Chapitre trois – Conditions d’engagement de la responsabilité de l’administration
1542.- Similitudes avec le droit civil.- Comme en droit civil, il existe trois conditions d’engagement de la responsabilité de l’administration : l’existence d’un préjudice, un lien de causalité entre le préjudice et le fait générateur et un fait générateur.
Section I – Préjudice
1543.- Règles applicables.- Il convient de déterminer quelle est l’étendue du droit à réparation et quelles sont les personnes qui sont titulaires de ce droit avant de définir quels caractères doit présenter le préjudice pour être réparé et comment est assurée la réparation de ce préjudice.
§I – Etendue du droit à réparation
1544.- Principe de réparation intégrale et exceptions.- Les victimes ont le droit à la réparation intégrale du préjudice subi, mais ce principe connaît un certain nombre d’exceptions.
I – Principe de réparation intégrale
1545.- Règle de la décision préalable et chefs de préjudice.- Le contentieux de la responsabilité extracontractuelle de l’administration n’échappe pas à la règle de la décision préalable, prévue à l’article R. 421-1 du Code de justice administrative (sur ce point V. supra).
Le juge fait toutefois la preuve d’une certaine souplesse en la matière. Ainsi, il n’est pas exigé que la victime chiffre sa réclamation (CE, 30 juillet 2003, requête numéro 244618 : Rec. tables, p. 899), ou qu’il délimite précisément les chefs de préjudice (CE, 6 juin 2012, requête numéro 329123 : Rec. tables, p. 892).
La même souplesse s’apprécie au niveau de l’instance, alors qu’en principe la victime dispose seulement d’un délai de deux mois suivant la décision de rejet de l’administration pour délimiter le contenu du recours indemnitaire.
Des précisions ont été récemment apportées par le Conseil d’Etat sur les règles de liaison du contentieux dans un avis du 19 février 2021 (CE, avis, 19 février 2021, requête numéro 439366 : JCP A 2021, comm. 2169 ; AJDA 2021, p. 2174, note Pottier). Le Conseil d’Etat devait apprécier la régularité d’une demande indemnitaire introduite postérieurement au rejet d’une première demande présentée pour le même fait générateur, mais portant sur des dommages qui, postérieurement à la première décision, se sont aggravés ou se sont révélés dans toute leur ampleur. Transposant un raisonnement adopté à propos d’une aggravation d’un dommage survenu entre la première instance et l’appel (CE, 31 mai 2007, requête numéro 278905 : Rec., p. 225; AJDA 2008, p. 258, concl. Chauvaux. – CE, 18 décembre 2017, requête numéro 401314 : Rec. tables, p. 754), le Conseil d’Etat rappelle que cette faculté est ouverte au requérant en cas de dommages « causés par le même fait générateur » qui « sont nés, ou se sont aggravés, ou ont été révélés dans toute leur ampleur postérieurement à la décision administrative ayant rejeté sa réclamation ». Il reconnaît aussi qu’un droit d’option est ouvert à la victime qui fait état de conclusions nouvelles dans une telle hypothèse. D’une part, elle peut saisir l’administration d’une nouvelle réclamation et, en cas de rejet, introduire un nouveau recours indemnitaire. D’autre part, dans le cas d’un recours indemnitaire déjà formé, la victime peut « invoquer directement l’existence de ces dommages devant le juge administratif saisi du litige en premier ressort afin que, sous réserve le cas échéant des règles qui gouvernent la recevabilité des demandes fondées sur une cause juridique nouvelle, il y statue par la même décision. La victime peut faire de même devant le juge d’appel, dans la limite toutefois du montant total de l’indemnité chiffrée en première instance, augmentée le cas échéant de l’indemnité demandée au titre des dommages qui sont nés ».
1546.- Droit de la victime à l’entière réparation du préjudice.- Comme le juge civil, le juge administratif doit « faire du dommage une évaluation telle qu’elle assure à la victime l’entière réparation du préjudice » (CE, 21 mars 1947, requête numéro 80338, Aubry : Rec., p. 123 ; D. 1947, jurispr. p. 225, note PLJ ; JCP G 1947, II, comm. 3864 ; S. 1947, III, p. 65, note DP ; RDP 1947, p. 198, note Jèze).
Exemples :
– CE, 24 novembre 2004, requête numéro 247080, X. : la circonstance qu’un patient se trouve placé dans un état végétatif chronique, ne conduit, par elle-même, à exclure aucun chef d’indemnisation ni ne fait obstacle à ce que le préjudice subi par la victime soit réparé en tous ses éléments.
– CE, 6 avril 2007, requête numéro 280494, Bernardet (AJDA 2008, p. 419, note Landais): en décidant qu’une personne hospitalisée d’office ne pouvait émettre des courriers qu’à la condition qu’ils soient adressés à leurs destinataires par l’intermédiaire d’un avocat, un centre hospitalier spécialisé a illégalement restreint le droit de l’intéressé d’émettre des courriers. Son correspondant est donc fondé à demander réparation du préjudice moral que lui a causé la limitation apportée par l’administration au droit de l’intéressé de correspondre avec lui.
– CE Sect., 3 décembre 2018, requête numéro 412010, Bermond (AJDA 2019, p. 279, chron. Faure et Malverti ; AJDA 2019, p. 897, trib. Jacquemet-Gauché ; Dr. adm. 2019, comm. 17, note Fort ; JCP A 2018, act. 913, obs. Friedrich) : les conditions de détention s’apprécient au regard de l’espace de vie individuel réservé aux personnes détenues, de la promiscuité engendrée, le cas échéant, par la sur-occupation des cellules, du respect de l’intimité à laquelle peut prétendre tout détenu, dans les limites inhérentes à la détention, de la configuration des locaux, de l’accès à la lumière, de l’hygiène et de la qualité des installations sanitaires et de chauffage. Seules des conditions de détention qui porteraient atteinte à la dignité humaine, appréciées à l’aune de ces critères et des dispositions du Code de procédure pénale, révèlent l’existence d’une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique. Une telle atteinte, si elle est caractérisée, est de nature à engendrer, par elle-même, un préjudice moral pour la personne qui en est la victime qu’il incombe à l’Etat de réparer. A conditions de détention constantes, le seul écoulement du temps aggrave l’intensité du préjudice subi.
1547.- L’administration ne saurait être condamnée à une somme qu’elle ne doit pas.- En revanche, la réparation ne saurait excéder le montant du préjudice. En effet, une personne morale de droit public ne peut jamais être condamnée pour une somme qu’elle ne doit pas. Cette interdiction est d’ordre public et elle doit être soulevée d’office par la juridiction à laquelle une telle condamnation est demandée (CE Sect., 19 mars 1971, requête numéro 79962, Mergui : Rec., p. 235, concl. Rougevin-Baville ; AJDA 1971, p. 274 ; chron. Labetoulle et Cabanes).
Exemple :
– CAA Lyon, 18 janvier 2000, requête numéro 95LY01329, Chouag : la cour estime que le tribunal administratif dont le jugement est attaqué n’a pas mal interprété les conclusions de l’expert, en décidant qu’aucun préjudice n’était imputable à l’administration du fait d’une erreur de plâtrage d’un enfant d’un an et demi. Le juge administratif ne pouvant pas condamner une personne publique à payer une somme qu’elle ne doit pas, la circonstance que devant les premiers juges, l’administration a proposé une indemnisation est sans incidence sur le bien-fondé de la solution retenue par le tribunal administratif.
1548.- La question des doubles indemnisations.- Dans le même ordre d’idées, la victime ne saurait obtenir une réparation excessive. Ainsi, il appartient au juge saisi d’éviter les doubles indemnisations qui peuvent résulter de la dualité des ordres de juridiction.
Exemple :
– CE, 28 juillet 1999, requête numéro 179656, requête numéro 190500, Fonds d’indemnisation des transfusés et hémophiles : lorsque le juge condamne l’Etat à verser à la victime d’une contamination par le virus de l’immunodéficience acquise une indemnité assurant la réparation intégrale du préjudice résultant de sa contamination et que le fonds d’indemnisation des transfusés et hémophiles avait proposé à l’intéressé, qui avait accepté cette offre, une indemnité comprenant une somme devant lui être versée en cas d’apparition du syndrome de l’immunodéficience acquise, il y a lieu de subroger l’Etat dans les droits éventuels de l’intéressé à percevoir cette somme, sous réserve de l’exercice par le fonds de l’action subrogatoire prévue par l’article 47-IX de la loi n° 91-1406 du 31 décembre 1991.
