CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE CANALI c. FRANCE
(Requête no 40119/09)
ARRÊT
STRASBOURG
25 avril 2013
DÉFINITIF
25/07/2013
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Canali c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Mark Villiger, président,
Angelika Nußberger,
Boštjan M. Zupančič,
Ann Power-Forde,
André Potocki,
Paul Lemmens,
Helena Jäderblom, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 avril 2013,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 40119/09) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Enzo Canali (« le requérant »), a saisi la Cour le 20 juillet 2009 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant a été représenté par Me P. Spinosi, avocat à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Le requérant allègue en particulier une violation de l’article 3 en raison de ses conditions de détention dans la prison de Nancy.
4. Le 12 mai 2011, la requête a été communiquée au Gouvernement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1953 et réside à Nancy.
6. Le requérant fut placé en détention provisoire du 15 janvier 2003 au 30 mars 2006 pour des faits de meurtre. Dans l’attente de son jugement, il fut placé sous surveillance électronique du 30 mars 2006 jusqu’au jour de sa condamnation. Par un jugement du 24 mai 2006, le requérant fut condamné à huit ans d’emprisonnement et immédiatement incarcéré à la maison d’arrêt de Nancy.
7. Le 13 juin 2006, les services pénitentiaires procédèrent à une fouille générale de la cellule 214 A que le requérant partageait avec un autre prisonnier. Le balai dont ils disposaient jusqu’alors aux fins d’entretien de leur cellule leur fut retiré à cette occasion.
8. Le 15 juin 2006, le requérant adressa à la directrice de l’établissement pénitentiaire et au surveillant-chef une demande écrite aux fins d’installation d’une porte aux toilettes de la cellule,de réparation de ces toilettes en raison d’une fuite et d’un manque de pression de la chasse d’eau et enfin de réparation de prises électriques situées à proximité du lavabo. Il ne reçut alors aucune réponse. Il réitéra oralement sa demande aux surveillants d’étage sans obtenir de réponse.
9. Le 3 juillet 2006, il renouvela sa demande par écrit auprès du surveillant. A cette occasion, il fit valoir que « son collègue et lui même étaient dans un état d’hygiène pitoyable ». Il demanda un balai, un balai brosse et des produits d’entretien.
10. Le 25 juillet 2006, le requérant déposa plainte avec constitution de partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de grande instance de Nancy dans le but de contester ses conditions de détention (pas de porte de WC, fuite de la chasse d’eau et manque de pression, fixation d’une planchette murale pour les ustensiles de cuisine, fixation du plateau de la table,remise en état de la pile électrique située près du lavabo). Il visa à l’appui de sa plainte les articles 225-14 du code pénal (paragraphe 22 ci‑dessous) et 3 de la Convention.
11. Le 23 août 2006, le doyen des juges d’instruction invita le requérant à lui envoyer copie des courriers adressés à la direction de la maison d’arrêt de Nancy et à étayer les faits dénoncés, notamment en précisant en quoi ils seraient constitutifs d’une infraction à l’article 225-14 du code pénal.
12. Le 25 septembre 2006, le requérant répondit au juge d’instruction par une lettre rédigée, pour l’essentiel, comme suit :
« (…) Les articles D. 176 à D. 179 (…) [du code de procédure pénale] font obligation aux autorités judiciaires de visiter et de se tenir informées sur les établissements pénitentiaires.
Si vous avez un doute sur le bien-fondé de ma plainte, il vous est possible de visiter, ou de faire visiter l’établissement incriminé à tout moment (…)
(…)
1. Ce qui est inhumain, c’est de faire ses besoins à la vue de tous.
2. Le manque de pression de la chasse d’eau m’oblige à réduire les excréments afin qu’ils puissent s’écouler normalement dans l’évacuation.
3. La prise électrique (qui est déboîtée) crée un risque évident d’électrocution, car proche du lavabo, source d’eau (…)
Dans l’espoir de vous avoir informé au plus juste (…) »
13. Le 10 octobre 2006, la directrice de la maison d’arrêt de Nancy fit parvenir au juge d’instruction ses observations sur l’état de la cellule 214 A en y joignant un livret de treize photos. Elle précisa que la cellule avait été rénovée en 2005. Concernant la porte des toilettes, elle fit valoir qu’elle existait mais qu’elle avait été détruite par des détenus et que le budget ne permettait pas de supporter le coût des réparations. En revanche, la chasse d’eau était en état de fonctionnement et une prise électrique sur deux était en bon état. En conclusion, elle fit valoir que la cellule, notamment les murs et le mobilier, était déjà fort dégradée pour une cellule refaite deux ans auparavant et que les meubles avaient été arrachés de leur support.
