En l’affaire Bendenoun c. France,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composé des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti,
R. Macdonald,
S.K. Martens,
I. Foighel,
A.N. Loizou,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 septembre 1993 et 26 janvier 1994,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 19 février 1993, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 12547/86) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet État, M. Michel Bendenoun, avait saisi la Commission le 9 septembre 1986 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences des articles 6 par. 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1 (art. 6-1, P1-1).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l’instance et désigné ses conseils (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 février 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, C. Russo, S.K. Martens, I. Foighel, M.A. Lopes Rocha et L. Wildhaber, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du gouvernement français (« le Gouvernement »), les avocats du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l’ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 7 juin 1993 et celui du Gouvernement le 16. Le 27 août, le secrétaire adjoint de la Commission l’a informé que le délégué s’exprimerait à l’audience.
Le 20 septembre, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l’y avait invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu’en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 21 septembre 1993, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. B. Gain, sous-directeur des droits de l’homme
à la direction des affaires juridiques du ministère des
Affaires étrangères, agent,
Mmes E. Florent, conseillère de tribunal administratif détachée
à la direction des affaires juridiques du ministère des
Affaires étrangères,
M. Merlin-Desmartis, conseillère de tribunal administratif détachée
à la direction des affaires juridiques du ministère des
Affaires étrangères,
M. E. Bourgoin, inspecteur principal des impôts,
direction générale des impôts, ministère du Budget,
conseils;
– pour la Commission
M. S. Trechsel, délégué;
– pour le requérant
Mes J. Bornet, avocat,
E. Vuylsteke, avocat, conseils.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Gain, M. Trechsel, Me Bornet et Me Vuylsteke, ainsi que des réponses à ses questions.
Le Gouvernement a déposé divers documents lors de l’audience.
6. M. Russo se trouvant empêché de participer à la délibération du 26 janvier 1994, M. A.N. Loizou, suppléant, l’a remplacé en qualité de membre de la chambre (articles 22 par. 1 et 24 par. 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Citoyen français, M. Michel Bendenoun a son domicile à Zurich (Suisse) et exerce la profession de courtier-numismate.
Le 1er juillet 1973, il créa une société anonyme de droit français, ARTSBY 1881, dont le siège se trouvait à Strasbourg et qui entendait se livrer au commerce de monnaies anciennes, d’objets d’art et de pierres précieuses. Il en possédait l’essentiel du capital social (993 actions sur 1 000) et y remplissait les fonctions de président-directeur général.
Ses activités lui valurent trois procédures – douanière, fiscale et pénale – qui cheminèrent plus ou moins parallèlement.
A. La procédure douanière
8. Entre le 3 juin et le 26 septembre 1975, la Direction nationale des enquêtes douanières (rayon de Belfort) effectua un contrôle des importations d’ARTSBY 1881; elle agissait au vu de renseignements fournis par un informateur anonyme. L’enquête comporta principalement des interrogatoires de M. Bendenoun et des saisies de documents (3-6 juin), l’interrogatoire de clients (6 juin), l’audition des salariés et anciens salariés ainsi que d’un expert (8-17 septembre) et l’interpellation de l’intéressé à Metz (26 septembre).
9. Les éléments ainsi recueillis entraînèrent l’ouverture de poursuites contre le requérant pour diverses infractions douanières et de change. Une transaction intervint cependant le 6 janvier 1978: M. Bendenoun reconnaissait lesdites infractions et payait une amende de 300 000 francs français (f) tandis que les douanes lui restituaient les objets saisis.
10. Au cours de la procédure en cause, le requérant eut accès à toutes les pièces du dossier douanier, soit vingt-quatre procès-verbaux et trois cent cinquante-trois documents.
La liste des procès-verbaux s’établissait ainsi:
– no 73/1: interpellation de M. Bendenoun (Strasbourg, 3 juin 1975);
– no 73/2: visites dans les locaux d’ARTSBY 1881 et au domicile de M. Bendenoun, avec audition de ce dernier (Strasbourg, 3 juin);
– no 73/3: interpellation d’un salarié d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 3 juin);
– no 73/4: interpellation d’un salarié d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 3 juin);
– no 73/5: pose de scellés sur un coffre bancaire (Strasbourg, 3 juin);
– no 73/6: interpellation d’une salariée d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 3 juin);
– no 73/7: ouverture du coffre bancaire (Strasbourg, 4 juin);
– no 73/8: saisie de monnaies anciennes, d’espèces et d’une voiture (Strasbourg, 4 juin);
– no 73/9: audition de M. Bendenoun (Strasbourg, 4 juin);
– no 73/10: audition de M. Bendenoun (Strasbourg, 6 juin);
– no 73/11: audition de M. Bendenoun (Strasbourg, 6 juin);
– no 73/12: audition d’un client d’ARTSBY 1881 (Pfastatt, 6 juin);
– no 73/13: audition d’un client d’ARTSBY 1881 (Colmar, 6 juin);
– no 73/14: audition d’une salariée d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 8 septembre);
– no 73/15: audition d’un client d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 8 septembre);
– no 73/16: audition d’une ancienne salariée d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 10 septembre);
– no 73/17: audition d’une ancienne salariée d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 10 septembre);
– no 73/18: audition d’un expert-numismate (Paris, 15 septembre);
– no 73/19: audition d’un ancien représentant d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 17 septembre);
– no 73/20: audition d’un ancien président d’ARTSBY 1881 (Strasbourg, 24 septembre);
– no 73/21: interpellation et audition de M. Bendenoun (Metz, 26 septembre);
– no 73/22: audition d’un représentant d’ARTSBY 1881 (Metz, 26 septembre);
– no 73/23: audition de M. Bendenoun (Metz, 26 septembre);
– no 73/24: audition d’un témoin (Metz, 26 septembre).