1549.- Principe de réparation intégrale et demande de la victime.- Le principe de réparation intégrale doit enfin être combiné avec la règle qui veut que la demande de la victime constitue la limite maximum de ce que peuvent accorder les juges. Cependant, les juges ont la possibilité, eu égard aux circonstances de l’espèce, d’accorder une somme inférieure que celle que l’administration s’était déclarée disposer à verser au requérant (CE, 29 novembre 2004, requête numéro 242384, Tibère : AJDA 2005, p. 399). Tel est le cas, en particulier, lorsque les juges considèrent que la somme proposée est supérieure au montant du dommage, en application du principe d’ordre public selon lequel « les personnes morales de droit public ne peuvent jamais être condamnées à payer une somme qu’elles ne doivent pas » (CE Sect., 19 mars 1971, requête numéro 79962, Mergui, préc.).
1550.- Cas particulier de l’agent irrégulièrement évincé.- Dans le même ordre d’idées, un agent irrégulièrement évincé ne peut prétendre aux traitements non perçus durant la période où il a été écarté du service, ce qui s’explique par l’absence de service fait. Il peut seulement réclamer une indemnité en réparation du préjudice occasionné par la faute commise par l’administration du fait de cette illégalité fautive (CE, 7 avril 1933, requête numéro 04711, Deberles : Rec. p.439). La jurisprudence Deberles a toutefois subi une évolution récente, le Conseil d’Etat admettant désormais que l’indemnité doit prendre en compte, non seulement le traitement et ses accessoires, mais également, dès lors que l’intéressé a été privé d’une chance sérieuse de les obtenir, les primes et indemnités autres que celles qui, « eu égard à leur nature, à leur objet et aux conditions dans lesquelles elles sont versées, sont seulement destinées à compenser des frais, charges ou contraintes liés à l’exercice effectif des fonctions » (CE Sect., 6 décembre 2013, requête numéro 365155, Commune d’Ajaccio : AJDA 2013, p. 2463, obs. Pastor ; AJDA 2014, p. 219, chron. Bretonneau et Lessi ; Dr. adm. 2014, comm. 27, note Eveillard ; RFDA 2014, p. 276, concl. Dacosta). En revanche, l’indemnité n’est pas due, faute de lien de causalité, dans les cas où l’annulation d’une décision de révocation a été prononcée pour des motifs de légalité externe, dès lors que l’agent a commis des fautes dont la gravité était suffisante pour justifier son éviction définitive du service (CE, 5 octobre 2016, requête numéro 380783, Leleu.- V. également CE, 28 mars 2018, requête numéro 398851, M. B…A…).
II – Exceptions au principe de réparation intégrale
1551.- Limitation par le législateur ou par des principes jurisprudentiels.- Le principe de réparation intégrale du préjudice est écarté lorsque le droit à réparation est limité par le législateur ou par des principes jurisprudentiels.
Ainsi, l’article L. 160-5 du Code de l’urbanisme prévoit que les servitudes d’urbanisme n’ouvrent droit à aucune indemnité, sauf « s’il résulte de ces servitudes une atteinte à des droits acquis ou une modification à l’état antérieur des lieux déterminant un dommage direct, matériel et certain ». Le Conseil d’Etat considère que ces dispositions sont conformes aux stipulations de l’article 1er du protocole n°1 de la Convention européenne des droits de l’homme qui laisse au législateur « une marge d’appréciation étendue, en particulier pour mener une politique d’urbanisme » (CE, 3 juillet 1998, requête numéro 158592, Bitouzet : Rec., p. 288, concl. Abraham ; AJDA 1998, p. 639, chron. Raynaud et Fombeur ; CJEG 1998, p. 441, concl. Abraham ; RFDA 1998, p. 1243, concl. Abraham ; RFDA 1999, p. 841, obs. de Béchillon). L’article L. 160-5 du Code de l’urbanisme est bien conforme à ces stipulations dès lors qu’elles prévoient une indemnisation dans le cas où le propriétaire dont le bien est frappé d’une servitude supporte « une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ». Toutefois, dans la pratique, il est très rare que des servitudes d’urbanisme donnent lieu à réparation en application de ces dispositions. De fait, il a fallu attendre l’arrêt du Conseil d’Etat du 29 juin 2016 Société Château-Barrault pour voir l’administration condamnée en application de cette jurisprudence (requête numéro 375020 : Rec. tables, p. 937 ; RD imm. 2016, p. 559, note Soler-Couteaux ; RFDA 2017, p. 768, chron. Dupré de Boulois).
Dans la même logique que la jurisprudence Bitouzet, le Conseil d’Etat a récemment admis que si les biens du domaine public, irrégulièrement accaparés par des particuliers, continuent en vertu du principe d’imprescriptibilité à faire partie du domaine public, et peuvent donc être à tout moment récupérés par leur propriétaire public, leur détenteur de bonne foi a droit à une indemnité lorsqu’il subit de ce fait « une charge spéciale et exorbitante, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi par la restitution ». Tel est le cas ici d’un manuscrit du XVIème siècle, propriété de l’Eglise devenue propriété de la Nation en vertu du décret de l’assemblée constituante du 2 novembre 1789, et acquis au début du XXème siècle par un ascendant du requérant, dans des circonstances inconnues (CE, 22 juillet 2022, requête numéro 458590, Ministre de la Culture : AJDA 2022, p. 1996, chron. Pradines et Janicot ; Dr. adm. 2022, comm. 48, note Eveillard ; JCP A 2022, comm. 2278, note Hansen ; Contrats-Marchés publ. 2022, comm. 301, note Chamard-Heim; RFDA 2022, p. 1045, note Giacuzzo).
Doit également être mentionnée la règle qui voulait qu’un agent public, victime d’un accident en service ou d’une maladie professionnelle, ne possède d’autres droits à l’encontre de l’Etat que ceux qui découlent de son statut et de la législation sur les pensions (CE Sect., 16 octobre 1981, requête numéro 24977, requête numéro 00161, René Guillaume et Germanaud : AJDA 1982, p. 43, concl. Dutheillet de Lamothe ; Rec., p. 370). Cette règle du forfait de pension avait été dégagée par la jurisprudence (CE, 12 janvier 1906, Paillotin : Rec. p. 36 ; D. 1906, III, p. 81). Cependant, cette règle ne s’applique plus en principe, en l’état actuel de la jurisprudence, que pour les atteintes à l’intégrité physique couvertes par la rente d’invalidité. En revanche, les souffrances physiques et morales ainsi que les préjudices esthétiques ou d’agrément, qui ne sont pas couverts par le forfait de pension, peuvent être réparés à l’issue d’une action en indemnité même en l’absence de faute (CE, 4 juillet 2003, requête numéro 211106, Moya-Caville : Rec., p. 323 ; RFDA 2003, p. 990, concl. Chauvaux, et p. 1001, note Bon ; AJDA 2003, p. 1598, chron. Donnat et Casas ; Resp. civ. et assur. 2003, comm. 17, note Guettier.- V. dans le même sens : CE, 21 mai 2008, requête numéro 276357, Valois). Qui plus est, en cas de faute de l’administration ou de mauvais entretien d’un ouvrage public, la règle du forfait de pension est écartée et l’agent peut donc obtenir du juge la réparation de l’intégralité du préjudice subi. Il est à noter, enfin, que le Conseil d’Etat fait bénéficier de cette jurisprudence les agents titulaires d’une allocation temporaire d’invalidité (CE, 25 juin 2008, requête numéro 286910, Baron : Rec. tables, p. 922 ; AJDA 2008, p. 1776, concl. Thiellay).
§II – Titulaires du droit à réparation
1552.- Victimes immédiates.- Les victimes immédiates du fait dommageable disposent d’un droit à réparation, mais elles ne sont pas les seules.
1553.- Victimes par ricochet.- En effet, ce droit est étendu aux victimes par ricochet lesquelles, du fait du préjudice occasionné à la victime immédiate, subissent un préjudice spécifique, ce qui peut parfois susciter des difficultés.
Exemples :
– CE, 27 juin 2005, requête numéro 261574, Consorts Rougier (AJDA 2005, p. 2301, concl. Chauvaux ; JCP A 2005, comm. 108) : la perte, pour les enfants d’une patiente victime d’un accident médical, de la possibilité d’avoir des frères et des sœurs ne constitue pas un préjudice indemnisable.
