COUR (PLÉNIÈRE)
AFFAIRE JAMES ET AUTRES c. ROYAUME-UNI
(Requête no 8793/79)
ARRÊT
STRASBOURG
21 février 1986
En l’affaire James et autres[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, statuant en séance plénière en application de l’article 50 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
W. Ganshof van der Meersch,
J. Cremona,
G. Wiarda,
Thór Vilhjálmsson,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. D. Evrigenis,
G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
Sir Vincent Evans,
MM. C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
A. Spielmann,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 et 28 septembre 1985, puis les 21 et 22 janvier 1986,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 12 juillet 1984, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). A son origine se trouve une requête (no 8793/79) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et dont quatre ressortissants de cet États, John Nigel Courtenay James, Gerald Cavendish, sixième duc de Westminster, Patrick Geoffrey Corbett et Sir Richard Baker Wilbraham, avaient saisi la Commission en 1979.
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration britannique de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour. Elle a pour but d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent, de la part de l’État défendeur, un manquement aux obligations qui lui incombent aux termes de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), considéré isolément ou combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-1) de la Convention, ainsi que de l’article 13 (art. 13).
3. En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à l’instance pendante devant la Cour et ont désigné leurs conseils (article 30).
4. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, alors président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 2 août 1984, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. W. Ganshof van der Meersch, Mme D. Bindschedler-Robert, M. G. Lagergren, M. R. Bernhardt et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
5. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Wiarda a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement du Royaume-Uni (« le Gouvernement »), le délégué de la Commission et les conseils des requérants sur la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à ses ordonnances et directives, le greffe a reçu par la suite:
– le 14 décembre 1984, le mémoire des requérants, accompagné de pièces qui s’y trouvaient mentionnées
– le 22 décembre 1984, celui du Gouvernement.
Par une lettre arrivée le 19 avril 1985, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué ne souhaitait pas répondre par écrit.
6. Le 22 avril 1985, le président a fixé au 23 septembre l’ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du gouvernement, délégué de la Commission et conseils des requérants par l’intermédiaire du greffier (article 38).
7. Le 26 juin 1985, la Chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière (article 50).
8. Les débats se sont déroulés en public les 23 et 24 septembre 1985, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire. Durant les audiences le Gouvernement et les requérants ont déposé des réponses écrites à des questions de la Cour.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
MM. M. Eaton, jurisconsulte,
ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent,
R. Alexander, Q.C.,
N. Bratza, avocat,
J. Cane, ministère de l’Environnement, conseils;
Mme D. Phillips, ministère de l’Environnement, conseiller;
– pour la Commission
M. Gaukur Jörundsson, délégué;
– pour les requérants
MM. M. Beloff, Q.C.,
F. Jacobs, Q.C.,
D. Neuberger, conseils,
T. Seager Berry,
P. Howcroft, solicitors,
H. Kidd, conseiller.
9. La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, M. Alexander pour le Gouvernement, M. Gaukur Jörundsson pour la Commission et M. Beloff pour les requérants. Ces derniers ont complété leurs réponses par un document déposé au greffe le 13 novembre 1985 et au sujet duquel le Gouvernement a présenté des observations écrites le 10 janvier 1986.
FAITS
A. Introduction
10. Les requérants sont ou étaient des administrateurs fiduciaires (trustees) agissant conformément au testament du deuxième duc de Westminster. Le premier d’entre eux, John Nigel Courtenay James, est un expert-géomètre vivant à Londres. Le deuxième, Gerald Cavendish, sixième duc de Westminster, a son domicile à Chester. Le troisième, Patrick Geoffrey Corbett, est un expert-comptable habitant le Sussex. Le quatrième, Sir Richard Baker Wilbraham, banquier à Londres, a été nommé trustee le 31 décembre 1981 à la place du troisième, qui a pris sa retraite.
Dans le quartier de Belgravia, au centre de Londres, sur une ancienne exploitation agricole sise aux environs de la Cité, la famille Westminster et ses administrateurs fiduciaires ont aménagé un vaste domaine comprenant environ 2.000 maisons; il est devenu l’une des zones résidentielles les plus recherchées de la capitale. En tant que trustees, les requérants ont été dépossédés de nombreuses propriétés de ce domaine car les occupants ont exercé les droits d’achat que leur accordait la loi modifiée de 1967 sur la réforme des baux.
11. Cette législation confère au preneur demeurant dans une maison en vertu d’un bail emphytéotique à « bas loyer » (d’une durée initiale, ou après renouvellement(s), supérieure à 21 ans), le droit d’obtenir la cession obligatoire de la propriété (le « freehold » ou droit foncier du propriétaire), à des conditions et à un prix définis (paragraphes 20-26 ci-dessous). Dans le système de l’emphytéose, le locataire acquiert en général le bail par un versement initial, après quoi il ne paye qu’un loyer modeste ou même symbolique. Le bail est un droit réel à inscrire au cadastre. La législation en cause ne concerne pas le type habituel de location, dans lequel le preneur verse un « loyer d’usage » reflétant la pleine valeur annuelle de la propriété. Les rapports entre propriétaire et locataire obéissent en pareil cas, pour les maisons d’une valeur (imposable) inférieure à un certain plafond, à une législation distincte – les « lois sur les loyers » – qui prévoit un mécanisme de fixation de « justes loyers » et offre aux locataires une certaine sécurité d’occupation.
B. Le système de l’emphytéose et l’origine de la loi de 1967 sur la réforme de l’emphytéose
12. Il existe deux formes principales d’emphytéose pour les immeubles d’habitation.
La première est le bail à construction, consenti d’habitude pour 99 ans; le locataire paye un faible « loyer foncier » (ground rent) – sur la base de la valeur du terrain nu – et s’engage à édifier une maison sur les lieux et, généralement, à la laisser au propriétaire en bon état à l’expiration du contrat.
La seconde est le bail à versement initial; le locataire règle au propriétaire, pour la maison mise à sa disposition par celui-ci, une somme forfaitaire et, par la suite, un loyer. La durée du bail varie, de même que l’importance respective du forfait et du loyer. D’après les renseignements fournis à la Cour, le versement initial tient d’ordinaire compte du coût de la construction et d’un élément de profit adéquat. Parmi les facteurs pris en considération figurent d’habitude la longueur du bail envisagé, ses conditions (par exemple quant à la possibilité d’une sous-location) et l’état de la propriété au moment de la conclusion. La méthode utilisée pour le calcul des versements relatifs aux baux dont il s’agit en l’espèce se trouve décrite ci-dessous (paragraphe 27).
La distinction entre les deux types n’est pas absolue. Par exemple, un bail à versement initial peut s’accompagner de l’obligation de réaliser de grosses réparations, modifications, adjonctions ou améliorations à une propriété existante, et s’apparenter ainsi à un bail à construction. En tout cas, selon une pratique quasi constante pareil contrat renferme une clause qui charge le locataire de chacune des réparations courantes pendant la durée du bail et l’astreint à rendre la propriété en bon état à l’échéance.
L’emphytéote peut normalement vendre le bail à un tiers qui acquiert alors ses droits et obligations pour la période restant à courir. Les baux emphytéotiques font fréquemment l’objet de telles transactions sur le marché immobilier, sans que les propriétaires y jouent aucun rôle. D’habitude, le locataire peut aussi sous-louer le bien. Cependant, l’existence d’un droit de vendre le bail ou de sous-louer dépend juridiquement des termes de chaque contrat.
13. La valeur financière de l’actif du propriétaire dans le bien cédé en emphytéose a deux origines: le loyer stipulé et la perspective de retour du bien à la fin du bail. Au début d’une très longue emphytéose, la valeur du second élément peut être insignifiante et la valeur marchande totale de l’actif du propriétaire ne dépasser guère la valeur capitalisée du loyer. La valeur financière de l’actif du locataire, elle, résulte du droit d’occuper la maison en vertu du bail, et elle dépend au premier chef du temps pendant lequel ce droit subsistera. Au début d’un bail de très longue durée, elle peut égaler plus ou moins celle du bien-fonds lui-même si le loyer est très faible.
Le bail est cependant un avoir qui s’amenuise. A mesure qu’il s’écoule, la valeur du droit du locataire décroît tandis qu’augmente celle du droit du propriétaire. A l’échéance du contrat, le droit du preneur s’éteint et les bâtiments, y compris les améliorations et réparations effectuées, reviennent au propriétaire sans compensation pour le premier.
Comme ni le bailleur seul, ni le locataire seul ne peuvent offrir à un tiers la propriété exempte d’occupant, leurs droits réunis ont une valeur inférieure à celle qu’aurait la propriété libre. Si cependant la réversion est vendue au locataire occupant, qui peut alors fondre les deux droits en une propriété unique, la valeur de celle-ci excède la valeur d’investissement pour un tiers qui achèterait la réversion grevée d’un bail. Dans les opérations du marché libre, vendeur et acheteur ont coutume de se partager, dans des proportions convenues entre eux, cette valeur supplémentaire dite « valeur de consolidation » (« merger value »).
14. L’emphytéose a été largement utilisée en Angleterre et au pays de Galles, notamment à l’occasion de l’urbanisation consécutive à la révolution industrielle du XIXe siècle.
15. Vers 1880, les locataires ont commencé à revendiquer le droit d’imposer à leur propriétaire la cession de son bien, afin de s’affranchir de la réversion (« leasehold enfranchisement »). De 1884 à 1929, une série de projets de loi destinés à faciliter pareil rachat ont été soumis en vain au Parlement.
16. La demande de réforme de la loi a resurgi après la deuxième guerre mondiale. En 1948, le Lord Chancellor a chargé une commission (le Leasehold Committee) d’examiner divers aspects du problème de l’emphytéose.
Dans son rapport de 1950 au Parlement (Command Paper Cmd 7982), la majorité de la Commission déconseillait de donner aux preneurs un droit de rachat (right of enfranchisement). Elle concluait que l’octroi d’un tel droit se heurtait à la fois à des objections générales de principe et à des obstacles pratiques. Elle exprimait aussi l’avis qu’il « ne servirait pas l’intérêt public » (paragraphe 100). Elle recommandait néanmoins que le locataire occupant une maison de valeur imposable inférieure à un plancher donné jouît du droit au maintien dans les lieux en vertu des lois sur les loyers.
Le rapport de la minorité de la Commission signalait le profond et amer sentiment d’injustice éprouvé par les emphytéotes dans le cas de baux à construction, et préconisait de reconnaître à certains locataires occupants le droit de rachat par cession obligatoire.
Le gouvernement travailliste de l’époque n’eut pas le temps de présenter une législation permanente inspirée du rapport de ladite commission. Quant au gouvernement conservateur issu des élections de 1951, il accepta l’opinion majoritaire de celle-ci, dont la loi de 1954 sur les locations (« loi de 1954 ») adopta les recommandations. En gros, ce texte avait et a toujours pour effet de donner au locataire, à l’échéance de l’emphytéose, le droit de continuer à occuper la maison en vertu des lois sur les loyers, en acquittant un « juste loyer » au sens de ces lois et en bénéficiant du maintien dans les lieux assuré par la législation ordinaire sur les locations. Ce privilège se transmet, en cas de décès, aux membres de la famille du locataire résidant sur place.
17. Le débat se poursuivit sur la question dans le public. En 1961, des parlementaires déclarèrent en séance que les emphytéotes rencontraient de sérieuses difficultés en raison des prix élevés que les bailleurs exigeaient pour céder la propriété ou pour prolonger ou renouveler le bail. Le gouvernement invita les organismes professionnels les plus expérimentés en la matière (solicitors, géomètres, commissaires priseurs, agents immobiliers) à le renseigner sur la pratique des propriétaires à cet égard. En juillet 1962 parut un Livre blanc qui résumait leurs conclusions (Residential Leasehold Property – Command Paper Cmnd 1789). D’une manière générale, les organismes professionnels trouvaient que le système fonctionnait correctement, mais que beaucoup de locataires étaient mécontents du caractère limité de leurs droits.
