctionnement, non l’organisation, de la justice.
La Cour constate surtout que l’interprétation combattue par le gouvernement n’amène pas à confondre l’article 6 par. 1 (art. 6-1) avec les articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13), ni à priver d’objet ces deux dernières dispositions. Le « recours effectif » dont parle l’article 13 (art. 13) s’adresse à une « instance nationale » (« national authority ») qui peut ne pas être un « tribunal » au sens des articles 6 par. 1 et 5 par. 4 (art. 6-1, art. 5-4); en outre, il a trait à la violation d’un droit garanti par la Convention, tandis que les articles 6 par. 1 et 5 par. 4 (art. 6-1, art. 5-4) visent des contestations relatives, pour le premier, à l’existence ou l’étendue de droits de caractère civil et, pour le second, à la légalité d’une arrestation ou détention. Qui plus est, les trois clauses n’ont pas le même domaine. La notion de « droits et obligations de caractère civil » (article 6 par. 1) (art. 6-1) ne coïncide pas avec celle de « droits et libertés reconnus dans la (…) Convention » (article 13) (art. 13), même s’il peut y avoir entre elles des chevauchements. Quant au « droit à la liberté » (article 5) (art. 5), son « caractère civil » prête pour le moins à discussion (arrêt Neumeister du 27 juin 1968, série A no 8, p. 43, par. 23; arrêt Matznetter du 10 novembre 1969, série A no 10, p. 35, par. 13; arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, p. 44, par. 86). Au demeurant, les exigences de l’article 5 par. 4 (art. 5-4) apparaissent à certains égards plus strictes que celles de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), notamment en matière de « délai ».
34. Ainsi que le précise l’article 31 par. 2 de la Convention de Vienne, le préambule d’un traité forme partie intégrante du contexte. En outre, il offre d’ordinaire une grande utilité pour la détermination de l’ »objet » et du « but » de l’instrument à interpréter.
En l’espèce, le passage le plus significatif du préambule de la Convention européenne est celui où les gouvernements signataires s’affirment « résolus, en tant que gouvernements d’Étatseuropéens animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration Universelle » du 10 décembre 1948.
Pour le gouvernement, cet alinéa illustre le « processus sélectif » suivi par les rédacteurs: la Convention ne chercherait pas à protéger les Droits de l’Homme en général, mais uniquement « certains des droits énoncés dans la Déclaration Universelle ». Les articles 1 et 19 (art. 1, art. 19) iraient dans le même sens.
Quant à elle, la Commission attribue beaucoup d’importance aux mots « prééminence du droit »; d’après elle, ils éclairent l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
Le caractère « sélectif » de la Convention ne saurait prêter à contestation. On peut aussi admettre, avec le gouvernement, que le préambule n’inclut par la prééminence du droit dans l’objet et le but de la Convention, mais la désigne comme l’un des éléments du patrimoine spirituel commun aux Etats membres du Conseil de l’Europe. La Cour estime pourtant, avec la Commission, que l’on aurait tort de voir dans cette mention un simple « rappel plus ou moins rhétorique », dépourvu d’intérêt pour l’interprète de la Convention. Si les gouvernements signataires ont décidé de »prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration Universelle », c’est en raison notamment de leur attachement sincère à la prééminence du droit. Il paraît à la fois naturel et conforme au principe de la bonne foi (article 31 par. 1 de la Convention de Vienne) d’avoir égard à ce motif, hautement proclamé, en interprétant les termes de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) dans leur contexte et à la lumière de l’objet et du but de la Convention.
Il en est d’autant plus ainsi que le Statut du Conseil de l’Europe, organisation dont est membre chacun des États parties à la Convention (article 66 de celle-ci) (art. 66), se réfère à deux reprises à la prééminence du droit: une première fois dans le préambule, où les gouvernements signataires proclament leur inébranlable attachement à ce principe, et une seconde fois dans l’article 3, aux termes duquel « tout Membre du Conseil (…) reconnaît le principe de la prééminence du droit (…) ».
Or en matière civile la prééminence du droit ne se conçoit guère sans la possibilité d’accéder aux tribunaux.
35. En son paragraphe 3 c), l’article 31 de la Convention de Vienne invite à tenir compte, en même temps que du contexte, « de toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties ». Parmi ces règles figurent des principes généraux de droit, notamment des « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées » (article 38 par. 1 c) du Statut de la Cour internationale de Justice); la Commission juridique de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe a d’ailleurs prévu, en août 1950, « que la Commission et la Cour (devraient) nécessairement appliquer de tels principes » dans l’accomplissement de leurs tâches; en conséquence, elle a « jugé inutile » de le spécifier par une clause de la Convention (Assemblée consultative, document de séance de la session de 1950, tome III, no 93, p. 982, par. 5).
Le principe selon lequel une contestation civile doit pouvoir être portée devant un juge compte au nombre des principes fondamentaux de droit universellement reconnus; il en va de même du principe de droit international qui prohibe le déni de justice. L’article 6 par. 1 (art. 6-1) doit se lire à leur lumière.
Si ce texte passait pour concerner exclusivement le déroulement d’une instance déjà engagée devant un tribunal, un État contractant pourrait, sans l’enfreindre, supprimer ses juridictions ou soustraire à leur compétence le règlement de certaines catégories de différends de caractère civil pour le confier à des organes dépendant du gouvernement. Pareilles hypothèses, inséparables d’un risque d’arbitraire, conduiraient à de graves conséquences contraires auxdits principes et que la Cour ne saurait perdre de vue (arrêt Lawless du 1er juillet 1961, série A no 3, p. 52, et arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 14, dernier alinéa).
Aux yeux de la Cour, on ne comprendrait pas que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) décrive en détail les garanties de procédure accordées aux parties à une action civile en cours et qu’il ne protège pas d’abord ce qui seul permet d’en bénéficier en réalité: l’accès au juge. Équité, publicité et célérité du procès n’offrent point d’intérêt en l’absence de procès.
36. De l’ensemble des considérations qui précèdent, il ressort que le droit d’accès constitue un élément inhérent au droit qu’énonce l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Il ne s’agit pas là d’une interprétation extensive de nature à imposer aux États contractants de nouvelles obligations: elle se fonde sur les termes mêmes de la première phrase de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), lue dans son contexte et à la lumière de l’objet et du but de ce traité normatif qu’est la Convention (arrêt Wemhoff du 27 juin 1968, série A no 7, p. 23, par. 8), ainsi que de principes généraux de droit.
La Cour arrive ainsi, sans devoir recourir à des « moyens complémentaires d’interprétation » au sens de l’article 32 de la Convention de Vienne, à la conclusion que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) garantit à chacun le droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. Il consacre de la sorte le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect. A cela s’ajoutent les garanties prescrites par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) quant à l’organisation et à la composition du tribunal et quant au déroulement de l’instance. Le tout forme en bref le droit à un procès équitable; la Cour n’a pas à rechercher en l’espèce si et dans quelle mesure l’article 6 par. 1 (art. 6-1) exige en outre une décision sur le fond même de la contestation (« décidera », « determination »).
B. Sur les « limitations implicites »
37. L’entrave constatée au paragraphe 26 ci-dessus ayant porté sur un droit garanti par l’article 6 par. 1 (art. 6-1), il reste à déterminer si elle ne se justifiait pas néanmoins par quelque limitation légitime à la jouissance ou à l’exercice de ce droit.
38. La Cour estime, en accord avec la Commission et avec la thèse subsidiaire du gouvernement, que le droit d’accès aux tribunaux n’est pas absolu. S’agissant d’un droit que la Convention reconnaît (cf. les articles 13, 14, 17 et 25) (art. 13, art. 14, art. 17, art. 25) sans le définir au sens étroit du mot, il y a place, en dehors des limites qui circonscrivent le contenu même de tout droit, pour des limitations implicitement admises.
La première phrase de l’article 2 du Protocole additionnel du 20 mars 1952 (P1-2), qui se borne à disposer que « nul ne peut se voir refuser le droit à l’instruction », soulève un problème comparable. Dans son arrêt du 23 juillet 1968 sur le fond de l’affaire relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique, la Cour a jugé ce qui suit:
« Le droit à l’instruction (…) appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus.Il va de soi qu’une telle réglementation ne doit jamais entraîner d’atteinte à la substance de ce droit, ni se heurter à d’autres droits consacrés par la Convention. » (série A no 6, p. 32, par. 5)
Ces considérations valent à plus forte raison pour un droit qui, à la différence du droit à l’instruction, n’est pas mentionné en termes exprès.
39. Gouvernement et Commission ont cité des exemples de règles, et notamment de limitations, que l’on rencontre dans le droit interne des États en matière d’accès aux tribunaux, telles celles qui concernent les mineurs et les aliénés. Bien que moins fréquente et d’un type très différent, la restriction dont se plaint le requérant constitue un autre exemple de pareille limitation.
La Cour n’a pas à échafauder une théorie générale des limitations admissibles dans le cas de condamnés détenus, ni même à statuer in abstracto sur la compatibilité des articles 33 par. 2, 34 par. 8 et 37 par. 2 des Prison Rules de 1964 avec la Convention. Saisie d’une affaire qui tire son origine d’une requête individuelle, elle ne se trouve appelée à se prononcer que sur le point de savoir si l’application de ces articles en l’espèce a enfreint ou non la Convention au détriment du requérant (arrêt de Becker du 27 mars 1962, série A no 4, p. 26).
40. À cet égard, la Cour se borne à souligner ce qui suit.
En priant le ministre de l’intérieur de le laisser consulter un avocat en vue d’assigner Laird en justice, Golder cherchait à se faire innocenter d’une accusation portée contre lui par ce gardien le 25 octobre 1969 et qui avait entraîné pour lui des conséquences pénibles dont certaines n’avaient pas encore disparu au 20 mars 1970 (paragraphes 12, 15 et 16 ci-dessus). En outre, l’action projetée aurait eu trait à un incident relatif à la vie en prison, survenu pendant la détention du requérant. Enfin, elle se fût dirigée contre un membre du personnel pénitentiaire qui avait lancé ladite accusation dans l’accomplissement de ses fonctions et qui relevait de l’autorité du ministre.
Dans ces conditions, Golder pouvait légitimement vouloir prendre contact avec un avocat afin de s’adresser à une juridiction. Le ministre n’avait pas à apprécier lui-même les chances de succès de l’action envisagée; il appartenait à un tribunal indépendant et impartial de décider éventuellement. En répondant qu’il ne croyait pas devoir accorder la permission sollicitée, le ministre a méconnu dans la personne du requérant le droit de saisir un tribunal, tel que le garantit l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 8 (art. 8)
41. D’après la majorité de la Commission (paragraphe 123 du rapport), « les faits qui constituent une violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) constituent aussi une violation de l’article 8 (art. 8) »;le gouvernement marque son désaccord avec cette opinion.
42. L’article 8 (art. 8) de la Convention est ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
43. La réponse négative du ministre de l’intérieur à la demande du 20 mars 1970 a eu pour effet direct et immédiat d’empêcher Golder d’établir un contact avec un avocat par un moyen quelconque, y compris celui qu’il eût normalement utilisé pour commencer: la correspondance. Sans doute n’y a-t-il eu ni interception ni censure d’un message, telle une lettre, que le requérant aurait adressé à un avocat – ou vice et versa – qui eût constitué un élément d’une correspondance au sens du paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1), mais on aurait tort de conclure pour autant, avec le gouvernement, à l’inapplicabilité de ce texte. Un obstacle apporté à la possibilité même de correspondre représente la forme la plus radicale d’ »ingérence » (paragraphe 2 de l’article 8) (art. 8-2) dans l’exercice du « droit au respect de la correspondance »; on n’imagine pas qu’il sorte du domaine de l’article 8 (art. 8) alors qu’un simple contrôle en relève sans contredit. Du reste, si Golder avait essayé d’écrire à un avocat nonobstant la décision du ministre, ou sans avoir sollicité l’autorisation indispensable, cette correspondance aurait été interceptée et il aurait pu invoquer l’article 8 (art. 8); on en arriverait à un résultat paradoxal et peu équitable si l’on estimait qu’il a perdu le bénéfice de la protection de cet article (art. 8) parce qu’il a obéi aux prescriptions du règlement pénitentiaire de 1964.
La Cour se trouve donc appelée à rechercher si le rejet de la demande de l’intéressé a violé ou non l’article 8 (art. 8).
44. Selon le gouvernement, le droit au respect de la correspondance est soumis, en dehors des ingérences prévues au paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2), à des limitations implicites découlant, entre autres, des termes de l’article 5 par. 1 a) (art. 5-1-a): une peine privative de liberté prononcée par un tribunal compétent contre une personne reconnue coupable entraînerait inévitablement des conséquences rejaillissant sur le jeu d’autres articles de la Convention, dont l’article 8 (art. 8).
Ainsi que l’a souligné la Commission, cette thèse cadre mal avec la manière dont la Cour a traité le problème qui se posait sur le terrain de l’article 8 (art. 8) dans les affaires « de vagabondage » (arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971, série A no 12, pp. 45-46, par. 93). En outre, et surtout, elle se heurte au texte formel de l’article 8 (art. 8). La tournure restrictive dont se sert le paragraphe 2 (art. 8-2) (« Il ne peut y avoir ingérence … que pour autant que … ») ne laisse pas place à l’idée de limitations implicites. A cet égard, le régime juridique du droit au respect de la correspondance, défini par l’article 8 (art. 8) avec une certaine précision, offre un net contraste avec celui du droit à un tribunal (paragraphe 38 ci-dessus).
45. Le gouvernement a soutenu en ordre subsidiaire que l’ingérence litigieuse remplissait les conditions expresses du paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2).
Elle était à n’en pas douter « prévue par la loi », à savoir les articles 33 par. 2 et 34 par. 8 du règlement pénitentiaire de 1964 (paragraphe 17 ci-dessus).
La Cour admet, d’autre part, que la « nécessité » d’une ingérence dans l’exercice du droit d’un condamné détenu au respect de sa correspondance doit s’apprécier en fonction des exigences normales et raisonnables de la détention. La « défense de l’ordre » et la « prévention des infractions pénales », par exemple, peuvent justifier des ingérences plus amples à l’égard d’un tel détenu que d’une personne en liberté. Dans cette mesure, mais dans cette mesure seulement, une privation régulière de liberté, au sens de l’article 5 (art. 5), ne manque pas de se répercuter sur l’application de l’article 8 (art. 8).
Par son arrêt précité du 18 juin 1971, la Cour a d’ailleurs constaté que « même dans le cas d’individus internés pour vagabondage » (paragraphe 1 e) de l’article 5) (art. 5-1-e) – et non détenusaprès condamnation par un tribunal – les autorités nationales compétentes peuvent « avoir des raisons plausibles de croire à la nécessité de restrictions destinées, notamment, à défendre l’ordre, à prévenir les infraction pénales, à protéger la santé ou la morale et à préserver les droits et libertés d’autrui ». Il ne s’agissait cependant pas, en l’occurrence, d’un obstacle à la possibilité même de correspondre, mais d’un simple contrôle qui du reste ne jouait pas dans une série d’hypothèses, y compris précisément la correspondance entre vagabonds internés et avocats de leur choix (série A no 12, p. 26, par. 39 et p. 45, par. 93).
