La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 24 novembre 2009 en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Renate Jaeger,
Jean-Paul Costa,
Karel Jungwiert,
Rait Maruste,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Zdravka Kalaydjieva, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites les 24 juillet 2009, 31 juillet 2009 et 9 septembre 2009,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants sont des ressortissants de diverses nationalités (voir Annexe). Ils sont représentés devant la Cour par Me A. Bitton, avocat à Paris.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants,
peuvent se résumer comme suit.
Durant la Deuxième Guerre mondiale, les parents des requérants (père,
mère ou les deux) furent arrêtés, internés, puis déportés dans des trains de la
Société nationale des chemins de fer français (SNCF) vers des camps de
concentration desquels ils ne revinrent pas.
En vertu du décret du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation
pour les orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions
antisémites, les requérants furent indemnisés pour la perte de leurs parents,
soit par le versement d’une somme en capital de 27 000 euros (EUR), soit
par le versement d’une rente viagère de 468,78 EUR mensuels.
Estimant que la mort de leurs proches leur avait causé un grave préjudice
moral, qui n’avait pas été réparé par l’indemnisation qui leur avait été
versée, les requérants adressèrent à des dates différentes une demande
d’indemnisation de ce préjudice à l’Etat et à la SNCF. Ceux-ci refusèrent
d’y faire droit. Les requérants saisirent alors plusieurs tribunaux
administratifs en 2007 d’une demande tendant à voir condamner
solidairement l’Etat et la SNCF à des dommages et intérêts en réparation
des préjudices qu’ils avaient subis.
L’un de ces tribunaux, avant de statuer sur la demande qui lui était
soumise, décida de demander l’avis du Conseil d’Etat en vertu de
l’article 113-1 du code de justice administrative. Le 16 février 2009, celui-ci
rendit un avis sur le rapport de la Section du contentieux (voir la partie
« droit interne pertinent ») dans lequel il reconnut que la responsabilité de
l’Etat français pouvait être engagée pour les faits dénoncés par les
requérants, mais que ceux-ci avaient été indemnisés de leurs souffrances
aussi bien sur le plan matériel que moral.
Suivant cet avis, les tribunaux administratifs considérèrent notamment
que tous les chefs de préjudice invoqués par les requérants avaient été
indemnisés sur la base les différents textes adoptés par la France à ce sujet
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (voir la partie « droit interne
pertinent »).
Compte tenu de l’avis rendu précédemment par le Conseil d’Etat et sur
lequel les juridictions administratives de première instance se fondèrent, les
requérants ne saisirent pas les cours administratives d’appel, puis le Conseil
d’Etat d’un recours en cassation contre leurs jugements.
B. Le droit interne pertinent
1. L’avis rendu le 16 février 2009 par le Conseil d’Etat
Le code de justice administrative se lit comme suit :
Article L113-1
« Avant de statuer sur une requête soulevant une question de droit nouvelle,
présentant une difficulté sérieuse et se posant dans de nombreux litiges, le tribunal
administratif ou la cour administrative d’appel peut, par une décision qui n’est
susceptible d’aucun recours, transmettre le dossier de l’affaire au Conseil d’Etat, qui
examine dans un délai de trois mois la question soulevée. Il est sursis à toute décision
au fond jusqu’à un avis du Conseil d’Etat ou, à défaut, jusqu’à l’expiration de ce
délai. »
Il est précisé que ces avis, rendus sur demande des juridictions
administratives du fond ne sont pas juridiquement contraignants. Toutefois,
en pratique, les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel
se conforment aux avis rendus par le Conseil d’Etat.
Les extraits de cet avis se lisent comme suit :
« [La responsabilité de l’Etat] est engagée en raison des dommages causés par les
agissements qui, ne résultant pas d’une contrainte directe de l’occupant, ont permis ou
facilité la déportation à partir de la France des personnes victimes de persécutions
antisémites. Il en va notamment ainsi des arrestations, internements et convoiements à
destination des camps de transit qui ont été, durant la seconde guerre mondiale, la
première étape de la déportation de ces personnes vers des camps dans lesquels la
plupart d’entre elles ont été exterminées.