18. Depuis quelques années, le rachat obligatoire figurait au programme du Labour Party. A la suite de la victoire électorale des travaillistes en 1964, un nouveau Livre blanc, publié en 1966, présenta les réformes proposées par le gouvernement; elles comprenaient un plan de rachat obligatoire (Leasehold Reform in England and Wales – Command Paper Cmnd 2916). On expliquait ainsi les raisons pour lesquelles le gouvernement estimait une réforme nécessaire:
« Objectif
1. Le présent Livre blanc concerne les baux emphytéotiques d’habitation, en particulier ceux dont l’origine remonte à la seconde moitié du siècle dernier. L’expérience a montré que l’emphytéose lèse de manière très injuste le locataire occupant. Le propriétaire foncier a fourni le terrain, mais dans la grande majorité des cas c’est le preneur ou son prédécesseur en titre qui y a édifié la maison, de ses deniers. Même s’il existe des exceptions, il est presque toujours vrai qu’au fil des ans, ce sont les locataires successifs qui ont supporté le coût des améliorations et de l’entretien, et il dépasse sans doute de beaucoup celui de la construction elle-même. A leurs frais, ils ont conservé à l’immeuble le caractère de logis habitable et l’ont utilisé en tant que tel; il est assez naturel qu’en arrivant à l’échéance après de longues années d’occupation, ils le considèrent comme leur foyer familial. En pareil cas on ne saurait admettre, si l’on se soucie de justice entre propriétaire et locataire occupant, qu’à l’expiration du contrat la loi garantisse au premier le retour de la maison sans bourse délier, de sorte qu’il récupère non seulement le terrain mais le bâtiment, les améliorations et tous les ajouts qu’ont pu faire le locataire ou ses prédécesseurs.
2. Le gouvernement a décidé de chercher un remède à cette injustice. Selon lui, le principe de base d’une telle réforme consisterait à reconnaître au bailleur la propriété du sol et au preneur occupant un titre moral (morally entitled) sur la propriété du bâtiment érigé et entretenu sur le terrain.
3. Deux éléments rendent urgente la réforme. D’abord, la plupart des gens acquièrent leur maison grâce à une hypothèque et pour eux le système de l’emphytéose joue de manière particulièrement dure. Un acheteur sur hypothèque risque de payer presque le prix de la propriété pour un bail en cours pour de longues années encore; à l’échéance de son hypothèque, il éprouvera un sentiment aigu d’injustice. Il constatera, après avoir purgé l’hypothèque, qu’il se trouve à la tête d’un actif de bien moindre valeur qu’à l’époque de l’acquisition, et difficile à vendre car un acheteur, lui, ne réussira peut-être pas à hypothéquer. Voilà devant quelle situation se trouvent maints occupants qui ont acheté leur maison pour s’y installer aussitôt après la guerre. Deuxièmement, de très nombreux domaines en emphytéose se sont édifiés dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que les propriétaires fonciers usaient de leur monopole pour empêcher tout autre moyen de mise en valeur que l’emphytéose. Cela s’est produit en particulier dans le sud du pays de Galles et dans certaines régions de l’Angleterre. Les baux en question commencent d’arriver à leur terme et les locataires subissent toute la dureté du système de l’emphytéose.
Le plan
4. Le gouvernement présentera donc un projet de loi destiné à donner plus de sécurité aux titulaires d’un bail emphytéotique et à leur offrir la possibilité d’acheter la propriété à de justes conditions. Le projet se fondera sur le principe qu’en équité la terre appartient au propriétaire foncier, la maison au locataire occupant. Partant, ce dernier aura le droit de conserver sa maison après l’échéance et le droit de la racheter (to enfranchise his lease). »
Le Livre blanc détaillait les propositions gouvernementales visant à permettre à certains locataires qualifiés d’acquérir la propriété ou d’obtenir la prorogation du bail pour cinquante ans. Les paragraphes 11 et 12 expliquaient les propositions relatives aux conditions de rachat:
« 11. Sauf exception dans des cas spéciaux, un locataire qualifié aura le droit, pendant toute la durée du contrat, d’acquérir la propriété par cession obligatoire. Il importe de veiller à ce que le rachat s’opère à un prix équitable.Cependant, les cours actuels du marché reflètent la situation résultant du droit en vigueur, inéquitable envers le locataire; dès lors, le prix de rachat doit se baser non sur eux, mais sur la valeur du terrain lui-même, eu égard aux perspectives éventuelles de mise en valeur. Il doit se calculer conformément au principe qu’en équité les murs appartiennent au locataire qualifié, le terrain au propriétaire.
12. Il s’ensuit – et le projet de loi le précisera – qu’en l’absence, fréquente, d’autres perspectives de mise en valeur, le juste prix de rachat sera la valeur de la propriété du sol, compte tenu du bail et de sa prorogation pour cinquante ans. Il laissera entièrement de côté la valeur que le bâtiment aurait eue au moment du retour. »
19. Le Gouvernement saisit le Parlement d’un projet de loi tendant à exécuter ce programme. Pendant les débats parlementaires, l’opposition conservatrice accepta le principe, énoncé dans son manifeste électoral de 1966, d’une législation « habilitant les locataires à acquérir ou louer leur maison à des conditions équitables, sauf lorsque la propriété doit être mise en valeur », mais elle combattit les modalités du projet, les jugeant confiscatoires. D’après elle, l’idée de baser le prix de rachat sur la seule valeur du terrain s’appuyait sur l’argument entièrement faux que la maison appartenait au locataire. Or celui-ci n’avait acheté que le droit d’y vivre pendant un temps déterminé. Il convenait de payer le prix du marché pour ce qui appartenait au propriétaire.
Au cours de la discussion du projet au Parlement, des membres de tous les partis politiques exprimèrent l’opinion que la loi de 1954, qui garantit le maintien dans les lieux (paragraphe 16 ci-dessus), n’avait pas réussi à alléger le préjudice ou l’injustice que la fin du bail emphytéotique causait aux locataires. Parmi les raisons avancées figuraient d’un côté l’obligation, pour le locataire, de continuer à payer des loyers récemment fixés, de l’autre la menace d’importantes revendications pour dégâts, que certains propriétaires utilisaient pour inciter les preneurs à renoncer à leur droit légal au maintien dans les lieux.
D’aucuns reprochaient au projet de ne pas distinguer entre locataires « méritants » et « non méritants », ainsi que de ne pas ouvrir un recours à une juridiction compétente pour décider s’il était raisonnable de rendre une ordonnance de rachat en faveur d’un locataire. A cette critique, on répondait qu’eu égard au nombre très considérable des maisons louées à bail emphytéotique, un système exigeant d’établir dans chaque cas le caractère raisonnable du rachat ne manquerait pas d’engendrer une grande incertitude, des retards et beaucoup de litiges; en outre, il donnerait à certains locataires l’impression qu’il pouvait se révéler trop coûteux de se lancer dans une procédure aléatoire.
Autre point soulevé dans les débats: le projet réservait le droit de rachat aux locataires de maisons ne dépassant pas une valeur donnée. Si le système de l’emphytéose, disait-on, fonctionnait de manière injuste pour les raisons invoquées par le gouvernement, il devait en bonne logique jouer de manière injuste à l’égard de tous les locataires, quelle que fût la valeur de la maison. Pour restreindre l’applicabilité de la législation aux maisons d’une valeur inférieure à un certain plancher, le gouvernement plaidait en substance:
a) qu’une législation améliorant la situation des locataires devait normalement régir la même catégorie de propriétés que les lois sur les loyers;
b) qu’il avait tenté de définir les cas de difficulté majeure l’autorisant à rectifier des contrats en vigueur; qu’il avait donc suivi le précédent des limites fixées par les lois sur les loyers; que l’on pouvait réclamer l’absence de limites au nom de la logique et de la cohérence, mais qu’elle pousserait les rectifications au-delà des besoins;
c) que la perspective des gros bénéfices en capital que certains locataires pourraient réaliser si l’on supprimait toute limite avait quelque peu influencé le gouvernement.
Après d’amples discussions dans les deux chambres du Parlement, le projet fut adopté sous le titre de loi de 1967 sur la réforme de l’emphytéose. A cette date, il existait en Angleterre et au pays de Galles environ un million un quart de maisons occupées par des emphytéotes. Le gouvernement estimait, à l’époque, qu’à un ou deux pour cent près elles relevaient du mécanisme de rachat prévu par la loi. Depuis lors, un amendement de 1974 a étendu ce dernier à une fraction des habitations plus cossues qui figuraient dans les un ou deux pour cent restants (paragraphe 21 b) ci-dessus).
C. La législation de réforme de l’emphytéose
20. La législation relative au rachat par le locataire comprend aujourd’hui la loi de 1967 sur la réforme de l’emphytéose (« loi de 1967 »), telle qu’amendée par la loi de 1969 sur le logement (« loi de 1969 »), la loi de 1974 sur le logement (« loi de 1974 »), la loi de 1979 sur la réforme de l’emphytéose, la loi de 1980 sur le logement (« loi de 1980 ») et la loi de 1984 sur le contrôle du logement et de la construction. Elle confère aux preneurs occupant des « maisons » louées à bail emphytéotique en Angleterre et au pays de Galles le droit d’en acquérir la propriété, ou d’obtenir une prorogation de bail, à des prix et conditions donnés. Le terme « maison » est défini comme incluant les maisons jumelées et les rangées de maisons, mais non les appartements d’un immeuble ou d’une petite maison (article 2 de la loi de 1967).
21. Pour que le locataire ait le droit d’acquérir une telle maison en vertu de la loi doivent se trouver remplies, en gros, les principales exigences suivantes:
a) Il doit s’agir d’un bail de « longue » durée, c’est-à-dire conclu soit pour au moins 21 ans, soit pour moins longtemps si le contrat initial a été renouvelé pour des périodes de plus de 21 ans au total (articles 1 et 3 de la loi de 1967).
b) Sous réserve d’exceptions sans importance en l’espèce, la « valeur imposable » de la maison (c’est-à-dire la valeur locative annuelle théorique retenue pour les besoins de la fiscalité locale) ne doit pas excéder 750 livres, ou 1.500 pour une maison située dans le Grand Londres (article 1 de la loi de 1967, tel que l’a modifié l’article 118 de la loi de 1974). Les plafonds de valeur imposable fixés à l’origine par la loi de 1967 (200 livres, 400 pour le Grand Londres) ont été révisés (et portés à 500 et 1.000 livres respectivement) par la loi de 1974 pour tenir compte de la réévaluation opérée à l’échelle nationale en 1973. De plus, la loi de 1974 a étendu le champ d’application du système de rachat instauré par la loi de 1967 à des habitations d’une valeur imposable encore plus forte (de 500 à 750 livres et, pour le Grand Londres, de 1.000 à 1.500), mais dans leur cas le prix de rachat est différent (paragraphe 23 ci-dessous). Quant aux propriétés dont la valeur dépasse les limites de la valeur imposable globale, elles restent hors du champ de la législation.
c) Le loyer annuel doit être « bas », c’est-à-dire de moins des deux tiers de la valeur imposable (articles 1 et 4 de la loi de 1967).
d) Le locataire doit occuper la maison en tant que résidence unique ou principale, et ce depuis au moins trois ans avant le moment où il notifie son désir d’exercer les droits que lui confère la loi (article 1 de la loi de 1967, tel que l’ont modifié l’article 141 et l’annexe 21 de la loi de 1980; la loi de 1967 prévoyait une période minimale de cinq ans).
22. Si les conditions précitées se trouvent remplies, le preneur a deux droits:
a) obtenir une prorogation de son bail pour cinquante ans, à un loyer représentant la valeur locative du terrain (sans bâtiment), révisée après vingt-cinq ans (articles 14 et 15 de la loi de 1967);
b) se porter acquéreur de la propriété dans les conditions indiquées ci-dessous (article 8 de la loi de 1967).
Le second de ces droits peut s’exercer jusqu’à l’échéance du bail initial, mais pas au-delà (article 16 de la loi de 1967).