M. Bendenoun avait reçu une copie de huit d’entre eux (nos 73/1, 73/2, 73/8, 73/9, 73/10, 73/11, 73/21 et 73/23).
Quant aux trois cent cinquante-trois documents, ils se composaient d’un cahier intitulé « Contrôle des factures » (scellé no 1), saisi le 3 juin 1975 dans les locaux d’ARTSBY 1881, et de factures et certificats d’expertise (scellés nos 2 à 353), saisis le même jour au domicile du requérant.
11. A une date antérieure, selon le Gouvernement, au 31 août 1976, les douanes communiquèrent au fisc leur dossier par application de l’article 1987 du code général des impôts (devenu, le 1er janvier 1982, l’article L 83 du livre des procédures fiscales).
B. La procédure fiscale
1. Devant l’administration des impôts
12. Du 31 août au 28 septembre 1976, la direction des services fiscaux du Bas-Rhin procéda au contrôle de la comptabilité d’ARTSBY 1881.
13. Le 30 novembre 1976, le vérificateur envoya au président-directeur général de la société deux notifications de redressement, l’une pour l’impôt sur les sociétés et l’autre pour la taxe sur la valeur ajoutée. Elles décrivaient en détail sa méthode de reconstitution des recettes non comptabilisées; il les confirma le 4 avril 1977 après avoir reçu les observations de l’intéressé.
Le même jour, il expédia en outre à ce dernier une notification de redressement relative à l’impôt sur le revenu; il la confirma le 11 mai 1977.
Le redressement se montait, pour le requérant, à 841 366 f, dont 422 534 f de pénalités. Pour la société, les impositions supplémentaires et les pénalités s’élevaient à 157 752 f et 309 738 f du chef de la taxe sur la valeur ajoutée, à 270 312 f et 260 660 f en ce qui concerne l’impôt sur les sociétés.
14. Le vérificateur établit alors un rapport de dix-neuf pages en conclusion duquel il demandait l’ouverture de poursuites pénales contre le requérant, lesquelles furent engagées le 30 novembre 1977 (paragraphe 25 ci-dessous).
15. Le 6 décembre 1977, ARTSBY 1881, représentée par son président-directeur général, formula deux réclamations auprès du directeur régional des impôts de Strasbourg, au titre de l’impôt sur les sociétés et de la taxe sur la valeur ajoutée. M. Bendenoun en introduisit une troisième, en son nom propre, relative à l’impôt sur le revenu.
Le directeur régional rejeta les deux premières le 20 avril 1978 et la troisième le 3 avril 1979.
2. Devant les juridictions administratives
a) Le tribunal administratif de Strasbourg
16. Le 16 juin 1978, M. Bendenoun adressa au tribunal administratif de Strasbourg, pour le compte d’ARTSBY 1881, deux requêtes concernant l’impôt sur les sociétés et la taxe sur la valeur ajoutée.
Le 7 juin 1979, il saisit la même juridiction, en son nom propre cette fois, d’une autre requête contestant l’imposition supplémentaire de son revenu.
17. En annexe à ses deux mémoires du 5 avril 1979, le directeur régional des impôts produisit quatre procès-verbaux établis par les douanes (nos 73/9, 73/10, 73/16 et 73/17 – paragraphe 10 ci-dessus) et deux lettres d’ARTSBY 1881, du 30 mai 1975 et de juin 1976.
18. Le 29 mai 1979, le conseil du requérant envoya au président du tribunal deux lettres rédigées en termes identiques:
« Par notification du 17 avril 1979, vous avez bien voulu me transmettre le mémoire en défense de M. le directeur régional des impôts, du 5 avril 1979.
Ce mémoire se réfère à plusieurs reprises à un dossier ouvert à l’encontre de M. Michel Bendenoun, P.-D.G. [président- directeur général] de la société ARTSBY, par l’administration des douanes.
Il est produit en annexe au mémoire de l’administration six documents issus de ce dossier.
Or, il apparaît indispensable que la totalité du dossier soit communiquée au tribunal et au soussigné.
En effet, l’enquête des douanes a été extrêmement volumineuse, et un certain nombre de procès-verbaux, dont l’administration s’abstient d’évoquer l’existence, ont un intérêt direct pour le présent litige.
(…) »
Le 29 juin 1979, le président du tribunal écrivit en ce sens au procureur de la République de Strasbourg:
« Pour les besoins de l’instruction de dossiers fiscaux concernant la S.A. [société anonyme] ARTSBY, je vous serais obligé de bien vouloir produire au tribunal administratif le dossier ouvert à l’encontre de M. Bendenoun, président- directeur général de ladite société. Un certain nombre de procès-verbaux ont en effet un intérêt direct [pour] le présent litige. Or la Direction nationale des enquêtes douanières m’informe que le dossier en question vous a été communiqué le 15 avril 1978 (…) »
Par un courrier du 11 juillet 1979, le procureur répondit ainsi:
« (…) il ne m’est pas possible de vous transmettre le dossier d’information ouvert à l’encontre de Michel Bendenoun du chef de fraudes fiscales.