(…)
Pour compenser les préjudices matériels et moraux subis par les victimes de la
déportation et leurs ayants droit, l’Etat a pris une série de mesures, telles que des
pensions, indemnités, aides ou mesures de réparation [dont le décret du 13 juillet
2000].
(…)
Prises dans leur ensemble et bien qu’elles aient procédé d’une démarche très
graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables,
tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres Etats
européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être
regardées comme ayant permis, autant qu’il a été possible, l’indemnisation, dans le
respect des droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales des préjudices de toute nature causés par les
actions de l’Etat qui ont concouru à la déportation.
La réparation des souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes
de persécutions antisémites ne pouvait toutefois se borner à des mesures d’ordre
exclusivement financier. Elle appelait la reconnaissance solennelle du préjudice
collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l’Etat dans leur déportation
ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs
souffrances et celles de leurs familles. Cette reconnaissance a été accomplie par un
ensemble d’actes et d’initiatives des autorités publiques françaises. Ainsi, après que le
Parlement eut adopté la loi du 26 décembre 1964 tendant à constater
l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, tels qu’ils avaient été définis par la
charte du tribunal international de Nuremberg, le Président de la République a, le
16 juillet 1995, solennellement reconnu, à l’occasion de la cérémonie commémorant
la grande rafle du « Vélodrome d’hiver » des 16 et 17 juillet 1942 la responsabilité de
l’Etat au titre des préjudices exceptionnels causés par la déportation des personnes que
le « gouvernement de l’Etat français » de l’époque avait considéré comme juives.
Enfin, le décret du 26 décembre 2000 a reconnu d’utilité publique la Fondation pour
la mémoire de la Shoah afin, notamment de développer les recherches et diffuser les
connaissances sur les persécutions antisémites et les atteintes aux droits de la personne
humaine perpétrées durant la seconde guerre mondiale ainsi que sur les victimes de
ces persécutions. »
2. Dispositions en vue de la reconnaissance du préjudice subi
Entre 1945 et 2000, la France a pris une série de mesures visant à la
reconnaissance des souffrances subies par les déportés et leurs familles.
Ainsi, une ordonnance du 20 avril 1945 a accordé le bénéfice de l’adoption
par la Nation aux orphelins de guerre, aux orphelins de morts en
déportation, de résistants ou de militaires tués, aux victimes civiles et aux
enfants victimes civiles. Cette ordonnance a également attribué la qualité de
pupille de la Nation aux orphelins de déportés politiques, lorsque le père ou
la mère ont été déportés de France pour motif politique ou racial.
La loi du 9 septembre 1948 définissant le statut et les droits des déportés
et internés politiques dispose que « La République française, reconnaissante
envers ceux qui ont contribué à assurer le salut du pays, s’incline devant eux
et devant leurs familles, détermine le statut des déportés et internés
politiques, proclame leurs droits et ceux de leurs ayants cause ». Cette loi a
prévu le versement d’un pécule aux déportés ou à leurs ayants cause.
Le décret du 29 août 1961 a également prévu la répartition de
l’indemnisation versée à la France par l’Allemagne et « visant à réparer le
préjudice moral subi ».
De même, la loi du 26 décembre 1964 a constaté l’imprescriptibilité des
crimes contre l’humanité, notamment ceux commis durant la Seconde
Guerre mondiale.
Enfin, le décret du 26 décembre 2000 a reconnu la Fondation pour la
mémoire de la Shoah comme étant d’utilité publique.
3. Dispositions relatives à la réparation du préjudice subi
Le décret du 13 juillet 2000 instituant une mesure de réparation pour les
orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites se lit
comme suit :
Article 1
« Toute personne dont la mère ou le père a été déporté à partir de la France dans le
cadre des persécutions antisémites durant l’Occupation et a trouvé la mort en
déportation a droit à une mesure de réparation, conformément aux dispositions du
présent décret, si elle était mineure de vingt et un ans au moment où la déportation est
intervenue.