23. La prorogation du bail ne donne lieu à aucun versement ou prime autre que le loyer.
L’acheteur d’une propriété doit payer au propriétaire une somme fixée selon la « base de calcul de 1967 » ou la « base de calcul de 1974 », définies respectivement par la loi de 1967 (amendée en 1969) et par celle de 1974. La première s’applique aux propriétés de valeur inférieure à un plafond donné, la seconde au petit nombre de propriétés plus cossues soumises pour la première fois à la législation par la loi de 1974 (paragraphes 19 in fine et 21 b) ci-dessus). Leurs caractéristiques essentielles peuvent se résumer ainsi:
a) La base de calcul de 1967 concerne les propriétés dont la valeur imposable n’excède pas 500 livres, ou 1.000 pour une maison située dans le Grand Londres. Le prix à régler est alors celui que pourrait atteindre la maison en cas de vente volontaire sur le marché libre, à supposer, entre autres, i. que le locataire ait exercé son droit légal d’obtenir une prorogation du bail pour cinquante ans et ii. que l’acquéreur ne soit pas le locataire (articles 9 de la loi de 1967, 82 de la loi de 1969 et 118 de la loi de 1974). En raison de la première hypothèse, le locataire paie approximativement la valeur du terrain, mais rien pour le bâtiment. Quant à la seconde, introduite par la loi de 1969, elle exclut également du prix tout élément de « valeur de consolidation » (paragraphe 13 ci-dessus). Cette base de calcul reflète la politique exposée dans le Livre blanc de 1966 (paragraphe 18 ci-dessus).
b) La base de calcul de 1974 s’applique aux propriétés dont la valeur imposable va de 500 à 750 livres, ou de 1.000 à 1.500 pour les maisons situées dans le Grand Londres. Le prix à payer est celui que pourrait atteindre la maison en cas de vente volontaire sur le marché libre à supposer, entre autres, qu’à la fin du bail le preneur ait le droit de rester en possession de la maison en vertu de la loi de 1954, c’est-à-dire en tant que locataire légalement qualifié et versant un « juste loyer » qui reflète son occupation de la maison (paragraphe 16 ci-dessus – article 9 de la loi de 1967, tel que l’a modifié l’article 118 de la loi de 1974). En principe, cette base de calcul est plus favorable au propriétaire et vise à lui assurer un prix à peu près égal à la valeur marchande du terrain et de la maison, à supposer celle-ci occupée en vertu de la loi de 1954; en outre, elle lui accorde une part de la « valeur de consolidation ».
Toutefois, dans une espèce où un locataire avait obtenu la prolongation du bail pour cinquante ans puis demandé le rachat avant l’échéance initiale du contrat, le tribunal foncier (paragraphe 25 ci-dessous) a estimé que le calcul de l’indemnité devait se fonder sur le fait que l’intéressé avait prolongé son bail (Hickman v. Phillimore Estate, Estates Gazette, 1985, vol. 274, p. 261).Dans de telles circonstances, le propriétaire perçoit donc beaucoup moins que la valeur du marché. A l’audience, le Gouvernement a reconnu que cette décision avait révélé dans la loi de 1974 une faille à combler par un amendement législatif. Depuis lors, il a informé la Cour que ledit jugement a été frappé d’appel.
Des dispositions spéciales ont trait à l’extinction de tout contrat intermédiaire quand le locataire occupant la maison et voulant l’acquérir ne tient pas son bail directement du propriétaire (annexe 1 de la loi de 1967). Elles ne paraissent cependant pas jouer un rôle dans la présente affaire.
24. A tout moment jusqu’à la fixation du prix de la propriété, le locataire peut entamer une procédure tendant à l’ajustement de la valeur imposable de la maison aux fins d’application de la loi, de manière à déduire la valeur des améliorations structurelles apportées par lui-même ou ses prédécesseurs (article 118 et annexe 8 de la loi de 1974). Le tribunal de district (County Court) a compétence pour trancher les différends sur le point de savoir si les améliorations tombent sous le coup du système; depuis l’entrée en vigueur de la loi de 1980, il existe un droit d’appel à la Haute Cour à l’encontre de telles décisions.
25. La législation précise la marche à suivre pour réaliser les opérations et régler les conflits. Le locataire désireux de se porter acquéreur en avise par écrit le propriétaire (article 8 de la loi de 1967). Les litiges relatifs à son droit d’acheter la propriété en vertu de la loi, et à des questions connexes, relèvent du tribunal de district (article 20 de la loi de 1967). En la matière, il peut condamner aux frais le locataire qui n’a pas rempli ou a tardé indûment à remplir les obligations découlant de l’avis de rachat (ibidem). A défaut d’accord, la fixation du prix incombe désormais à un tribunal local d’évaluation des emphytéoses (Leasehold Valuation Tribunal), avec possibilité de recours au tribunal foncier (Lands Tribunal) siégeant à Londres et rattaché à la Haute Cour (article 142 et annexe 22 de la loi de 1980). Avant l’entrée en vigueur de la loi de 1980, les différends concernant le prix étaient du ressort du tribunal foncier (article 21 de la loi de 1967). Si un propriétaire estime que le locataire freine délibérément ou sans nécessité le cours de la procédure de rachat, il peut saisir le tribunal d’évaluation des emphytéoses (autrefois le tribunal foncier). La réglementation prescrit un calendrier pour les opérations d’achat une fois le prix arrêté (paragraphe 6 de la partie I de l’annexe au règlement de 1967 sur la réforme de l’emphythéose (affranchissement et prorogation), S.I. 1967, no 1879).
26. Pour la détermination du prix, la maison est évaluée au jour auquel le locataire avise le propriétaire de son désir d’acquérir la propriété (articles 9 par. 1 et 37 par. 1 d) de la loi de 1967), et non à la date de l’évaluation elle-même.
D. Opérations intéressant les requérants
27. Entre avril 1979 et novembre 1983, les locataires de 80 propriétés en emphytéose appartenant au domaine résidentiel de Belgravia (Londres), que la famille Westminster et ses trustees ont aménagé (paragraphe 10 ci-dessus), ont exercé le droit, que leur conférait la législation incriminée, d’acquérir le bien-fonds en obligeant les requérants à le leur céder. Il s’agissait de 77 emphytéoses à forfait initial et de 3 baux enphytéotiques à construction (paragraphe 12 ci-dessus). Les requérants ont expliqué que conformément à la pratique en vigueur à l’époque dans le domaine, les versements initiaux ont été calculés sur la base suivante: tout d’abord, le loyer fixé par le bail constituait un pourcentage de la valeur locative estimée sur le marché, après quoi le versement représentait la valeur capitalisée de la différence entre le loyer effectif et le loyer estimé sur le marché pendant la durée du contrat. La base de calcul de 1967 a servi pour 28 des propriétés en question, celle de 1974 pour les 52 autres (paragraphe 23 ci-dessus).
D’après les requérants, avec le temps la loi de 1974 touchera une proportion de plus en plus forte des propriétés de leur domaine. Depuis novembre 1983 ont eu lieu 43 nouveaux rachats, portant à 215 le nombre total des propriétés du domaine acquises en vertu de la réforme législative. Les requérants s’attendent à ce qu’il y en ait encore de 500 à 800 à l’avenir.
28. Dans chacune des 80 transactions litigieuses, le prix payé a été fixé par négociation. Les conseillers juridiques des requérants leur avaient indiqué qu’ils n’avaient aucun moyen de contester aux locataires le droit de racheter les biens-fonds et qu’ils ne pouvaient raisonnablement espérer obtenir de meilleurs prix en s’adressant au tribunal foncier ou, pour les opérations les plus récentes, au tribunal d’évaluation des emphytéoses.
29. Les requérants ont attiré l’attention sur les aspects suivants des opérations dont il s’agit:
i. dans trois cas seulement, le bâtiment avait été édifié par le locataire acheteur ou par ses prédécesseurs;
ii. dans six cas seulement, des membres de la famille du locataire avaient continuellement occupé la propriété depuis la conclusion du bail initial;
iii. la durée de l’occupation par le locataire avant la date de l’avis de rachat allait de trois à trente-cinq ans; dans 34 des 80 cas, elle n’atteignait pas huit ans;
iv. dans tous les cas, le preneur avait droit au maintien dans les lieux à l’expiration de son bail, sous les conditions prévues par les lois sur les loyers (paragraphe 16 ci-dessus);
v. l’intervalle entre l’avis du locataire (date retenue pour l’évaluation du prix – paragraphe 26 ci-dessus) et l’achèvement de la vente a varié de une à treize années, et pour 34 des 80 opérations il a dépassé cinq ans;
vi. franches d’hypothèque, les propriétés valaient – selon les estimations des requérants – de 44.000 à 225.000 livres, tandis que le prix de rachat payé par le locataire se situait entre 2.500 et 111.000 livres;
vii. pour les locataires, la fraction du bail non encore échue aurait valu jusqu’à 153.750 livres – compte non tenu du droit au rachat;
viii. dans 15 cas, le locataire aurait vendu le bail, après son avis de rachat mais avant la réalisation de ce dernier, en transmettant le droit au rachat;
ix. dans au moins 25 des 80 cas, le locataire ne serait pas demeuré dans la propriété rachetée par lui, mais l’aurait revendue dans l’année même de l’acquisition; dans 9 de ces cas, il ne l’aurait pas occupée du tout après le rachat;
x. les locataires ayant ainsi revendu leur propriété en auraient retiré un profit compris entre 32.000 et 182.000 livres, et supérieur à 100.000 dans au moins 7 cas; en particulier, un locataire qui s’était installé dans la maison trois mois avant la publication du Livre blanc de 1966 (paragraphe 18 ci-dessus) – et avait acquis le bail à bas prix (9.000 livres), sans perspective de rachat à l’époque – a pu acheter le bien-fonds à 28 % de sa valeur réelle (telle qu’estimée par les requérants), et le revendre moins d’un an plus tard avec un bénéfice de 636 %, soit 116.000 livres.
Les pertes que les requérants auraient subies pour avoir dû vendre aux conditions de la loi, et non du marché libre, iraient de 1.350 à 148.080 livres pour chaque opération; elles totaliseraient 1.479.407 livres pour les propriétés évaluées selon la base de 1967 et 1.050.496 pour les autres, évaluées selon la base de 1974.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
30. Les requérants ont saisi la Commission le 23 octobre 1979 (requête no 8793/79). Ils soutenaient que la cession obligatoire de dix de leurs immeubles avait entraîné, par elle-même ou en raison du prix payé, une violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) à la Convention. Ils alléguaient en outre que les conditions des transferts de propriété comportaient une discrimination contraire à l’article 14 (art. 14) de la Convention et que l’absence de voies de recours contre de tels transferts enfreignait l’article 13 (art. 13). Par ce qu’ils ont appelé 17 « requêtes supplémentaires », introduites entre le 17 avril 1980 et le 3 janvier 1984, ils ont dénoncé 70 autres transactions.
31. La Commission a déclaré la requête recevable le 28 janvier 1983. Dans son rapport du 11 mai 1984 (article 31) (art. 31), elle exprime à l’unanimité l’opinion qu’il n’y a eu violation d’aucun des articles invoqués (P1-1, art. 14, art. 13)). Le texte intégral de son avis figure en annexe au présent arrêt.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
32. Lors des audiences publiques des 23 et 24 septembre 1985, le Gouvernement a présenté les conclusions suivantes:
« Eu égard aux thèses exposées par écrit et oralement, ainsi qu’au rapport de la Commission, nous invitons la Cour à statuer en notre faveur et à rejeter les griefs des requérants. »
33. De leur côté, ces derniers ont demandé à la Cour
« de déclarer les requêtes bien fondées, de constater que dans chacun des cas litigieux il y a eu violation des droits invoqués [par eux], en particulier de leur droit de propriété garanti par l’article 1 [du Protocole no 1] (P1-1) , et d’accorder en conséquence aux requérants une satisfaction équitable ».
EN DROIT
I. ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 (P1-1)
34. D’après les requérants, le transfert obligatoire de leur propriété en vertu de la loi de 1967, amendée, sur la réforme de l’emphytéose a entraîné une violation de l’article 1 du Protocole no1 (P1-1) à la Convention, ainsi libellé:
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
La loi dont il s’agit
i. aurait porté atteinte à des contrats qu’ils avaient librement conclus avec leurs locataires avant son entrée en vigueur;
ii. aurait déjoué les espérances qui les animaient lors de la signature desdits contrats et sur lesquelles reposaient les termes de ces derniers;
iii. aurait forcé les requérants à céder leurs immeubles à des particuliers au profit de ceux-ci;
iv. les aurait dépouillés de leurs biens à un prix toujours inférieur, et souvent de beaucoup, à la valeur marchande;
v. aurait permis aux locataires de revendre les immeubles de gré à gré, avec de gros bénéfices, après avoir exprimé le désir de les racheter;
vi. n’aurait prévu, une fois établi qu’elle s’appliquait à telle emphytéose, aucun mécanisme grâce auquel les requérants eussent pu contester soit la validité ou la raison d’être de leur dépossession, soit les principes devant présider au calcul de l’indemnité;
vii. aurait introduit des distinctions arbitraires entre les biens dont on pouvait et ceux dont on ne pouvait pas les priver.
A. Considérations générales
35. Les requérants estiment que comme ils se plaignent en substance des incidences de la législation sur la propriété d’immeubles déterminés leur ayant appartenu, chacune des opérations d’ »affranchissement » appelle un contrôle au regard de l’article 1 (P1-1).