14. Par une ordonnance du 31 octobre 2006, le doyen des juges d’instruction rendit une ordonnance d’irrecevabilité, au motif qu’à la supposer établie, l’infraction devait être reprochée à l’administration pénitentiaire et était donc du ressort de la juridiction administrative.
15. Le 6 novembre 2006, le requérant interjeta appel de cette ordonnance. Dans ses écritures devant la cour d’appel, il se plaignit également de la surpopulation carcérale, estimant que sa cellule n’était pas adaptée au regard du nombre de personnes qui y vivaient.
16. Le 22 novembre 2006, le requérant fut transféré au centre de détention d’Ecouvres.
17. Par un arrêt du 1er mars 2007, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Nancy estima que le juge d’instruction était compétent pour connaître des faits mentionnés dans la plainte et infirma l’ordonnance de refus d’informer prise le 31 octobre 2006. Elle considéra que les faits dénoncés pouvaient entrer dans le champ d’application de l’article 225-14 du code pénal dans la mesure où :
– la personne détenue est, du fait de la privation de sa liberté d’aller et venir, incontestablement en situation de vulnérabilité, au point que des droits spécifiques ont été édictés en sa faveur par le législateur pour compenser son état d’infériorité, et que l’article préliminaire du code de procédure pénale lui garantit que les mesures de contrainte dont elle fait l’objet ne doivent pas porter atteinte à sa dignité,
– sa détention s’analyse, au moins en partie, comme un hébergement, ainsi qu’il ressort des articles D. 342 à D. 348 du code de procédure pénale relatifs à l’entretien des détenus et des articles D. 349 à D. 359 relatifs aux conditions d’hygiène dont ils doivent bénéficier, en particulier en ce qui concerne la literie, la salubrité et la propreté des locaux.
18. Par une ordonnance du 24 mai 2007, la chambre de l’instruction releva que le juge d’instruction avait demandé à être déchargé du dossier et en désigna un autre, en ses lieu et place,afin de poursuivre l’instruction.
19. Le 12 février 2008, le requérant fut auditionné par le juge d’instruction chargé de l’affaire. Il déclara ce qui suit :
« (…) Il n’y avait pas de porte pour les toilettes. On mettait une couverture pour avoir de l’intimité mais les surveillants nous la faisaient ôter parce que c’était interdit. Il y avait un muret qui séparait le WC du reste de la cellule, et comme la fenêtre était du côté des WC, nous avions très peu de lumière dans la cellule. La lumière était obstruée par le muret, les barreaux, les grilles et l’étroitesse de la fenêtre. Près du lavabo, il y avait une prise électrique qui pendait, cela présentait des risques car elle se trouvait à 50-60 cm du lavabo. Les armoires qui devaient être fixées au mur en hauteur, étaient posées au sol et n’avaient plus de portes, si bien que nos affaires traînaient par terre. J’estime la taille de la cellule à 9 m² ou 9.5 m². La fenêtre devait faire 1 m² environ.
Les lits superposés qui étaient normalement scellés au mur, ne l’étaient plus et il y avait des risques de chute.
Lorsqu’il fait chaud, il n’y avait pas d’air, car nous étions tout en haut de la maison d’arrêt. Je restais environ 23 heures dans ma cellule.
J’avais fait la demande à mon arrivée pour travailler en atelier mais je n’ai pas eu de réponse. En général, je sortais pendant l’heure de la promenade, soit le matin, soit l’après-midi. Les promenades se faisaient dans des cours d’une cinquantaine de mètres carré.
J’ai demandé à plusieurs reprises, oralement et par écrit aux surveillants, au surveillant-chef, à la directrice, plusieurs choses : la réparation de la prise, de la porte des WC qui existait à l’origine puisqu’il y avait l’encadrement, des produits d’entretien, un balai car le plafond étant très haut, il était impossible d’enlever les toiles d’araignée avec la pelle et la balayette.