– CE Sect., 3 juin 2019, requête numéro 414098, Fougère-Derouet et Miez (AJDA 2019, p. 1578, chron. Malverti et Beaufils ; Dr. adm. 2019, comm. 44, note Eveillard ; Dr. famille 2019, repère 9, obs. Nicod ; JCP A 2019, act. 409, obs. Touzeil-Divina ; Resp. civ. et assur. 2019, comm. 254, note Bloch ; RDSS 2019, p. 888, note Cristol) : en prévoyant l’indemnisation au titre de la solidarité nationale des ayants droit d’une personne décédée en raison d’un accident médical, d’une affection iatrogène ou d’une infection nosocomiale, le 1er alinéa du II de l’article L. 1142-1 du Code de la santé publique ouvre un droit à réparation aux proches de la victime, qu’ils aient ou non la qualité d’héritiers, qui entretenaient avec elle des liens étroits, dès lors qu’ils subissent du fait de son décès un préjudice direct et certain. Par ailleurs, lorsque la victime a subi avant son décès, en raison de l’accident médical, de l’affection iatrogène ou de l’infection nosocomiale, des préjudices pour lesquels elle n’a pas bénéficié d’une indemnisation, les droits qu’elle tirait des dispositions précitées sont transmis à ses héritiers en application des règles du droit successoral résultant du Code civil. En l’espèce, depuis leur divorce prononcé en 2006, les parents de la victime en assuraient la garde alternée. Leurs nouveaux conjoints respectifs ont noué des liens affectifs étroits avec l’adolescente et ont été très présents à ses côtés suite à un accident dont elle a été victime, ce qui fonde leur demande de réparation du préjudice moral subi par eux.
1554.- Transmission du droit à réparation.- La transmission aux ayants droits du droit à réparation de la victime immédiate, comme celui de la victime par ricochet, est également admise. Sur cette question, cependant, une distinction a longtemps été opérée entre les dommages causés aux biens et les dommages causés aux personnes.
S’agissant des dommages causés aux biens, le principe retenu était que l’héritier à titre gratuit dispose de plein droit de la créance, alors qu’en cas de transmission à titre onéreux, il était nécessaire que le contrat contienne des stipulations expresses le précisant.
S’agissant maintenant des dommages causés aux personnes, les juges considéraient que si les préjudices matériels étaient transférés dans le patrimoine des ayants droit, les préjudices personnels subis par la personne décédée – notamment le pretium doloris et le pretium affectionis – n’étaient pas transmissibles. Cette solution a toutefois été abandonnée par le Conseil d’Etat à l’occasion de son arrêt de Section du 29 mars 2000, Assistance publique – Hôpitaux de Paris c. Consorts Jacquié (requête numéro 195662 : Rec., p. 147, concl. Chauvaux ; JCP G 2000, II, comm. 10360, note Derrien ; RFDA 2000, p. 850, concl. Chauvaux ; D. 2000, jurispr. p. 563, note Bourrel ; D. 2000, inf. rap. p. 131 ; JCP G 2000, IV, comm. 2123, obs. Rouault ; Dr. adm. 2000, comm. 122, note Esper ; RRJ 2001, p. 2133, note Laucci ; LPA 22 septembre 2000, n° 190, p. 13, note Fouletier).
Une solution identique a été appliquée dans une affaire où il a été jugé que la réparation du préjudice subi du fait de la durée excessive de jugement, qui constitue un préjudice moral, se transmet aux héritiers d’une personne décédée (CE, 19 juin 2006, requête numéro 286459, Loupias et a. : JCP A 2006, act. 573, obs. Rouault ; Procédures 2006, comm. 93, note Deygas). De même est transmissible la réparation de la douleur morale subie du fait de la conscience d’une espérance de vie réduite (CE, 24 octobre 2008, requête numéro 301851, Pietri : JCP A 2009, comm. 2168, note Deygas). Il a été récemment jugé que les ayants droit d’un bénéficiaire du droit au logement opposable peuvent demander réparation des préjudices subis par lui, en cas de décès de celui-ci qui serait imputable à la carence fautive de l’Etat dans l’attribution effective d’un logement adapté (CE, 31 décembre 2019, requête numéro 432867 : JCPA 2020, comm. 2260, note Harada).
Relevons enfin que lorsque la victime a engagé une action en réparation avant son décès ou lorsque ses héritiers ont ultérieurement eux-mêmes engagé une telle action, ces derniers doivent être regardés comme des « personnes concernées » au sens des articles 2 et 39 de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 pour l’exercice de leur droit d’accès aux données à caractère personnel concernant le défunt « dans la mesure nécessaire à l’établissement du préjudice que ce dernier a subi en vue de sa réparation et pour les seuls besoins de l’instance engagée » (CE, 7 juin 2017, requête numéro 399446, M. A…B…).
§III – Caractères du préjudice
1555.- La nomenclature Dintilhac ne s’impose pas au juge administratif.- L’appréhension du préjudice est différente selon que le juge compétent est le juge administratif ou le bien le juge judiciaire. S’agissant des dommages corporels, le juge judiciaire se réfère ainsi à la nomenclature Dintilhac de 2005 qui répertorie l’ensemble de postes de préjudice indemnisables à la fois pour les victimes directes et indirectes.
Le juge administratif, en revanche, ne se réfère pas, en principe, à cette nomenclature – qui n’est à l’heure actuelle rendue obligatoire par aucun texte – mais à celle résultant de sa jurisprudence antérieure (CE Sect., avis, 4 juin 2007, requête numéro 303422, requête numéro 303422, requête numéro 304214, Lagier et Guignon : Rec., p. 228 ; AJDA 2007, p. 1800, chron. Boucher et Bourgeois-Machureau ; JCP E 2007, comm. 1897, étude Guettier ; RDSS 2007, p. 680, concl. Derepas ; RTD civ. 2007, p. 577, obs. Jourdain). La nomenclature retenue par le juge administratif est plus simple, dès lors qu’elle est ventilée autour de 6 postes contre 29 pour la jurisprudence Dintilhac. En revanche, elle conduit à une appréciation moins précise des préjudices subis par les victimes.
1556.- Le juge administratif peut se référér à la nomenclature Dintilhac.- Toutefois, la possibilité pour le juge administratif de se référer à la nomenclature Dintilhac pour l’évaluation des préjudices corporels a finalement été admise par le Conseil d’Etat (CE, 7 octobre 2013, requête numéro 337851, Ministre de la Défense c/ Hamblin : Rec., p. 243 ; AJDA 2014, p. 295, note Leleu ; JCP A 2014, comm. 2212, note Logéat. – CE, 16 décembre 2013, requête numéro 346575, De Moraes : AJDA 2014, p. 524, note Lambolez ; RFDA 2014, p. 317, note Lantero. – CE, 28 mai 2014, requête numéro 351237, AP-HP c/ Consorts Ancey. – CE, 27 mai 2021, requête numéro 431557. – CE, 27 mai 2021, requête numéro 433863 : Resp. civ. et assur. 2021, comm. 138, note Leleu. – CE, 30 novembre 2021, requête numéro 438391). Dans le projet de réforme de la responsabilité civile, présenté en mars 2017, le ministère de la justice envisageait même d’aller plus loin en consacrant l’existence d’une nomenclature unique des préjudices résultant d’un dommage corporel.
Au regard de la jurisprudence administrative, ne sont réparés que les préjudices qui présentent un caractère certain et qui sont réparables.
I – Caractère certain
1557.- Préjudice dont l’existence est établie.- Le préjudice présente un caractère certain dès lors que son existence est établie.
Exemples :
– CAA Bordeaux, 29 avril 2003, requête numéro 99BX00949, Laffite : si la requérante soutient que son époux décédé lors d’un accident d’hélicoptère effectuait épisodiquement des vols rémunérés en tant que pilote, elle n’apporte aucune précision sur la fréquence de réalisation de cette activité au cours des années précédant l’accident, laquelle ne peut dès lors être regardée comme constituant une source de revenus certaine et régulière.
– CAA Douai, 6 décembre 2005, requête numéro 04DA00376, Tellier (AJDA 2006, p. 443, concl. Le Goff ; Resp. civ. et ass. 2006, comm. 246, note Guettier ; JCPA 2006, comm. 1095, chron. Mesmin ; Dict. perm. bioéthique, bull. n° 156, p. 6525) : le service public hospitalier est responsable, même en l’absence de faute de sa part, des conséquences dommageables pour les usagers du fonctionnement défectueux d’une bonbonne d’azote liquide contenant des embryons congelés. Cependant, le couple qui avait déposé ces embryons n’obtient pas réparation, faute d’établir l’existence d’un préjudice, ce couple n’ayant pas de nouveau projet parental.
Dans un arrêt, le Conseil d’Etat a considéré que la reconnaissance du caractère indemnisable d’un préjudice n’est pas subordonnée à l’avance préalable, par la victime, des frais correspondant à la réparation des dommages en cause (CE, 31 mars 2014, requête numéro 360603, X.).
Par ailleurs, il n’est pas nécessaire que le préjudice présente un caractère actuel, un préjudice futur pouvant également être réparé, à condition qu’il présente un degré suffisant de certitude.