La Commission repousse cette thèse dans son rapport. Les différents griefs des intéressés tireraient leur origine d’affaires négociées entre particuliers et dont le Royaume-Uni ne répondrait qu’à titre de législateur. Sans doute y aurait-il lieu d’avoir égard aux conséquences pratiques de la législation, mais le problème capital à résoudre consisterait à savoir si l’États défendeur a enfreint la Convention en habilitant les locataires à racheter les immeubles des requérants sous les conditions définies par la loi; or, pour le trancher, il faudrait vérifier la compatibilité de celle-ci avec la Convention plutôt que de se pencher séparément sur les diverses opérations.
Le Gouvernement adopte la même démarche que la Commission.
36. La Cour a maintes fois relevé que sans oublier le contexte général du litige, elle doit autant que possible, dans une espèce issue d’une requête individuelle, se borner à étudier le cas concret dont elle se trouve saisie (voir, en dernier lieu, l’arrêt Ashingdane du 28 mai 1985, série A no 93, p. 25, par. 59).
En l’occurrence, cependant, les intéressés attaquent pour l’essentiel les modalités fixées par la législation en cause; ils n’en ont pas à la manière dont elle a été appliquée par une autorité, administrative ou judiciaire, de l’État. Ils lui reprochent du reste, notamment, de ne laisser aucune marge d’appréciation et de ne pas se prêter à une exécution adaptée aux circonstances propres à chaque immeuble. A l’instar de la Commission, la Cour commencera donc par rechercher si la législation elle-même se concilie avec l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
Elle ne l’examinera pas pour autant in abstracto. Les divers rachats incriminés illustrent les répercussions pratiques de la réforme de l’emphytéose et, comme tels, entrent en ligne de compte pour juger de sa compatibilité avec la Convention. A cet égard, il échet de prendre en considération les conséquences qui ont découlé de la loi dans les 80 opérations déférées à la Cour.
Partant, pour étudier les griefs des requérants la Cour suivra la méthode ainsi exposée.
37. L’article 1 (P1-1) garantit en substance le droit de propriété (arrêt Marckx du 13 juin 1979, série A no 31, p. 27, par. 63). D’après l’analyse que la Cour en a donnée dans son arrêt Sporrong et Lönnroth du 23 septembre 1982, il « contient trois normes distinctes »: la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété; la deuxième, figurant dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général (série A no 52, p. 24, par. 61). La Cour a ajouté qu’elle doit s’assurer de l’applicabilité des deux dernières avant de se prononcer sur l’observation de la première (ibidem). Il ne s’agit pas pour autant de règles dépourvues de rapport entre elles. La deuxième et la troisième ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au droit de propriété; dès lors, elles doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première.
B. Seconde phrase du premier alinéa (« la règle relative à la privation »)
1. Applicabilité
38. Les requérants ont été « privé(s) de (leur) propriété », au sens de la deuxième phrase de l’article 1 (P1-1), par le jeu de la législation litigieuse; cela n’a pas prêté à discussion devant la Cour.
2. « Pour cause d’utilité publique »: les bénéficiaires, de simples particuliers
39. Première affirmation des requérants: le critère de l’ »utilité publique », fixé par ladite phrase, ne se trouverait respecté que dans le cas d’une expropriation opérée dans l’intérêt général, au bénéfice de l’ensemble de la collectivité; par voie de conséquence, le transfert de la propriété d’un bien d’une personne à une autre pour le profit exclusif de la seconde ne saurait jamais répondre à l’ »utilité publique ». Or la législation incriminée ne remplirait pas cette exigence.
Au contraire, Commission et Gouvernement s’accordent à penser qu’un transfert obligatoire de propriété d’un individu à un autre peut, en principe, passer pour conforme à l’ »utilité publique » s’il a lieu dans la poursuite d’une politique sociale légitime.
40. La Cour estime, avec les requérants, qu’une privation de propriété réalisée à seule fin d’octroyer un avantage à un particulier ne saurait s’inspirer de l’ »utilité publique ». Néanmoins, un transfert obligatoire de propriété d’un individu à un autre peut, dans certaines circonstances, représenter un moyen légitime de servir l’intérêt général. A cet égard, on ne découvre dans la Constitution, la législation et la jurisprudence des États contractants, même là où les textes en vigueur emploient des mots tels que « à l’usage du public », aucun principe commun qui autorise à comprendre la notion d’utilité publique comme proscrivant pareil transfert. On peut en dire autant de certains autres pays démocratiques; ainsi, requérants et Gouvernement ont cité un arrêt de la Cour suprême des États-Unis d’Amérique, relatif à une loi de l’États de Hawaii transférant obligatoirement la propriété de biens immobiliers à des locataires pour réduire la concentration des biens-fonds entre un petit nombre de mains (Hawaii Housing Authority v. Midkiff, Recueil 1984, vol. 104, pp. 2321 et s.).
41. On ne peut non plus déduire de l’expression anglaise « in the public interest » que le bien en question doive être à la disposition du public ni que la collectivité entière, ou même une large fraction de celle-ci, doive profiter directement du transfert. On peut parfaitement considérer comme « in the public interest » une privation de propriété opérée au titre d’une politique de justice sociale. Spécialement, l’équité d’un système juridique régissant les droits contractuels et réels des particuliers concerne tout un chacun; partant, des mesures législatives qui tendent à l’assurer peuvent servir « the public interest » même si elles impliquent un transfert obligatoire de propriété d’un individu à un autre.
42. Quant au texte français de l’article 1 (P1-1), les termes « pour cause d’utilité publique » se prêtent certes à l’interprétation étroite invoquée par les requérants, comme il ressort du droit interne de quelques-uns – mais non de l’ensemble – des États contractants où cette expression ou son équivalent se rencontre en matière d’expropriation. Cela n’est pourtant pas décisif car la jurisprudence de la Cour a reconnu l’ »autonomie » de nombre de notions de la Convention. En outre, on peut aussi attribuer à « utilité publique » un sens plus large, de nature à englober des mesures d’expropriation prises dans le cadre d’une politique de justice sociale.
Avec la Commission, la Cour trouve que pareille interprétation concilie le mieux les versions française et anglaise, eu égard à l’objet et au but de l’article 1 (P1-1) (article 33 par. 4 de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités et arrêt Sunday Times du 26 avril 1979, série A no 30, p. 30, par. 48): protéger, avant tout, contre les privations arbitraires de propriété.
43. D’après les requérants, un principe généralement reconnu d’interprétation des traités oblige à présumer que l’emploi d’expressions diverses dans le même contexte – « utilité publique » dans le premier alinéa du paragraphe 1, « intérêt général » dans le second – révèle l’intention de viser des concepts dissemblables. L’article 1 (P1-1) laisserait plus de latitude à l’États pour réglementer l’usage des biens que pour priver quelqu’un de sa propriété.
Aux yeux de la Cour, quand bien même il existerait des différences, à l’article 1 (P1-1), entre les notions d’ »utilité publique » et d’ »intérêt général », sur le point dont il s’agit on ne saurait établir entre elles aucune distinction fondamentale comme le font les requérants.
44. Selon ces derniers, l’article 1 (P1-1) autorise des mesures, par exemple fiscales, destinées à assurer une distribution équitable des richesses, mais seulement par son second alinéa et non par le premier. La Cour ne discerne pourtant pas pourquoi l’article 1 (P1-1) empêcherait les États de mener une telle politique par voie d’expropriation.
45. La Cour rejoint ainsi la Commission: un transfert de propriété opéré dans le cadre d’une politique légitime – d’ordre social, économique ou autre – peut répondre à l’ »utilité publique » même si la collectivité dans son ensemble ne se sert ou ne profite pas elle-même du bien dont il s’agit. La loi sur la réforme de l’emphytéose n’enfreint donc pas en soi l’article 1 (P1-1) de ce chef. Partant, il y a lieu de rechercher si à d’autres égards elle remplissait la condition de l’ »utilité publique » et le surplus des exigences de la deuxième phrase de l’article 1 (P1-1).
3. Sur le point de savoir si la législation relative à la réforme de l’emphytéose remplissait la condition de l’ »utilité publique » et le surplus des exigences de la deuxième phrase de l’article 1 (P1-1)
a) Marge d’appréciation
46. Grâce à une connaissance directe de leur société et de ses besoins, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour déterminer ce qui est « d’utilité publique ». Dans le système de protection créé par la Convention, il leur échoit par conséquent de se prononcer les premières tant sur l’existence d’un problème d’intérêt public justifiant des privations de propriété que sur les mesures à prendre pour le résoudre (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Handyside du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 22, par. 48). Dès lors, elles jouissent ici d’une certaine marge d’appréciation, comme en d’autres domaines auxquelles s’étendent les garanties de la Convention.
De plus, la notion d’ »utilité publique » est ample par nature. En particulier, la décision d’adopter des lois portant privation de propriété implique d’ordinaire, ainsi que le relève la Commission, l’examen de questions politiques, économiques et sociales sur lesquelles de profondes divergences d’opinions peuvent raisonnablement régner dans un États démocratique. Estimant normal que le législateur dispose d’une grande latitude pour mener une politique économique et sociale, la Cour respecte la manière dont il conçoit les impératifs de l’ »utilité publique » sauf si son jugement se révèle manifestement dépourvu de base raisonnable. En d’autres termes, elle ne saurait substituer sa propre appréciation à celle des autorités nationales, mais elle doit contrôler au regard de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) les mesures litigieuses et, à cette fin, étudier les faits à la lumière desquels lesdites autorités ont agi.
b) Sur le point de savoir si la législation incriminée visait un but légitime, en principe et en l’espèce
47. Ainsi que le précise le Livre blanc de 1966, la loi de 1967 visait à corriger l’injustice que les locataires occupants subissaient, pensait-on, par le jeu du système de l’emphytéose (paragraphe 18 ci-dessus). Elle tendait à réformer la législation en vigueur, réputée inéquitable envers eux, et à concrétiser ce que l’on appelait leur « titre moral » sur la propriété de leur maison (ibidem).
Éliminer ce que l’on ressent comme des injustices sociales figure parmi les tâches d’un législateur démocratique. Or les sociétés modernes considèrent le logement comme un besoin primordial dont on ne saurait entièrement abandonner la satisfaction aux forces du marché. La marge d’appréciation va assez loin pour englober une législation destinée à assurer en la matière plus de justice sociale, même quand pareille législation s’immisce dans des relations contractuelles entre particuliers et ne confère aucun avantage direct à l’États ni à la collectivité dans son ensemble. Le but que poursuivait la loi de 1967 est donc légitime en principe.
48. D’après les requérants, elle ne visait pas au bien public mais s’inspirait en réalité de considérations purement politiques, en tant que mesure électorale du gouvernement travailliste au pouvoir.
La Cour constate pourtant que la réforme de l’emphytéose en Angleterre et au pays de Galles constituait un sujet de préoccupation publique depuis près d’un siècle et qu’à l’époque de la promulgation de la loi de 1967, les partis les plus importants acceptaient tous le principe du rachat tout en divergeant sur ses modalités de mise en oeuvre (paragraphes 15 à 19 ci-dessus).Les requérants ne contestent pas que les critiques aujourd’hui formulées par eux contre les règles de fond de la législation n’aient été exprimées alors et que le Parlement n’en ait pleinement débattu avant de les écarter (paragraphe 19 ci-dessus). De l’avis de la Cour, les considérations politiques qui ont pu influer sur la procédure législative – une législation économique et sociale reflète forcément, à un plus ou moins haut degré, des attitudes politiques – ne retirent pas à l’objectif de la loi de 1967 son caractère légitime « d’utilité publique ».
Un raisonnement analogue vaut pour une autre thèse des requérants, attribuant au simple opportunisme politique l’amendement de 1974 par lequel le gouvernement conservateur a, pour la première fois, fait tomber sous le coup de la législation un faible pourcentage de demeures plus cossues (paragraphes 19 in fine et 21 b) ci-dessus).
49. Les requérants nient en outre l’existence de tout problème appelant une réglementation. A les en croire, le système de l’emphytéose, du moins dans le cas des baux à versement initial (paragraphe 12 ci-dessus), n’avait en réalité rien d’inique et l’on ne saurait reconnaître au preneur aucun « titre moral » sur la propriété de l’immeuble par cela seul qu’il occupait une maison construite, réparée ou améliorée par ses prédécesseurs conformément aux termes du contrat.