Je me permets de vous indiquer que l’administration fiscale s’est constituée partie civile et qu’ayant ainsi accès à la procédure, elle peut, si elle l’estime opportun, en solliciter la copie.
(…) »
19. Le 19 juillet 1979, l’avocat de l’intéressé écrivit derechef au président du tribunal:
« (…)
(…) [ma] demande tendait à obtenir communication non point du dossier de fraude fiscale, mais d’un dossier douanier, qui ne fait l’objet d’aucune information au niveau du parquet de Strasbourg, puisqu’une transaction est intervenue entre M. Bendenoun et l’administration des douanes.
(…)
J’ajoute que la demande de communication est faite à ma requête et non à celle de l’administration des impôts, puisque précisément celle-ci invoque des passages de l’enquête douanière, alors que seule la communication de l’intégralité du dossier douanier serait de nature à permettre à M. Bendenoun de formuler utilement des observations. »
20. Le 9 décembre 1980, l’avocat de M. Bendenoun adressa une nouvelle lettre au président du tribunal:
« (…)
A ce jour, il ne m’a pas (…) été possible de prendre connaissance du dossier douanier.
Or, l’administration évoque certains procès-verbaux, dans une masse importante de procès-verbaux.
Je vous serais donc obligé de me faire savoir dans quelles conditions il m’est possible de prendre connaissance du dossier intégral de l’administration des douanes.
Et de bien vouloir, par ailleurs, prolonger le délai qui m’a été accordé pour présenter des observations jusqu’à ce que le dossier douanier ait pu être mis à ma disposition, ainsi que cela avait été demandé dès 1979. »
Le président du tribunal envoya au procureur de la République un courrier daté du 30 décembre 1980 et ainsi rédigé:
« Pour les besoins de l’instruction de dossiers fiscaux concernant la S.A. ARTSBY, je vous serais obligé de bien vouloir produire au tribunal administratif les pièces relatives au dossier douanier contenu dans l’information ouverte à l’encontre de M. Bendenoun, président-directeur général de ladite société.
Ce dossier douanier a, en effet, un intérêt direct [pour] le litige d’ordre fiscal dont la juridiction administrative est également saisie. »
La demande demeura sans suite.
21. Le 30 novembre 1981, le tribunal administratif rendit trois jugements par lesquels il rejetait les requêtes introduites par ARTSBY 1881 et M. Bendenoun.
Il ne mentionnait pas les décisions rendues en l’espèce par les juridictions répressives (paragraphes 28 et 30 ci-dessous).
b) Le Conseil d’État
22. Le 1er mars 1982, M. Bendenoun interjeta appel des trois jugements devant le Conseil d’État; il agissait en son nom propre et au nom d’ARTSBY 1881.
23. Dans des mémoires complémentaires déposés le 1er juillet 1982, il formula le grief suivant:
« L’administration fiscale, bien qu’elle ait largement utilisé les éléments du dossier douanier qui lui paraissaient démontrer le bien-fondé des redressements litigieux tout en laissant de côté ceux qui d’évidence auraient permis leur annulation, a sciemment décidé de ne pas répondre aux demandes de l’exposant tendant à la communication de l’intégralité de ce dossier douanier.
(…)
Le respect du principe de la contradiction exclut que soit admise une argumentation qui ne peut pas être connue de l’adversaire et qui dès lors ne peut être utilement discutée par lui. »