Sont exclues du bénéfice du présent décret les personnes qui perçoivent une
indemnité viagère versée par la République fédérale d’Allemagne ou la République
d’Autriche à raison des mêmes faits. »
Article 2
« La mesure de réparation prend la forme, au choix du bénéficiaire, d’une indemnité
au capital de 27 000 EUR ou d’une rente viagère de 468,78 EUR par mois. »
Le décret no. 2004-751 du 27 juillet 2004 instituant une aide financière en
reconnaissance des souffrances endurées par les orphelins dont les parents
ont été victimes d’actes de barbarie durant la Deuxième Guerre mondiale se
lit comme suit :
Article 1
« Toute personne, dont la mère ou le père, de nationalité française ou étrangère, a
été déporté, à partir du territoire national, durant l’Occupation (…) et a trouvé la mort
en déportation, a droit à une mesure de réparation, conformément aux dispositions du
présent décret, si elle était mineure de vingt et un ans au moment où la déportation est
intervenue.
(…)
Sont exclues du bénéfice du régime prévu par le présent décret les personnes qui
perçoivent une indemnité viagère versée par la République fédérale d’Allemagne ou
la République d’Autriche à raison des mêmes faits. »
Article 2
« La mesure de réparation prend la forme, au choix du bénéficiaire, d’une indemnité
au capital de 27 440,82 EUR ou d’une rente viagère de 457,35 EUR par mois. »
GRIEFS
Invoquant l’article 1 du Protocole no
1, les requérants se plaignent de ne
pas avoir obtenu de réparation intégrale de leurs préjudices. Ils précisent que
l’indemnisation financière qu’ils ont obtenue sur le fondement du décret du
13 juillet 2000 ne couvrait que le préjudice matériel né de la perte de leurs
parents et non leur préjudice moral.
Invoquant les articles 1 du Protocole no. 1 et 14 de la Convention
combinés, les requérants se plaignent d’une discrimination dans leur droit
au respect de leurs biens en raison du caractère forfaitaire de
l’indemnisation perçue. Ils considèrent notamment que le versement d’une
somme identique aux orphelins ayant perdu un de leurs parents et à ceux
ayant perdu leurs deux parents est discriminatoire.
Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention combinés, les requérants
se plaignent de ce que le versement des indemnisations n’a été effectué que
suite au décret du 13 juillet 2000, date, selon eux, tardive.
EN DROIT
1. Les requérants estiment que l’indemnisation qu’ils ont perçue pour le
décès de leurs parents ne couvre pas leur préjudice moral. Ils invoquent
l’article 1 du Protocole no. 1 dont les dispositions se lisent comme suit :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut
être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions
prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats
de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des
biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou
d’autres contributions ou des amendes. »
La Cour constate d’emblée que les requérants n’ont pas saisi ni les cours
administratives d’appel compétentes, ni le Conseil d’Etat d’un recours
contentieux contre les jugements des tribunaux administratifs. Elle n’estime
toutefois pas nécessaire de trancher la question de savoir si les voies de
recours internes ont été épuisées en l’espèce puisque la requête est
irrecevable pour les raisons suivantes.
La Cour remarque également que les requérants ne présentent pas de
grief relatif à l’absence d’indemnisation pour les faits commis par la SNCF.
Leur seul grief est dirigé contre l’Etat français.
La Cour constate d’abord que, selon les termes mêmes du décret du
13 juillet 2000, les requérants ont bénéficié d’une « mesure de réparation »
pour la perte de leurs parents, d’un montant unique de 27 000 EUR ou d’un
montant mensuel de 468,78 EUR. Ce décret ne précise pas si cette somme
est destinée à compenser le seul préjudice matériel né de la disparition des
parents, comme le soutiennent les requérants, ou s’il couvre l’ensemble de
leur préjudices.