Exemple :
– CE, 24 juillet 2019, requête numéro 408624 (JCP G 2019, comm. 1028, note Guettier) : lorsque la victime se trouve, du fait d’un accident corporel survenu dans son jeune âge, privée de toute possibilité d’exercer un jour une activité professionnelle, la seule circonstance qu’il soit impossible de déterminer le parcours professionnel qu’elle aurait suivi ne fait pas obstacle à ce que soit réparé le préjudice, qui doit être regardé comme présentant un caractère certain, résultant pour elle de la perte des revenus qu’une activité professionnelle lui aurait procurés et de la pension de retraite consécutive.
En revanche, le préjudice dont la réalisation n’est qu’une éventualité n’ouvre pas le droit à réparation.
Exemple :
– CAA Paris, 19 juillet 1994, requête numéro 92PA00365, requête numéro 92PA00380, Ministre de la Santé et de l’Action humanitaire : doit être rejetée la demande d’une caisse primaire d’assurance maladie tendant à ce que l’Etat soit condamné à lui rembourser le capital représentatif de frais médicaux et pharmaceutiques futurs qu’elle sera appelée à verser à une personne contaminée par le virus de l’immunodéficience humaine. En effet, ces frais, en raison de la nature même de la maladie, ne sauraient présenter un caractère certain.
1558.- Perte de chance.- Au titre du préjudice futur, le juge administratif accepte de réparer la perte de chance subie par la victime. Cette jurisprudence est d’abord apparue dans le droit de la fonction publique à l’occasion d’un arrêt de Section Bacon du 3 août 1928 (Rec., p. 1035).
La perte de chance est fréquemment invoquée par les candidats non reçus à un examen ou à un concours, dans l’hypothèse où cet examen ou ce concours ont été préalablement annulés par le juge en raison de leur irrégularité.
Exemple :
– CE, 6 novembre 2000, requête numéro 189398, Gregory : le Conseil d’Etat annule un concours d’admission à l’école nationale supérieure en raison de l’irrégularité du déroulement de l’épreuve orale d’admission de biologie-biochimie tenant, principalement, au défaut d’impartialité de l’examinateur. Le requérant, classé sixième après les épreuves d’admission du concours, alors que quatre places étaient à pourvoir et que l’épreuve orale de biologie-biochimie était affectée d’un fort coefficient, a été privé d’une chance sérieuse de réussite à ce concours.
Cette jurisprudence s’est également développée dans le domaine de la responsabilité hospitalière, avec les notions de perte de chance de survie ou de guérison, ou encore avec la perte de chance de se soustraire au risque présenté par une intervention chirurgicale.
Exemple :
– CAA Nancy, 15 février 2007, requête numéro 06NC00010, Kremer : la cour répare le préjudice résultant de la perte de chance de se soustraire à un risque dont la requérante n’a pas été informée et qui s’est réalisé après une opération, pour le traitement d’une fistule recto-vaginale basse.
S’agissant de la dernière hypothèse visée, le Conseil d’Etat considère désormais, qu’indépendamment de la perte d’une chance de refuser l’intervention, le manquement des médecins à leur obligation d’informer le patient des risques encourus ouvre pour l’intéressé, lorsque ces risques se réalisent, le droit d’obtenir réparation des troubles qu’il a pu subir du fait qu’il n’a pas pu se préparer à cette éventualité, notamment en prenant certaines dispositions personnelles (CE, 10 octobre 2012, requête numéro 350426, Beaupère, Lemaitre : AJDA 2012, p. 2231, note Lantero ; JCP G 2012, comm. 1252, note Vialla ; RDSS 2013, p. 92, note Cristol).
Pour que la perte de chance soit réparée, elle doit être réelle, ce qui signifie que le préjudice doit être suffisamment certain, et non pas seulement hypothétique.
Exemples :
– CAA Paris, 15 février 2007, requête numéro 04PA02103, N’gambi N’gambi : l’expulsion du requérant d’une salle d’examen ne l’a pas privé d’une chance sérieuse de réussir l’examen litigieux compte tenu du niveau de ses notes lors de la session de juin ainsi qu’aux deux premières épreuves de la session de septembre, et du caractère très improbable de l’obtention de résultats suffisants lors des deux dernières épreuves. Par suite, l’intéressé ne peut pas plus se prévaloir de la perte d’une chance sérieuse de trouver un emploi d’agent de maîtrise faute d’obtention de sa licence.
– CAA Paris, 19 mars 2008, requête numéro 06PA02185, Ledoux : une personne qui a été exposée au nuage radioactif résultant de l’explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl ne peut utilement engager la responsabilité de l’Etat français pour insuffisance d’information sur la réalité de la situation dès lors qu’elle n’établit pas, d’une part, que le cancer dont elle est atteinte résulte directement des retombées radioactives provenant de l’explosion, et que, d’autre part, l’Etat a commis une faute l’ayant privé d’une chance sérieuse d’échapper à ladite affection.
1559.- Calcul de l’indemnité en cas de perte de chance.- Lorsqu’il répare une perte de chance, la question se pose de savoir si le juge doit proportionner la réparation au coefficient de chances qu’avait la victime et qu’elle a perdu ou s’il doit réparer la réalisation de la situation défavorable ou l’absence de situation favorable en résultant. De fait, la perte de chance est elle-même affectée d’un aléa : en matière hospitalière, par exemple, il n’est jamais sûr que l’application d’un traitement approprié aurait permis d’éviter le dommage. D’une façon générale, cependant, si la chance perdue est suffisamment sérieuse le juge réparera l’intégralité des conséquences de la situation dommageable qui résulte de cette perte. C’est cette solution qui s’applique à la plupart des hypothèses précédemment décrites.
Toutefois, cette solution connaît deux exceptions en matière de responsabilité hospitalière.
C’est le cas, tout d’abord, lorsque la perte de chances résulte d’un défaut d’information du patient sur les risques encourus (CE Sect., 5 janvier 2000, requête numéro 181899, Consorts Telle : Rec., p. 5, concl. Chauvaux ; AJDA 2000, p. 137, chron. Guyomar et Collin ; Dr. adm. 2000, repère 1, note Auby ; Dr. adm. 2000, comm. 46, note Esper ; JCP G 2000, I, comm. 251, chron. Boiteau ; JCP G 2000, II, comm. 10271, note Moreau ; RDP 2001, p. 412, chron. Guettier ; RDSS 2000, p. 357, note Dubouis ; RFDA 2000, p. 641, concl. Chauvaux et p. 654, note Bon).
Exemple :
– CE Ass., 19 mai 2004, requête numéro 216039, requête numéro 216040, Caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France et Caisse primaire d’assurance maladie du Val-de-Marne c. Truszkowski (Rec., p. 228 ; JCP G 2004, IV, comm. 2862, obs. Rouault ; JCP A 2004, comm. 1781, note Guettier et 1807, note Moquet-Anger ; AJDA 2004, p. 1361, chron. Landais et Lénica) : la faute commise par les praticiens qui ont omis d’informer un patient des risques de décès ou d’invalidité encourus à raison d’un acte médical n’entraîne pour ce patient que la perte de chance de se soustraire au risque qui s’est réalisé. La réparation du dommage résultant de cette perte doit donc être fixée en fonction des différents chefs de préjudice en rapprochant, d’une part, les risques inhérents à l’acte médical et, d’autre part, les risques encourus en cas de renonciation à cet acte.
Concernant cette obligation d’information, le Conseil d’Etat a précisé que si le législateur l’a limitée aux risques fréquents ou graves normalement prévisibles (Code de la santé publique, art. L. 1111-2), elle s’étend aux risques exceptionnels (CE, 10 octobre 2012, requête numéro 350426, Beaupère et a. : Rec., p. 357 ; JCP G 2013, doctr. 158, n° 4, obs. Eveillard), à condition toutefois qu’ils présentent le caractère de risques graves (CE, 19 octobre 2016, requête numéro 391538, Centre hospitalier d’Issoire et a. : Rec., p. 435 ; Resp. civ. assur. 2016, comm. 347, note Bloch). En outre, si à l’origine la réparation de la perte de chance était exclue lorsque l’acte médical en cause était nécessaire (CE Sect., 5 janvier 2000, requête numéro 181899, Consorts Telle, préc.) elle ne l’est plus que dans le seul cas où l’intervention était impérativement requise (CE, 10 octobre 2012, requête numéro 350426, Beaupère et a., préc.). Pour apprécier si l’intervention est impérative le juge doit prendre en compte « l’état de santé du patient et son évolution prévisible en l’absence de réalisation de l’acte, des alternatives thérapeutiques qui pouvaient lui être proposées ainsi que de tous autres éléments de nature à révéler le choix qu’il aurait fait, qu’informé de la nature et de l’importance de ce risque, il aurait consenti à l’acte en question » (CE Sect., 20 novembre 2020, requête numéro 419778 , Valquin : AJDA 2020, p. 2494, chron. Malverti et Beaufils ; JCP A 2020, act. 682, obs. Touzeil-Divina; Resp. civ. assur. 2021, comm. 34, note Bloch).