24. Le Conseil d’État repoussa les recours par trois arrêts du 28 mai 1986.
Celui d’entre eux qui concernait la taxe sur la valeur ajoutée pour la période du 1er juillet 1973 au 31 décembre 1975 (no 40482) était ainsi motivé:
« Sur la régularité du jugement attaqué:
Considérant qu’il résulte de l’instruction que la société requérante a été mise à même de prendre connaissance de toutes les pièces figurant au dossier et de nature à avoir une influence sur la solution du litige, y compris les procès-verbaux de constat du service des douanes établissant l’existence de recettes dissimulées; que, dès lors, le moyen tiré de ce que faute pour la société anonyme ‘ARTSBY 1881’ d’avoir pu prendre connaissance, au cours de la procédure de première instance, de l’ensemble des pièces du dossier établi par le service des douanes, le jugement attaqué serait irrégulier, doit être écarté;
Sur la régularité de la procédure d’imposition et la charge de la preuve:
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le service des douanes a saisi en juin 1975 au domicile de M. Bendenoun, président-directeur général et, à partir de 1974, détenteur de la quasi-totalité du capital social de la société anonyme ‘ARTSBY 1881’ dont l’objet est le commerce de pièces de monnaies anciennes, des factures d’un montant de 1 676 710 f; qu’il ressort des constatations matérielles faites par la cour d’appel de Colmar, dans un arrêt en date du 13 mai 1981, rendu en matière pénale et devenu définitif, constatations auxquelles s’attache l’autorité absolue de la chose jugée, que M. Bendenoun, ‘qui ne disposait pas de moyens financiers suffisants pour effectuer à titre personnel’ les transactions retracées par les factures saisies à son domicile, a ‘dans le but même de soustraire une partie des recettes de la société à l’impôt, délibérément décidé d’occulter environ 25 % du chiffre d’affaires de la personne morale en omettant de le passer dans la comptabilité sociale et en prenant soin de conserver les copies des factures correspondantes à son domicile (…)’; que ces constatations établissent que la comptabilité de la société anonyme ‘ARTSBY 1881’ n’était pas probante; que, dès lors, l’administration a pu légalement rectifier d’office le montant du chiffre d’affaires de la société anonyme ‘ARTSBY 1881’ pour la période du 1er juillet 1973 au 31 décembre 1974; qu’il appartient, par suite, à la société d’apporter la preuve que les bases retenues par l’administration pour l’établissement des impositions contestées ont été surévaluées;
Sur le montant des impositions:
(…)
Sur les pénalités:
Considérant que la société requérante a entendu se soustraire, par l’organisation systématique de dissimulations, au paiement de la taxe sur la valeur ajoutée sur des opérations auxquelles elle s’est livrée en 1974 et 1975; que c’est, dès lors, à bon droit que l’administration l’a regardée comme s’étant rendue coupable de manoeuvres frauduleuses et a, par suite, appliqué au principal des droits la majoration de 200 % prévue par les dispositions combinées des articles 1729 et 1731 du code général des impôts. »
Les deux autres arrêts (nos 40480 et 40481) reposaient sur les mêmes motifs.
C. La procédure pénale
1. L’instruction
25. Par deux requêtes du 30 novembre 1977, la direction des services fiscaux du Bas-Rhin porta plainte contre M. Bendenoun auprès du parquet de Strasbourg. Elle versait à l’appui une série de pièces.
26. Le 3 mars 1978, le juge d’instruction chargea la police judiciaire de lui procurer le dossier douanier. Reçu le 19 avril 1978, ce dernier comprenait les copies des vingt-quatre procès-verbaux, le scellé no 1 établi par les fonctionnaires de la Direction nationale des enquêtes douanières et les 352 autres scellés placés dans un classeur cartonné. Il resta au tribunal pendant toute l’instruction et le conseil du prévenu y eut accès lors de chaque interrogatoire (12 janvier 1978, 8 février 1978 et 12 février 1980), puis avant les débats.
27. Le 21 mai 1980, le procureur de la République requit le renvoi en jugement de M. Bendenoun.
2. La procédure de jugement
a) Le tribunal correctionnel de Strasbourg
28. Le 21 novembre 1980, le tribunal correctionnel de Strasbourg rendit deux jugements (nos 6776/80 et 6780a/80) à l’encontre de l’inculpé, l’un en sa qualité de président-directeur général d’ARTSBY 1881 (impôt sur les sociétés et taxe sur la valeur ajoutée) et l’autre en son nom propre (impôt sur le revenu). Chacun d’eux lui infligeait pour fraude fiscale quinze mois d’emprisonnement avec sursis, les deux peines étant confondues et assorties d’une contrainte par corps d’un an.
b) La cour d’appel de Colmar
29. Le condamné attaqua lesdits jugements devant la cour d’appel de Colmar. Dans ses observations, il se plaignit de ce que les pièces relatives à la procédure douanière ne figuraient plus au dossier.
30. Par deux arrêts du 13 mai 1981 (nos 615/81 et 616/81), la cour, statuant en chambre correctionnelle, confirma les décisions entreprises et condamna en outre M. Bendenoun à 30 000 f d’amende.
Dans le premier d’entre eux, elle rejeta le grief tiré des lacunes du dossier:
« (…)
– (…) [la] connaissance [des pièces du dossier douanier] ne se révèle en rien nécessaire voire utile à la manifestation de la vérité, les déclarations du prévenu régulièrement recueillies dans le cadre de la présente procédure et les documents que lui-même verse aux débats constituant des éléments d’appréciation largement suffisants au regard de la difficulté unique dont dépend sa culpabilité;
– (…) ainsi les droits de la défense n’ont en rien été compromis. »
c) La Cour de cassation
31. M. Bendenoun se pourvut en cassation contre les deux arrêts. Il alléguait notamment une violation des droits de la défense en ce que le dossier douanier n’avait pas été soumis aux juges d’appel.