La Cour a compétence pour étudier les données de fait invoquées par le Gouvernement (paragraphe 46 ci-dessus), mais son contrôle se borne à rechercher si la manière dont le législateur a pris en compte les circonstances économiques et sociales pertinentes restait dans les limites de la marge d’appréciation de l’États (ibidem). Le Gouvernement concède que les convictions sous-jacentes à la loi de 1967 ne recueillaient nullement une adhésion générale, et cela ressort du Livre blanc de 1962 (paragraphe 17 ci-dessus). Ainsi que la Commission le relève dans son rapport, la justice ou injustice du système de l’emphytéose et les « titres moraux » respectifs des locataires et des bailleurs peuvent manifestement susciter des divergences légitimes de vues.On ne saurait considérer l’opinion des requérants comme dénuée de fondement, mais il existe assez d’éléments pour étayer la conception opposée. Dans un bail à construction le premier preneur aura édifié la maison, dans un bail à versement initial il aura payé un capital calculé d’ordinaire en fonction du coût de la construction et dans les deux cas la charge de toutes les réparations aura pesé sur lui et ses successeurs (paragraphe 12 ci-dessus). Partant, l’emphytéote et ses devanciers auront, au fil des ans, investi des sommes considérables dans un immeuble qui est leur foyer; le propriétaire, lui, après avoir accordé le bail original n’aura en général pas contribué à l’entretien des lieux.
Il échet donc de souscrire à la conclusion de la Commission: on ne saurait tenir pour manifestement déraisonnable l’opinion du Parlement britannique selon laquelle il y avait là une injustice sociale.
c) Moyens choisis pour atteindre le but poursuivi
50. Le problème n’est pas tranché pour autant. Il ne suffit pas qu’une mesure privative de propriété poursuive, en l’espèce comme en principe, un objectif légitime « d’utilité publique »; il doit aussi exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Ashingdane précité, série A no 93, pp. 24-25, par. 57). L’arrêt Sporrong et Lönnroth a exprimé la même idée en des termes différents: il parle du « juste équilibre » à ménager entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs des droits fondamentaux de l’individu (série A no 52, p. 26, par. 69), équilibre rompu si la personne concernée a eu à subir « une charge spéciale et exorbitante » (ibidem, p. 28, par. 73). La Cour se prononçait là dans le contexte du principe du respect de la propriété, proclamé par la première phrase du premier alinéa, mais elle a souligné que « le souci d’assurer un tel équilibre se reflète aussi dans la structure de l’article 1 (P1-1) » tout entier (ibidem, p. 26, par. 69).
D’après les requérants, la législation sur la réforme de l’emphytéose ne remplit pas ces conditions: à supposer qu’injustice sociale il y ait, le législateur aurait appliqué des remèdes si peu appropriés et si exorbitants que sa décision excéderait la marge d’appréciation.
La Cour considère qu’une mesure doit être à la fois idoine à la réalisation de son but et non disproportionnée avec lui. Elle recherchera donc, en examinant les divers arguments des requérants, s’il en a été ainsi en l’occurrence.
i. Le principe du rachat
51. Selon les requérants, le droit au maintien dans les lieux, accordé aux locataires par la législation en vigueur (paragraphe 11 ci-dessus), constituait déjà une réponse adéquate; la méthode – une privation de propriété – adoptée pour donner effet au prétendu « titre moral » aurait dépassé les bornes par son caractère draconien. Cette opinion se trouverait corroborée par l’absence, dans l’ordre juridique interne des autres États contractants et des pays démocratiques en général, d’un équivalent véritable de la loi de 1967. Le correctif extrême de l’expropriation ne pourrait se concilier avec l’article 1 (P1-1) qu’à défaut d’un mode moins radical de redressement.
Pareille thèse revient à dégager du texte un critère de stricte nécessité, interprétation que la Cour ne juge pas fondée. En elle-même, l’existence de solutions de rechange ne rend pas injustifiée la législation litigieuse; elle représente un facteur, parmi d’autres, aidant à déterminer si les moyens employés peuvent passer pour raisonnables et aptes à la réalisation du but légitime poursuivi, eu égard au « juste équilibre » à préserver. Tant que le législateur demeure dans ces limites, la Cour n’a pas à dire s’il a choisi la meilleure façon de traiter le problème ou s’il aurait dû exercer différemment son pouvoir d’appréciation (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Klass et autres du 6 septembre 1978, série A no 28, p. 23, par. 49).
Le Parlement a estimé qu’en équité le locataire occupant avait un « titre moral » sur la propriété de la maison et que la législation en vigueur à l’époque n’en tenait pas assez compte (voir les extraits du Livre blanc de 1966 cités au paragraphe 18 ci-dessus). Il n’a pas voulu se borner à régler sur des bases plus équitables les relations entre bailleur et preneur: il a entendu effacer une injustice qui touchait à la question même de la propriété. Permettre au locataire d’acquérir obligatoirement la propriété de la maison et du terrain, en indemnisant le bailleur, ne saurait en soi être considéré comme une manière inadéquate ou disproportionnée de remodeler le droit positif pour satisfaire à cette préoccupation.
ii. Limites de la valeur locative imposable
52. Quant aux conditions de rachat, les requérants affirment que la législation introduit un élément d’arbitraire et contredit ses propres principes en restreignant son applicabilité aux immeubles d’une valeur imposable inférieure à un certain niveau (paragraphe 21 b) ci-dessus): le « titre moral » du preneur ne saurait dépendre de cette valeur.
La Cour relève que d’après les estimations non contestées du Gouvernement, toutes les demeures louées à bail emphytéotique en Angleterre et au pays de Galles, à un ou deux pour cent près, tombaient sous le coup de la loi de 1967 (paragraphe 19 ci-dessus). On ne saurait repousser comme déraisonnables les explications fournies au nom du gouvernement, pendant la discussion du projet, pour fixer des plafonds de valeur locative (ibidem). Quoique l’argument tiré du « titre moral » puisse logiquement jouer dans tous les cas, on ne saurait en particulier accuser le Parlement d’avoir agi en dépit du bon sens en jugeant expédient de restreindre l’exercice du droit de rachat créé par la loi de 1967 aux maisons de moindre prix, afin de remédier aux situations les plus pénibles à ses yeux. La Cour ne trouve pas davantage que l’amendement de 1974, qui étendait ce droit à des immeubles plus cossus (paragraphes 19 in fine et 21 b) ci-dessus), ait excédé la marge d’appréciation de l’États.
iii. Indemnisation
53. Les requérants dénoncent de surcroît les modalités d’indemnisation prévues par la législation incriminée.
a’) Droit à indemnité
54. La première question consiste à savoir si l’existence et le montant d’un dédommagement entrent en ligne de compte au regard de la deuxième phrase de l’article 1 (P1-1), silencieux en la matière. D’après la Commission, avec laquelle Gouvernement et requérant marquent leur accord, l’article 1 (P1-1) exige implicitement, en règle générale, le versement d’une compensation pour exproprier quiconque relève de la juridiction d’un États contractant.
La Cour constate avec la Commission que, dans les systèmes juridiques respectifs des États contractants, une privation de propriété pour cause d’utilité publique ne se justifie pas sans le paiement d’une indemnité, sous réserve de circonstances exceptionnelles étrangères au présent litige. De son côté, en l’absence d’un principe analogue l’article 1 (P1-1) n’assurerait qu’une protection largement illusoire et inefficace du droit de propriété. Pour apprécier si la législation contestée ménage un juste équilibre entre les divers intérêts en cause et, entre autres, si elle n’impose pas aux requérants une charge démesurée (arrêt Sporrong et Lönnroth précité, série A no 52, pp. 26 et 28, paras. 69 et 73), il faut à l’évidence avoir égard aux conditions de dédommagement.
Quant au niveau de l’indemnisation, la Cour se range également à l’avis de la Commission: sans le versement d’une somme raisonnablement en rapport avec la valeur du bien, une privation de propriété constituerait d’ordinaire une atteinte excessive qui ne saurait se justifier sur le terrain de l’article 1 (P1-1). Ce dernier ne garantit pourtant pas dans tous les cas le droit à une compensation intégrale. Des objectifs légitimes « d’utilité publique », tels qu’en poursuivent des mesures de réforme économique ou de justice sociale, peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande. En outre, le contrôle de la Cour se borne à rechercher si les modalités choisies excèdent la large marge d’appréciation dont l’États jouit en la matière (paragraphe 46 ci-dessus).
b’) Les griefs concrets des requérants
55. En ce qui concerne l’indemnisation, les requérants formulent deux griefs distincts. Tout d’abord, la base de calcul de 1967 ne correspondrait pas à la pleine valeur marchande des immeubles rachetés (paragraphe 23 a) ci-dessus). Ensuite, dans le système de 1967 comme dans celui de 1974 le bien est évalué au jour où le preneur a exprimé le désir de l’acquérir (paragraphe 26 ci-dessus); or le délai qui s’écoule entre cette date et le règlement, une fois l’opération achevée, lèserait le bailleur.
56. En ce qui concerne le premier grief, la base de calcul de 1967 avantage manifestement et à dessein le preneur, qui rembourse à peu près la valeur du terrain mais rien pour le bâtiment.Elle reflète l’idée sous-jacente à l’ensemble de la législation litigieuse: « en équité les murs reviennent à l’emphytéote qualifié », en raison de l’argent que celui-ci (ou son prédécesseur) a dépensé à l’origine en capital, puis a investi au fil des ans pour réparer, entretenir et embellir la maison (voir les passages du Livre blanc de 1966 cités au paragraphe 18 ci-dessus). En pratique, le preneur et ses prédécesseurs sont censés avoir déjà payé pour cette dernière. Le Parlement, la Cour le répète, était en droit d’analyser les choses de la sorte et d’agir en conséquence au nom de l’utilité publique (paragraphe 49 ci-dessus). Corollaire de la conception adoptée par lui: « en équité », le preneur ne doit avoir à payer que ce qu’il n’a pas encore versé, à savoir la valeur du sol. Quoiqu’elle laisse de côté la « valeur de consolidation » (paragraphes 13 et 23 a) ci-dessus), la base de calcul de 1967 indemnise le propriétaire du placement que représente pour lui le terrain. La législation de réforme de l’emphytéose vise à l’empêcher de réaliser un enrichissement considéré comme injuste au moment où il rentrera en possession de son bien. A la lumière de cet objectif, jugé par la Cour légitime sous l’angle de l’article 1 (P1-1), et eu égard à la large marge d’appréciation de l’États défendeur, ladite base de calcul n’apparaît pas incapable d’assurer un juste équilibre entre les intérêts des particuliers en cause et, par là même, entre l’intérêt général de la société et le droit de propriété du bailleur.
57. Quant au second grief, il arrive que certains laps de temps, parfois longs, s’écoulent entre la date d’évaluation et le règlement du prix; les circonstances de la cause le prouvent (paragraphe 29 v. ci-dessus). D’un autre côté, le propriétaire a la faculté de saisir le tribunal compétent si les opérations de rachat lui semblent ralenties de propos délibéré ou sans nécessité (paragraphe 25 ci-dessus). S’il décide de ne pas user de ce recours et, partant, laisse le preneur freiner la marche des négociations, on ne saurait y voir un vice du système. En outre, il existe des textes tendant à éviter et sanctionner les retards (ibidem). La Cour admet dès lors que la procédure d’indemnisation fixée par la législation incriminée ne conduit pas forcément à des délais assez importants pour entraîner une violation de l’article 1 (P1-1).
c’) « Principes généraux du droit international »
58. A titre subsidiaire, les requérants soutiennent qu’en renvoyant aux « principes généraux du droit international », la seconde phrase de l’article 1 (P1-1) étend aux nationaux l’exigence – découlant d’après eux du droit international – d’une indemnisation prompte, adéquate et effective des étrangers privés de leur propriété.
59. La Commission a constamment estimé que lesdits principes ne valent pas pour l’expropriation, par un États, de ses ressortissants. Le Gouvernement souscrit à cette opinion. La Cour s’y rallie de son côté par les motifs suivants.
60. En premier lieu, selon le droit international général lui-même, les principes dont il s’agit s’appliquent aux seuls étrangers. Ils ont été spécifiquement conçus pour ces derniers. En tant que tels, ils ne régissaient pas la manière dont chaque États traite ses nationaux.