La seconde exception à la réparation de l’intégralité des conséquences de la situation dommageable qui résulte de la perte de chance concerne, ensuite, celle qui résulte d’un retard dans le diagnostic ou les soins (CE Sect., 21 décembre 2007, Centre hospitalier de la Vienne (requête numéro 289328 : AJDA 2008, p. 135, chron. Boucher et Bourgeois-Machureau.- V. également CE, 21 mars 2008, requête numéro 266154, Centre hospitalier universitaire de Bordeaux : JCP A 2008, comm. 2078, note Paillard.- CE, 3 avril 2009, requête numéro 306777, Hospices civils de Lyon.– CAA Marseille, 21 décembre 2012, requête numéro 10MA02198, Centre hospitalier universitaire de Montpellier).
Enfin, il faut relever que, dans toutes ces hypothèses, l’appréciation de la perte de chance est difficile à réaliser.
Exemple :
– TA Marseille, 12 février 1982, Centre hospitalier de Marseille c. Perthuis (RHF 1982, p. 744) : la victime d’une paralysie d’un nerf se retrouve atteinte d’une incapacité permanente de 40% alors que pour le même type d’affection ce taux est normalement de 30%. Il convenait donc de déterminer dans quelle mesure cet écart de 10 points était dû au retard dans la mise en œuvre d’un traitement efficace.
II – Caractère réparable
1560.- Pretium doloris.- Tous les préjudices invoqués par la victime ou ses ayants droit ne donnent pas lieu à indemnisation, mais la jurisprudence est susceptible d’évoluer.
Le Conseil d’Etat a ainsi longtemps rejeté la réparation du pretium doloris, c’est-à-dire du préjudice résultant de souffrances morales et physiques, ce qui se justifiait implicitement par le fait que, selon l’adage, « les larmes ne se monnayent pas ».
Cette jurisprudence extrêmement critiquée a toutefois été abandonnée à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée du 24 novembre 1961, Letisserand (requête numéro 48841 : Rec., p. 661 ; D. 1962, p. 34, concl. Heumann ; RDP 1962, p. 330, note Waline ; S. 1962, p. 82, concl. Vignes).
1561.- Préjudice d’anxiété.- Le Conseil d’Etat va même jusqu’à admettre dans sa jurisprudence récente la réparation du préjudice d’anxiété pour un patient contaminé par le virus de l’hépatite C (CE, 27 mai 2015, requête numéro 371697, Cogez : Rec. tables, p. 835 ; AJDA 2015, p. 2340, note Pouillaude). Les conditions de réparation de ce préjudice ont été précisées dans une autre affaire concernant les victimes du Mediator dans laquelle les juges se réfèrent expressément à un préjudice « d’anxiété ». Le Conseil d’Etat exige ici que le requérant justifie « personnellement de l’existence d’un préjudice direct et certain lié à la crainte de développer une pathologie grave après la prise de Mediator ». Il doit donc être en mesure de faire état d’éléments personnels et circonstanciés pertinents permettant de justifier le préjudice qu’il invoque. Le fait que le requérant se prévaut « des données générales relatives au risque de développement d’une hypertension artérielle pulmonaire et du retentissement médiatique » ne suffit pas à établir ce préjudice (CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393902, requête numéro 393108, requête numéro 393904, Bindjouli : Rec., p. 496, concl. Lessi.– CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393902, requête numéro 393926, Faure.- CE, 9 novembre 2016, requête numéro 393904, Georgel : AJDA 2017, p. 426, note Brimo ; Dr. adm. 2017, comm. 3, note Lantero ; JCP G 2017, comm. 58, note Rotoullié ; Resp. civ et assur. 2017, étude 1, Bloch ; JCP G 2016, comm. 1251). Il a donc pu sembler, compte tenu de ces restrictions, que la réparation de ce préjudice doive généralement être écartée par le juge. Cela n’a toutefois pas empêché le Conseil d’Etat de réparer l’anxiété au titre du préjudice moral dans plusieurs décisions récentes.
Exemple :
– CE, 3 mars 2017, requête numéro 401395, Ministre de la Défense (Rec., p. 81 ; Dr. adm. 2017, alerte 74 ; JCP A 2017, act. 190) : les travailleurs des directions des constructions navales ayant été exposés à l’amiante ont bénéficié d’un dispositif spécifique de cessation anticipée d’activité. Les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’allocation spécifique de cessation anticipée d’activité visent à tenir compte, pour les personnes qui remplissent à titre individuel des conditions de temps, de lieu et d’activité limitativement définies, du risque élevé de baisse d’espérance de vie du fait de leur exposition effective à l’amiante. Par conséquent, dès lors qu’un ouvrier d’Etat ayant exercé dans la construction navale a été intégré dans ce dispositif, compte tenu d’éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d’activité, il peut être regardé comme justifiant l’existence de préjudices tenant à l’anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d’une espérance de vie diminuée, à la suite de son exposition aux poussières d’amiante.
– CE, 20 décembre 2018, requête numéro 417457 : en matière de responsabilité hospitalière, le Conseil d’Etat juge qu’une cour administrative d’appel a souverainement relevé sans dénaturer les pièces du dossier qui lui étaient soumises la prise en charge inadéquate d’une patiente avait entraîné une augmentation notable du risque de récidive locale d’un cancer sans que ce risque ne se réalise. En évaluant à 3 000 euros le préjudice d’anxiété de la requérante en lien avec ce risque accru de récidive, la cour a également porté sur les faits de l’espèce une appréciation souveraine exempte de dénaturation.
Surtout, à l’occasion d’un arrêt Ministre de la Défense du 3 mars 2017 (requête numéro 401395 : Rec., p. 81 ; AJDA 2017, p. 2100 ; JCP A 2017, act. 190), le Conseil d’Etat a établi une présomption de préjudice, dans une affaire concernant l’exposition d’un agent public à des poussières d’amiante l’amiante. Il a été jugé dans cette affaire que « dès lors qu’un ouvrier d’Etat ayant exercé dans la construction navale a été intégré dans (un) dispositif d’allocation spécifique de cessation anticipée d’activité, compte tenu d’éléments personnels et circonstanciés tenant à des conditions de temps, de lieu et d’activité, il peut être regardé comme justifiant l’existence de préjudices tenant à l’anxiété due au risque élevé de développer une pathologie grave, et par là-même d’une espérance de vie diminuée ». Dans un arrêt Ministre des armées du 28 mars 2022 (CE, 28 mars 2022, requête numéro 453378 : AJDA 2022, p. 1243, note Le Corre ; JCP A 2022, act. 268, obs. Friedrich ; JCP A 2022, comm. 2143, note Lantero ; JCP E 2022, comm. 1220, note Tardif ; Resp. civ. et assur. 2022, comm. 153, note Bloch), qui concerne également le cas d’un agent public placé dans le dispositif de cessation d’activité réservé aux travailleurs de l’amiante, le Conseil d’Etat a ensuite transformé cette présomption simple en présomption irréfragable.
Dans la même affaire, le Conseil d’Etat a précisé les modalités d’appréciation du préjudice d’anxiété qui suppose la prise en compte notamment de la nature des fonctions de la victime (celle-ci influant sur son degré d’exposition aux substances dangereuses) et de la durée de son exposition (V. aussi sur les règles de prescription CE, 19 avril 2022, avis numéro 457560 : Resp. civ. et assur. 2022, comm. 150, note Paillard ; RFDA 2022, p. 551, concl. Skzryerbak).
1562.- Préjudice écologique.– L’existence d’un préjudice écologique a été reconnue par la chambre criminelle de la Cour de cassation, à l’occasion d’un arrêt du 25 septembre 2012 (n°10-82.938 : AJ pénal 2012, p. 574, note Montas et Roussel ; D. 2012, p. 2711, note Delebecque ; Environnement et dév. durable 2013, étude 2, Boutonnet et étude 3, Cuendet), après que notion soit apparue dans le Code civil suite à l’adoption de la loi n°2016-1087 du 8 août 2016, pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages.