32. La Cour de cassation le débouta par deux arrêts du 24 mai 1982. Elle écarta le grief en des termes identiques:
« (…)
Attendu que, pour déclarer Bendenoun coupable de soustraction frauduleuse à l’établissement ou au paiement des impôts, l’arrêt énonce que le prévenu ‘ne conteste pas l’existence des factures découvertes’; qu’ainsi, ‘la connaissance de l’ensemble des documents de la procédure douanière s’avère superfétatoire’; qu’il résulte des faits établis par l’information que Bendenoun a soustrait la société ARTSBY 1881 à l’impôt sur les sociétés, par dissimulation de sommes imposables, pour des montants excédant les tolérances légales; que les explications du prévenu selon lesquelles les opérations en cause auraient été réalisées au titre d’une entreprise personnelle, non enregistrée, de courtier-numismate, étaient, en raison des circonstances que les juges décrivent et analysent, inadmissibles;
Attendu qu’en l’état de ces constatations et énonciations, qui relèvent à la charge de Bendenoun, sans insuffisance ni contradiction, la réunion de tous les éléments constitutifs, tant matériels qu’intentionnels, du délit de fraude fiscale et alors d’ailleurs qu’il en résulte que les juges n’ont fondé leur décision que sur des preuves qui leur ont été apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant eux, conformément aux dispositions de l’article 427 du code de procédure pénale, et n’ont nullement violé les droits de la défense, les moyens, qui se bornent à tenter de remettre en question l’appréciation souveraine, par les juges du fond, des éléments de ces preuves, ne sauraient être accueillis; »
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
33. Le chapitre II du code général des impôts s’intitule « Pénalités ». Il comprend une section I (« Dispositions communes ») consacrée d’une part aux « sanctions fiscales », de l’autre aux « sanctions pénales ».
A. Les sanctions fiscales
1. Le régime applicable en l’espèce
34. Le régime de sanctions fiscales issu de la loi du 27 décembre 1963 et appliqué au requérant comportait de nombreux taux qui variaient selon l’impôt concerné, la nature et la gravité de l’infraction ainsi que la procédure de redressement suivie.
Il suffit de citer ici trois dispositions du code général des impôts:
Article 1728
« Lorsqu’une personne physique ou morale ou une association tenue de souscrire une déclaration ou un acte contenant l’indication de bases ou éléments à retenir pour l’assiette, la liquidation ou le paiement de l’un des impôts, droits, taxes, redevances ou sommes quelconques établis ou recouvrés par la direction générale des impôts déclare ou fait apparaître une base ou des éléments d’imposition insuffisants, inexacts ou incomplets ou effectue un versement insuffisant, le montant des droits éludés est majoré soit de l’indemnité de retard prévue à l’article 1727 s’il s’agit des versements, impôts ou taxes énumérés audit article, soit d’un intérêt de retard calculé dans les conditions fixées à l’article 1734.
(…) »
Article 1729 par. 1
« (…) lorsque la bonne foi du redevable ne peut être admise, les droits correspondant aux infractions définies à l’article 1728 sont majorés de:
– 30 % si le montant des droits n’excède pas la moitié du montant des droits réellement dus;
– 50 % si le montant des droits est supérieur à la moitié des droits réellement dus;
– 100 % quelle que soit l’importance de ces droits, si le redevable s’est rendu coupable de manœuvres frauduleuses. »
Article 1731
« En ce qui concerne les taxes sur le chiffre d’affaires et taxes assimilées, les droits d’enregistrement, de timbre, la taxe de publicité foncière et les taxes assimilées à ces droits et taxes, la taxe sur les salaires, la taxe d’apprentissage, la participation des employeurs au financement de la formation professionnelle continue, ainsi que les retenues opérées au titre de l’impôt sur le revenu, les insuffisances, les inexactitudes ou omissions mentionnées à l’article 1728 donnent lieu, lorsque la bonne foi du redevable ne peut être admise, à l’application d’une amende fiscale égale au double des majorations prévues à l’article 1729 et déterminée, dans les mêmes conditions que ces majorations, en fonction du montant des droits éludés.
Le montant de ces droits est apprécié, en matière de taxes sur le chiffre d’affaires et de taxes assimilées, en considérant d’une façon distincte chacune des périodes retenues pour l’assiette des impôts sur le revenu et, le cas échéant, la partie vérifiée de l’exercice en cours. »
35. La contrainte par corps peut s’appliquer en cas de non-paiement. L’article 1845 bis du code général des impôts – devenu, le 1er janvier 1982, l’article L 271 du livre des procédures fiscales – précise en effet:
« Le défaut de paiement des impositions visées à l’article 1844 bis peut, nonobstant toutes réclamations contentieuses ou demandes en remise ou modération gracieuse, donner lieu à l’exercice de la contrainte par corps dans les conditions fixées par le titre VI du livre V du code de procédure pénale. Le président du tribunal de grande instance décide, s’il y a lieu, d’appliquer cette contrainte et en fixe la durée. La contrainte par corps est immédiatement applicable.
(…) »
2. Le régime actuel
36. La loi no 87-502 du 8 juillet 1987, postérieure aux faits de la cause, a institué un nouveau système qui s’applique aux infractions communes à tous les impôts et cumule deux éléments: un intérêt de retard au taux unique de 0,75 % par mois, dû indépendamment de toute sanction; des majorations spécifiques, visant à réprimer les principales infractions liées à l’assiette ou au recouvrement de l’impôt.
L’article 1729 par. 1 du code général des impôts a désormais le libellé suivant:
« Lorsque la déclaration ou l’acte (…) font apparaître une base d’imposition ou des éléments servant à la liquidation de l’impôt insuffisants, inexacts ou incomplets, le montant des droits mis à la charge du contribuable est assorti de l’intérêt de retard (…) et d’une majoration de 40 % si la mauvaise foi de l’intéressé est établie ou de 80 % s’il s’est rendu coupable de manœuvres frauduleuses ou d’abus de droits (…) »
Quant à l’article 1731, il se lit ainsi:
« 1. Tout retard dans le paiement des impôts, droits, taxes, redevances ou sommes quelconques qui doivent être versés aux comptables de la direction générale des impôts ou le paiement tardif aux comptables directs du Trésor des sommes dues au titre de la taxe sur les salaires mentionnée à l’article 1679 ou au titre de la retenue à la source mentionnée à l’article 1671 B donne lieu au versement de l’intérêt de retard visé à l’article 1727 et d’une majoration de 5 % du montant des sommes dont le versement a été différé.