Quant aux principes généraux, la Cour rappelle qu’elle a déjà estimé que
la Convention n’impose pas aux Etats l’obligation générale de réparer les
préjudices causés par le passé dans le cadre global de l’exercice du pouvoir
d’Etat. Cependant, dès lors qu’un régime d’indemnisation est mis en place
par un gouvernement ou avec l’accord d’un gouvernement, et quelle que
soit la nature des prestations fournies dans le cadre de ce régime, des
questions liées notamment à l’application de l’article 1 du Protocole no. 1
peuvent survenir. En revanche, il convient de souligner qu’en principe
aucune contestation des critères d’indemnisation n’est en soi possible (voir,
mutatis mutandis, Woś c. Pologne, no. 22860/02, § 72, CEDH 2006-VII).
En l’espèce, la Cour observe que dans son avis du 16 février 2009, le
Conseil d’Etat a expressément affirmé que l’ensemble des mesures mises en
œuvre par la France devait être regardé comme ayant permis
l’indemnisation des préjudices de toute nature causés par les actions de
l’Etat qui ont concouru à la déportation. De même, tous les tribunaux
administratifs saisis par les requérants confirmèrent, suite à la position du
Conseil d’Etat, que l’ensemble des mesures prises par l’Etat français avait
eu pour effet, eu égard à leur portée, de répondre à chacun des préjudices
invoqués par les requérants, quelle qu’en soit la nature.
La Cour rappelle également sa jurisprudence constante selon laquelle il
ne lui appartient pas de se substituer aux juridictions internes. C’est au
premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux,
qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup
d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, 19 décembre 1997, § 31,
Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII). Le rôle de la Cour se limite à
vérifier la compatibilité avec la Convention des effets d’une telle
interprétation (voir Rodriguez Valin c. Espagne, no. 47792/99, § 22,
11 octobre 2001).
La Cour observe, à l’instar des juridictions administratives, que les
mesures mises en œuvre par l’Etat pour réparer les préjudices subis ne se
limitent pas à une seule indemnisation financière, mais que l’Etat français a
pris d’autres mesures solennelles, tant normatives que politiques, visant à
reconnaître son rôle dans la déportation et les préjudices subis par les
requérants.
La Cour est consciente de l’immensité du préjudice subi par les
requérants du fait de la déportation et des atrocités commises à l’encontre de
leurs parents. Toutefois, elle constate, à l’instar des juridictions internes, que
l’ensemble des mesures mises en place par la France inclut le préjudice
moral qu’ils ont subi.
Il s’ensuit ce grief doit être rejeté comme étant manifestement mal fondé,
en vertu de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.8
2. Les requérants estiment que le versement d’une indemnisation dont le
montant est identique aux orphelins de père ou de mère et aux orphelins de
père et de mère est discriminatoire. Ils invoquent les articles 1 du
Protocole no. 1 et 14 de la Convention combinés qui se lit comme suit :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être
assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la
langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine
nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance
ou toute autre situation. »
La cour constate qu’en réalité les requérants se plaignent de
l’insuffisance de l’indemnisation accordée à ceux qui ont perdu leurs deux
parents. Elle considère que ce grief se confond avec celui tiré de l’article 1
du Protocole no. 1.
Eu égard à la conclusion à laquelle elle est parvenue concernant le
premier grief, la Cour considère que celui-ci est également manifestement
mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la
Convention.
3. Les requérants se plaignent de l’ineffectivité du recours en
indemnisation ouvert par le décret du 13 juillet 2000 en raison de sa
tardiveté. Ils soulignent que cette indemnisation est intervenue
cinquante-cinq ans après la fin des combats et invoquent les articles 6 et 13
de la Convention qui se lisent comme suit :
Article 6
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un
tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civil (…) »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été
violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors
même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice
de leurs fonctions officielles. »
La Cour considère que le grief tiré de la tardiveté de l’indemnisation se
confond avec celui tiré de son insuffisance. Partant, elle considère qu’il est
également manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de
l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Claudia Westerdiek Peer Lorenzen
Greffière Président