61. À l’appui de leur thèse, les requérants invoquent d’abord le libellé de l’article 1 (P1-1). La deuxième phrase commençant par le pronom « Nul », il leur paraît impossible de la comprendre comme signifiant que si chacun a bien droit aux garanties découlant des expressions « pour cause d’utilité publique » et « dans les conditions prévues par la loi », celle qui résulte des mots « dans les conditions prévues par (…) les principes généraux du droit international » concerne, elle, exclusivement les étrangers. Ils soulignent en outre que là où les auteurs de la Convention ont voulu distinguer entre nationaux et non-nationaux, ils n’ont pas manqué de le préciser, par exemple à l’article 16 (art. 16).
Argumentation non dénuée de force du point de vue grammatical; des raisons convaincantes plaident pourtant en faveur d’une lecture différente. La Cour estime plus naturel de déduire du texte que par le renvoi aux principes généraux du droit international ceux-ci se trouvent incorporés à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), mais uniquement pour les actes tombant normalement sous leur empire, à savoir ceux d’un États à l’égard d’étrangers. En outre, il faut attribuer aux termes d’un traité leur sens ordinaire (article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités); or interpréter le membre de phrase sous examen comme étendant les principes généraux du droit international au-delà des limites de leur domaine normal cadre moins avec le sens ordinaire des mots employés, nonobstant leur contexte.
62. Les requérants affirment de surcroît que si l’on suivait la Commission, l’article 1 (P1-1) énoncerait quelque chose de superflu en mentionnant lesdits principes car les étrangers jouissent déjà de la protection de ces derniers.
La Cour n’en juge pas ainsi. La référence en question peut passer pour offrir, au moins, une double utilité. Tout d’abord, elle permet aux non-nationaux d’utiliser directement le mécanisme de la Convention pour invoquer leurs droits sur la base des principes pertinents du droit international, sans quoi il leur faudrait essayer d’obtenir le recours à la voie diplomatique ou à d’autres modes disponibles de règlement. Deuxièmement, elle préserve leur situation en empêchant de prétendre que l’entrée en vigueur du Protocole no 1 (P1) a eu pour effet de restreindre leurs droits. A ce propos, il échet aussi de noter que l’article 1 (P1-1) requiert expressément une privation de liberté opérée « pour cause d’utilité publique »; pareille exigence figurant depuis toujours parmi les principes généraux du droit international, son insertion eût elle-même été superflue si l’article 1 (P1-1) avait abouti à les rendre applicables aux nationaux comme aux étrangers.
63. Les requérants soulignent enfin que si l’on tenait l’expropriation des nationaux pour non sujette au respect desdits principes, on ouvrirait la porte à des distinctions fondées sur la nationalité. D’après eux, cela se heurterait à deux clauses intégrées au Protocole no 1 en vertu de son article 5 (P1-5): l’article 1 (art. 1) de la Convention, qui oblige les États contractants à reconnaître à quiconque relève de leur juridiction les droits et libertés garantis, et l’article 14 (art. 14), qui consacre le principe de non-discrimination.
En ce qui concerne l’article 1 (art. 1) de la Convention, il est vrai que la plupart des dispositions de celle-ci et de ses Protocoles accordent la même protection aux nationaux et aux étrangers, mais cela n’exclut pas que des exceptions puissent se dégager d’un texte donné (voir, par exemple, les articles 4 par. 3 b), 5 par. 1 f) et 16 de la Convention ainsi que les articles 3 et 4 du Protocole no 4) (art. 4-3-b, art. 5-1-f, art. 16, P4-3, P4-4).
Quant à l’article 14 (art. 14), selon la jurisprudence constante de la Cour les différences de traitement ne revêtent pas un caractère discriminatoire si elles ont une « justification objective et raisonnable » (voir, en dernier lieu, l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali du 28 mai 1985, série A no 94, pp. 35-36, par. 72).
Or dans le cas d’une privation de propriété réalisée au titre d’une réforme sociale, il peut exister de bons motifs de distinguer, en matière d’indemnisation, entre ressortissants et non-ressortissants. Ceux-ci sont plus vulnérables à la législation interne que ceux-là: contrairement à eux, ils ne jouent d’ordinaire aucun rôle dans l’élection ou la désignation de ses auteurs et ne sont pas consultés avant son adoption. En outre, si une expropriation doit toujours répondre à l’utilité publique des facteurs dissemblables peuvent valoir pour les nationaux et pour les étrangers; il peut y avoir une raison légitime de demander aux premiers de supporter, dans l’intérêt général, un plus lourd sacrifice que les seconds.
64. Face à un texte dont l’analyse a suscité de si grandes controverses, la Cour estime adéquat de recourir aux travaux préparatoires comme moyen complémentaire d’interprétation (article 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités).
L’examen de ces derniers révèle que la mention d’un droit à indemnité figurait dans certaines versions antérieures de l’article 1 (P1-1) mais que l’opposition, en particulier, du Royaume-Uni et d’autres États en entraîna l’abandon. On introduisit ensuite un renvoi aux principes généraux du droit international; plusieurs délégations précisèrent qu’ils protégeaient les seuls étrangers.Ainsi, quand le gouvernement allemand déclara pouvoir accepter le texte si l’on admettait en termes exprès que ces principes comportent l’obligation de verser une indemnité en cas d’expropriation, la Suède souligna qu’ils s’appliquaient uniquement aux relations entre un États et les non-ressortissants. A la demande des délégations allemande et belge, on reconnut alors que « les principes généraux du droit international, tels qu’ils sont actuellement entendus, comprennent l’obligation de verser aux non-nationaux une indemnité en cas d’expropriation » (souligné par la Cour).
Surtout, par sa résolution (52) 1 du 19 mars 1952, approuvant le texte du Protocole (P1) et l’ouvrant à la signature, le Comité des Ministres a spécifié, « en ce qui concerne l’article 1er (P1-1), que les principes généraux du droit international, dans leur acception actuelle, comprennent l’obligation de verser aux non-nationaux une indemnité en cas d’expropriation » (souligné par la Cour). Eu égard à l’historique des négociations dans son ensemble, cette résolution donne nettement à penser que la référence aux principes généraux du droit international n’était pas destinée à englober les nationaux.
Les travaux préparatoires n’étayent donc pas l’interprétation défendue par les requérants.
65. Enfin, rien ne montre que depuis l’entrée en vigueur du Protocole no 1 (P1), la pratique des Parties contractantes ait évolué au point d’autoriser à dire qu’à leurs yeux les principes en question régissent aussi la manière dont elles traitent leurs propres ressortissants. Les éléments fournis à la Cour vont clairement dans le sens opposé.
66. Pour ces diverses raisons, la Cour conclut que les principes généraux du droit international ne s’appliquent pas à l’expropriation d’un national par son États.
d’) « Conditions prévues par la loi »
67. En ordre plus subsidiaire, les requérants soutiennent qu’une privation de propriété sans indemnité, ou sans juste indemnité, ne remplit pas » les conditions prévues par la loi » comme le commande l’article 1 (P1-1); d’après eux ce membre de phrase désigne, en sus du droit interne, les principes fondamentaux de droit communs à tous les États contractants. Or une expropriation serait arbitraire, donc non conforme aux « conditions prévues par la loi », si, comme en l’espèce, il n’existe pas de rapport raisonnable entre le montant de la compensation versée et la valeur du bien en question.
Selon la jurisprudence constante de la Cour, au sens de la Convention les mots « loi » (law) et « régulier » (lawful) « ne se borne[nt] pas à renvoyer au droit interne, mais concerne[nt] aussi la qualité de la ‘loi’; il[s] la veu[len]t compatible avec la prééminence du droit » (voir, en dernier lieu, l’arrêt Malone du 2 août 1984, série A no 82, p. 32, par. 67). En l’occurrence toutefois, et pour les motifs donnés aux paragraphes 56 et 57 ci-dessus, il n’y a pas de raison de constater que le rachat des immeubles des requérants se trouvait entaché d’arbitraire à cause des modalités d’indemnisation définies par la législation de réforme de l’emphytéose. Quant aux autres exigences que peuvent comporter « les conditions prévues par la loi », la Cour les estime respectées dans le chef des requérants (voir les paragraphes 141-143 du rapport de la Commission et, mutatis mutandis, l’arrêt Malone précité, pp. 32-33, paras. 66-68, avec les références).
iv. Défaut d’examen, par un organe indépendant, du caractère raisonnable de chaque rachat envisagé
68. Les requérants reprochent à la législation litigieuse de jouer de manière aveugle une fois établi que telle emphytéose tombe sous son empire, faute de ménager un mécanisme permettant au propriétaire de demander l’examen, par un organe indépendant, soit de la justification intrinsèque du rachat, soit des principes devant présider au calcul de l’indemnité. Ils relèvent des différences manifestes entre les locataires de modestes maisons du sud du pays de Galles et ceux, plus aisés, de leur domaine de Belgravia, lesquels ne sauraient dans l’ensemble passer pour indigents ou dignes de protection. D’après eux, pour ne léser ni les bailleurs ni les preneurs il aurait fallu offrir un contrôle judiciaire des circonstances et du caractère raisonnable de chaque rachat envisagé.
Pareil système pouvait se concevoir, et du reste une proposition tendant à en instituer un fut présentée pendant les débats relatifs au projet de loi (paragraphe 19 ci-dessus). Le Parlement préféra pourtant créer des catégories larges et générales à l’intérieur desquelles naîtrait le droit au rachat. Il voulut ainsi, selon le Gouvernement, éviter les incertitudes, les litiges, les frais et les retards qu’eût fatalement entraînés, pour les locataires comme pour les propriétaires, l’étude individuelle de milliers et milliers de cas. En matière de privation de propriété, une législation de grande envergure, en particulier si elle exécute un programme de réforme économique et sociale, ne peut guère arriver à une justice intégrale face à la variété des situations dans lesquelles se trouvent les très nombreuses personnes concernées.
Il revient d’abord au Parlement de peser les avantages et désavantages inhérents aux diverses solutions entre lesquelles choisir (paragraphe 46 ci-dessus). Comme on estimait que la législation vaudrait probablement pour 98 à 99 % des immeubles, au nombre d’un million un quart, loués à bail emphytéotique en Angleterre et au pays de Galles (paragraphe 19 in fine ci-dessus), le système adopté par les Chambres ne saurait en soi être taxé d’irrationnel ou d’inadéquat.
v. Les diverses transactions
69. Les requérants allèguent enfin que même si le principe du rachat pouvait répondre à l’ »utilité publique », les 80 opérations incriminées (paragraphe 27 ci-dessus) ne se justifiaient pas en l’occurrence. Ils signalent les éléments énumérés au paragraphe 29 ci-dessus, pour montrer que les locataires des 80 maisons de Belgravia en question ne ressemblaient point aux personnes, dignes de protection, que d’après le Livre blanc de 1966 la législation devait favoriser (paragraphe 18 ci-dessus). Nonobstant sa compatibilité générale éventuelle avec l’article 1 (P1-1), la législation de réforme de l’emphytéose enfreindrait, par ses modalités d’application en l’espèce, le principe de proportionnalité car ses répercussions dépasseraient de loin les exigences de son but officiel. A l’appui de leur thèse, les requérants mentionnent l’une de leurs anciennes propriétés dont le locataire, qui avait à bas prix acquis le bail alors presque à son terme, avant la promulgation de la loi de 1967, a réalisé un gain substantiel, entièrement « immérité », en revendant l’immeuble après l’avoir racheté (paragraphe 29 x. ci-dessus).
Considérée par la Cour comme relevant de la marge d’appréciation de l’États (paragraphe 49 ci-dessus), l’opinion du Parlement quant au « titre moral » du preneur sur la propriété de la maison vaut également pour les immeubles des requérants à Belgravia. La législation la reflétant implique nécessairement que si un preneur revend, franche d’hypothèques, la propriété – maison et terrain – après l’avoir rachetée, il ne manquera pas d’en retirer un profit apparent car le coût du rachat, du moins selon la base de calcul de 1967, n’englobait pas la maison et le locataire a bénéficié de la « valeur de consolidation » (paragraphes 13 et 23 ci-dessus). En outre, l’ampleur de la redistribution d’intérêts résultant de la réforme va inévitablement de pair avec quelques anomalies, par exemple des « aubaines » qui échoient à des locataires ayant acquis, au bon moment, des baux sur le point d’expirer. Le Parlement a décidé de priver les propriétaires visés par la législation de l’enrichissement, jugé injuste, qui à défaut eût été le leur quand ils auraient recouvré la possession de leurs immeubles, au risque de procurer des « aubaines » à certains locataires « non méritants ». Il s’agissait là d’un choix politique; la Cour ne peut le trouver déraisonnable au point qu’il sorte de la marge d’appréciation de l’États. A la lumière, notamment, des 80 transactions concernant les requérants, la manière dont la législation a joué en pratique ne montre pas davantage d’anomalies assez graves pour rendre cette dernière inacceptable au regard de l’article 1 (P1-1). De plus, dans chacune des 80 opérations dénoncées, même celles qui ont valu aux preneurs des « aubaines » à l’occasion des reventes, les requérants ont touché l’indemnité prescrite pour ce que le Parlement considérait en équité comme leur droit de propriétaires (paragraphe 28 ci-dessus). Ce ne sont pas eux qui ont subi le préjudice pouvant découler de pareille « aubaine » – elle n’a eu d’incidence ni sur leur perte ni sur leur dédommagement -, mais le ou les prédécesseur(s) en titre du locataire ayant procédé au rachat.