Pour démontrer la « nécessité » de l’ingérence dont se plaint Golder, le gouvernement a invoqué la défense de l’ordre, la prévention des infractions pénales et, jusqu’à un certain point, la sûreté publique et la protection des droits et libertés d’autrui. Même en ayant égard au pouvoir d’appréciation laissé aux États contractants, la Cour n’aperçoit pas en quoi ces impératifs, tels qu’ils se comprennent « dans société démocratique », pouvaient commander au ministre d’empêcher le requérant de correspondre avec un avocat afin d’assigner Laird en justice. Elle souligne à nouveau que Golder cherchait à se faire innocenter d’une accusation portée contre lui par ce gardien dans l’accomplissement de fonctions officielles et relative à un incident survenu en prison.Dans ces conditions, il pouvait légitimement vouloir écrire à un avocat. Quant au ministre, il n’avait pas à juger lui-même – pas plus que la Cour aujourd’hui – des chances de succès de l’action envisagée; il appartenait à un avocat d’éclairer le requérant, puis à un tribunal de statuer éventuellement.
La décision du ministre se révèle d’autant moins « nécessaire dans une société démocratique » que la correspondance de l’intéressé avec un avocat eût constitué une mesure préparatoire à la saisine d’un tribunal dans un litige de caractère civil et, partant, à l’exercice d’un droit consacré par un autre article de la Convention, l’article 6 (art. 6).
La Cour arrive ainsi à la conclusion qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
46. D’après l’article 50 (art. 50) de la Convention, si la Cour déclare, comme en l’occurrence, qu’ »une décision prise » par une autorité quelconque d’un État contractant « se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de (cet État) ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision », la Cour « accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable ».
Le règlement de la Cour précise que quand celle-ci « constate une violation de la Convention, elle statue par le même arrêt sur l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention si laquestion, après avoir été soulevée en vertu de l’article 47 bis du (…) règlement, est en état; sinon, elle la réserve en tout ou partie et détermine la procédure ultérieure » (article 50 par. 3, première phrase, combiné avec l’article 48 par. 3.
A l’audience de l’après-midi du 11 octobre 1974, la Cour a invité les comparants, en vertu de l’article 47 bis de son règlement, à formuler leurs observations sur la question de l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention en l’espèce; elle les a recueillies le lendemain.
En outre, le délégué principal, interrogé par le président de la Cour aussitôt après la lecture des conclusions finales de la Commission, a confirmé que cette dernière ne présentait pas, ni ne se réservait de présenter, une demande de satisfaction équitable de la part du requérant.
Dès lors, la Cour considère que ladite question, dûment soulevée par elle, est en état et qu’elle doit donc la trancher sans plus tarder. Elle estime que dans les circonstances de la cause, il n’y a pas lieu d’accorder au requérant une satisfaction équitable autre que celle résultant de la constatation d’une lésion de ses droits.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par neuf voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1);
2. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 8 (art. 8);
3. Dit, à l’unanimité, que les décisions qui précèdent constituent par elles-mêmes une satisfaction équitable suffisante au sens de l’article 50 (art. 50).
Rendu en français et en anglais, le texte français faisant foi, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le vingt et un février mil neuf cent soixante-quinze.
Giorgio BALLADORE PALLIERI
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément à l’article 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et à l’article 50 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées de M. Verdross, de M. Zekia et de Sir Gerald Fitzmaurice, juges.
G. B. P.
M.-A. E.
OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE VERDROSS
J’ai voté pour les parties de l’arrêt qui concernent la violation de l’article 8 (art. 8) et l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention, mais à mon vif regret je ne puis me rallier àl’interprétation donnée par la majorité à l’article 6 par. 1 (art. 6-1), et ce pour les raisons suivantes:
La Convention distingue nettement entre les droits et libertés garantis par elle-même (article 1) (art. 1) et ceux qui ont leur fondement dans le droit interne des États contractants (article 60)(art. 60). Aux termes du dernier alinéa de son préambule, les États contractants sont résolus à assurer la garantie collective de « certains des droits énoncés dans la Déclaration Universelle » (certain of the Rights stated in the Universal Declaration) et d’après l’article 1 (art. 1), relèvent de la catégorie des droits garantis les seuls « droits et libertés définis au Titre I » de la Convention. Il semble donc que les mots « énoncés » et « définis » soient synonymes. Comme « définir » signifie établir avec précision, il me paraît découler de l’article 1 (art. 1) que parmi ces droits et libertés figurent uniquement ceux que la Convention énonce en termes exprès ou qui sont inclus dans l’un d’entre eux. Or le prétendu « droit d’accès aux tribunaux » ne se trouve dans aucun de ces deux cas.
La majorité de la Cour, il est vrai, déploie de grands efforts pour le dégager d’un faisceau d’indices découverts dans l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et dans d’autres dispositions de la Convention.
Pareille interprétation se heurte cependant, selon moi, au fait que les clauses de la Convention relatives aux droits et libertés garantis par elle constituent des limites de la compétence de notre Cour. Or il s’agit d’une compétence exceptionnelle, car elle autorise la Cour à décider de conflits qui se déroulent dans la vie interne des États contractants; les normes qui en régissent les limites appellent donc une interprétation stricte. Par conséquent, il ne me semble pas permis d’élargir par une interprétation s’appuyant sur des indices le cadre des droits et libertés clairement énoncés. Cette conclusion s’impose aussi pour des raisons de sécurité juridique: les États qui se sont soumis au contrôle de la Commission et de la Cour concernant « certains » droits et libertés « définis » (defined) dans la Convention doivent être sûrs que ces limites seront strictement respectées.
Ladite conclusion n’est pas ébranlée par l’argument, juste en lui-même, d’après lequel le droit à une procédure équitable devant un tribunal indépendant et impartial, reconnu à toute personne par l’article 6 par. 1 (art. 6-1), suppose l’existence d’un droit d’accès aux tribunaux. La Convention paraît en effet partir de l’idée qu’un tel droit est, avec certaines exceptions, si fermement établi, depuis longtemps, dans l’ordre juridique interne des Etats civilisés, qu’il n’est point nécessaire de le garantir en outre par les procédures qu’elle a instituées. Aucune autre raison ne peut expliquer pourquoi elle s’est abstenue de le consacrer formellement. On doit donc, à mon avis, distinguer entre les institutions juridiques dont la Convention présuppose l’existence et les droits garantis par elle. De même qu’elle présuppose l’existence de tribunaux ainsi que d’organes législatifs et administratifs, de même elle présuppose en principe l’existence du droit d’accès aux tribunaux en matière civile, car sans un tel droit aucun tribunal civil ne pourrait entrer en fonction.
On ne peut pas non plus rejeter ma thèse en soutenant que si le droit d’accès ne dépendait que de leur ordre interne, les États membres du Conseil de l’Europe pourraient, par la suppression de ce droit, mettre à néant toutes les dispositions de la Convention concernant la protection judiciaire en matière civile. En effet, si ces États voulaient réellement détruire une des bases des Droits de l’Homme, ils commettraient un acte en contradiction avec leur propre volonté de créer un système fondé « sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont ils se réclament » (quatrième alinéa du préambule).
OPINION SEPAREE DE M. LE JUGE ZEKIA
(Traduction)
Je souscris à la partie introductive de l’arrêt, relative à la procédure et aux faits, ainsi qu’à la section finale concernant l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention en l’espèce.J’approuve aussi la conclusion adoptée quant à la violation de l’article 8 (art. 8), mais pour des motifs quelque peu différents.
Par contre, je ne me suis pas estimé en mesure de suivre mes éminents collègues dans leur manière d’interpréter l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ni dans leur conclusion d’après laquelle il faut dégager de ce texte un droit d’accès aux tribunaux et considérer que ce dernier s’y trouve incorporé. Leur interprétation les amène à constater que le Royaume-Uni a enfreint l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en ne permettant pas au détenu Golder d’exercer son droit d’accès aux tribunaux.
Voici les raisons principales, aussi brièvement exposées que je le puis, de mon dissentiment sur cette partie de l’arrêt.
Sans nul doute, la réponse à la question de savoir si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) prévoit un droit d’accès aux tribunaux dépend de l’interprétation de cet article. Les représentants respectifs dugouvernement et de la Commission nous ont énormément aidés à nous acquitter de notre tâche à cet égard.
Selon une opinion qui paraît quasi unanime, les articles 31, 32 et 33 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, bien que dépourvus d’effet rétroactif, contiennent les principes à observer pour l’interprétation d’un traité. Reste à appliquer à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne les règles d’interprétation énoncées par la Convention de Vienne.
D’après l’article 31 par. 1 de celle-ci, « un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but ». Aucun problème ne se posant au sujet de la bonne foi, il reste à examiner (a) le texte, (b) le contexte et (c) l’objet et le but. Ces deux derniers éléments peuvent fort bien se chevaucher.
A. Le texte
L’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne des Droits de l’Homme est ainsi libellé:
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans l’intérêt de la moralité, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, lorsque les intérêts des mineurs ou la protection de la vie privée des parties au procès l’exigent, ou dans la mesure jugée strictement nécessaire par le tribunal, lorsque dans des circonstances spéciales la publicité serait de nature à porter atteinte aux intérêts de la justice. »
D’après son sens manifeste et ordinaire, l’article précité (art. 6-1) a trait aux accusations pénales portées contre quelqu’un et aux droits et obligations de caractère civil d’une personne lorsqu’ils sont en cause devant une juridiction. Les mots suivant immédiatement le début du paragraphe, c’est-à-dire ceux qui figurent après le membre de phrase « In the determination of hiscivil rights and obligations or of any criminal charge against him », concernent exclusivement le déroulement d’une instance: audiences publiques dans un délai raisonnable devant un tribunal impartial et prononcé du jugement en public; en outre, les exceptions et/ou limitations mentionnées en détail dans le même paragraphe se rapportent elles aussi exclusivement à la publicité de la procédure judiciaire et à rien d’autre. Ces deux faits indiquent nettement que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) a trait seulement à une procédure judiciaire déjà engagée devant un tribunal et non à un droit d’accès aux tribunaux. En d’autres termes, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) vise uniquement les incidents et caractéristiques d’un procès juste et équitable.
On s’est référé au texte français de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et spécialement aux mots « contestations sur ses droits ». On a soutenu que ces mots ont un sens plus large que les mots correspondants du texte anglais: ils engloberaient des contestations qui n’ont pas atteint le stade du procès.
Les textes français et anglais font également foi. Si les termes employés dans l’un d’entre eux ne se prêtent qu’à une interprétation plus étroite, il s’ensuit qu’on peut concilier les deux textes en leur attribuant le sens moins extensif. Même si nous appliquons l’article 33 de la Convention de Vienne pour déterminer lequel des deux textes doit prévaloir, il nous faut examiner pour notre gouverne les articles 31 et 32, qui précèdent. L’ayant fait, je n’ai pas aperçu de raisons suffisantes de modifier l’opinion que je viens d’exprimer. Voilà pour le texte qui constitue sans doute la source primordiale de sa propre interprétation.
B. Contexte
Je passe au contexte de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Ainsi que je l’ai déjà dit, il y a fatalement chevauchement entre l’examen de cet aspect et des considérations touchant à l’objet et au but d’un traité. Il n’est cependant pas douteux que l’interprétation est une opération globale unique qui prend en considération l’ensemble des faits pertinents.
L’article 6 par. 1 (art. 6-1) figure au Titre I de la Convention européenne des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, lequel comprend les articles 2 à 18 (art. 2, art. 3, art. 4, art. 5,art. 6, art. 7, art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, art. 12, art. 13, art. 14, art. 15, art. 16, art. 17, art. 18) définissant les droits et libertés conférés aux personnes qui relèvent de la juridiction des Étatscontractants. L’article 1 (art. 1) exige des Parties contractantes qu’elles « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au Titre I de la (…) Convention ».Les obligations assumées par les États contractants en vertu de la Convention ont trait aux droits et libertés définis. Or il semble presque impossible de prétendre que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) définit un droit d’accès aux tribunaux.
Voici ce que révèle une étude du Titre I: l’article 5 paras. 4 et 5 (art. 5-4, art. 5-5) concerne un recours à introduire devant un tribunal en vue d’une décision sur la légalité d’une détention et accorde à la victime d’une détention irrégulière un droit à réparation.
Les articles 9, 10 et 11 (art. 9, art. 10, art. 11) ont trait à des droits ou libertés en matière de pensée, d’expression, de religion, de réunion pacifique, d’association, etc. Chose significative, chacun d’eux énonce en détail les restrictions et limitations dont s’assortissent ces droits.
L’article 13 (art. 13) est ainsi libellé:
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
Il proclame un droit d’accès aux tribunaux en cas de violation des droits et libertés reconnus dans la Convention. A mon avis, les tribunaux comptent parmi les « instances nationales » dont il parle.
L’article 17 (art. 17) dispose, entre autres, que l’on ne saurait apporter aux droits et libertés reconnus dans la Convention des limitations plus amples que celles qu’elle prévoit.
La pertinence de cet article (art. 17) réside dans le fait que si l’on dégage de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) un droit d’accès, ce droit devra être absolu car aucune restriction ou limitation n’estmentionnée à son sujet. Or nul ne peut sérieusement prétendre que la Convention prévoit un droit absolu et illimité d’accès aux tribunaux.
Chacun sait, et on peut tenir pour acquis, que le droit d’accès aux tribunaux nationaux existe en règle générale dans toutes les sociétés démocratiques civilisées. Ce droit et son exercice sont réglementés d’ordinaire par la constitution, la législation, la coutume et des normes subsidiaires telles que les décrets et le règlement intérieur des tribunaux.
L’article 60 (art. 60) de la Convention laisse intacts les droits de l’homme que prévoit la législation nationale. Étant un droit de l’homme, le droit d’accès figure sans nul doute parmi les droits del’homme visés à l’article 60 (art. 60). Cela comble en un sens la lacune existant quant aux contestations pour lesquelles la Convention ne prévoit pas expressément un droit d’accès.
La compétence des tribunaux et le droit des personnes qualifiées pour les saisir sont définis par les lois et les règlements intérieurs de la manière indiquée ci-dessus. On entame une procédure en introduisant une action, requête ou demande auprès du greffe du tribunal d’instance ou de grande instance. On doit payer les droits fixés (sauf si l’on bénéficie de l’aide judiciaire) et faire établir un exploit d’assignation ou d’autres actes semblables. En raison de son âge, de son état mental, d’une faillite, de procès futiles et vexatoires, on peut être privé, sous certaines conditions ou complètement, du droit d’engager une instance. On peut avoir à verser une caution judicatum solvi, etc.
Après l’ouverture de l’instance et avant que l’affaire soit en état, il y a de nombreuses étapes intermédiaires. Un magistrat (master), ou un juge siégeant en chambre du conseil (judge in chambers) et non en public, est habilité dans certains cas à se prononcer de manière sommaire et définitive sur une prétention présentée dans une action, requête ou demande. Il en est ainsi, par exemple, quand une prétention énoncée dans un exploit d’assignation, ou exposée dans les mémoires, ne révèle aucun motif d’action ou que, dans le cas du défendeur, sa réponse ou sa thèse ne laissent pas apparaître des moyens de défense juridiquement valables.
Toute cette digression a pour seul but de souligner que si l’on avait entendu faire du droit d’accès un élément de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), les rédacteurs de la Convention auraient sans doute suivi leur pratique invariable: après avoir défini un droit ou une liberté de l’homme, préciser dans le texte les restrictions et limitations dont s’assortit ce droit ou cette liberté.
Si un droit d’accès, indépendamment de ceux que la Convention énonce en termes exprès, devait être reconnu à toute personne relevant de la juridiction des États contractants, sans être restreint par des normes de droit interne, on s’attendrait à coup sûr à voir la Convention le mentionner expressément. Le soin mis à définir dans la Convention les droits et libertés de l’homme et à formuler avec minutie les restrictions, montre nettement que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne consacre le droit d’accès ni en termes exprès, ni de manière implicite ou sous-entendue mais nécessaire.
On pourrait aussi s’interroger sur l’utilité que présenteraient, en l’absence de droit d’accès aux tribunaux, d’abondantes dispositions concernant la conduite de la procédure devant un tribunal.