Dans l’affaire dite « du siècle » concernant l’inaction de l’Etat en matière de lutte contre le réchauffement climatique, l’injonction prononcée par le Conseil d’Etat à l’occasion de son arrêt commune de Grande-Synthe du 19 novembre 2020 (requête numéro 427301.- CE, 1er juillet 2021, requête numéro 427301, préc.) a trouvé un prolongement sur le terrain indemnitaire dans deux décisions du tribunal administratif de Paris (TA Paris, 3 février 2021, requête numéro 1904967, requête numéro 1904972, requête numéro 1904976/4-1, Association Oxfam France et a. : AJDA 2021, p. 2228, note Bétaille ; Dr. adm. 2021, comm. 28, note Deffairi ; RFDA 2021, p. 747, note Van Lang, Perrin et Deffairi. – TA Paris, 14 octobre 2021, requête numéro 1904967, requête numéro 1904972, requête numéro 1904976/4-1, Association Oxfam France et a. : Dr. adm. 2022, comm. 9, note Rotoullié). Dans ces deux affaires, le tribunal s’est directement fondé sur les articles 1246 et suivants du Code civil. Dans un premier jugement du 3 février 2021, privilégiant une réparation en nature, conformément à l’article 1249 du même code et faisant usage du pouvoir d’injonction qui est maintenant intégré à l’office du juge de la réparation (CE, 27 juillet 2015, requête numéro 367484, Baey, préc.- CE Sect., 6 décembre 2019, requête numéro 417167, Syndicat des copropriétaires du Monte-Carlo Hill : Rec., p. 445 ; AJDA 2020, p. 296, chron. Malverti et Beaufils ; Dr. adm. 2020, comm. 16, note Eveillard ; RFDA 2020, p. 121, concl. Pellissier ; RFDA 2020, p. 107, note Parinet-Hodimont ; RFDA 2020, p. 333, note Petit), le tribunal a ordonné un supplément d’instruction en vue d’évaluer le préjudice et de déterminer les mesures susceptibles de leur réparer. Dans la décision du 14 octobre 2021, le tribunal a ensuite enjoint à l’Etat « de prendre toutes les mesures utiles de nature à réparer le préjudice écologique et prévenir l’aggravation des dommages à hauteur de la part non compensée d’émissions de gaz à effet de serre au titre du premier budget carbone, soit 15 Mt CO²eq (…) ».
1563.- Préjudice subi par le concubin de la victime directe.- Dans un autre domaine, le Conseil d’Etat n’a admis la réparation du préjudice subi par une personne du fait du décès de son concubin qu’à l’occasion de l’arrêt d’Assemblée Müesser du 3 mars 1978 (requête numéro 94827 : Rec. p. 116 ; AJDA 1978, p. 210, chron. Nauwelaers et Dutheillet de Lamothe ; CJEG 1978, p.123, note Le Galcher-Baron ; JCP 1978, comm. 18986, concl. Dondoux).
1564.– Situation illégitime de la victime.- Jusqu’alors, c’est parce que la situation de la concubine était jugée illégitime que la responsabilité de l’administration était écartée. Cette notion d’illégitimité continue d’ailleurs à être appliquée dans d’autres domaines, principalement dans les cas où la victime s’est elle-même placée dans une situation irrégulière. Tel est le cas, par exemple, pour des occupants irréguliers du domaine public victimes d’un dommage, dont l’administration avait mis fin, même irrégulièrement, à l’occupation (CE, 22 février 1961, requête numéro 46273, Société Honnorat : Rec., p. 140. – CE Sect., 20 juin 1980, requête numéro 04592, requête numéro 04872, requête numéro 15025, Commune d’Aix-les-Thermes : Rec., p. 281 ; AJDA 1980, p. 527, chron. Feffer et Pinault ; RDP 1980, p. 1726, concl. Rougevin-Baville). Cette solution a été récemment nuancée par le Conseil d’Etat, à l’occasion d’un arrêt Imbert du 30 janvier 2013 (requête numéro 339918 : Rec., p. 9 ; AJDA 2013, p. 792, chron. Domino et Bretonneau ; JCP A 2013, comm. 2259, note Pontier ; RJEP 2013, comm. 14, note Connil.- V. également CAA Lyon, 5 avril 2018, requête numéro 16LY03228, Société Pougues loisirs). Les juges considèrent ici que « la responsabilité de l’administration ne saurait être engagée pour la réparation des dommages qui ne trouvent pas leur cause dans l’illégalité mais découlent directement et exclusivement de la situation irrégulière dans laquelle la victime s’est elle-même placée ». En conséquence, dès lors que la situation irrégulière de la victime n’est pas « directement et exclusivement » la cause des dommages subis, la réparation du préjudice ne pourra plus être écartée. Tel est le cas dans l’affaire Imbert. Le préjudice résultant pour un éleveur de sangliers, de la destruction illégale de son cheptel sur ordre du préfet est indemnisable, le fait qu’il exploitait son établissement sans autorisation ne pouvant constituer la cause directe et exclusive du préjudice subi.
En revanche, d’autres préjudices demeurent irréparables en raison de leur nature.
1565.- Préjudice moral des personnes expropriées.- Ainsi, notamment, l’article L. 321-1 du Code de l’expropriation exclut implicitement l’indemnisation du préjudice moral subi à l’occasion d’une procédure d’expropriation, étant précisé que cette procédure relève de la compétence du juge judiciaire. Le Conseil constitutionnel a récemment considéré que ces dispositions sont conformes aux normes constitutionnelles protégeant le droit de propriété (CC, 21 janvier 2011, numéro 2010-87 QPC : Rec. CC, p. 72 ; AJCT 2011, p. 132 ; AJDA 2011, p. 447, note Hostiou ; D. 2011, p. 2127, chron. Forest).
1566.- Préjudices liés à la naissance.- Une autre difficulté concerne le préjudice de « wrongfull life » ce qui vise plus globalement les préjudices liés à la naissance.
A l’occasion du célèbre arrêt d’Assemblée plénière Perruche du 17 novembre 2000, la Cour de cassation avait admis qu’un enfant était fondé à engager la responsabilité d’un médecin pour être né gravement handicapé. Les juges considéraient, dans cette hypothèse, qu’une erreur de diagnostic prénatal de la maladie contractée par la mère au cours de la grossesse n’avait pas mis celle-ci en situation de décider librement de son interruption volontaire de grossesse. En d’autres termes, les juges admettaient qu’une personne pouvait obtenir réparation du seul fait d’être né (pourvoi numéro 99-13701 : Bull. civ. 2000, n°9, p. 319 et p. 389 ; D. 2001, p. 332, note Mazeaud et note Jourdain ; D. 2001, somm. p. 2796, obs. Vasseur Lambry ; JCP G 2000, II, comm. 10438, rapp. Sargos., concl. Sainte-Rose, note Chabas ; Gaz. Pal. 2001, 37, rapp. Sargos, concl. Sainte-Rose, note Guigne ; Dr. famille 2001, comm. 11, note Murat ; Contrats conc. consom. 2001, comm. 39, note Leveneur ; RTD civ. 2001, p. 103, obs. Hauser ; Ibid p. 149, obs. Jourdain ; Ibid p. 226, obs. Libchaber).
Largement critiquée par la doctrine, cette position différait de celle du Conseil d’Etat, précisée notamment par l’arrêt de Section du 14 février 1997, Centre hospitalier de Nice c. Quarez (requête numéro 133238 : Rec., p. 44, concl. Pécresse ; AJDA 1997, p. 430, chron. Chauvaux et Girardot ; D. 1999, somm. comm., p. 60, obs. Bon et de Béchillon ; Droit adm. 1997, comm. 146, obs. Esper ; JCP 1997, I, comm. 4025, obs. Viney ; JCP 1997, comm. 4072, obs. Petit ; JCP 1977, comm. 22928, note Moreau ; LPA 1997, n°64, p. 5, note Alloiteau ; Quot. Jur. 1997, n°36, note Pellissier ; RDP 1997, p. 1139, note Auby et p. 1147, note Waline ; RDSS 1998, p. 94, note Mallol ; RFDA 1997, p. 374, concl. Pécresse, note Mathieu). Dans une affaire similaire à celle qui avait donné lieu à l’arrêt Perruche, le Conseil d’Etat avait accepté de réparer le préjudice subi par les parents du fait de la naissance de l’enfant. En revanche, il avait refusé de condamner l’établissement hospitalier du fait du préjudice subi par l’enfant.
S’agissant de cette question, la loi n°2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé a infirmé la solution retenue à l’occasion de l’arrêt Perruche. L’article 1er de la loi, codifié à l’article L. 114-5 du Code de l’action sociale et des familles, précise en effet que « nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance ».
Cependant, la loi ne consacre pas entièrement la jurisprudence Quarez qui permettait aux parents de l’enfant d’obtenir réparation dans des hypothèses où « des circonstances ou une situation particulière (seraient) susceptibles d’être invoquées par l’intéressée ». Ainsi, dans l’arrêt Quarez, l’absence d’information des parents sur la fiabilité du test génétique pratiqué est à l’origine de la condamnation du centre hospitalier.