Les diverses opérations incriminées sont restées dans le cadre, que la Cour a jugé compatible avec la deuxième phrase de l’article 1 (P1-1), de la législation. Elles n’ont pas conduit à imposer aux requérants une charge excessive s’ajoutant au désavantage qu’implique d’ordinaire, pour les bailleurs, l’application des lois de 1967 et 1974. Il n’y a donc pas eu de rupture de l’équilibre voulu par l’article 1 (P1-1).
4. Récapitulation
70. En résumé, chacune des exigences de la deuxième phrase de l’article 1 (P1-1) se trouve donc remplie pour les privations de propriété litigieuses.
C. Première phrase du premier alinéa (« le principe du respect des biens »)
71. En sus ou à défaut, les requérants dénoncent la méconnaissance des droits que leur garantit la première phase du même article (P1-1), relative au respect des biens.
La deuxième, qui subordonne les privations de propriété à certaines conditions, a trait à une sorte déterminée d’atteintes – les plus radicales – au droit de chacun au respect de ses biens (paragraphe 37 in fine ci-dessus); elle complète et délimite le principe général proclamé dans la première. Dès lors, l’application dudit principe en l’espèce ne saurait mener la Cour à une conclusion différente de celle à laquelle elle a déjà abouti sur le terrain de la deuxième phrase.
D. Conclusion
72. Il n’y a eu infraction à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) ni en raison des dispositions de la loi de 1967, amendée, sur la réforme de l’emphytéose, ni du fait des circonstances dans lesquelles a eu lieu le rachat des immeubles des requérants.
II. ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINE AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 (art. 14+P1-1).
73. Les requérants se prétendent victimes de discriminations dans la jouissance de leur droit de propriété, protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). Ils invoquent l’article 14 (art. 14) de la Convention, ainsi libellé:
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
La réforme de l’emphytéose aurait introduit des discriminations fondées sur la « fortune » (« property » dans le texte anglais): il s’agirait d’une mesure de redistribution frappant seulement une catégorie restreinte d’immeubles, à savoir les maisons louées à bail emphytéotique et occupées par les preneurs; en outre, le propriétaire se verrait d’autant plus désavantagé que sa propriété a moins de valeur.
A. Applicabilité
74. Selon le Gouvernement, la législation contestée n’établit aucune distinction sur la base de la « fortune », au sens de l’article 14 (art. 14): ni en elle-même ni dans son application elle ne reposerait sur le critère de la richesse.
La liste des chefs de discrimination prohibés par l’article 14 (art. 14) ne revêt pas un caractère exhaustif (voir, en dernier lieu, l’arrêt Rasmussen du 28 novembre 1984, série A no 87, p. 13, par. 34 in fine). Or il appert que les lois litigieuses instaurent des différences de traitement entre divers groupes de propriétaires dans la jouissance du droit garanti par l’article 1 du Protocole no1 (P1-1). Aux yeux de la Cour, les motifs dont procèdent ces différences entrent en ligne de compte aux fins de l’article 14 (art. 14) de la Convention, lequel joue donc en l’espèce.
B. Observation
75. Sous l’angle de l’article 14 (art. 14), une distinction est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou en l’absence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, en dernier lieu, l’arrêt Abdulaziz, Cabales et Balkandali précité, série A no 94, pp. 35-36, par. 72). Quant aux moyens d’assurer le respect du droit de propriété, les États contractants jouissent d’une certaine latitude pour apprécier si et jusqu’à quel point des dissemblances entre des situations à d’autres égards analogues autorisent des différences de traitement juridique (ibidem).
76. En ce qui concerne le premier grief des requérants, la législation attaquée, destinée à corriger un déséquilibre dans les relations entre bailleurs emphytéotiques et preneurs occupants, devait inévitablement toucher cette catégorie restreinte de bailleurs et non tous les propriétaires ou d’autres propriétaires. Elle poursuit ainsi, la Cour l’a relevé, un but légitime d’utilité publique (paragraphes 47-49 ci-dessus). D’après les requérants, cela ne suffit pourtant pas à justifier la distinction car les lois en cause ne tiennent aucun compte de la situation personnelle, et notamment des ressources et besoins respectifs, des parties au contrat. Quoique présentée sous un éclairage différent, pareille thèse coïncide avec une doléance déjà exprimée sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). Dans le contexte de ce dernier, la Cour a estimé que l’absence d’un système d’examen détaillé de chacun des rachats envisagés n’aboutissait pas à rendre inacceptable l’application desdites lois (paragraphe 60 ci-dessus). Elle n’aperçoit aucune raison de ne pas arriver à la même conclusion sous l’angle de l’article 14 (art. 14): eu égard à la marge d’appréciation, le législateur du Royaume-Uni n’a pas transgressé le principe de proportionnalité. La distinction litigieuse repose donc sur une justification objective et raisonnable.
77. Quant au second grief, il faut l’étudier lui aussi à la lumière du constat, fait par la Cour sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), selon lequel le Parlement du Royaume-Uni était en droit de considérer le programme consacré par la réforme de l’emphytéose comme un moyen raisonnable et adéquat d’atteindre le but légitime recherché. Ainsi que le souligne la Commission, les distinctions établies par les lois de 1967 et 1974 en matière d’octroi du droit de rachat et de niveaux d’indemnisation (paragraphes 21 et 23 ci-dessus) trouvent une base objective dans la valeur imposable des immeubles. L’introduction de plafonds de valeur imposable et l’institution de deux niveaux d’indemnisation reflètent le désir qu’éprouvait le Parlement de ne pas accorder le droit de rachat au faible pourcentage des preneurs les plus aisés, qui ne lui paraissaient pas avoir besoin d’une protection économique, et d’offrir des conditions plus favorables d’acquisition à l’immense majorité des locataires, lesquels risquaient le plus de pâtir du système en vigueur (paragraphe 19 ci-dessus). Eu égard aux buts légitimes poursuivis pour cause d’utilité publique et à la marge d’appréciation de l’États défendeur, une telle politique différenciée ne saurait passer pour déraisonnable ni pour génératrice d’une charge démesurée au détriment des requérants (voir, mutatis mutandis, la conclusion analogue de la Cour dans le contexte de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), paragraphes 52 et 56 ci-dessus). Les prescriptions législatives d’où découle, pour le propriétaire, un traitement d’autant plus désavantageux que son immeuble a moins de valeur doivent être considérées comme se fondant sur une justification objective et raisonnable; partant, elles ne constituent pas une discrimination.
C. Conclusion
78. La Cour conclut donc, avec la Commission, que les faits de la cause ne révèlent aucune infraction à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1).
III. ARTICLE 6 par. 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
79. Les requérants allèguent aussi la violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), aux termes duquel
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…). »
80. Il s’agit d’un grief nouveau car non soulevé devant la Commission. Il présente toutefois une connexité manifeste avec ceux dont elle a eu à connaître. On le rencontre du reste, sous une autre forme, dans les thèses développées sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) ainsi que des articles 13 et 14 (art. 13, art. 14) de la Convention (paragraphes 68 et 76 ci-dessus, paragraphe 83 ci-dessous); il a trait aux mêmes faits que la requête retenue par la Commission et ni celle-ci ni le Gouvernement ne lui ont opposé une exception d’irrecevabilité. La Cour s’estime dès lors compétente pour l’examiner (voir notamment, mutatis mutandis, l’arrêt Delcourt du 17 janvier 1970, série A no 11, p. 20, par. 40, et l’arrêt Bönisch du 6 mai 1985, série A no 92, p. 17, par. 37).
81. Les requérants se plaignent que dans le système des lois de 1967 et 1974, les propriétaires menacés de perdre leur propriété n’ont aucun moyen, une fois réunis les critères définis par la législation, de contester le droit des preneurs au rachat. Il y aurait violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) parce que nul tribunal ne peut se pencher sur les circonstances, éventuellement difficiles, de chaque cas d’espèce.
L’article 6 par. 1 (art. 6-1) ne vaut que pour les « contestations » relatives à des « droits et obligations » – de caractère civil – que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne; il n’assure par lui-même aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants.
La justesse de cette analyse se trouve confirmée par le fait que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) n’exige pas l’existence d’une juridiction nationale habilitée à censurer ou annuler le droit en vigueur.En l’espèce, la législation britannique en cause a pour conséquence directe d’empêcher le propriétaire de combattre le droit du preneur au rachat dès lors que ce dernier cadre avec elle.
Dans l’affaire Sporrong et Lönnroth, que les requérants ont beaucoup citée, la Cour a conclu à l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) en raison de l’existence d’un grief, défendable, d’inobservation du droit suédois (série A no 52, p. 30, par. 81), puis à sa violation faute de la possibilité de déférer ce grief à un « tribunal jouissant de la plénitude de juridiction » (ibidem, p. 31, par. 87). Ici au contraire les requérants, dans la mesure où ils auraient estimé avoir lieu d’alléguer un manquement aux exigences de la loi de réforme de l’emphytéose, jouissaient d’un libre accès à un tribunal compétent pour trancher pareille question (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).
82. Il n’y a donc pas eu manquement aux exigences de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
IV. ARTICLE 13 (art. 13) DE LA CONVENTION
83. Les requérants invoquent aussi l’article 13 (art. 13), ainsi libellé:
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de fonctions officielles. »
84. En vertu de l’article 13 (art. 13), « un individu qui, de manière plausible, se prétend victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention doit disposer d’un recours devant une ‘instance’ nationale afin de voir statuer sur son grief et, s’il y a lieu, d’obtenir réparation » (arrêt Silver et autres du 25 mars 1983, série A no 61, p. 42, par. 113). Toutefois, « ni l’article 13 (art. 13) ni la Convention en général ne prescrivent aux Étatss contractants une [façon] déterminée d’assurer dans leur droit interne l’application effective de toutes les dispositions de cet instrument » (arrêt Syndicat suédois des conducteurs de locomotives, du 6 février 1976, série A no 20, p. 18, par. 50). Bien que donc non tenus d’incorporer la Convention à leur système juridique national, ils n’en doivent pas moins, aux termes de l’article 1 (art. 1) et sous une forme ou une autre, y assurer à quiconque relève de leur juridiction la substance des droits et libertés reconnus (arrêt Irlande c. Royaume-Uni du 18 janvier 1978, série A no 25, p. 91, par. 239). Sous réserve de ce qui suit, l’article 13 (art. 13) garantit l’existence en droit interne d’un recours effectif permettant de s’y prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés.
85. La Convention ne fait point partie du droit interne du Royaume-Uni, lequel ne comporte pas non plus un contrôle constitutionnel de la compatibilité des lois avec les libertés fondamentales. Dès lors, aucun recours interne ne s’ouvrait et ne pouvait s’ouvrir aux requérants pour se plaindre de ce que la législation sur la réforme de l’emphytéose n’atteigne pas elle-même le niveau voulu par la Convention et les Protocoles. La Cour estime pourtant, avec la Commission, que l’article 13 (art. 13) ne va pas jusqu’à exiger un recours par lequel on puisse dénoncer, devant une autorité nationale, les lois d’un États contractant comme contraires en tant que telles à la Convention ou à des normes juridiques nationales équivalentes. Elle ne saurait donc accueillir le grief formulé en ce sens par les requérants.