De fait, si des dispositions relatives au droit d’accès manquaient complètement dans la Convention, ce qui n’est pas le cas, je concéderais qu’un tel droit doit considéré comme nécessairement impliqué ou sous-entendu dans la Convention, quoique pas forcément dans l’article en question (art. 6-1). Je serais alors parti de l’hypothèse que les États contractants tenaient pour acquise l’existence de pareil droit d’accès.
C. Objet et but
Attribuer à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) son sens ordinaire, sans y intégrer un droit d’accès, ce n’est en aucune manière le sous-estimer. Audience publique dans un délai raisonnable devant un tribunal impartial et publicité du prononcé du jugement sont des éléments fondamentaux de l’administration de la justice bien qu’on puisse les qualifier de questions de procédure. Par conséquent, l’article 6 par. 1 (art. 6-1) a sa place dans la Charte des Droits de l’Homme sans que l’on greffe sur lui le droit d’accès: son champ d’application restera très large.
Au dernier paragraphe du préambule de la Convention, les gouvernements signataires se déclarent « résolus, en tant que gouvernements d’États européens animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration Universelle ». A mon sens, le gouvernement du Royaume-Uni n’a pas eu tort d’attirer notre attention sur les mots « prendre lespremières mesures » et « garantie (…) de certains des droits ».
En ce qui concerne les références aux travaux préparatoires de la Convention, de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, de la Convention européenne d’établissement, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et d’autres instruments internationaux, je me borne à de très brèves observations. Au cours des travaux préparatoires de la Déclaration, les projets primitifs comprenaient les mots « droit d’accès », mais ceux-ci ont été abandonnés avant que le texte ait revêtu sa forme définitive.
L’article 8 de la Déclaration Universelle énonce un droit d’accès aux tribunaux en cas de violation des droits fondamentaux reconnus par la constitution ou par la loi.
L’article 10 de la Déclaration Universelle correspond plus ou moins à la partie principale de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne et il ne mentionne pas un droit d’accès. La partie principale de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention semble avoir suivi le modèle de l’article 10 de la Déclaration et il en va de même de l’article 14 par. 1 du Pacte international.
L’article 7 de la Convention européenne d’établissement prévoit expressément un « droit (…) de recourir aux autorités judiciaires et administratives compétentes ». Cette constatation vaut aussi pour l’article 2 par. 3 du Pacte international.
Ce qui précède vient à l’appui de la thèse d’après laquelle on a usé de termes exprès quand on a voulu consacrer dans un traité le droit d’accès aux tribunaux.
J’ai déjà essayé de traiter dans un certain ordre des principaux éléments d’interprétation. Quand on groupe tous ces éléments et qu’on les examine dans leur ensemble, leur combinaison me paraît corroborer l’exactitude de l’opinion exposée ici.
Quant à l’article 8 (art. 8)
En ne permettant pas au détenu Golder de communiquer avec son avocat en vue d’assigner en justice le gardien Laird pour diffamation, le ministre de l’intérieur l’a empêché d’obtenir un conseil juridique indépendant.
Dans les circonstances de la cause, j’estime que Golder s’est vu refuser le droit au respect de sa correspondance et que ce refus constitue une violation de l’article en question (art. 8).
Dans un procès pour diffamation, peut-être M. Laird invoquerait-il avec succès l’immunité et prouverait-il l’absence de mauvaise intention (malice). Le ministre de l’intérieur ou le directeur del’administration pénitentiaire pouvaient raisonnablement croire qu’une action de Golder était vouée à l’échec, mais j’incline en principe à penser que sauf considérations impérieuses de sécurité, un détenu doit être autorisé à communiquer avec un avocat ou homme de loi, à le consulter et à obtenir un conseil juridique indépendant.
OPINION SEPAREE DE SIR GERALD FITZMAURICE, JUGE
(Traduction)
INTRODUCTION
1. Pour les raisons indiquées dans la section I de la présente opinion, j’ai participé – quoique avec certaines hésitations – au vote affirmatif unanime de la Cour sur la question de l’article 8 (art. 8) de la Convention européenne des Droits de l’Homme. Dans cette mesure, je dois donc considérer que le Royaume-Uni a violé la Convention en l’espèce.
2. Par contre, je ne puis en aucune manière souscrire à l’avis de la Cour sur ce qui a constitué en l’occurrence le principal problème juridique: l’applicabilité et l’interprétation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, la question du prétendu droit d’accès aux tribunaux. Il ne s’agit pas de déterminer si la Convention devrait prévoir un tel droit, mais si elle le prévoit réellement. Il y a là quelque chose qui touche à toute la question de savoir ce qu’on peut légitimement faire par voie d’interprétation d’un traité international, en restant dans les limites d’un processus authentique d’interprétation et sans s’aventurer dans le domaine de ce qui frise peut-être la législation jurisprudentielle. J’y consacre la section II ci-dessous.
3. Je n’ai pas besoin d’exposer les faits de la cause car j’approuve le résumé qu’en donne l’arrêt de la Cour.
I. Article 8 (art. 8) de la convention
4. En ce qui concerne l’article 8 (art. 8) de la Convention, il y a lieu de déterminer si le ministre de l’intérieur du Royaume-Uni, en refusant à Golder (alors détenu à la prison de Parkhurst après condamnation) l’autorisation de consulter un avocat, a enfreint les dispositions de cet article (art. 8), ainsi libellé:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Deux grandes catégories de questions – ou de doutes – se présentent quant à ce texte: s’applique-t-il en quoi que ce soit aux circonstances de la cause? S’il s’y applique en principe, l’affairetombe-t-elle sous le coup de limitations ou exceptions à la règle qu’il consacre?
A. Applicabilité
5. Les doutes relatifs à l’applicabilité de l’article 8 (art. 8) se concentrent sur le sens du mot « correspondance » et sur la notion d’ »ingérence » dans l’ »exercice » du « droit au respect (…) de sacorrespondance ». Dans un contexte de ce genre, le terme « correspondance » désigne, d’après le sens ordinaire et quasi universel que lui attribuent les dictionnaires[1], quelque chose de moinslarge que « communication », ou plutôt l’une des formes possibles de communication. Il désigne en fait la correspondance écrite, y compris peut-être les télégrammes ou les messages envoyés par télex, mais non les communications par la parole, par téléphone[2] ou par signes. On aurait donc tort d’assimiler la notion de « correspondance » à celle de « communication ». Toutefois, comme il semble n’avoir jamais été question que Golder téléphonât à un avocat, ce problème ne se pose pas. Celui qui se pose tient au fait que même sous la forme d’une lettre, Golder n’a jamais écrit à aucun avocat. Il n’y a pas eu de lettre et, partant, d’interception. En ce sens, il n’y a donc pas eu ingérence dans la correspondance de l’intéressé: entre ce dernier et l’avocat qu’il aurait consulté, il n’y a pas eu de correspondance dans laquelle on pût s’ingérer, contrairement à ce qui s’est passé quand il a essayé d’écrire à son député[3]. La chose s’explique cependant par la circonstance que Golder, ayant demandé si on l’autorisait à consulter un avocat « afin d’intenter une action civile pour diffamation » – selon moi, on doit admettre que cela aurait signifié (au moins au début) lui écrire[4] -, a reçu une réponse négative – ce qui voulait dire, en pratique, que toute lettre serait interceptée – et n’a donc pas écrit. Par conséquent, il n’y a eu à cet égard aucune ingérence proprement dite ou effective dans sa correspondance, mais à mes yeux il y a eu ce que j’appellerai, d’après la terminologie anglaise, une interception ou ingérence « constructive » (établie par induction). Or j’estime que l’on apporterait au concept d’ingérence dans la correspondance une restriction excessive et formaliste si l’on considérait qu’il n’englobe pas le cas d’une correspondance n’ayant pas eu lieu pour la seule raison que l’autorité compétente, ayant le pouvoir d’imposer sa décision, a résolu de ne pas l’autoriser. On doit de même, je crois, rejeter l’opinion tout aussi restrictive d’après laquelle Golder n’aurait peut-être pas en pratique profité de la permission si elle lui avait été accordée: là ne réside pas le vrai problème.
6. Le fait, très important, que ce refus n’aurait pas à long terme empêché Golder d’introduire son action si on lui avait conseillé de l’intenter – car il eût encore été dans les délais après sonélargissement – est dépourvu de pertinence au regard de l’article 8 (art. 8). Il est en revanche fort pertinent quant au prétendu droit d’accès (article 6 par. 1) (art. 6-1), et je m’en occuperai dans ce contexte.)
7. J’en arrive à une question semblable à celles dont traite le paragraphe 5 ci-dessus: en quoi consiste au juste le « droit » visé dans le membre de phrase figurant au début du second paragraphe de l’article (art. 8-2), « il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit », le droit lui-même étant défini au premier paragraphe comme le droit de l’individu au « respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance »? Il serait aisé de clore d’emblée la discussion en disant qu’on ne « respecte » pas la correspondance si on l’empêche complètement, mais le problème n’est pas aussi simple. On pourrait sans nul doute soutenir que la correspondance est respectée tant qu’il n’y a pas d’ingérence physique dans une correspondance existante, mais que les termes employés ne donnent ni n’impliquent aucune garantie qu’une correspondance aura lieu, de sorte qu’une interdiction totale decorrespondre, par exemple, ne porterait pas atteinte au droit. L’argument tirerait quelque force du contexte dans lequel se trouve le mot « correspondance », à savoir « vie privée et familiale », « domicile et (…) correspondance », contexte qui évoque bien l’idée de quelque chose de domiciliaire et, dès lors, le genre d’ingérence qui pourrait se produire si l’on fouillait les papiers privés de quelqu’un à son domicile ou hôtel, ou sur lui-même, et si l’on saisissait ou emportait des lettres. Mais la notion se limite-t-elle à des choses de ce type? Pareille conception semble trop étroite.Le droit auquel l’autorité publique ne doit pas porter atteinte est le « droit au respect » de la correspondance et il me semble qu’au moins par contrecoup (constructively) l’autorité publique ne respecte pas la correspondance quand elle l’interdit a priori pour éviter la saisie ou interception qui aurait lieu sans cela[5]. Aussi l’arrêt de la Cour met-il l’accent sur l’essentiel en disant qu’il serait inadmissible de considérer que l’article 8 (art. 8) aurait joué si Golder avait effectivement consulté son avocat par lettre et si cette lettre avait été interceptée, mais qu’il ne s’applique point parce qu’on a seulement averti le requérant (en fait) que sa lettre serait interceptée s’il l’écrivait, de sorte qu’il ne l’a pas écrite.
B. Limitations et exceptions
8. Je ne puis souscrire à l’opinion, exprimée dans l’arrêt de la Cour, d’après laquelle la structure de l’article 8 (art. 8) exclut entièrement la possibilité même de limitations implicites au jeu de la règle énoncée au paragraphe 1 (art. 8-1) et dans les seize premiers mots du paragraphe 2 de l’article (art. 8-2). Comme le « respect » de la correspondance – qui est ce que prescrit (et tout ceque prescrit) le paragraphe 1 de l’article 8 (art. 8-1) – ne doit pas être assimilé à la notion de complète liberté de correspondance[6], il semblerait que même sans les exceptions énumérées au second paragraphe, le premier puisse légitimement s’interpréter comme conférant quelque chose de moins qu’une liberté complète dans tous les cas et en toute circonstance. Il faudrait à mon avis l’interpréter sous cette réserve que le degré de respect requis doit dépendre dans une certaine mesure de la situation en général et de celle de l’intéressé en particulier. Ainsi donc – et pour ne pas sortir du cadre de la présente espèce – le contrôle de la correspondance d’un individu régulièrement détenu n’est pas incompatible avec le respect de celle-ci, bien qu’il doive, pour être efficace, comporter comme ultime ressource le pouvoir d’empêcher la correspondance ou une partie de cette dernière. Ce pouvoir doit être « inhérent », dans l’acception véritable du terme, à la notion de contrôle de la correspondance, qui sans cela demeurerait lettre morte dans tous les sens de l’expression. Reste évidemment la question cruciale de savoir si, dans lescirconstances particulières de la cause, les modalités du contrôle exercé se justifiaient – ou, plus exactement, étaient compatibles avec le concept de « respect », raisonnablement entendu -, spécialement pour autant qu’elles comprenaient une interdiction ou une menace implicite d’interception.
9. Si les auteurs de la Convention ont assorti d’une série d’exceptions précises la règle consacrée par l’article 8 (art. 8), c’est sans doute parce qu’ils ont saisi que pour pouvoir s’appliquer en pratique elle devait s’entendre dans un sens très nuancé; bien que d’après moi ces exceptions, pour les raisons indiquées il y a un instant, n’épuisent pas nécessairement les possibilités delimitations à la règle, elles sont assez larges et générales pour couvrir la plupart des cas de nature à se présenter. Leur libellé laisse à désirer sur un point important: on a mentionné six rubriques ou catégories, mais on les a réparties en deux groupes de trois, et l’on ne sait pas au juste si un cas dans lequel une exception est invoquée doit relever de l’une des trois rubriques de chacun des deux groupes, ou s’il suffit qu’il relève de l’une quelconque des trois rubriques de l’un ou l’autre d’entre eux. Cette ambiguïté existe à coup sûr dans le texte anglais de l’article (art. 8) (voir le paragraphe 4 ci-dessus)[7], mais par bonheur je n’ai pas besoin de la dissiper: j’ai la conviction que si on cherche à le classer dans une catégorie, le contrôle de la correspondance d’un détenu peut se ranger sous la double rubrique de « la sûreté publique » et de « la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales »; il tombe ainsi dans une catégorie soumise à exception, que l’on adopte la première ou la seconde des méthodes d’interprétation de ce texte décrites plus haut.
10. Il existe cependant une autre source d’ambiguïté ou d’obscurité. Ce qu’exige le paragraphe 2 de l’article (art. 8-2), c’est qu’il n’y ait « ingérence [dans le domaine de la correspondance] que pour autant (…) qu’elle constitue une mesure (…) nécessaire [par exemple] à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales ». Pris dans leur sens naturel, ces mots semblent indiquer que l’ingérence, pour se justifier dans un cas déterminé, doit être « nécessaire » dans ce cas « à la prévention des infractions pénales » etc. Selon cette conception, bien qu’un certain contrôle de la correspondance s’impose peut-être en principe pour « la prévention » etc. (sans quoi les détenus pourraient, par exemple, préparer leur propre évasion ou projeter de nouvelles infractions), encore faut-il que l’ingérence en question (en l’occurrence une interception virtuelle, « constructive ») se justifie dans le cas d’espèce comme nécessaire « à la prévention » etc. Toutefois, les représentants du gouvernement du Royaume-Uni, quoique à un moment donné ils aient semblé admettre que la nécessité doit se rapporter au cas d’espèce, ont avancé une thèse quelque peu différente, de prime abord nullement déraisonnable et tout à fait défendable, qui se résume ainsi: pourvu que le genre de restriction dont il s’agit puisse se justifier à lalumière d’une des catégories d’exceptions énumérées au paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2) et rentre assez nettement dans l’une d’entre elles, l’application de la restriction en l’espèce doit être laissée à la discrétion des autorités pénitentiaires, ou du moins on doit accorder à celles-ci une certaine marge d’appréciation, aussi longtemps qu’elles paraissent agir avec conscience et de bonne foi; or nul n’a évidemment jamais prétendu que tel n’ait pas été le cas en l’espèce. Si l’on envisage le problème sous cet angle, a-t-il été plaidé, la Cour ne doit pas regarder au-delà de l’action des autorités pénitentiaires et juger la façon dont elles ont usé de leur pouvoir discrétionnaire. Autre manière, plus lapidaire, de présenter la même thèse: celle-ci cherche à justifier la mesure litigieuse par rapport à la nature de la restriction en cause plutôt que de ce qui a été fait en vertu de cette restriction; par conséquent, dès lors que la restriction appartient en principe à la classe ou catégorie d’exception invoquée, et qu’elle a été imposée de bonne foi, l’examen doit s’arrêter là.