D’après la loi du 4 mars 2002, la réparation du préjudice subi par les parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse suppose désormais la preuve d’une « faute caractérisée », alors que la démonstration d’une faute simple était seulement requise selon la jurisprudence du Conseil d’Etat. Surtout, les parents ne peuvent plus demander qu’une indemnité au titre de leur seul préjudice, à l’exclusion des charges particulières découlant de ce handicap tout au long de la vie de l’enfant, celles-ci relevant de la solidarité nationale. Concrètement ce nouveau dispositif avait pour effet de réduire de façon drastique le montant des indemnités auxquelles pouvaient prétendre les parents.
En revanche, la cour administrative d’appel de Bordeaux a récemment jugé que les dispositions de l’article L. 114-5 du Code de l’action sociale et des familles n’avaient pas pour objet d’interdire l’indemnisation des préjudices moraux et des troubles dans leurs conditions d’existence subis par d’autres membres de la famille et notamment par la fratrie de l’enfant né handicapé (JCP A 2019, comm. 2352, note Sourzat).
L’application de ces dispositions « aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation » a fait l’objet d’un contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme. Le Conseil d’Etat a, dans un premier temps, estimé que la loi ne violait pas les stipulations de l’article 1er du premier Protocole additionnel de la Convention européenne des droits de l’homme selon lequel « toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens ». (CE Ass., avis, 2 décembre 2002, requête numéro 250167, Draon : Rec., p. 423 ; AJDA 2003, p. 283, chron. Donnat et Casas ; JCP 2003, IV, comm. 2190, obs. Rouault et I, comm. 110, obs. Malaurie ; RFDA 2003, p. 339, note Petit ; JCP A 2003, comm. 1104), cette analyse étant également partagée par la Cour de cassation. Mais dans deux décisions du 6 octobre 2005 rendues en grande chambre, la Cour européenne des droits de l’homme a estimé que cette application de la loi aux instances en cours constituait une ingérence dans le droit au respect des biens contraire à l’article 1er du premier Protocole additionnel (CEDH, Gr. ch., 6 octobre 2005, affaire numéro 11810/03, Draon c. France et affaire numéro 1513/03, Maurice c. France : JCP G 2006, I, comm. 109, chron. Sudre ; JCP G 2006, II, comm. 10061, note Zollinger : RTDH 2006, n° 67, p. 667, obs. Bellivier). La Cour de cassation (Cass. 1ère civ., 24 janvier 2006, pourvoi numéro 02-12.260, CPAM Loir et Cher c. Société Le Sou médical et a. : Dr. famille 2006, comm. 104 ; JCP G 2006, II, comm. 10062, note Gouttenoire et Porchy-Simon) puis le Conseil d’Etat se sont ralliés à cette jurisprudence (CE, 24 février 2006, requête numéro 250704, Levenez : Rec., p. 83 ; JCP A 2006, comm. 1074, concl. Olson ; JCP G 2006, II, comm. 10062 ; AJDA 2006, p. 1272, note Hennette-Vauchez).
Par la suite, le Conseil constitutionnel a validé le dispositif légal anti-Perruche, exception faite des dispositions transitoires qu’il a déclaré anticonstitutionnelles (CC, 11 juin 2010, QPC numéro 2010-2, Viviane L. : AJDA 2010, p. 1178, note Brondel ; Rev. gén. droit médical 2010, p. 291, note Zollinger).
Cette décision n’était toutefois pas exempte d’ambigüités puisqu’elle semblait opérer une distinction selon la date de l’introduction de l’instance, ce qui a donné lieu à une divergence d’interprétation entre le Conseil d’Etat et la Cour de cassation. Pour le Conseil d’Etat, la décision du Conseil constitutionnel devait être comprise comme déclarant inconstitutionnelle la loi en cela qu’elle s’applique aux instances en cours (CE Ass., 13 mai 2011, requête numéro 329290, Lazare : Rec., p. 235 ; AJDA 2011, p. 1136, chron. Domino et Bretonneau ; JCP A 2011, comm. 2257, note Pacteau ; RDSS 2011, 749, note Cristol ; RFDA 2011, p. 772, concl. Thiellay et p. 806, note Verpeaux ; RTD civ. 2012, p. 71, note Deumier.- V. également CE, 31 mars 2014, requête numéro 345812, Centre hospitalier de Senlis : JCP G 2014, comm. 665, note Zollinger). Ainsi, la loi anti-Perruche devait s’appliquer à la « réparation de dommages dont le fait générateur (la naissance) était antérieur à la date d’entrée en vigueur de cette loi mais qui, à cette date, n’avaient pas encore donné lieu à une action indemnitaire ». Pour la Cour de cassation, en revanche, la déclaration d’inconstitutionnalité concerne l’application de la loi nouvelle aux instances en cours le jour de son entrée en vigueur. Ainsi, la loi ne s’applique pas, dans tous les cas de figure, aux naissances survenues avant son entrée en vigueur, alors même qu’une action en justice n’aurait été intentée qu’après l’entrée en vigueur de la loi du 4 mars 2002 (Cass. 1ère civ., 15 décembre 2011, pourvoi numéro 10-27.473 : Bull. civ. 2011, I, n°216 ; JCP G 2012, comm. 72, note Sargos ; Resp. civ. et assurances, comm. 72, note Radé ; RTD civ. 2012, p. 75, note Deumier).
1567.- Règles de la décision préalable.- Comme en matière de fait générateur, la preuve de l’existence du préjudice repose sur la victime (CE, 29 mai 1970, requête numéro 76342, Clément).
§IV – Modalités de réparation du préjudice
1568.- Règles de la décision préalable.- Le contentieux de la responsabilité n’échappe pas à la règle de la décision préalable qui s’applique désormais, rappelons-le, y compris dans le contentieux des dommages de travaux publics (Code de justice administrative, art. R. 421-1), à défaut de quoi le recours serait frappé d’irrecevabilité.
1569.- Date d’évaluation de l’indemnité.- Par ailleurs, les juges ont longtemps considéré que l’indemnité devait être évaluée au jour du dommage (CE, 21 novembre 1941, SNCF : Rec., p. 199.- CE, 17 avril 1942, Servant : Rec., p. 129) ce qui a pu poser un certain nombre de difficultés durant les périodes d’inflation. Le Conseil d’Etat a donc fait évoluer les principes applicables en distinguant les dommages aux biens des dommages aux personnes.
Pour ce qui concerne les dommages aux biens, les biens sont évalués à la date où il était possible de procéder à leur réparation ou à leur reconstitution (CE Ass., 21 mars 1947, requête numéro 77529, Compagnie générale des eaux : Rec., p. 122.).
Exemple :
– CE, 17 juin 1985, requête numéro 42018, requête numéro 42313, requête numéro 47643, requête numéro 59450, Société Bouygues, Régie autonome des transports parisiens : dès lors que le préjudice était connu des sociétés requérantes dans toute son étendue et pouvait être évalué par elles dès la date du sinistre, le tribunal administratif a à bon droit évalué les indemnités dues en appliquant au montant non contesté du préjudice en dollars le taux de change du dollar contre des francs qui avait cours à la date du sinistre.
Pour ce qui concerne les dommages aux personnes, l’évaluation se fait au jour du jugement. Cependant, si la victime a volontairement retardé le jugement, en tardant à présenter sa demande d’indemnité ou en refusant systématiquement les propositions qui lui sont faites par l’administration, l’évaluation se fait à la date où la décision aurait dû normalement intervenir (CE, 21 mars 1947, requête numéro 80338, Aubry, préc.).
1570.- Rente ou capital.- L’indemnité peut être allouée sous forme de rente ou de capital. En général c’est toutefois le versement d’un capital qui est privilégié pour les dommages causés aux biens.
L’indemnité produit des intérêts qui sont fixés par les juges sur le fondement des articles 1153 et 1154 du Code civil. Le requérant a le droit à des intérêts moratoires sur le fondement de ces dispositions. Dans un arrêt Ribot du 16 janvier 1987 le Conseil d’Etat a ainsi précisé que « même en l’absence de demande tendant à l’allocation d’intérêts, tout jugement prononçant une condamnation à une indemnité fait courir les intérêts du jour de son prononcé jusqu’à son exécution au taux légal, puis … au taux majoré s’il n’est pas exécuté dans les deux mois de sa notification » (requête numéro 66309 : Rec., p. 9, concl. Roux ; AJDA 1987, p. 131 ; Rev. adm. mars-avr. 1987, n°236, p. 145, note Terneyre ; Dr. adm. 1987, comm. 127). En cas de mauvaise volonté caractérisée de l’administration, le juge est également susceptible d’allouer, en sus des intérêts moratoires, des dommages intérêts compensatoires (CE, 2 mai 1962, Caucheteux et Desmat : Rec., p. 291 ; AJDA 1962, p. 458, obs. Galabert et Gentot ; RDP 1963, p. 279, note Waline).