86. Sur la base des mêmes faits que dans le contexte de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), ces derniers invoquent aussi l’article 13 (art. 13) quant aux conséquences résultant pour eux de la législation litigieuse. Or la Cour a constaté que ladite législation, y compris ses répercussions sur la situation des intéressés, cadrait avec les clauses normatives de la Convention et des Protocoles. En pareil cas, l’article 13 (art. 13) se trouve respecté si l’on peut obtenir l’observation des lois en cause au moyen d’une procédure interne (arrêt Silver et autres précité, série A no61, p. 44, par. 118). Or des recours effectifs de ce genre s’offraient et s’offrent aux requérants. En particulier, le tribunal de district connaît des différends relatifs soit au point de savoir si un emphytéote remplit les conditions légales d’acquisition de l’immeuble, soit à des questions annexes; à défaut d’accord, le tribunal local d’évaluation des emphytéoses – autrefois le tribunal foncier – fixe de son côté le prix de rachat (paragraphes 24 et 25 ci-dessus).
87. Les faits de la cause ne révèlent donc aucune violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITE,
Dit qu’il n’y a eu violation ni de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), considéré isolément ou combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-1) de la Convention, ni des articles 6 par. 1 et 13 (art. 6-1, art. 13) de celle-ci.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg, le 21 février 1986.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 52 par. 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes, toutes concordantes:
– opinion de M. Thór Vilhjálmsson (article 1 du Protocole no 1) (P1-1);
– opinion de Mme Bindschedler-Robert et de MM. Gölcüklü, Matscher, Pettiti, Russo et Spielmann (article 1 du Protocole no 1) (P1-1);
– opinion de Mme Bindschedler-Robert et de MM. Gölcüklü, Matscher et Spielmann (article 13 de la Convention) (art. 13);
– opinion de M. Pinheiro Farinha (article 13 de la Convention) (art. 13);
– opinion de MM. Pettiti et Russo (article 13 de la Convention) (art. 13).
R. R.
M.-A. E.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE THÓR VILHJÁLMSSON (ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1) (P1-1)
(Traduction)
J’ai voté en l’espèce avec mes collègues, mais je ne puis souscrire à l’arrêt en ce qui concerne l’indemnisation d’une personne expropriée (paragraphes 53-57). A regret, j’arrive à la conclusion que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) ne consacre pas un droit à indemnité.
L’article (P1-1) ne dit rien de l’indemnisation. Or, selon moi, il aurait dû le faire s’il avait entendu, notamment, garantir un droit à indemnité. Tel qu’il se présente, le texte a donc pour sens ordinaire qu’il ne régit pas l’indemnisation.
Si l’on jugeait néanmoins nécessaire de chercher une confirmation en recourant à des moyens complémentaires d’interprétation, les travaux préparatoires plaident pour la même conclusion, à savoir que l’article (P1-1) ne confère pas un droit à indemnité. A cet égard, il y a lieu de relever ce qui suit.
En novembre 1950, le Comité des Ministres examina divers amendements au projet de Convention des Droits de l’Homme, présentés par l’Assemblée Consultative parlementaire. Quand un accord immédiat se révéla impossible sur certains points, on décida de les retirer du projet et de charger un comité d’experts de les étudier plus avant. Il s’agissait, entre autres, du droit de propriété. L’amendement proposé par l’Assemblée ne parlait pas d’indemnisation. La majorité des États membres estimèrent cependant qu’il fallait garantir une indemnité, de sorte qu’une mention correspondante figura dans le texte élaboré par le Comité d’experts (Recueil des travaux préparatoires, volume VII, pp. 208 et 223-224). Certains gouvernements ne purent pourtant consentir à voir introduire dans la Convention le principe d’une indemnisation, si bien que ladite mention fut biffée ultérieurement. On trouve dans le commentaire du Secrétaire général, du 18 septembre 1951, un bref aperçu de la manière dont le libellé a changé en cours de route (loc. cit., volume VIII, pp. 5-11).
Tout ce qui précède m’oblige à conclure que l’objet et le but de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) n’allaient pas jusqu’à comprendre la garantie d’un droit à indemnité. Même si la Convention doit s’interpréter à la lumière des conditions d’aujourd’hui, je ne discerne aucune circonstance qui puisse justifier à l’heure actuelle une autre interprétation de l’article (P1-1).
OPINION CONCORDANTE DE Mme ET MM. LES JUGES BINDSCHEDLER-ROBERT, GÖLCÜKLÜ, MATSCHER, PETTITI, RUSSO ET SPIELMANN (ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1) (P1-1)
Au paragraphe 66, l’arrêt affirme que les principes généraux du droit international ne s’appliquent pas à l’expropriation d’un national par son États.
Il faut cependant reconnaître que la motivation développée aux paragraphes 60 à 65 est, dans son ensemble, loin d’être convaincante, même si, en partie, elle comporte certains arguments non négligeables (ainsi, par exemple, la référence aux travaux préparatoires, paragraphe 64, tout en n’oubliant pas qu’il est souvent dangereux de se fier trop à de tels travaux.
Quoi qu’il en soit, la thèse admise par l’arrêt conduit à une différence de traitement entre les nationaux et les étrangers dans le cadre de la Convention, ce qui est en contradiction manifeste tant avec la philosophie qu’avec l’économie de celle-ci (voir notamment son article 1) (art. 1). En effet, les quelques exceptions à ce principe de parité sont toujours réglés soit explicitement (voir, par exemple, les articles 16 de la Convention et 3 et 4 du Protocole no 4) (art. 16, (P4-3, P4-4), soit d’une manière qui ne laisse subsister aucun doute à ce sujet (par exemple, l’article 5 par. 1 f) de la Convention) (art. 5-1-f).
A cette question, d’après nous capitale pour l’interprétation de la Convention, l’arrêt ne répond nullement d’une manière satisfaisante. Nous sommes même d’avis que l’argumentation développée, notamment, aux paragraphes 61 et 63 est insuffisante et que, d’une façon générale, les principes d’interprétation auxquels recourt l’arrêt ne constituent que des explications de détail.
Du reste, il ne faut pas oublier que dans les divers États contractants la doctrine est très divisée sur le problème concerné, et qu’à l’heure actuelle, les partisans de l’applicabilité des principes généraux du droit international aux nationaux, dans le cadre de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), trouvent de plus en plus d’adeptes.
La relativité des principes généraux du droit international en la matière ressort aussi de nombreux arbitrages internationaux qui font une application souple de ces principes quand il s’agit des nationalisations pratiquées par les États en développement du Tiers Monde.
Dans ces conditions, nous aurions préféré ne pas voir trancher la question dans le cadre du présent arrêt, d’autant plus qu’elle n’influe pas sur les conditions finales de celui-ci: d’un côté, il est admis que les principes généraux du droit international, dont le contenu est d’ailleurs incertain, en matière de privations de propriété dans le cadre de réformes sociales et économiques semblent se contenter d’une indemnisation adéquate; de l’autre, il est reconnu que l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) exige en principe lui aussi une certaine indemnisation pour atteindre le juste équilibre entre les intérêts de la société et les sacrifices imposés au particulier.
OPINION CONCORDANTE DE Mme ET MM. LES JUGES BINDSCHEDLER-ROBERT, GÖLCÜKLÜ, MATSCHER ET SPIELMANN (ARTICLE 13 DE LA CONVENTION) (art. 13)
Nous savons que l’article 13 (art. 13) est un des plus ambigus de la Convention et que la jurisprudence de la Cour sur son application n’est pas encore consolidée. Néanmoins, dans l’évolution de sa jurisprudence, la Cour a tâché d’en circonscrire la portée (voir notamment les arrêts Klass et autres – par. 63 ss., Silver et autres – par. 113, Sporrong et Lönnroth – par. 88).
Un des problèmes les plus difficiles que pose son interprétation concerne les « auteurs » de la violation alléguée d’une règle matérielle de la Convention contre lesquels l’article 13 (art. 13) garantit un recours devant une autorité nationale. A cet égard, la disposition en question ne prévoit aucune limitation. D’après son texte, pris à la lettre, un tel recours devrait exister même lorsque la violation alléguée résulte du jeu d’une loi, ce qui équivaut à dire que l’article 13 (art. 13) exigerait la possibilité, pour l’individu en cause, de dénoncer devant une autorité nationale même une loi de l’États considérée comme contraire à la Convention. Cet avis a été exprimé dans quelques arrêts récents de la Cour (voir Silver et autres – paras. 118, 119, Campbell et Fell – par. 127, Abdulaziz, Cabales et Balkandali – par. 93).
Or, il apparaît assez improbable que les auteurs de la Convention aient voulu étendre à ce point la portée de l’article 13 (art. 13). En effet, à l’époque de la ratification de la Convention seuls quelques États contractants prévoyaient dans leur législation la possibilité, pour des individus, de déclencher un contrôle de la constitutionnalité d’une loi (ou de sa conformité à la Convention), et tel est encore le cas. C’est donc à juste titre, semble-t-il, que l’arrêt déclare (au paragraphe 85) que l’article 13 (art. 13) ne va pas jusqu’à exiger un recours par lequel on puisse dénoncer, devant une autorité nationale, les lois d’un États contractant comme contraires en tant que telles à la Convention. Pourtant, une constatation de cette sorte, qui revient à une « réduction terminologique » de l’article 13 (art. 13), ne devrait pas se limiter à une simple affirmation, sans offrir au moins les amorces d’une motivation, d’autant que le principe contraire, conforme lui à la lettre de l’article 13 (art. 13), avait été énoncé dans quelques arrêts antérieurs.
Il n’appartient pas à une brève opinion séparée de suppléer à cette déficience. Nous nous limiterons donc à esquisser les chefs d’une telle motivation, qui devrait être approfondie dans un prochain arrêt, lorsque l’occasion s’y prêtera:
1. Comme nous l’avons déjà indiqué, l’état de la législation de la grande majorité des États contractants milite en faveur d’une interprétation restrictive de la portée de l’article 13 (art. 13).
2. Du libellé de l’article 13 (art. 13) lui-même, lorsqu’il se réfère à des violations de la Convention qui auraient été commises par des personnes agissant dans l’exercice de fonctions officielles, il est permis de déduire également que cette disposition envisage, au moins en premier lieu, des violations éventuelles de la Convention commises par des organes appartenant au pouvoir exécutif ou judiciaire.
C’est en songeant à une motivation de cette nature qu’à l’égard aussi de l’article 13 (art. 13) nous nous sommes ralliés aux conclusions de l’arrêt.
Soulignons, pour terminer, que d’après nous l’argument de la souveraineté du Parlement, qui serait réfractaire à un contrôle de ses actes par une autre « instance nationale », ne nous paraît point convaincant car d’un côté, sur le terrain du droit international, la responsabilité de l’États, même pour les actes du pouvoir législatif, n’est plus mise en doute, de l’autre la législation de plusieurs États prévoit un contrôle des actes du Parlement par une cour constitutionnelle.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE PINHEIRO FARINHA (ARTICLE 13 DE LA CONVENTION) (art. 13)
1. Je suis d’accord avec la majorité en ce qui concerne les conclusions de l’arrêt. J’accepte aussi les motifs de ce dernier, sauf le paragraphe 85.
2. La Convention, en effet, assure la garantie collective de certains droits, notamment à l’article 13 (art. 13):
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la présente Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. » (souligné par moi)
La violation des droits reconnus peut résulter de la loi en soi et les actes incriminés être en conformité au droit interne, c’est-à-dire ne pas découler d’une mauvaise application de la loi. En ce cas – je n’aperçois nulle raison de faire une exception pour l’activité législative -, il faut qu’une instance nationale existe et ait compétence pour connaître de la violation.
La Cour elle-même a déjà pris cette position – affaires Silver et autres, Abdulaziz, Cabales et Balkandali, Campbell et Fell.
3. En l’espèce, et parce que « La Cour a constaté que ladite législation cadrait avec les clauses normatives de la Convention et des Protocoles », ce que je viens de dire ne m’empêche pas de conclure, pour les raisons données au paragraphe 86 de l’arrêt, que « les faits de la cause ne révèlent aucune violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention ».
OPINION CONCORDANTE DE MM. LES JUGES PETTITI ET RUSSO (ARTICLE 13 DE LA CONVENTION) (art. 13)
Nous reconnaissons la difficulté d’interprétation de l’article 13 (art. 13); elle explique les divergences au sein de la Cour. Néanmoins, nous restons favorables à l’ancienne jurisprudence traditionnelle de la Cour en ce qui concerne l’interprétation de l’article 13 (art. 13) (voir en particulier les arrêts Silver, Campbell et Fell, Abdulaziz, Cabales et Balkandali). Nous estimons que si la Cour était amenée à changer une telle jurisprudence, ce qui pour nous n’est pas le cas, il y aurait lieu à une motivation plus approfondie que celle adoptée par elle dans le présent arrêt.