11. Je regrette de ne pouvoir accepter cet argument malgré sa force persuasive considérable. Le problème me semble porter sur le rôle du mot « ingérence » dans le membre de phrase « il ne peut y avoir ingérence (…) dans (…) que pour autant (…) qu’elle constitue une mesure (…) nécessaire (…) à la prévention », etc. Selon moi, mieux vaut considérer que ces mots visent l’acte même accompli en vertu de la restriction, plutôt que la restriction elle-même ou que le genre de contrôle dont il procède. C’est l’acte – en l’occurrence le refus d’autorisation – qui constitue l’ingérence, plutôt que le pouvoir de l’accomplir, attribué par une norme qui, en théorie, ne servira peut-être jamais. En d’autres termes, il ne suffit pas de prouver qu’en règle générale un certain contrôle de la correspondance des détenus – et même, à l’occasion, l’interception de celle-ci – est « nécessaire (…) à la sûreté publique » ou « à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales ». Si cela suffisait, on pourrait admettre d’emblée qu’en principe une telle nécessité existe, sous réserve de questions de degré et d’application dans le détail, mais il faut établir en outre que l’acte déterminé d’ingérence qui se trouve en cause était en tant que tel « nécessaire » pour ces raisons.
12. Partant, ce qu’il faut examiner en l’espèce est le refus d’autoriser Golder à consulter un avocat (refus considéré, pour des raisons déjà indiquées, comme une ingérence virtuelle, « constructive », dans sa correspondance ou plutôt, pour reprendre le verbiage redondant de l’article 8 (art. 8), dans son « droit au respect de sa correspondance »). Il s’agit alors de savoir si ce refus était « nécessaire » à la défense de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, etc. Ainsi posée, la question ne me semble susceptible que d’une seule réponse, négative. En disant cela, je ne néglige pas l’argument britannique d’après lequel les autorités, si elles avaient permis à Golder de prendre contact avec un avocat au sujet de ce qu’elles considéraient comme un grief dénué de tout fondement, n’auraient pu décemment refuser les mêmes facilités aux autres détenus car l’application de toute règle doit être cohérente et conforme à quelque principe bien défini et compris. Cela est sans doute exact, mais ne dispense pas de prouver que le refus essuyé par quelqu’un, que la pratique même consistant à opposer un refus pour cesraisons précises, se justifie comme une mesure « nécessaire (…) à la sûreté publique » ou « à la défense de l’ordre ». J’en arrive ainsi à ce qui doit passer pour la question cruciale: à qui appartient-il normalement de décider si, pour reprendre la formule dont je me suis servis en récapitulant l’argument britannique, un grief tel celui de Golder, au sujet duquel ce dernier désirait consulter un avocat, est « dénué de tout fondement »? N’est-ce pas l’affaire du juge plutôt que de l’exécutif?
13. En fait, le ministre de l’intérieur du Royaume-Uni n’a pas employé des termes de ce genre dans sa réponse à Golder, ni même émis une opinion quelconque sur le bien-fondé du grief: il s’est exprimé de manière très vague et générale[8]. Cependant, le gouvernement a constamment plaidé que le refus des autorités s’expliquait par leur conviction que Golder n’avait pas de grief juridiquement valable et ne pourrait gagner un procès pour diffamation intenté contre le gardien de prison qui avait commencé par se plaindre de lui mais avait par la suite retiré sa plainte. Il faut donc présumer que le rejet de la demande de Golder reposait vraiment sur ces motifs, et partir de là pour rechercher s’il était bien nécessaire à la sûreté publique, à la défense de l’ordre, etc.
14. Dans le cas particulier de Golder, on ne voit pas comment un refus ainsi motivé pouvait se justifier comme une mesure nécessaire pour l’une des raisons énoncées au paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2), même s’il cadrait avec une pratique pénitentiaire normale, ce qui était sans doute le cas, car alors c’est la pratique en tant que telle qui serait fautive. Même si l’on examine le problème sous l’angle de la thèse britannique d’après laquelle la pratique se justifie parce que les détenus sont, par définition en quelque sorte, chicaneurs et trop enclins à intenter des actions futiles, vexatoires ou mal fondées si on ne les en empêche pas, il n’en demeure pas moins, quelques inconvénients que cette situation puisse présenter pour les autorités pénitentiaires, qu’on aperçoit mal comment il peut être question ici d’une nécessité liée aux impératifs de la sûreté publique, de la défense de l’ordre ou de la prévention des infractions pénales.Même s’il pouvait en aller autrement, aucune nécessité de ce genre ne semble avoir été établie de manière satisfaisante dans le cas de Golder.
15. Il a cependant un fait plus important: la raison réelle du refus opposé à Golder ne semble pas du tout avoir été la « nécessité », mais la nature du grief de l’intéressé; nous en arrivons là au vrai problème. Une pratique consistant à interdire tout contact avec un avocat au sujet d’une action judiciaire éventuelle parce que l’autorité administrative a décidé que le détenu n’a pas de grief juridiquement valable, non seulement ne saurait se justifier comme « nécessaire » etc. (elle n’en a d’ailleurs même pas la prétention), mais ne peut se justifier du tout, car elle implique l’usurpation de ce qui constitue par essence une fonction judiciaire. Affirmer cela ne revient pas le moins du monde à jeter un doute quelconque sur la parfaite bonne foi avec laquelle les autorités ont arrêté leur attitude quant aux griefs de Golder. Là n’est pourtant pas la question. Elle réside dans le fait que cette attitude se fondait sur ce qui était en pratique un verdict judiciaire émanant toutefois d’une autorité administrative et non judiciaire. Or l’une des fonctions d’un système judiciaire consiste précisément à fournir, grâce à l’action judiciaire et au besoin après audition d’arguments, le moyen de faire ce qu’ont fait en l’espèce les autorités pénitentiaires, agissant à titre exécutif et sans entendre aucun argument, du moins de Golder lui-même ni de son représentant. Tous les systèmes juridiques ordinaires – y compris bien sûr le système anglais – connaissent des procédures permettant, à un stade très précoce de l’instance, de rayer une affaire du rôle – « strike out », pour me servir de la terminologie anglaise – comme étant futile ou vexatoire ou comme ne révélant aucune cause d’action (motifs équivalant en gros à l’abus du droit de recours ou au défaut manifeste de fondement dans la terminologie adoptée en matière de Droits de l’Homme)[9]. Cette radiation peut avoir lieu, et d’habitude a lieu, bien avant le moment où l’affaire aurait passé devant le juge du fond si elle avait suivi son chemin; néanmoins, elle est prononcée par une autorité judiciaire ou agissant à titre judiciaire. Il peut s’agir d’une autorité inférieure, mais le caractère judiciaire tant de l’autorité que de la procédure n’en subsiste pas moins.
16. On a peine à voir pourquoi les détenus, du seul fait qu’ils ont cette qualité, devraient être exposés à perdre le droit à une décision judiciaire sur ces exceptions préliminaires soulevées contre leurs griefs (justifiés ou non), d’autant qu’il s’agit d’exceptions à invoquer par le défendeur et non par un tiers étranger à l’action; pour le moins, on a peine à voir pourquoi cela serait nécessaire au sens de l’article 8 par. 2 (art. 8-2). On touche là, bien sûr, à un autre aspect. Même s’il n’était pas directement une partie en puissance à l’action éventuelle de Golder, le ministre de l’intérieur n’était pas étranger à celle-ci, car c’est l’un des gardiens placés sous ses ordres et la conduite de ce gardien qui auraient été en cause si l’affaire avait suivi son chemin. Encore une fois, on ne prétend pas et on ne saurait prétendre que le ministre ait été influencé par la circonstance que juridiquement parlant il avait un intérêt. Ce qui compte, c’est simplement le principe en jeu: nemo in re sua judex esse potest. Certes, tant en logique qu’en droit, ce principe ne pourrait en lui-même avoir pour effet de supprimer une nécessité authentique fondée sur l’une des exceptions énumérées au paragraphe 2 de l’article 8 (art. 8-2); si une telle nécessité existait réellement, l’ingérence ne contreviendrait pas en tant que telle à l’article 8 (art. 8). Ce quirésulte en revanche dudit principe, c’est qu’il incombe aux autorités de justifier l’ingérence par des considérations très claires et impérieuses de nécessité, et il n’y en avait certainement pas enl’espèce.
17. En concluant donc, comme j’estime devoir le faire, à une violation – bien qu’à coup sûr involontaire – de l’article 8 (art. 8), je voudrais ajouter qu’eu égard au libellé embarrassant de l’article 8 (art. 8), dont j’espère avoir apporté plus haut quelques preuves (et qui à cet égard n’est pas unique en son genre dans la Convention), on ne saurait s’étonner que les gouvernements éprouvent des doutes sur l’étendue des obligations découlant pour eux de ce texte. Cette remarque vaut a fortiori pour l’interprétation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), à laquelle j’en arrive à présent.
II. Article 6 par. 1 (art. 6-1)
A. L’applicabilité
18. En espèce, le principal problème qui a surgi et prêté à discussion est celui de savoir si la Convention prévoit, en faveur des personnes physiques et morales privées, un droit d’accès aux tribunaux des divers États contractants. On s’accorde à penser, et l’arrêt de la Cour admet en son paragraphe 28, que la seule disposition pouvant entrer en ligne de compte à cet égard, l’article 6 par. 1 (art. 6-1), ne formule pas un tel droit ni en termes exprès. Néanmoins, on découvre ce droit dans la Convention sur la base, pour une part, de considérations générales étrangères à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en tant que tel, et pour une part de conclusions que dicteraient ses propres dispositions. Avant d’aborder ce problème, il faut toutefois s’occuper d’une importante question préliminaire dont dépendent l’applicabilité même de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) et la pertinence de l’ensemble du problème de l’accès. Il existe aussi une autre questionpréliminaire de ce genre; j’en renvoie cependant l’examen à plus tard pour plus de commodité (paragraphes 26-31 ci-dessus).
19. Il est manifestement vain de rechercher si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention confère le droit d’avoir accès aux juridictions anglaises, à moins que pareil accès n’ait de fait étérefusé à Golder. Or à mon avis il n’en a pas été ainsi. Le requérant avait été empêché, de la manière déjà décrite, de consulter un avocat pour recourir – éventuellement – à ces juridictions, mais cela ne constituait pas en soi un refus d’accès et ne pouvait en constituer un puisque le ministre de l’intérieur et les autorités pénitentiaires n’avaient pas en droit le pouvoir d’interdire l’accès. Peut-être accepterais-je néanmoins de considérer, comme le fait apparemment la Cour, qu’il y a eu refus virtuel (« constructive »), si la décision de ne pas autoriser Golder à consulter un avocat avait en pratique abouti à le priver, de manière permanente et définitive, de toute occasion de recourir aux tribunaux pour le procès qu’il désirait intenter, mais tel n’a pas été le cas: Golder aurait encore pu agir dans les délais même s’il avait purgé l’intégralité de sa peine, ce qu’il n’a du reste pas fait puisqu’il a bientôt recouvré sa liberté sous condition.
20. Je reconnais, bien sûr, la force de l’objection selon laquelle le retard subi aurait pu entraîner un préjudice à certains égards, mais il n’aurait pu constituer un empêchement. Peut-être l’accès aurait-il eu lieu dans des circonstances moins favorables, mais cela n’équivaut pas à le refuser. Pourvu qu’il soit permis ou possible, l’accès n’a pas à intervenir à la date et dans les conditions précises que veut le plaideur. En l’occurrence, il y a eu au maximum un obstacle de fait, de caractère temporaire, à une action immédiate, mais aucun refus du droit car juridiquement il ne pouvait y en avoir. L’éloignement dans le temps (« remoteness »), auquel le système juridique anglais attache une assez grande importance, entre aussi en ligne de compte.On doit parcourir intellectuellement une certaine distance avant de pouvoir dire qu’un refus d’autoriser « maintenant » une communication avec un avocat constitue un refus d’accès aux tribunaux – « maintenant », et a fortiori « plus tard ». Raisonnablement, un tel refus ne saurait passer pour une cause immédiate ni pour un facteur déterminant. Golder n’a pas été empêché d’intenter une action: il a seulement été retardé, et en fin de compte il a lui-même omis d’en introduire une. Une série d’éventualités ne peuvent servir de preuve à l’appui d’un grief de cette nature. Ou bien l’attitude des autorités a empêché une fois pour toutes le recours de Golder, ou bien elle ne l’a pas empêché. A mon avis elle ne l’a pas empêché.
21. De même que l’arrêt de la Cour, on le verra plus loin, omet complètement de distinguer entre les concepts tout différents d’accès aux tribunaux et de procès équitable une fois l’accès obtenu, de même il omet de distinguer entre deux notions encore plus nettement différentes: un refus de l’accès aux tribunaux et un refus du droit de communiquer avec un avocat, communication qui peut aboutir ou ne pas aboutir à une tentative d’accès aux tribunaux. Dire qu’une chose ne peut se faire maintenant ne signifie pas qu’elle ne le peut pas du tout, surtout quand ce qu’on empêche « maintenant » ne constitue même pas ce qui pourrait (éventuellement) être tenté « plus tard ». La manière dont ces deux problèmes distincts sont traités ensemble,presque comme s’ils étaient identiques, par exemple dans la dernière partie du quatrième alinéa du paragraphe 26 de l’arrêt, offre un exemple de raisonnement elliptique et gratuit déformant les concepts normaux.
22. A supposer même que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention implique l’obligation d’assurer l’accès aux tribunaux, la présente espèce ne tombe donc pas à mes yeux sous la rubrique d’un refus d’accès contraire à cette disposition. L’affaire ne relève pas du tout de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Elle a trait à une ingérence dans la correspondance, contraire à l’article 8 (art. 8), et toute la discussion relative aux incidences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) porte à faux: l’accès n’ayant pas été refusé, il n’y a pas place pour l’application de cet article (art. 6-1). Dès lors, cette partie de l’affaire doit logiquement s’arrêter ici pour moi pour autant qu’il s’agit de la base juridique de la décision à rendre. Toutefois, la question de savoir si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) doit s’entendre comme comprenant un droit d’accès aux tribunaux soulève un problème d’interprétation des traités qui revêt une importance fondamentale non seulement en lui-même, mais aussi en ce qu’il débouche sur de plus vastes perspectives touchant aux principes, à la philosophie et à l’attitude de l’esprit; partant, je crois devoir exposer mon opinion à ce sujet.
B. L’interprétation
23. C’est un ancien président de notre Cour, Sir Humphrey Waldock, qui, comparaissant en qualité de conseil devant la Cour internationale de Justice, à La Haye[10] (10), a souligné les difficultés que ne peut manquer de soulever le processus d’interprétation quand ce qui oppose radicalement les parties n’est pas tant un désaccord sur le sens de termes qu’une différence d’attitude ou d’état d’esprit. En pareil cas, les parties vont appliquer des normes différentes; elles vont suivre des chemins parallèles qui ne se rencontrent jamais, du moins dans l’espace euclidien ou en dehors de la géométrie d’un Lobatchevsky, d’un Riemann ou d’un Bolyai; ou encore, pour reprendre les termes de Sir Humphrey, elles vont parler sur des longueurs d’ondes différentes, si bien qu’il s’agira moins d’un défaut de compréhension mutuelle que d’un véritable dialogue de sourds. Chacune des deux parties peut, à l’intérieur de son propre système deréférences, être capable de présenter une thèse cohérente et valable, mais puisque ces systèmes diffèrent l’un de l’autre, aucune des deux thèses ne peut l’emporter telle quelle sur l’autre. Il n’y a pas de solution au problème, à moins que l’on ne puisse déterminer d’abord quel est le système de références exact ou plutôt acceptable, mais comme l’acceptabilité est une affaire d’optique, de sentiment, d’attitude ou même de politique, plutôt que d’argumentation juridique ou logique exacte, il n’existe guère non plus de solution sur cette base.