1571.- Réparation en nature.- Si la réparation des préjudices subis donne en principe lieu au versement d’une indemnité, il n’en va pas toujours nécessairement ainsi.
Elle peut d’abord se faire, dans certaines rares hypothèses, en nature.
Exemple :
– TA Paris, 3 février 2021, requête numéro 1904967, requête numéro 1904968, requête numéro 1904972, requête numéro 1904967, Association Oxfam France et a. (AJDA 2021, p. 2228, note Bétaille ; Dr. adm. 2021, comm. 28, note Deffairi ; JCP A 2021, comm. 2088, note Torre-Schaub et Bozo ; RFDA 2021, p. 757, note Van Lang, Perrin et Deffairi.- V. aussi TA Paris, 14 octobre 2021, requête numéro1904967, Association Oxfam France et a. : Dr. adm. 2022, comm. 9, note Rotoullié) : l’Etat est responsable d’une carence fautive créant un préjudice écologique pour la période 2015-2018 du fait du non respect de ses obligations en matière de lutte contre le réchauffement climatique. L’article 1249 du Code civil prévoit que la réparation du préjudice écologique, qui est un préjudice non personnel, s’effectue par priorité en nature et que ce n’est qu’en cas d’impossibilité ou d’insuffisance des mesures de réparation que le juge condamne la personne responsable à verser des dommages et intérêts au demandeur, ceux-ci étant affectés à la réparation de l’environnement. Cette décision est le prolongement de décisions du Conseil d’Etat qui avait enjoint à l’Etat de prendre des mesures contre le réchauffement climatique (CE, 19 novembre 2020, requête numéro 427301.- CE, 1er juillet 2021, requête numéro 427301 : Dr. adm. 2021, comm. 14, note Rotoullié).
1572.- Injonction de mettre fin au préjudice dans le cas du contentieux de la responsabilité du fait des travaux publics.- Dans un arrêt Syndicat des copropriétaires du Monte-Carlo Hill du 6 décembre 2019, le Conseil d’Etat a estimé que « lorsque le juge administratif condamne une personne publique responsable de dommages qui trouvent leur origine dans l’exécution de travaux publics ou dans l’existence ou le fonctionnement d’un ouvrage public, il peut, saisi de conclusions en ce sens, s’il constate qu’un dommage perdure à la date à laquelle il statue du fait de la faute que commet, en s’abstenant de prendre les mesures de nature à y mettre fin ou à en pallier les effets, la personne publique, enjoindre à celle-ci de prendre de telles mesures » (requête numéro 417167 : Rec., p. 445 ; Dr. adm. 2020, comm. 16, note Eveillard ; JCP A 2019, act. 788, note Friedrich). Il a également précisé que le juge, saisi de conclusions tendant à ce que la responsabilité de la personne publique soit engagée, devait « se prononcer sur les modalités de la réparation du dommage, au nombre desquelles figure le prononcé d’injonctions (…) alors même que le requérant demanderait l’annulation du refus de la personne publique de mettre fin au dommage, assortie de conclusions aux fins d’injonction à prendre de telles mesures. Dans ce cas, il doit regarder ce refus de la personne publique comme ayant pour seul effet de lier le contentieux ».
Le Conseil d’Etat a ensuite précisé, dans un avis du 12 avril 2022 (requête numéro 458176 : Contrats-Marchés pub. 2022, comm. 186, note Chamard-Heim ; Dr. adm. 2022, comm. 30, note Eveillard ; JCP A 2022, comm. 2214, obs. Pauliat ; JCP A 2022, act. 295, obs. Erstein) que dans le cadre de la responsabilité pour faute de la personne publique, comme dans celui de la responsabilité sans faute, la victime d’un préjudice ne peut demander, si l’atteinte perdure, qu’il soit enjoint à l’administration de mettre fin au comportement fautif ou au dommage, ou d’en pallier les effets, qu’en complément de conclusions indemnitaires.
Cet avis revient sur une décision du 27 janvier 2020 (CE, 27 janvier 2020, requête numéro 427079, Syndicat mixte d’assainissement du Val Notre-Dame) qui admettait dans l’hypothèse d’une responsabilité sans faute, que l’injonction puisse assortir une demande d’annulation du refus de la personne publique de mettre fin au dommage, cette décision indiquant par ailleurs que ce refus avait pour effet de lier le contentieux.
1573.- Autres modalités.- Ensuite, de façon assez originale, le Conseil d’Etat a récemment admis des modalités de réparation du préjudice autres que financières. Il a ainsi considéré, à l’occasion d’un avis Hoffman de l’Assemblée du contentieux du 16 février 2009 (requête numéro 315499 : Rec., p. 43, concl. Lenica ; AJDA 2009, p. 589, chron. Liéber et Botteghi ; Dr. adm. 2009, comm. 60, note Melleray ; JCP A 2009, comm. 2139, note Markus ; RFDA 2009, p. 316, concl. Lenica ; RFDA 2009, p. 525, note Delaunay ; RFDA 2009, p. 536, note Roche) que « la réparation des souffrances exceptionnelles endurées par les personnes victimes des persécutions antisémites ne pouvait se borner à des mesures d’ordre financier ». Ces mesures « prises dans leur ensemble et bien qu’elles aient procédé d’une démarche très graduelle et reposé sur des bases largement forfaitaires, ces mesures, comparables, tant par leur nature que dans leur montant, à celles adoptées par les autres Etats européens dont les autorités ont commis de semblables agissements, doivent être regardées comme ayant permis, autant qu’il a été possible, l’indemnisation… des préjudices de toute nature causés par les actions de l’Etat qui ont concouru à la déportation ». Mais en dehors de cette réparation pécuniaire la souffrance exceptionnelle subie par les victimes « appelait la reconnaissance solennelle du préjudice collectivement subi par ces personnes, du rôle joué par l’Etat dans leur déportation ainsi que du souvenir que doivent à jamais laisser, dans la mémoire de la nation, leurs souffrances et celles de leurs familles ». Les juges considèrent que cette reconnaissance a été accomplie par un ensemble d’actes et d’initiatives des autorités publiques françaises, entre autres la déclaration du Président de la République du 16 juillet 1995 reconnaissant solennellement la responsabilité de l’Etat au titre des préjudices exceptionnels causés par la déportation des personnes considérées comme juives. Il faut donc considérer que les victimes ont vu leur préjudice intégralement réparé. Cette approche restrictive des droits pécuniaires des ayants-droits des victimes a été validée par la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision du 24 novembre 2009, J.H. et a. c. France (affaire numéro 49637/09 : RDP 2010, p. 667, note Martin).
Il faut noter, en revanche, que dans une affaire concernant la responsabilité de l’Etat du fait du traitement des harkis après la guerre d’Algérie, le Conseil d’Etat a considéré que le préjudice résultant de cette faute n’a pas été intégralement réparé par les mesures financières collectives mises en place ultérieurement par l’Etat ni par la reconnaissance solennelle, de la part de ce dernier, notamment par la loi n° 2005-158, en faveur des femmes et des hommes « qui ont participé à l’oeuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie … » (CE Sect., 3 octobre 2018, numéro 410611, Tamazount et a., préc.). Cette solution est très certainement justifiée par les difficultés qu’ont pu éprouver les harkis et leurs descendants dans leur insertion dans la société française.
Pour aller plus loin :
– Bartolucci (M.), Les préjudices psychologiques dans la jurisprudence administrative : RDP 2022, p. 1623.
– Chauvaux (D.), concl. sur CE, 4 juillet 2003, Moya-Caville : RFDA 2003, p. 990.
– Defoort (B.), Le principe de réparation intégrale : Dr. adm. 2018, comm. 8.
– Deguergue (M.), A propos de l’arrêt du Conseil d’Etat du 19 février 2003, Maurice, AP-HP, une faute caractérisée ouvre droit à réparation des préjudices propres subis par les parents d’un enfant handicapé : AJDA 2004, p. 855.
– Hennette-Vauchez (S.), note sur CE 24 février 2006, Levenez : AJDA 2006, p. 1272.
– Hourson (S.), L’indemnisation de la douleur morale : AJDA 2018, p. 2062.
– Jacquemet-Gauché (A.), Responsabilité et préjudice : Dr. adm. 2018, comm. 2.
– Moniolle (C.), Faut-il conserver la règle du forfait de pension en cas d’accident de service ? : AJDA 2002, p. 956.
– Muscat (H.), Paillard (Ch.), Le préjudice d’anxiété dans la jurisprudence administrative : JCP A 2019, comm. 2171.
– Pontier (J.-M.), La notion de réparation intégrale en droit administratif : AJDA 2019, p. 848.
– Ravelet (A.), Le juge administratif et la loi anti-Perruche : Droit adm. 2004, comm. 20.
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