2. L’intérêt de retard est calculé à compter du premier jour du mois qui suit le dépôt de la déclaration ou de l’acte comportant reconnaissance par le contribuable de sa dette ou, à défaut, la réception de l’avis de mise en recouvrement émis par le comptable.
3. La majoration visée au 1 n’est pas applicable lorsque le dépôt tardif de la déclaration ou de l’acte visés à l’article 1728 est accompagné du paiement des droits.
4. Pour toute somme devant être acquittée sans déclaration préalable, l’intérêt est calculé à partir du premier jour du mois suivant celui au cours duquel le principal aurait dû être acquitté jusqu’au dernier jour du mois du paiement. »
B. Les sanctions pénales
1. Le régime applicable en l’espèce
37. Deux dispositions du code général des impôts ont joué à l’encontre du requérant, dans leur version applicable avant le 1er juillet 1978:
Article 1741
« (…) quiconque s’est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel des impôts visés dans la présente codification, soit qu’il ait volontairement omis de faire sa déclaration dans les délais prescrits, soit qu’il ait volontairement dissimulé une part des sommes sujettes à l’impôt, soit qu’il ait organisé son insolvabilité ou mis obstacle par d’autres manœuvres au recouvrement de l’impôt, soit en agissant de toute autre manière frauduleuse, est passible, indépendamment des sanctions fiscales applicables, d’une amende de 5 000 f à 30 000 f et d’un emprisonnement d’un an à cinq ans ou de l’une de ces deux peines seulement (…)
(…) »
Article 1743
« Est également puni des peines prévues à l’article 1741:
1o Quiconque a sciemment omis de passer ou de faire passer des écritures ou a passé ou fait passer des écritures inexactes ou fictives au livre-journal et au livre d’inventaire, (…) ou dans les documents qui en tiennent lieu.
(…) »
2. Le régime actuel
38. L’article 1741 n’a subi aucune modification, à l’exception du relèvement à 500 000 f du taux maximal de l’amende.
Quant à l’article 1743, il est demeuré inchangé.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
39. M. Bendenoun a saisi la Commission le 9 septembre 1986. Invoquant son droit à un procès équitable (article 6 par. 1 de la Convention) (art. 6-1) devant les juridictions pénales et administratives, il se plaignait de ne pas avoir eu accès à la totalité du dossier douanier alors que le fisc avait transmis aux secondes certaines pièces à conviction. Il alléguait aussi une atteinte à son droit au respect de ses biens (article 1 du Protocole no 1) (P1-1) en ce que les diverses décisions internes l’avaient amené à verser des sommes considérables à l’État français.
40. Le 6 juillet 1990, la Commission a déclaré irrecevable le grief relatif à la procédure suivie devant le juge répressif et a retenu le restant de la requête (no 12547/86). Dans son rapport du 10 décembre 1992 (article 31) (art. 31), elle conclut, par dix voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention et, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas de se placer de surcroît sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). Le texte intégral de son avis et de l’opinion partiellement dissidente dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt*.
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR
41. Dans son mémoire, le Gouvernement a invité la Cour à
« bien vouloir juger:
– que les dispositions de l’article 6 (art. 6) de la Convention (…) sont inapplicables à la présente espèce;
– subsidiairement, que la France n’a pas enfreint le principe de l’égalité des armes à raison des faits qui ont donné lieu à la requête de M. Bendenoun ».
42. De leur côté, les conseils du requérant ont prié la Cour de
» – constater qu’il y a eu en l’espèce violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention;
– constater dès lors que le requérant n’a pas eu droit à un procès équitable;
– sur pied de l’article 50 (art. 50) de la Convention et à titre de satisfaction équitable, dire qu’il y a lieu pour le gouvernement français d’abandonner le recouvrement des impôts (droits et pénalités) repris dans la lettre du 23 octobre 1984 de la direction générale des impôts (…) et dire qu’il y a lieu pour le gouvernement français de rembourser au requérant toutes sommes qu’il a payées directement ou indirectement au Trésor français sur base des impositions précitées;
– dire qu’à titre de satisfaction équitable au titre de dommage moral, il y a lieu pour le gouvernement français de payer au requérant la somme de 100 000 f et à titre de frais et dépens la somme de 141 500 f ».
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 6 PAR. 1 (art. 6-1) DE LA CONVENTION
43. M. Bendenoun se plaint de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant les juridictions administratives quant aux majorations d’impôt auxquelles le fisc l’a assujetti. Il invoque l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, ainsi libellé:
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (…) »
A. Sur l’applicabilité de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
44. Requérant et Commission s’accordent à estimer ce texte applicable en l’espèce.
45. Le Gouvernement soutient la thèse contraire. Selon lui, la procédure litigieuse ne portait pas sur une « accusation en matière pénale » car les majorations d’impôt infligées à M. Bendenoun présentaient tous les traits d’une sanction administrative au sens de la jurisprudence de la Cour (arrêts Engel et autres c. Pays-Bas, du 8 juin 1976, et Öztürk c. Allemagne, du 21 février 1984, série A nos 22 et 73).