24. Ce sont des considérations de ce genre, me semble-t-il, qui expliquent le caractère presque entièrement inconciliable des thèses respectives des comparants sur l’interprétation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1): d’un côté celle, surtout, de la Commission, de l’autre celle du gouvernement du Royaume-Uni. Ils ont abordé le problème en partant d’extrémités opposées de l’éventail des opinions. Il suffit d’examiner les idées et arguments de la Commission tels qu’ils figurent, par exemple, dans le rapport établi par elle pour transmission au Comité des Ministres[11], pour les trouver apparemment convaincants étant données les prémisses sur lesquelles ils reposent et l’optique qui leur est sous-jacente. Tout aussi convaincants, cependant, sont ceux qui ont été présentés au nom du gouvernement du Royaume-Uni dans son mémoire[12] et ses plaidoiries[13] (13) devant la Cour, dans une autre optique et sur la base d’un ensemble complètement différent de prémisses. La conclusion que la Cour a consignée dans son arrêt, après avoir tenu compte des arguments du Royaume-Uni, aboutit au même résultat que celle de la Commission. Ma propre conclusion sera différente, en partie parce qu’une optique différente me paraît s’imposer, mais en partie aussi parce qu’à mon avis la Cour s’est appuyée sur des méthodes d’interprétation contraires, selon moi, à une saine doctrine et, en outre, n’a pas attaché assez d’importance à certains aspects de l’affaire très difficiles à concilier avec la conclusion à laquelle elle arrive.
1. L’optique
25. L’importance de la question de l’optique ou de l’attitude en l’espèce tient au fait, déjà mentionné et généralement reconnu, que ni la Convention dans son ensemble, ni l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en particulier ne prévoient expressément et spécifiquement un droit matériel et général[14] d’accès aux tribunaux. On s’accorde en effet à penser que si le principe d’un tel droit se trouve prévu ou même reconnu de quelque manière par un article de la Convention, ce ne peut être que par une inférence tirée de la première phrase de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), ainsi conçue:
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
Il apparaît à l’évidence au premier coup d’oeil que le droit (et le seul droit) directement énoncé par cette disposition est le droit (i) « à ce que (la) cause soit entendue équitablement (et) publiquement », (ii) « dans un délai raisonnable » et (iii) par un tribunal « indépendant », « impartial » et « établi par la loi ». Naturellement, la question du respect de ces diverses exigences, à savoir l’examen équitable et public de la cause, sans retard excessif, devant un tribunal impartial, etc., ne peut surgir que si une procédure, civile ou pénale, a effectivement commencé et suit son cours normal. Là n’est cependant pas le problème: il vient de ce que le texte précité ne précise en aucune manière s’il doit y avoir une procédure quelconque. L’article (art. 6-1) présuppose l’existence effective d’une procédure, en ce sens (mais sans plus) que s’il n’y en avait pas, les questions de procès équitable, etc., n’auraient aucune pertinence parce qu’elles ne pourraient se poser. Il ne peut donc entrer en jeu que s’il y a une procédure. Il est construit sur l’idée d’un litige qui, pour parler comme mon collègue le juge Zekia, se trouve soumis à un juge (sub judice).Le propre libellé de l’article (art. 6-1) ne va cependant pas plus loin. Il ne dit pas qu’il doit y avoir une procédure chaque fois que quelqu’un désire en introduire une. En d’autres termes, l’article (art. 6-1) se borne à présumer un fait, à savoir l’existence d’une procédure, puis, sur la base de ce fait, à énoncer un droit destiné à s’exercer quand se produit l’événement présupposé (une procédure): un droit à un procès équitable, etc. Par contre, il ne prévoit pas directement la survenance même de l’événement, c’est-à-dire un droit quelconque de provoquer ce dernier. Bref, si l’on s’en tient à ses propres termes, il n’énonce aucun droit matériel d’accès en dehors et en sus des garanties de procédure, tendant à un procès équitable, etc., qui constituent manifestement son objet primordial. Faut-il alors considérer qu’il le fait de manière implicite? Là est la question.
Digression: article 1 (art. 1) de la Convention
26. Avant d’examiner la question de l’implication, telle qu’elle se pose sur le terrain de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), il faut toutefois ouvrir une parenthèse d’une certaine importance concernant un autre facteur qui invite à laisser de côté l’ensemble du problème relatif à cet article (art. 6-1). Il s’agit des conséquences à tirer de l’article 1 (art. 1) de la Convention, selon lequel
« Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis (dans) la (…) Convention. »
Dans le présent contexte, le mot qui compte est « définis »: puisque ce sont les droits et libertés « définis » dans la Convention que les États contractants doivent reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction, la disposition précitée a pour effet d’exclure de cette obligation tout ce qui n’est pas ainsi défini. Dès lors, et même si l’on s’abstient, pour éviter de s’appuyer sur ce qui pourrait passer pour un détail d’ordre technique, d’essayer de « définir » par rapport, par exemple, à mentionner, indiquer ou spécifier[15], il faut nécessairement se demander si un droit ou liberté qui n’est pas même mentionné, indiqué ou spécifié, mais seulement – et au maximum – impliqué, peut être considéré comme « défini » par la Convention dans un sens quelconque susceptible d’être raisonnablement attribué à ce terme. D’après moi, la question appelle une réponse négative, et à cet égard je partage pleinement l’avis exprimé par mon collègue le juge Verdross.
27. Cette conclusion ne se fonde pas sur un simple détail d’ordre technique. En premier lieu, même si l’on souscrit à l’opinion, avancée par certains[16], que le mot « définis », employé à l’article 1 (art. 1), ne convient pas très bien et que la Convention ne définit, à proprement parler, aucun des droits et libertés, ces derniers y sont pour le moins mentionnés, indiqués ou spécifiés, bref nommés. Or tel n’est pas le cas du droit d’accès, qui en tant que tel ne se trouve mentionné nulle part dans la Convention. En second lieu, la procédure suivie en l’espèce et les thèses des comparants – celles qui avaient trait aux limitations, implicites ou autres, au droit d’accès, si celui-ci passait pour sous-entendu par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) – ont porté précisément, dans une large mesure, sur le point de savoir comment devait se comprendre ce droit, à quoi il correspondait, bref comment on devait le définir. La nécessité de le définir, ne serait-ce qu’en le limitant ou circonscrivant, a été de la sorte établie de manière probante. Or les définitions doivent être expresses; elles ne sauraient reposer sur un raisonnement par implication.
28. Il faut en conclure, semble-t-il, qu’il est impossible – ou serait inadmissible de considérer comme englobé dans l’obligation imposée par l’article 1 (art. 1) de la Convention, obligation qui régit toute l’application de celle-ci, un droit ou liberté que la Convention ne se donne pas la peine de nommer, mais qu’au maximum elle implique, et qui ne peut pas même y être utilement impliqué sans que l’on s’attache simultanément, avec assez de soin, à le définir ou à définir ses conditions d’exercice qui, en le circonscrivant, le définissent[17].
29. À ce propos, on doit aussi relever que la notion même de droit d’accès aux tribunaux est ambiguë par essence si on ne la définit pas. La nécessité de la définir, ou pour le moins circonscrire, est d’ailleurs expressément reconnue au paragraphe 38 de l’arrêt de la Cour et à nouveau, de manière implicite, à la fin du paragraphe 44. Par exemple, droit d’accès signifie-t-il simplement tout droit que prévoit ou peut prévoir à tout moment le droit interne de l’État intéressé? Dans l’affirmative, la Convention, en prévoyant un droit d’accès, ferait-elle plus que ce qui se ferait déjà en son absence? Si au contraire la Convention, à supposer qu’elle prévoie de quelque manière un droit d’accès, doit être censée astreindre les États contractants à offrir cet accès dans une mesure que leur droit interne, ou celui de certains d’entre eux, n’assure peut-être pas nécessairement, quelle est alors cette mesure? S’agit-il d’un droit absolu, ou au contraire soumis à diverses conditions et, dans l’affirmative, comment? Plus précisément, droit d’accès signifie-t-il à la fois droit d’intenter une action et droit à une décision sur le fond indépendamment de toute question préliminaire relative à la nature ou à la recevabilité de l’action, à la capacité des parties, etc.? Dans la négative, et puisque la législation varie beaucoup d’un pays à l’autre en ces matières, ne serait-il pas indispensable que figure, dans une convention relative aux Droits de l’Homme, quelque définition de la mesure dans laquelle il peut passer pour acceptable, du point de vue des Droits de l’Homme, de déroger à l’absolu? Le fait que la Convention européenne ne contient aucune définition de ce genre (ni aucune autre) ne pourrait signifier qu’une chose: si un droit d’accès devait être dégagé de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) par implication, il lui faudrait être défini séparément, ad hoc, par la Cour pour les besoins de chaque affaire. Or cela serait inadmissible car les gouvernements ne sauraient jamais par avance ce qui les attend.
30. Les questions qui précèdent sont peut-être rhétoriques par leur forme, mais non quant au fond. Elles servent à illustrer la nécessité d’une définition de l’accès aux tribunaux comme un droit ou une liberté et, partant, à montrer que la Convention n’en contenant aucune, ce droit ou cette liberté ne compte point parmi ceux que l’article 1 (art. 1) oblige les États contractants à reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction. En d’autres termes, on ne peut s’attendre à voir les Parties s’acquitter de ce qui constituerait une importante obligation internationale dès lors que cette dernière n’est pas définie avec assez de précision pour leur permettre de savoir exactement ce qu’elle comporte, et même n’est pas définie du tout car (pour autant qu’elle existe) elle repose sur une implication qui n’est jamais spécifiée ni énoncée en détail. Fugitives et à peine compréhensibles[18], les références de l’arrêt de la Cour (paragraphes 28 et 38, premier alinéa) à la question d’une définition, telle qu’elle se pose en vertu de l’article 1 (art. 1) de la Convention, ne sauraient en aucune sorte remplacer de manière appropriée une discussion approfondie du problème, entièrement absente de l’arrêt.
31. Ici encore, il y a donc un point où comme pour la question dont traitent les paragraphes 19 à 22 ci-dessus, on pourrait logiquement arrêter, d’après moi, l’examen des incidences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1): cette disposition ne le définissant pas, le droit ou la liberté qu’elle pourrait impliquer, quel qu’il soit, ne tomberait pas dans domaine de l’article 1 (art. 1) et de l’obligation générale découlant de ce texte. Telle est aussi, exactement, l’opinion du juge Verdross. Si cette conclusion peut légitimement donner à penser que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’implique point en réalité un tel droit ou liberté, mais concerne uniquement les modalités du procès, cela m’amène naturellement à reprendre la discussion interrompue à la fin du paragraphe 25 ci-dessus. Comme il était ressorti à l’évidence de l’analyse antérieure que l’article 6 par. 1 (art. 6-1), tout en supposant l’existence d’un procès, n’énonce pas expressément le droit positifd’en introduire un, ledit paragraphe soulevait la question de savoir si cet article (art. 6-1) devait néanmoins passer pour impliquer ou sous-entendre pareil droit. Il soulevait aussi la question de savoir ce qu’il serait légitime et justifié d’en dégager de la sorte par implication.
Reprise de l’examen de la question de l’optique
i. L’optique de la Cour
32. Il est compréhensible, raisonnable et légitime d’estimer que l’accès aux juridictions est ou devrait être regardé comme un important Droit de l’Homme. Il est cependant tout aussi défendable de dire que (surtout dans une convention fondée un accord interétatique et non sur un pouvoir législatif souverain) l’importance même de ce droit exige qu’il soit énoncé expressément, et non abandonné aux déductions et inférences. On en arrive ainsi à un point essentiel. Il existe une différence considérable entre une « législation législative », édictée dans l’exercice d’un pouvoir souverain, et une législation fondée sur une convention, qui elle-même résulte d’une négociation, et limitée à ce qui a été accepté ou peut à bon droit être censé l’avoir été. Dans ce dernier cas, une bien plus grande réserve est requise de l’interprète: on ne doit donc pas interpréter la convention comme prévoyant plus que ce qu’elle contient ou qu’il faut nécessairement dégager de ce qu’elle contient. La balance se déplace du principe – applicable dans le cas d’une législation législative et orienté dans un sens négatif – d’une interprétation quisemble raisonnable et ne se heurte à aucune indication contraire précise, vers une interprétation qui a besoin de trouver un fondement positif dans la convention représentant seule ce que les Parties ont accepté; un fondement positif soit dans les termes mêmes de la convention, soit dans les conclusions qui s’en dégagent nécessairement, et le mot décisif est « nécessairement ».
33. Cet adverbe est important parce que l’attitude de la Commission en l’espèce et, quoique avec plus de circonspection, celle de la Cour, me semblent avoir équivalu à ceci: il est inconcevable, ou au moins inadmissible, qu’une convention relative aux Droits de l’Homme omette de prévoir, d’une manière ou d’une autre, un droit d’accès aux tribunaux; on doit donc présumer qu’elle en prévoit un pour peu que l’un quelconque de ses termes rende possible pareille conclusion. Cette attitude se trouve manifestement à la base de ce que dit le dernier alinéa du paragraphe 35 de l’arrêt: « Aux yeux la Cour, on ne comprendrait pas que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) décrive en détail les garanties de procédure accordées aux parties à une action civile encours et qu’il ne protège pas d’abord ce qui seul permet d’en bénéficier en réalité: l’accès au juge ». Or en bonne logique la conclusion ne découle absolument pas de la prémisse. On pourraitpeut-être trouver naturel que des garanties de procédure de ce genre soient, « pour commencer », précédées par une protection du droit d’accès; il n’en demeure pas moins qu’elles ne le sont pas expressément et qu’il est au mieux possible, mais en aucune manière nécessaire, d’admettre par inférence qu’elles doivent être censées l’être. En effet, on peut fort bien concevoir qu’un droit d’accès aux tribunaux ne soit pas nécessairement toujours accordé, ou soit limité à certains cas ou exclu dans certains cas, mais que là où il est accordé il existe des garanties quant au caractère de la procédure ultérieure.
34. D’une manière générale, une conclusion admise par inférence ou implication ne peut passer pour « nécessaire », au moins pour une disposition de ce genre, que si elle est indispensable à la mise en jeu ou à l’application de celle-ci. Or, je l’ai déjà indiqué (paragraphe 25 ci-dessus), la conclusion nécessaire se dégageant par inférence de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), et la seule, consiste dans l’hypothèse (sans laquelle la disposition n’a pas de sens mais qui suffit à lui en donner un) qu’une procédure judiciaire quelconque a commencé et se déroule. Pour permettre au texte de jouer ou pour lui attribuer un sens et une portée réels, il n’est point nécessaire de retenir l’hypothèse supplémentaire, entièrement gratuite, que le texte implique non seulement l’existence d’une procédure, mais le droit préalable d’en introduire une. On aborderait là un autre ordre d’idées, démarche qui ne se justifie pas puisque même sans elle l’article (art. 6-1) a une large portée: ainsi que le souligne mon collègue le juge Zekia, il « a sa place (…) sans que l’on greffe sur lui le droit d’accès ». Dans le contexte général du raisonnement par implication, je me permets de me référer à ce que j’ai écrit voici plus de douze ans dans un article consacré à l’interprétation des traités et qui n’avait aucun rapport précis avec une affaire telle que la présente[19].