La remarque vaudrait d’abord pour la qualification donnée par le droit français: le code général des impôts classerait lesdites majorations parmi les « sanctions fiscales » et non parmi les « sanctions pénales » (paragraphes 33 et 34 ci-dessus). Il en irait de même de la nature de l’infraction: les faits reprochés au requérant se définiraient comme des « manœuvres frauduleuses » et non comme une « soustraction frauduleuse », le Conseil d’État attribuant un caractère fiscal aux premières et pénal à la seconde. La nature et le degré de sévérité de la sanction ne conduiraient pas à une conclusion différente: les majorations seraient infligées par le fisc, sous le contrôle des juridictions administratives, et non par le juge pénal; elles se calculeraient en fonction du redressement fiscal et seraient donc directement proportionnelles aux droits éludés au principal; elles ne se substitueraient pas à une mesure privative de liberté et n’entraîneraient jamais une déchéance de droits; elles demeureraient à la charge des héritiers en cas de décès du contribuable; elles échapperaient aux règles relatives à la récidive, à la complicité, au cumul des peines et à l’inscription au casier judiciaire.
46. En ce qui concerne les aspects généraux du système français de majorations d’impôt en cas d’absence de bonne foi, la Cour estime qu’eu égard au grand nombre des infractions du type visé à l’article 1729 par. 1 du code général des impôts (paragraphe 34 ci-dessus), un État contractant doit avoir la liberté de confier au fisc la tâche de les poursuivre et de les réprimer, même si la majoration encourue à titre de sanction peut être lourde. Pareil système ne se heurte pas à l’article 6 (art. 6) de la Convention pour autant que le contribuable puisse saisir de toute décision ainsi prise à son encontre un tribunal offrant les garanties de ce texte.
47. Quant au cas d’espèce, la Cour ne sous-estime pas l’importance de plusieurs des éléments avancés par le Gouvernement. Elle relève cependant, à la lumière de sa jurisprudence et notamment de l’arrêt Öztürk précité, que quatre facteurs jouent dans le sens opposé.
En premier lieu, les faits incriminés tombaient sous le coup de l’article 1729 par. 1 du code général des impôts (paragraphe 34 ci-dessus). Or il concerne tous les citoyens en leur qualité de contribuables, et non un groupe déterminé doté d’un statut particulier; il leur prescrit un certain comportement et assortit cette exigence d’une sanction.
Deuxièmement, les majorations d’impôt ne tendent pas à la réparation pécuniaire d’un préjudice, mais visent pour l’essentiel à punir pour empêcher la réitération d’agissements semblables.
Troisièmement, elles se fondent sur une norme de caractère général dont le but est à la fois préventif et répressif.
Enfin, elles revêtaient en l’occurrence une ampleur considérable puisqu’elles s’élevaient à 422 534 f pour l’intéressé et 570 398 pour sa société (paragraphe 13 ci-dessus), et le défaut de paiement exposait M. Bendenoun à l’exercice, par les juridictions répressives, de la contrainte par corps (paragraphe 35 ci-dessus).
Ayant évalué le poids respectif des divers aspects de l’affaire, la Cour note la prédominance de ceux qui présentent une coloration pénale. Aucun d’eux n’apparaît décisif à lui seul, mais additionnés et combinés ils conféraient à l’ »accusation » litigieuse un « caractère pénal » au sens de l’article 6 par. 1 (art. 6-1), lequel trouvait donc à s’appliquer.
48. Pareille conclusion dispense la Cour de prendre en considération les compléments d’impôt (paragraphes 13 et 34 ci-dessus), sur lesquels les comparants n’ont d’ailleurs guère insisté devant elle.
B. Sur l’observation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1)
49. Le requérant dénonce une atteinte au principe du contradictoire. Tandis que le fisc aurait choisi unilatéralement et avec soin, puis communiqué aux juridictions administratives, les pièces à conviction, lui-même n’aurait pas eu accès à la totalité du dossier constitué par les douanes, où figuraient non seulement les procès-verbaux mais aussi les données sur lesquelles ils se fondaient. Or la non-délivrance d’une copie, pourtant maintes fois réclamée à l’administration des impôts et au tribunal administratif de Strasbourg (paragraphes 18-20 ci-dessus), l’aurait empêché de déceler des éléments à décharge, et en particulier de faire entendre et interroger l’informateur anonyme qui se trouvait à l’origine des poursuites.
50. La Commission arrive à la même conclusion. Certes, elle s’abstient de rechercher si les documents du dossier douanier pouvaient être de nature à confirmer ou infirmer la « culpabilité » de M. Bendenoun, tout comme elle se refuse à spéculer sur l’issue que la procédure litigieuse aurait connue si l’intéressé avait disposé de l’ensemble de ce dossier. Elle formule néanmoins un constat: le requérant pouvait, de manière plausible, avancer que les documents en question renfermaient des indications propres à étayer sa thèse, et notamment à contredire les déclarations relatées dans les procès-verbaux produits par le fisc. Elle relève en outre qu’à deux reprises, le président du tribunal administratif invita en vain le procureur de la République de Strasbourg à produire le dossier douanier (paragraphes 18 et 20 ci-dessus).
51. Pour le Gouvernement au contraire, ni en première instance ni en appel M. Bendenoun ne se trouva dans une situation désavantageuse par rapport à l’administration des impôts.
Le tribunal administratif de Strasbourg aurait statué sur le fond de l’affaire au vu des observations des parties et des pièces en sa possession. S’estimant suffisamment informé, il n’aurait rendu aucun jugement avant dire droit ordonnant le dépôt du dossier douanier. Toujours selon le Gouvernement, les démarches du président auprès du parquet ne pouvaient en tenir lieu, d’autant qu’elles n’émanaient pas de la formation de jugement et revenaient en somme à transmettre les demandes de l’avocat du requérant.
Le fisc aurait annexé à son mémoire devant le tribunal quatre procès-verbaux d’audition par les agents des douanes – deux de M. Bendenoun et deux d’anciennes salariées d’ARTSBY 1881, chargées de la facturation -, sur lesquels l’intéressé put s’expliquer. En revanche, il aurait évité de verser au débat dix procès-verbaux où figuraient des éléments à charge, sans compter sept autres qui ne fournissaient aucune information utile en matière fiscale. On ne saurait donc lui reprocher d’avoir procédé à un « tri » au détriment du requérant et des droits de la défense. Quant aux factures « occultes » saisies chez lui, M. Bendenoun les avait établies lui-même et en connaissait donc l’existence et la nature; de plus, il y aurait eu accès devant le juge pénal et aurait admis qu’elles correspondaient à la qualification donnée par le fisc, c’est-à-dire qu’elles représentaient des ventes de monnaies.
De son côté, le Conseil d’État aurait jugé régulière la procédure suivie en première instance. Lui non plus n’aurait pas estimé nécessaire de prescrire la communication du dossier douanier. Il aurait trouvé suffisants les éléments disponibles, que corroboraient les constatations matérielles opérées au pénal par la cour d’appel de Colmar, dans ses arrêts du 13 mai 1981 (paragraphe 30 ci-dessus), et revêtues de l’autorité absolue de la chose jugée.
52. La Cour rappelle d’abord que les allégations du requérant ne sont pertinentes que dans la mesure où la procédure devant les juridictions administratives concernait le bien-fondé de l’accusation de fraude fiscale sur laquelle se fondaient les majorations d’impôt. Partant, il s’agit seulement de rechercher s’il y a eu atteinte à l’égalité des armes ou, plus généralement, aux droits de la défense quant à la détermination de la culpabilité de M. Bendenoun.
Il échet de constater ensuite que les documents dont l’intéressé se plaint d’avoir en vain réclamé la communication ne figuraient point parmi ceux qu’invoquaient les autorités fiscales. Pour établir la culpabilité de M. Bendenoun, elles se servirent uniquement de quatre procès-verbaux (paragraphe 17 ci-dessus) – mentionnés par le Gouvernement – contenant la reconnaissance, par l’intéressé, de ses infractions douanières. Le grief se rapporte donc à des pièces absentes du dossier soumis aux juridictions administratives et sur lesquelles l’adversaire du requérant ne s’appuya pas (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Schuler-Zgraggen c. Suisse du 24 juin 1993, série A no 263, p. 18, par. 52).
La Cour n’exclut pas que dans pareille situation la notion de procès équitable puisse quand même comporter l’obligation, pour le fisc, de consentir à fournir au justiciable certaines pièces, ou même l’intégralité, de son dossier. Encore faut-il, pour le moins, que l’intéressé ait accompagné sa demande, ne fût-ce que sommairement, d’une motivation spécifique.
M. Bendenoun sollicitait la communication intégrale d’un dossier assez volumineux. Or les données recueillies par la Cour ne montrent pas qu’il ait jamais avancé aucun argument précis à l’appui de sa thèse selon laquelle, nonobstant sa reconnaissance des infractions douanières et ses aveux pendant l’instruction pénale, il ne pouvait combattre l’accusation de fraude fiscale sans posséder une copie dudit dossier. Cette carence se révèle d’autant plus dirimante qu’il n’ignorait pas l’existence et la teneur de la plupart des documents et que lui-même et son conseil avaient eu accès au dossier complet, du moins durant l’instruction pénale (paragraphe 26 ci- dessus).
53. En conclusion, il ne ressort pas des éléments dont dispose la Cour que la non-communication de pièces ait porté atteinte aux droits de la défense et à l’égalité des armes. Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 par. 1 (art. 6-1).
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 (P1-1)
54. Devant la Commission, le requérant invoquait aussi l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
Il ne l’a plus mentionné devant la Cour et elle ne juge pas devoir examiner la question d’office.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L’UNANIMITÉ,
1. Dit que l’article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention s’applique en l’espèce et qu’il n’a pas été violé;
2. Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner l’affaire sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1).
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais de Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 24 février 1994.
* Note du greffier: l’affaire porte le n° 3/1993/398/476. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
* Note du greffier: pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume 284 de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.