35. Ces considérations me semblent si impérieuses que je suis obligé de chercher d’autres facteurs pour expliquer la ligne suivie par la Cour. Nombre d’entre eux, par exemple les règles d’interprétation énoncées dans la Convention de Vienne de 1966 sur le droit des traités, le Statut du Conseil de l’Europe, instrument entièrement distinct de la Convention européenne des Droits de l’Homme, le principe de la prééminence du droit et les « principes généraux de droit reconnus par les nations civilisées », au sens de l’article 38 par. 1 c) du Statut de la Cour internationale de Justice, sont extérieurs à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention des Droits de l’Homme et n’ont guère ou pas du tout de rapport direct avec la question précise d’interprétation dont il s’agit, celle que discutent les paragraphes 25 et 33-34 ci-dessus. Ils pourraient servir de branches auxquelles se cramponner, ou de confirmation d’une opinion formée par d’autres moyens, mais ne sont en eux-mêmes nullement déterminants, même si on les considère en bloc[20].
36. L’élément qui a vraiment déterminé la conclusion à laquelle est arrivée la Cour semble avoir été la crainte des conséquences présumées qui pourraient se produire si l’on ne dégageait pas de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) un droit d’accès. Cela ressort clairement des passages suivants. Le premier complète l’extrait déjà cité au paragraphe 33 ci-dessus: « Équité, publicité et célérité du procès n’offrent point d’intérêt en l’absence de procès. » Encore plus significatif est le second (paragraphe 35, avant-dernier alinéa, de l’arrêt), dont la première phrase se lit ainsi:
« Si (l’article 6 par. 1) (art. 6-1) passait pour concerner exclusivement le déroulement d’une instance déjà engagée devant un tribunal, un État contractant pourrait, sans l’enfreindre, supprimer ses juridictions ou soustraire à leur compétence le règlement de certaines catégories de différends de caractère civil pour le confier à des organes dépendant du gouvernement. »
37. En tant qu’ils renferment ce qui constitue à l’évidence la vraie ratio decidendi de cette partie de l’arrêt, ces motifs me semblent appeler des commentaires touchant d’abord aux probabilités, ensuite à la logique du raisonnement et enfin à la nature de la démarche qu’ils reflètent.
a) Les conséquences envisagées sont entièrement irréelles ou, au mieux, fortement exagérées.
b) Le raisonnement recèle un sophisme bien connu dans la mesure où il part de l’idée que sans droit d’accès les garanties de procès équitable prévues par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) deviendraient sans valeur ni objet, de sorte que celles-ci doivent nécessairement entraîner celui-là. Cela équivaut simplement à perpétuer le genre de sophisme inhérent à ce que les philosophes connaissent comme le paradoxe du « roi de France », le paradoxe d’une phrase qui linguistiquement a un sens mais en réalité est absurde: « Le roi de France est chauve ». Leparadoxe se dissipe toutefois quand on s’aperçoit que l’affirmation n’implique nullement, en bonne logique, qu’il y a un roi de France, mais seulement (à tort ou à raison) que s’il y en a un il est chauve. Encore faut-il démontrer séparément qu’il y en a un; or, chacun le sait, il n’y a en fait aucun roi de France. On pourrait également prévoir toutes les garanties de monde pour assurer le bien-être du roi de France s’il en existait un, et pourtant le fait qu’elles deviendraient toutes sans valeur ni objet s’il n’existait pas n’établirait en aucune manière, ni ne commanderait de dire, qu’il existe ou doit être censé exister. De même, les garanties de procès équitable prévues par l’article 6 par. 1 (art. 6-1) joueront ou non selon qu’il y aura ou non un procès. Elles n’impliquent nullement qu’il doive y en avoir un, ni qu’il faille postuler un droit d’accès pour permettre qu’il y en ait un. L’arrêt abonde aussi en sophismes du type consistant à déduire B de A parce que A n’exclut pas expressément B. Or ne pas exclure n’est pas forcément inclure; l’inclusion reste à démontrer.
c) Enfin, il faut dire que les passages précités de l’arrêt de la Cour offrent un exemple typique des aspirations du législateur judiciaire à travers les âges; or pour justifiées qu’elles puissent être sur le plan interne ou national[21], ces aspirations ne le sont guère ou pas du tout quand il s’agit de traités ou conventions interétatiques fondés sur un accord et dominés par ce fait essentiel[22]. Il peut être ou ne pas être vrai que l’on aboutirait à des conséquences fâcheuses si l’on ne voyait pas dans la Convention des Droits de l’Homme la garantie d’un droit d’accès aux tribunaux, tout comme on peut imaginer que de telles conséquences risquent de résulter de diverses autres faiblesses ou lacunes de la Convention. Là n’est cependant pas la question. La voici: il appartient aux États dont le consentement constitue la base de la Convention, et la seule source de sa force obligatoire, de combler la lacune ou réparer la faiblesse par unamendement, et non point à une juridiction de se substituer aux auteurs de la Convention et d’accomplir leur tâche à leur place. A partir du moment où des interprétations larges du genre de celle dont on parle sont adoptées par une cour, sans trouver d’appui solide et manifeste dans le libellé du texte ni dans des conclusions nécessaires tirées de lui par inférence, et non, comme ici, dans une interprétation discutable d’une disposition énigmatique, il sera ensuite difficile, pour des raisons de cohérence de refuser des interprétations extensives dans d’autres contextes où le bon sens commanderait peut-être une attitude différente; la liberté d’action aura été compromise.
ii. Une autre optique
38. Selon moi, la bonne manière d’aborder l’interprétation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) consiste à se souvenir non seulement qu’il s’agit d’une disposition figurant dans un instrument dont la validité dépend de l’accord de gouvernements, et même de leur soutien permanent, mais aussi que cet instrument revêt un caractère très spécial[23]; seule l’a imité dans le domaine des Droits de l’Homme la Convention américaine relative aux Droits de l’Homme, signée à San José près de vingt ans plus tard. Cette dernière convention s’inspire dans une large mesure de la Convention européenne, surtout quant au mécanisme de contrôle, mais elle n’est pas entrée en vigueur. On ne trouve pas un tel mécanisme dans les Pactes des Nations Unies relatifs aux Droits de l’Homme, qui en tout cas ne semblent pas non plus être en vigueur. D’une manière générale, les divers pactes ou conventions relatifs aux Droits de l’Homme, mais plus particulièrement la Convention européenne, ont défriché un terrain entièrement neuf à l’échelle internationale, pénétrant en profondeur dans quelques-uns des secteurs le plus jalousement gardés de la compétence nationale ou du domaine réservé des gouvernements. A cet égard, l’élément le plus marquant et le plus frappant est ce qu’on appelle souvent le « droit de recours individuel », qui permet (en pratique) à des personnes physiques ou morales privées d’assigner leur propre gouvernement devant une commission ou juridiction internationale, chose qui voicitrente ans à peine eût passé pour inconcevable sur le plan international. Aussi les gouvernements ont-ils hésité à devenir parties à des instruments dont la plupart, en dehors de la Conventioneuropéenne, n’ont apparemment pas recueilli jusqu’ici un nombre de ratifications suffisant pour provoquer leur entrée en vigueur. D’autres gouvernements, qui ont ratifié la Convention européenne, ont longtemps hésité avant d’accepter la juridiction obligatoire de la Cour des Droits de l’Homme créée par elle. La reconnaissance du droit de recours individuel, qui comme la juridiction de la Cour exige une acceptation séparée, a connu des retards semblables. En outre, ce droit peut requérir une acceptation non seulement initiale, mais ininterrompue, car il peut n’être accordé que pour une période déterminée, bien que renouvelable, et dans plusieurs cas il en a été ainsi. Ce n’est d’ailleurs qu’en raison d’une acceptation de ce genre que la présente affaire (Golder) a pu être portée devant la Commission et la Cour européennes des Droits de l’Homme.
39. Ces divers facteurs pourraient justifier même une interprétation quelque peu restrictive de la Convention, mais sans aller aussi loin il faut considérer que, sans conteste, non seulement ils justifient, mais ils commandent impérieusement, une interprétation prudente et conservatrice, surtout pour les dispositions dont le sens peut être incertain et là où des interprétations extensives pourraient aboutir à imposer aux États contractants des obligations qu’ils n’ont pas vraiment voulu assumer ou qu’ils n’ont pas eu conscience d’assumer. (A cet égard, il y a lieu de prêter une grande attention au passage cité ci-dessus[24] des plaidoiries du Royaume-Uni devant la Commission.) Tout doute sérieux doit donc profiter au gouvernement intéressé plutôt que jouer à son encontre et s’il était vrai, ainsi que l’arrêt cherche à le donner à penser, qu’il n’existe pas de doute sérieux en l’espèce, on devrait se demander de quoi les comparants ont débattu pendant à peu près les cinq dernières années!
iii. Intentions et méthode d’élaboration
40. On ne peut guère établir ce qu’étaient au juste les intentions des États contractants dans ce domaine, mais bien sûr c’est là une raison de plus de ne pas soumettre ces États à des obligations qui ne se dégagent pas de la Convention avec clarté ou, au moins, d’une manière qui ne laisse place à aucun doute raisonnable. Or tel n’est pas le cas de l’obligation examinée ici.Parlant en outre à la lumière d’une très longue expérience passée de practicien de la rédaction des traités, je ne saurais concevoir un instant que des gouvernements voulant assumer une obligation internationale[25] d’offrir un accès à leurs tribunaux aient emprunté ce chemin détourné, c’est-à-dire qu’au lieu d’énoncer le droit expressément ils l’aient laissé déduire par un biais d’une disposition, l’article 6 par. 1 (art. 6-1), qui quelles que puissent être ses autres implications éventuelles a pour but immédiat et primordial – nul ne peut en douter s’il la lit avec objectivité – quelque chose qui relève d’une catégorie foncièrement distincte: assurer l’équité et la célérité des procès. Aucun rédacteur compétent n’aurait jamais traité pareil problème de la sorte.
41. Je ne me propose donc pas d’étudier les travaux préparatoires de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), ce qui serait à la fois fastidieux et stérile car, comme dans tant de travaux préparatoires, les questions essentielles n’y trouvent souvent qu’une réponse obscure et non concluante. En revanche, il vaut la peine d’examiner les dispositions comparables ou parallèles à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) qui figurent dans d’autres instruments importants relatifs aux Droits de l’Homme. Le seul instrument antérieur du même ordre, la Déclaration Universelle (voir la note (23) ci-dessus), contenait une clause, l’article 8, ainsi libellée:
« Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi. »
Ce texte, on le voit, ne donnait pas un droit général d’accès; il s’agissait en réalité d’un article de caractère procédural du même type fondamental que les articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13) de la Convention européenne, dont je m’occuperai plus loin (voir la note (14) ci-dessus) et qui, la Cour elle-même le déclare dans son arrêt, ne comprennent pas le genre de droit d’accès qu’elle affirme découvrir dans l’article 6 par. 1 (art. 6-1). L’article 8 de la Déclaration Universelle est suivi presque immédiatement d’une autre disposition, l’article 10[26], qui se borne à dire:
« Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. » (souligné par moi)
Si j’ai souligné le dernier membre de phrase de cette disposition, c’est qu’il en ressort avec une entière clarté que sous réserve d’un changement de l’ordre des mots dans le texte anglais, changement qui ne modifie pas le sens, elle constitue la source d’où on a tiré la première phrase de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne (voir le texte reproduit au paragraphe 25 ci-dessus). Pas plus que le passage correspondant de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne, elle n’énonce expressément un droit matériel d’accès aux tribunaux en dehors et en sus de la seule chose que spécifient ses termes mêmes: la garantie purement procédurale d’un procès équitable, etc.
42. Ces dispositions de la Déclaration Universelle, les articles 8 et 10, méritent de retenir spécialement l’attention car d’après le préambule de la Convention européenne, les Étatscontractants étaient résolus à assurer la garantie collective « de certains des droits énoncés dans la Déclaration Universelle »; ils ne prétendaient donc pas prévoir des droits non ainsi énoncés, c’est-à-dire énoncés dans la Déclaration.
43. L’instrument comparable suivant, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, adopté aux Nations Unies en 1966 mais non encore en vigueur, renferme un article 14 manifestement inspiré de l’article 10 de la Déclaration Universelle et, partant, de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne, mais dont point n’est besoin de citer les termes: en dehors d’une phrase introductive concernant l’égalité de tous devant les tribunaux, de quelques changements secondaires et insignifiants dans le choix et l’ordre des mots, et de l’omission de la mention d’un examen de la cause « dans un délai raisonnable », il va exactement dans le même sens que l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Enfin, la Convention américaine de San José, signée en1969 mais elle aussi non encore en vigueur, contient une disposition, l’article 8 par. 1, qui semble à première vue plus près de consacrer expressément un droit d’accès, mais en réalité ne le fait pas. Pour commencer, cette disposition porte le titre « garanties judiciaires » (right to a fair trial), ce qui la rattache à la catégorie des garanties de procédure. En second lieu, son libellé montre nettement qu’elle appartient à la même famille et qu’elle a la même origine que les autres clauses comparables des instruments antérieurs. Le voici:
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue avec les garanties voulues, dans un délai raisonnable, par un juge ou un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi antérieurement par la loi, qui décidera du bien-fondé de toute accusation dirigée contre elle en matière pénale, ou déterminera ses droits et obligations en matière civile ainsi que dans les domaines du travail, de la fiscalité, ou dans tout autre domaine. »
Si l’on trouvait au début de cette disposition un point après « entendue » et que le reste du texte suivît séparément, on pourrait dire qu’elle formule expressément un droit général d’accès. Il est cependant parfaitement clair (si on laisse de côté, comme dépourvus d’intérêt en l’occurrence, les compléments incidents « avec les garanties voulues » et « dans un délai raisonnable ») que le mot « entendue » se rattache directement (et est assujetti) à l’exigence d’un examen par un « tribunal compétent ». Comme dans l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne, on met l’accent sur la nature de l’examen judiciaire plutôt que sur un droit préalable et indépendant à un tel examen.
44. Chose significative, toutes les dispositions ainsi passées en revue semblent avoir tiré leur origine d’une proposition bien plus radicale et explicite. Le conseil du Royaume-Uni a brièvement souligné le fait devant la Commission; parlant notamment de l’article 8 de la Déclaration Universelle, il a dit[27]:
« A la base du texte de l’article 8 se trouve un amendement présenté le 23 octobre 1948 par le représentant du Mexique à la Troisième Commission de l’Assemblée générale. Ce représentant a précisé que son amendement se bornait à reproduire le texte de la Déclaration de Bogota, que vingt et une délégations d’Amérique latine venaient d’adopter à l’unanimité. La disposition correspondant de la Déclaration de Bogota est l’article XVIII, ainsi conçu: ‘Toutepersonne peut recourir aux tribunaux pour faire valoir ses droits. De même, il doit exister une procédure simple et rapide qui permette à la justice de la protéger contre les actes de l’autorité violant, à son préjudice, certains droits fondamentaux reconnus par la constitution’.
Il est très intéressant de savoir que l’article 8 de la Déclaration Universelle a sa source dans l’article XVIII de la Déclaration de Bogota: en sa première phrase, ce dernier parle du droit de toute personne de recourir aux tribunaux pour faire valoir ses droits; or l’article 8 de la Déclaration Universelle a inversé et limité cette proposition en disant que ‘toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes’. »
Le conseil du gouvernement en a tiré plus loin[28] la conclusion suivante, qui est aussi la mienne: « Considéré dans son ensemble, cet historique se résume ainsi: ce qui était au départ, dans la Déclaration de Bogota, un large droit d’accès, a été ramené à un droit d’accès concernant les droits garantis par la Convention. »
45. Il semble donc y avoir eu de la part des gouvernements, durant une période d’une vingtaine d’années, ce qu’il ne serait pas injuste d’appeler une politique délibérée consistant à éviter d’affronter la question de l’accès, en tant que telle. Cette opinion se trouve renforcée par l’existence de preuves (document CDH (73) 33, p. 45)* établissant que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne contenait, à un moment donné de son élaboration, des termes qui auraient pu passer pour prévoir un droit d’accès en tant que tel, mais qui ont disparu par la suite; cela révèle aussi clairement qu’il se peut une intention de ne pas agir de la sorte, d’autant que le concept de droit d’accès n’a jamais non plus figuré expressis verbis dans aucun des instruments rédigés en matière de Droits de l’Homme après la Convention européenne (voir ci-dessus). Commencer par inclure une chose, puis y renoncer: dans la technique de l’interprétation des traités, il ne saurait y avoir meilleure preuve d’une intention de ne pas prévoir cette chose.
46. De la nature des textes successifs, combinée avec les considérations sur lesquelles j’ai attiré l’attention au paragraphe 38 ci-dessus, je tire la conclusion ci-après: les États contractants se sont bornés à partir d’une situation de fait dans laquelle tous les pays européens offrent en pratique, dans une très large mesure, un accès à leurs tribunaux; ils n’ont pas eu pour autant l’intention arrêtée de la transformer en une obligation internationale en la matière, ni de s’engager au point d’assumer pareille obligation (voir aussi la note 25 ci-dessus), et plus précisément une obligation du genre de celle dont la Cour a en l’espèce proclamé l’existence; obligation bien plus rigoureuse et de bien plus grande portée – la présente affaire le montre également – que ce à quoi le gouvernement du Royaume-Uni (manifestement – voir la note 24 ci-dessus) et nombre d’autres gouvernements parties à la Convention (très probablement) avaient jamais envisagé de s’astreindre[29]. Pour des raisons déjà indiquées, semblable obligation ne peut être acceptable à l’échelle internationale sans qu’on la définisse et la précise ni qu’on en spécifie les incidences et modalités. Or cela, la Convention ne le fait pas; quant à la Cour, elle ne tempère pas, et pour cause, les erreurs de conception de son arrêt en s’attelant à une tâche qui relève pour l’essentiel de la compétence des gouvernements. Ainsi que l’arrêt lui-même le reconnaît expressément (paragraphe 39, second alinéa), « la Cour n’a pas à échafauder une théorie générale des limitations admissibles dans le cas de condamnés détenus, ni même à statuer in abstracto sur la compatibilité des (…) Prison Rules [du Royaume-Uni] (…) avec la Convention ».Or si la Cour n’a pas à forger des restrictions au droit, a fortiori elle ne saurait avoir à postuler le droit lui-même, s’agissant d’un droit qui ne peut s’exercer en pratique sans les restrictions mêmes qu’elle refuse de forger.
2. Textes et termes particuliers
47. Si l’on se place dans la perspective ainsi dépeinte, les diverses dispositions pertinentes de la Convention ne soulèvent aucune difficulté d’interprétation et n’exigent pas d’explicationsjustificatives, alors qu’elles le font à coup sûr si l’on choisit l’optique de la Cour. Je vais les énumérer et les commenter en suivant, en gros, l’ordre dans lequel elles apparaissent:
a) Le préambule, ainsi que l’a déjà signalé le paragraphe 42, précise que les gouvernements signataires sont résolus « à prendre les premières mesures » propres assurer la garantie collective de « certains des droits » énoncés dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme; celle-ci, on l’a vu (paragraphe 41 ci-dessus), ne prévoit aucun droit indépendant d’accès en tant que tel, de sorte que pareil droit n’entre pas même dans la catégorie de ceux que la Convention européenne pourrait englober. Si même il figurait dans cette catégorie comme un droit à englober éventuellement, comme un droit « correcteur » (qualifying) pour ainsi dire, les termes employés dans le préambule forceraient à conclure qu’il n’est pas nécessairement inclus. Seuls « certains » des droits correcteurs devaient figurer dans la Convention, et sur la base de la Déclaration Universelle un droit général d’accès n’était pas même un droit correcteur. En outre, lesParties se proposaient seulement de prendre « les premières mesures » et de consacrer « certains des droits ». Loin d’être « inconcevable », le fait de ne pas découvrir dans la Convention européenne une disposition relative au droit d’accès devient ainsi pleinement concevable et ne doit causer ni surprise ni saisissement.
b) L’article 1 (art. 1) de la Convention (voir les paragraphes 26-31 ci-dessus) a pour effet d’exiger que les droits et libertés figurant dans la partie de la Convention qui comprend l’article 6 par. 1 (art. 6-1) soient « définis » pour qu’il incombe aux États contractants de les « reconnaître à toute personne relevant de leur juridiction ». Or aucun droit d’accès ne se trouve même mentionné au Titre I, sans parler de « définition ». Les définitions sont nécessairement expresses. Aucun droit indéfini d’accès ne peut donc se dégager de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) par simple inférence ou implication. Les incidences de l’article 17 (art. 17) de la Convention (voir la note (17) ci-dessus) confirment et renforcent cette opinion.
c) Article 5 par. 4 et article 13 (art. 5-4, art. 13)
(i) L’arrêt de la Cour a raison de concevoir ces dispositions de la manière décrite à la note (14) ci-dessus; bien qu’exacte, cette conception est pourtant incomplète et laisse de côté une importante partie de la thèse que le Royaume-Uni cherchait à défendre.
(ii) Ce que prévoient ces deux articles (art. 5-4, art. 13), c’est que les États contractants doivent offrir un recours (remedy) devant leurs tribunaux en cas de violation de droits et libertés matériels consacrés par la Convention (cette description correspond en substance au texte de l’article 5 par. 4 (art. 5-4), bien qu’elle le paraphrase quelque peu, et elle vaut littéralement pour l’article 13 (art. 13)). J’admets, avec la Cour, que ces dispositions ne contiennent pas elles-mêmes de droits ou libertés matériels, ni aucun droit général d’accès, et ne rendraient donc pas superflue, comme l’a plaidé le gouvernement du Royaume-Uni, une disposition qui, elle, aurait cette portée. Toutefois, le gouvernement a présenté aussi ce qu’on pourrait appeler un argument complémentaire: il a dit que si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) devait être censé impliquer un droit général d’accès, ainsi que la Cour l’a estimé, les articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13)deviendraient à leur tour superflus car le droit d’accès résultant de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) répondrait à tous les besoins. L’existence de ces deux autres dispositions tendrait donc à prouverque l’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne comprend aucun droit d’accès. Logiquement exact, l’argument n’est cependant pas tout à fait sans réplique car les articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13) parlent de l’ouverture d’un recours destiné à porter remède (remedy); or un simple accès n’entraîne pas nécessairement un remède: il y avoir accès, mais aucun remède disponible après l’accès. Néanmoins, si l’on était prêt à imiter la Cour et à user du genre ou de la sorte d’argument qu’elle emploie, on pourrait dire que l’accès ne servant à rien sans remède, un droit d’accès implique le droit à un remède. L’affirmation serait manifestement absurde. Elle constituerait pourtant le pendant exact de la conclusion de la Cour selon laquelle le droit à un procès équitable ne servant à rien sans procès, il faut admettre par implication un droit d’engager une procédure aboutissant à un procès. On aurait peine à mieux illustrer l’absence de lien entre conclusion et prémisse.
d) Les dispositions de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) – La première phrase, capitale, de ce paragraphe a déjà été citée au paragraphe 25 ci-dessus. Quant à la seconde, on en trouvera le texte au paragraphe 24 de l’arrêt de la Cour. Il n’y a pas lieu de la reproduire ici: elle se borne à spécifier, en se référant manifestement à la publicité requise par la première, que le jugement lui aussi doit être « rendu publiquement », mais que l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès dans certains cas qui sont ensuite énumérés de manière assez détaillée. Elle n’entre donc pas en ligne de compte en l’occurrence, sauf en ce qu’elle est entièrement du même ordre que la première et qu’elle se rattache à celle-ci, ejusdem generis: il s’agit par essence d’une disposition de procédure qui a trait uniquement au déroulement du procès judiciaire. Au sujet de la première phrase et en général, lesobservations qui suivent s’ajoutent à celles déjà présentées aux paragraphes 25 et 33-34 ci-dessus (voir aussi le paragraphe 40 in fine):
(i) La règle « ejusdem generis » – Les paragraphes auxquels je viens de renvoyer avaient pour but de montrer que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) est une disposition autonome, complète en elle-même et n’ayant pas besoin d’emprunts, adjonctions ni éclaircissements pour que sa portée apparaisse en pleine lumière, et qu’il appartient à un ordre ou catégorie particuliers de clauses revêtant un caractère procédural et ayant exclusivement trait aux modalités du procès judiciaire. Toute sa teneur va dans ce sens et dans ce seul sens ainsi qu’on l’a souligné avec éloquence en plaidoirie (CDH (73) 33, p. 51)[*]. La règle ejusdem generis exige donc que si l’on doit tirer du texte certaines implications destinées à y importer ou ajouter quelque chose qui ne s’y trouve pas exprimé (et l’on s’accorde à reconnaître que tel est le cas du droit d’accès), ces implications appartiennent ou s’apparentent au même ordre ou à la même catégorie d’idées que ce qui figure dans le texte même. Or il n’en serait pas ainsi en l’occurrence. Tout droit d’accès en tant que tel, bien qu’il présente un aspect procédural, est à la base un droit matériel de caractère fondamental. Même en ses aspects procéduraux, il se distingue entièrement de ce qui touche aux modalités du procès. Ainsi qu’on l’a déjà relevé, l’idée d’incidents d’un procès a une seule implication nécessaire, à savoir qu’un procès a lieu, qu’une instance se déroule. Par elle-même, elle n’implique rien quant au droit d’introduire cette instance, droit qui appartient à un autre ordre d’idées. Dégager l’un de l’autre par implication ne constitue donc pas une démarche légitime et va à l’encontre de règles reconnues d’interprétation.
(ii) La règle « expressio unius est exclusio alterius » – Cette règle est elle aussi enfreinte par la conclusion à laquelle arrive l’arrêt de la Cour. La chose se produit plus d’une fois, mais la meilleure illustration en est la manière dont l’arrêt traite de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) au début de son paragraphe 28 où il est dit que l’article (art. 6-1), bien qu’il « ne proclame pas en termes exprès un droit d’accès », « énonce des droits distincts mais dérivant de la même idée fondamentale et qui, réunis, constituent un droit unique dont il ne donne pas la définition précise, au sens étroit de ces mots » (en fait aucune définition)[30]. Ce que l’arrêt perd commodément de vue ici, c’est qu’en fait les seuls droits « énoncés » à l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (et par hypothèse « énoncer » signifie formuler expressément) ne sont pas des droits « distincts », mais des droits du même ordre ou de la même catégorie, à savoir des droits concernant tous le rythme, la conduite et le déroulement d’un procès. Il n’y a là rien qui puisse servir à constituer le prétendu « droit unique » qui, dit-on, comprend un droit d’accès en plus des droits procéduraux effectivement spécifiés.Ces derniers, au contraire, sont expressément énoncés d’une manière propre à entraîner l’application de la règle expressio unius, et il faut appliquer celle-ci puisque pour les raisons déjàindiquées (paragraphes 25 et 34 ci-dessus), l’article (art. 6-1) ne contient rien qui rende nécessaire un droit d’accès indépendant du fait de l’accès déjà obtenu. Au risque de me répéter, j’exposerai une fois encore comment les choses se présentent en réalité. Les dispositions de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) fonctionneront fort bien telles quelles aussi souvent qu’une instance sera en fait introduite, sans que l’on postule aucun droit implicite d’en introduire une. L’article (art. 6-1) jouera automatiquement quand il y en aura une et s’il y en a une. Si pour une raison quelconque, que ce soit l’absence de droit ou une autre, aucune instance n’est introduite, la question tombe: l’événement qui aurait amené l’article (art. 6-1) à jouer n’est tout simplement pas arrivé. En conséquence, il ne se justifie point en l’espèce de ne pas appliquer la règle expressio unius.
(iii) Réglementation uniforme des procédures civiles et pénales – Il existe une raison impérieuse, et peut-être plus concrète, pour laquelle aucun droit d’accès, par opposition au droit à un procès équitable etc., ne peut se dégager par implication de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Ce dernier place manifestement sur le même pied les procédures civiles et pénales; il traite le problème du procès équitable dans chacun des deux domaines. Or la question d’un droit d’accès en tant que tel se pose forcément surtout pour les affaires civiles, où c’est le plaignant ou demandeur qui intente l’action. En dehors des cas, d’un genre très limité et spécial, où les particuliers peuvent introduire une procédure de caractère pénal, ce sont les autorités qui déclenchent les poursuites criminelles, et en cette matière il serait manifestement absurde de parler de droit d’accès. Ce n’est pas vraiment répondre à l’objection que de dire que le droit existe seulement quand on en a besoin et qu’on en a besoin dans un cas mais non dans l’autre (ou du moins que les autorités peuvent veiller elles-mêmes à leurs intérêts). Là n’est pas la question. La voici:l’article concerne autant le domaine pénal que le domaine civil; bien mieux, son importance réside probablement surtout dans le premier. 0r en matière pénale, il est dans la grande majorité des cas totalement impropre de parler d’un droit d’accès pour les autorités qui introduiront la procédure. Il y a là un net indice, ou une nette confirmation, de l’exactitude de la conclusion d’après laquelle l’article a uniquement trait à la procédure elle-même, et non au droit de l’engager.
(iv) L’examen public de la cause « dans un délai raisonnable » – Il est d’autres indices qui vont dans la même direction. Eux aussi sont liés à une considération de principe: maintenir une cohésion adéquate entre les aspects civils et pénaux de l’article 6 par. 1 (art. 6-1). L’un d’entre eux est fourni par l’argument britannique (que l’arrêt, en son paragraphe 32, mentionne seulement d’une manière qui n’en fait pas ressortir la pertinence et qui semble même ne le point comprendre du tout)[31] concernant les implications d’une exigence de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), à savoir que le procès ait lieu dans un délai raisonnable. « Dans un délai raisonnable » à compter de quoi? L’article ne le précise pas. En matière pénale, on ne saurait douter que le point de départ doit être la date de l’arrestation ou de l’accusation en bonne et due forme. Il ne pourrait se situer, cela tombe sous le sens, dans une période antérieure indéterminée pendant laquelle les autorités se demandaient peut-être si elles allaient lancer une accusation et recueillaient à ce sujet des avis juridiques, ou essayaient de trouver l’accusé pour l’arrêter. A mes yeux, unprincipe identique doit s’appliquer mutatis mutandis aux affaires civiles, non seulement parce que l’on introduirait sans cela de graves disparités de traitement entre les deux types de procédure, mais aussi pour des raisons pratiques. En matière civile, le délai raisonnable doit commencer à courir quand la demande acquiert sa forme précise par l’établissement d’un exploit, d’une citation ou d’un autre acte officiel par lequel ou en application duquel l’action est portée à la connaissance du défendeur. Cela aussi tombe sous le sens. Une période antérieure, pendant laquelle le demandeur s’interroge sur l’opportunité d’agir, recueille des avis juridiques ou rassemble des preuves, n’entre pas en ligne de compte ou est trop indéterminée pour servir, car on ne saurait y trouver aucun moment précis propre à faire office de point de départ d’un « délai raisonnable ». S’il n’en était pas ainsi le point de départ pourrait être renvoyé à des mois voire, dans certains cas, des années en arrière, ce qui rendrait absurde toute l’exigence d’un procès « dans un délai raisonnable », qui a pour seul objet véritable d’empêcher que les affaires ne viennent enjugement avec un retard excessif. L’opinion de la Cour aboutit pourtant à ceci: l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’indiquant lui-même aucun point de départ, la Cour aurait à déterminer ce dernier ad hoc pour et dans chaque espèce. En conséquence, les gouvernements ne pourraient jamais savoir par avance dans quel délai précis les affaires doivent venir en jugement pour que soient respectées les exigences de l’article (art. 6-1), situation entièrement inacceptable.
(v) Tout cela signifie, bien sûr, que tout ce qui a trait à un droit d’accès concerne forcément la période antérieure à l’introduction formelle d’une instance, car une fois que celle-ci a commencé l’accès aux tribunaux a été obtenu et la question tombe donc d’elle-même. Dès lors, tout événement relatif au droit d’accès en tant que tel – notamment toute ingérence ou tout refus prétendus – doit se rapporter exclusivement à la période antérieure au moment où l’accès se réalise par l’introduction d’une instance, c’est-à-dire à la période de l’examen équitable et public de la cause dans un délai raisonnable, la seule à laquelle ait trait l’article 6 par. 1 (art. 6-1). Là encore, il y a un élément qui mène directement à la conclusion que cet article (art. 6-1) ne prétend pas du tout s’occuper de l’accès, puisque ce problème se rattache à une période ou phase précédente.
(vi) Les mots « entendue (…) publiquement » soulèvent eux aussi des difficultés si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) passe pour prévoir un droit d’accès. Pour m’en tenir au domaine des affaires civiles, l’adverbe « publiquement » évoque l’idée de débats sur le fond se déroulant en public devant le tribunal, ainsi qu’il y en aura d’ordinaire si la procédure suit son cours normal. Toutefois, on l’a vu (paragraphe 15 ci-dessus), il peut en aller autrement et la procédure peut être arrêtée pour diverses raisons à un stade plus précoce. Or si cela se produit, ce sera souvent non point en audience publique, mais devant un fonctionnaire subalterne de l’ordre judiciaire ou un juge siégeant à huis clos (« in chambers ») en présence, d’habitude, des seules parties et de leurs conseils.Si donc on estimait que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) implique un droit d’accès, il faudrait peut être considérer, eu égard au libellé de ce texte, qu’il en découle une espèce de droit indéfectible à une audience publique en toutes circonstances, sans quoi il n’y aurait pas « accès ». Le sens de la seconde phrase de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) (voir le sous-paragraphe d) ci-dessus) confirme nettement cette opinion. Il y a donc là l’un des points sur lesquels on n’a pas mûrement réfléchi au sens et à la portée exacts d’un droit d’accès (voir les paragraphes 28 et 29 ci-dessus), faute de quoi le concept manque et de clarté et de certitude. C’est aussi le point sur lequel l’article 17 (art. 17) de la Convention est pertinent (voir la note (17) ci-dessus et le sous-paragraphe b) du présent paragraphe 47).
48. Conclusion sur la question du droit d’accès – Je laisse de côté d’autres aspects pour ne pas surcharger davantage la présente opinion. Il me faut cependant conclure qu’un droit d’accès – qu’on le veuille ou non, si j’ose dire – ne saurait être dégagé de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) par implication, sauf au moyen d’une méthode d’interprétation qui ne me paraît pas saine, ni conforme à l’intérêt bien compris du droit international des traités. Si le droit d’accès ne trouve point place dans l’article 6 par. 1 (art. 6-1), il ne trouve manifestement place à aucun endroit de la Convention. Il s’agit sans doute d’une grave lacune que l’on devrait réparer, mais c’est là une tâche dont il appartient aux États contractants de s’acquitter et à la Cour de les saisir sans chercher à l’accomplir elle-même.
[1] A noter que l’Oxford English Dictionary mentionne bien une acception plus ancienne, celle de « rapports, communication » (« intercourse, communication »), ou, pour le verbe « correspondre », « être en communication ou en rapport [avec] » (« to hold communication or intercourse [with] »), mais il précise qu’elle n’est plus usitée sauf pour les lettres ou autres communications écrites.
[2] Dans son ouvrage magistral The Application of the European Convention on Human Rights, M. J.E.S. Fawcett signale que la jurisprudence allemande considère les conversations, directes ou par téléphone, comme une partie de la vie privée (op. cit., p. 194), le respect de la vie privée étant lui aussi protégé par l’article 8 (art. 8) de la Convention.
[3] Paragraphes 13 et 19 de l’arrêt de la Cour. Le grief présenté par Golder à ce sujet a été déclaré irrecevable par la Commission européenne des Droits de l’Homme pour non-épuisement des voies de recours internes, le requérant n’ayant pas exercé un recours dont il disposait au Royaume-Uni.
[4] Il paraît conforme au bon sens de présumer que toute tentative (dont il n’y a pas trace) faite par Golder pour téléphoner de prison à un avocat eût avorté, encore que cela n’eût pas constitué une ingérence, contraire à l’article 8 (art. 8), dans sa correspondance (voir toutefois la note (2) ci-dessus en ce qui concerne la théorie de la « vie privée »).
[5] Cette affirmation n’est peut être pas tout à fait équitable envers les autorités pénitentiaires qui ont agi d’une manière entièrement correcte au regard du règlement pénitentiaire. Il n’y a pas eu d’interdiction générale de correspondre. Toutefois, quand Golder a demandé la permission de consulter un avocat on la lui a refusée. Il faut donc présumer que s’il avait essayé de procéder à cette consultation par le seul moyen qui s’offrait à lui au moins pour commencer, à savoir par lettre, sa lettre eût été interceptée. Voir aussi la note (4) ci-dessus.
[6] Je me réjouis d’être renforcé dans cette opinion par une autorité aussi grande que celle du président de la Commission européenne des Droits de l’Homme, pour qui le « respect » de la correspondance, au sens de l’article 8 par. 1 (art. 8-1), n’implique pas, tout à fait indépendamment de l’article 8 par. 2 (art. 8-2), une liberté illimitée en la matière (page 196 de l’ouvrage cité à la note (2) ci-dessus).
[7] La question surgit parce que le paragraphe 2 (art. 8-2) n’indique pas clairement si les catégories commençant par les mots « for the prevention of », etc., sont régies par les mots « is necessary » et s’y rattachent directement, ou si elles se rattachent seulement aux mots « in the interests of ».
[8] Golder avait présenté deux demandes: être transféré dans une autre prison, et être autorisé soit à consulter un avocat au sujet de la possibilité d’intenter une action, soit, en ordre subsidiaire, à obtenir les conseils d’un juge dont il donnait le nom et dans l’opinion duquel il aurait confiance. On lui répondit que le ministre de l’intérieur avait étudié sa requête avec soin mais n’était pas prêt à lui accorder le transfèrement demandé, et n’apercevait pas non plus de raisons de prendre des mesures quelconques sur les autres points soulevés par lui.
[9] Ces motifs figurent parmi ceux, énoncés à l’article 27 (art. 27) de la Convention européenne, pour lesquels la Commission des Droits de l’Homme doit refuser de retenir une requête.
[10] Soit dans la première phase (exceptions préliminaires) de l’affaire de la Barcelona Traction Company (1964), soit dans celle du Plateau continental de la Mer du Nord, mais je n’ai pas retrouvé la référence.
[11] Daté du 1er juin 1973; article 31 paras. 1 et 2 (art. 31-1, art. 31-2) de la Convention.
[12] Document CDH (74) 6 du 26 mars 1974.*
[13] Documents CDH/Misc (74) 63 et 64 du 12 octobre 1974.*
* Note du greffe: Ces documents se trouvent reproduits dans le volume n° 16 de la Série B.
[14] J’admets avec l’arrêt (paragraphe 33) que des dispositions elles que les articles 5 par. 4 et 13 (art. 5-4, art. 13) ne confèrent aucun droit matériel, mais seulement des droits, de caractère procédural, à un recours en cas de violation d’un droit matériel garanti par la Convention. Exacte en elle-même, cette constatation ne répond cependant pas entièrement à l’argument britannique fondé sur ces articles (art. 5-4, art. 13). J’y reviendrai plus loin.
[15] A n’en pas douter, ce qui est défini doit par là même être mentionné, indiqué, spécifié ou pour le moins nommé, etc., mais la réciproque ne s’impose pas. Une définition implique plus que chacun des mots énumérés ci-dessus, et a fortiori beaucoup plus que quelque chose qui n’est pas spécifié du tout, mais seulement inféré.
[16] J.E.S. Fawcett, p. 33 de l’ouvrage cité à la note (2) ci-dessus.
[17] Au cours de la procédure, on s’est accordé à reconnaître qu’un droit d’accès ne saurait signifier que les tribunaux doivent avoir une compétence illimitée (cf., par exemple, le cas de l’immunité diplomatique ou parlementaire), ni que l’exercice de ce droit doive échapper à tout contrôle (cf., par exemple, le cas des aliénés, des mineurs, etc.), ni qu’un emprisonnement régulier n’ait sur lui aucune répercussion. Cependant, les arguments développés au sujet de la nature ou de l’étendue exactes de pareilles bornes ont largement suffi à montrer à l’évidence qu’un droit implicite d’accès, sans description précise ni définition, ne saurait être viable, en ce sens que son caractère et ses incidents ne cesseraient de prêter à controverse. Mon collègue le juge Zekia présente ici une observation fort judicieuse quand il attire l’attention sur les conséquences de l’article 17 (art. 17) de la Convention. Ce texte interdit aux États contractants toute initiative visant à des limitations « plus amples » des droits ou libertés reconnus « que celles prévues (dans la) Convention ». Il en résulte que si l’article 6 par. 1 (art. 6-1) impliquait un droit d’accès, il devrait s’agir d’un droit absolu puisque cet article ne prévoit aucune restriction.
[18] Que signifient par exemple les allusions à une définition « au sens étroit du mot »? Plus étroit que quoi, et quel serait le sens plus « large »? Pareille imprécision ne peut que porter la confusion à son comble, « make confusion worseconfounded »: Milton, Paradise lost (Le Paradis perdu), livre I, 1,955 (perdu en effet!).
[19] Note figurant au bas de la page 154 du British Year Book of International Law pour 1963 et intitulée « The philosophy of the inference ».
[20] L’importance que le paragraphe 34 de l’arrêt de la Cour attache à la « prééminence du droit » est très exagérée. Si grand qu’en soit le poids, cet élément ne se trouve mentionné qu’incidemment dans le préambule de la Convention. Ce sont surtout des considérations humanitaires, et non le souci d’assurer la prééminence du droit, qui ont animé les États contractants.
[21] Qu’une constitution nationale permette à une partie du processus législatif de s’accomplir par voie jurisprudentielle, c’est une chose; c’en est une autre, toute différente, que d’imposer cette méthode de l’extérieur aux États parties à une convention internationale censée reposer sur leur accord. Il se trouve cependant que même en Angleterre, pays où la jurisprudence (« case law ») et partant, quoique dans une mesure décroissante, une certaine dose de législation jurisprudentielle ont toujours fait partie du système juridique, une récente affaire a donné lieu à de graves critiques sur ce point; une autre décision, rendue par la juridiction de recours la plus élevée, a largement entériné ces critiques à l’occasion desquelles on avait souligné que le juge a pour rôle de dire le droit et non de le créer (jus dicere, et non jus dare), et que s’il se trouve placé devant un droit imparfait la voie qu’il doit suivre consiste à signaler la situation au législateur, et non à y remédier par des moyens judiciaires. On a aussi relevé qu’il ne sert à rien de répondre qu’un grand pas a été franchi dans la bonne direction: dans le cas de juges, franchir de grands pas signifie créer un droit nouveau. A mes yeux, de telles remarques valent particulièrement pour la présente espèce.
[22] C’est-à-dire à moins que l’on ne puisse prouver que le traité ou la convention concède lui-même un certain rôle législatif au tribunal appelé à l’appliquer, ou que les parties à l’accord ont entendu déléguer jusqu’à un certain point le pouvoir, qui sans cela leur appartiendrait exclusivement, d’en modifier ou accroître les effets, ou encore qu’il faut considérer qu’elles ont accepté par avance une interprétation extensive de ses termes allant éventuellement au-delà de l’intention primitive. Or en l’occurrence on ne rencontre aucun de ces éléments, mais bien plutôt leur contraire; je le montrerai plus loin.
[23] La Convention européenne, signée en 1950 et en vigueur depuis 1953, a ceci d’unique qu’elle seule est en vigueur et en même temps prévoit le règlement judiciaire des différends la concernant. Elle est en tout cas la plus ancienne, n’ayant été précédée (de deux ans) que par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme des Nations Unies, qui n’était et n’est pas un instrument obligatoire. Il existe seulement trois autres conventions du même ordre que la Convention européenne, et une seule qui se compare à elle quant au mécanisme de contrôle, la Convention américaine de San José, signée seulement en 1969 et qui n’est pas en vigueur.
[24] « En ce qui concerne la question de l’accès aux tribunaux, vous n’êtes pas en présence d’un gouvernement cherchant à répudier des obligations librement assumées. A cet égard la situation est parfaitement claire. Si quelque chose est ressorti de toutes les discussions qui ont eu lieu dans l’affaire Knechtl et des thèses développées jusqu’ici dans l’affaire Golder, c’est qu’en acceptant l’article 6 (art. 6) de la Convention le gouvernement du Royaume-Uni n’avait point conscience de souscrire à l’obligation d’accorder sans réserve un droit d’accès aux tribunaux. Que notre interprétation soit exacte ou fausse, je prétends que cela au moins est absolument clair. Je ne passerai pas en revue toutes les preuves fournies à la Commission quant à l’opinion du Royaume-Uni en la matière. Je soutiens cependant que l’ensemble des pièces produites au sujet de certaines constitutions, ainsi que de notre rôle dans l’élaboration de la Convention européenne d’établissement, montre à l’évidence que le Royaume-Uni n’avait pas l’intention d’assumer une obligation de ce genre et ignorait qu’il fût censé en assumer une. » (CDH (73) 33, page 36: document n° 5 communiqué par la Commission à la Cour)*
* Note du greffe: Compte rendu intégral de l’audience contradictoire sur le fond tenue à Strasbourg devant la Commission les 16 et 17 décembre 1971.
[25] Que la législation nationale offre un droit d’accès tel que le prévoit sans doute effectivement, du moins d’une manière générale, le système juridique de la plupart des pays, c’est une chose; c’en est une autre, toute différente, que d’assumer par traité l’obligation internationale d’en offrir un, spécialement si l’on n’essaie pas le moins du monde de le définir ou réglementer (voir les paragraphes 27-30 ci-dessus).
[26] L’article 9 n’entre pas ici en ligne de compte; il interdit les arrestations, détentions et exils arbitraires.
[27] P. 47 du document cité à la note (24) ci-dessus.
[28] Ibidem, p. 50.
* Voir note du greffe à la page 53.
[29] L’argument tiré par le Royaume-Uni du traitement purement national accordé, en matière d’accès aux tribunaux, par les traités ordinaires de commerce et par des conventions multilatérales telles que la moderne Convention européenne d’établissement, amène à tenir pour probable que placés carrément devant la nécessité d’entreprendre quelque chose dans le domaine de l’accès, les gouvernements n’auraient pas consenti à s’avancer au-delà d’un renvoi au droit interne en la matière. Or Golder, ressortissant britannique, a subi bien entendu un traitement qui cadrait avec les lois et règlements de son pays.
[*] Voir note du greffe à la page 53
[30] C’est l’un des passages où la Cour reconnaît le caractère indéfini du droit. Voir les paragraphes 26-31 ci-dessus, principalement les paragraphes 29 et 30, ainsi que les notes correspondantes.
[31] Bien entendu, c’est le procès qui doit avoir lieu dans un délai raisonnable après l’accès, et non l’accès qui doit être offert dans un délai raisonnable.