Un mois, un mois et demi avant de partir, on nous a donné des produits d’entretien. La prise électrique n’a jamais été refaite du temps de mon séjour, et la porte des WC non plus. Lorsque j’ai quitté la cellule, elle était dans le même état que lorsque je suis arrivé. Il y avait la chasse d’eau qui fuyait, ce qui fait qu’il n’y avait pas de pression et que rien ne s’évacuait. Cela non plus, n’a jamais été réparé.
Les murs étaient très sales. Il y avait des trous. C’était décrépi. La peinture s’écaillait.
Le local des douches était très sale. Ça sentait mauvais. Il y avait une petite fenêtre dans le fond. Il n’y avait aucun système d’aération.
Il y avait des cafards qui couraient partout.
Il y avait un auxiliaire qui devait nettoyer les douches, ce n’est pas à nous de le faire.
Ma vue a baissé sans doute à cause de la lumière artificielle.
Question de Me Mercier : « Buviez-vous l’eau du robinet ? »
Réponse de M. Canali : « Oui, je buvais l’eau du robinet. Il n’y avait que de l’eau froide dans la cellule. (…) »
20. Le 12 février 2008, la vice-présidente du tribunal de grande instance d’Epinal délivra une commission rogatoire au service régional de police judiciaire (SRPJ) de Nancy. Selon un procès-verbal du 28 septembre 2008, ce juge demanda la transmission de l’intégralité de la procédure judiciaire au SRPJ afin « d’envisager si nécessaire la poursuite des investigations ». Plusieurs personnes détenues ou anciennement détenues furent entendues sur procès verbal entre septembre et novembre 2008. En juillet et septembre 2009, le SRPJ recueillit également les témoignages d’un détenu incarcéré à la maison d’arrêt de Nancy de 2004 à 2008 et de surveillants pénitentiaires ayant exercé dans cet établissement. Aucune information ne figure au dossier sur les suites de la procédure mais le requérant précisa dans son formulaire de requête que, suite à la décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 20 janvier 2009 (paragraphe 23 ci-dessous), « le juge d’instruction (…) ne pourra que rendre une décision disant n’y avoir lieu à informer ».
21. Selon le Gouvernement, le requérant était déjà libéré à la date de l’introduction de la requête.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
22. L’article 225-14 du code pénal est libellé comme suit :
« Le fait de soumettre une personne, dont la vulnérabilité ou l’état de dépendance sont apparents ou connus de l’auteur, à des conditions de travail ou d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 150 000 euros d’amende. »
L’article 86 du code de procédure pénale se lit comme suit :
« Le juge d’instruction ordonne communication de la plainte au procureur de la République pour que ce magistrat prenne ses réquisitions.
(…)
Le procureur de la République ne peut saisir le juge d’instruction de réquisitions de non informer que si, pour des causes affectant l’action publique elle-même, les faits ne peuvent légalement comporter une poursuite ou si, à supposer ces faits démontrés, ils ne peuvent admettre aucune qualification pénale (…). »
23. Dans un arrêt du 20 janvier 2009 (Bull. crim. 2009, no 18), la chambre criminelle de la Cour de cassation a estimé, à propos du dépôt d’une plainte avec constitution de partie civile pour des faits relatifs à des conditions d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine pendant la détention en maison d’arrêt, que ces faits n’entraient pas dans les prévisions de l’article 225-14 du code pénal et ne pouvaient admettre aucune qualification pénale. Elle s’est exprimée en ces termes :
« Justifie sa décision au regard de l’article 86 du code de procédure pénale, la chambre de l’instruction qui confirme l’ordonnance d’un juge d’instruction ayant dit n’y avoir lieu à informer sur la plainte d’une personne détenue soutenant avoir été soumise pendant sa détention en maison d’arrêt à des conditions d’hébergement incompatibles avec la dignité humaine, dès lors que les faits dénoncés n’entrent pas dans les prévisions de l’article 225-14 du code pénal et ne peuvent admettre aucune qualification pénale. »
Dans cette affaire, par un arrêt du 3 avril 2008, la cour d’appel de Rouen, à la différence de l’arrêt de la cour d’appel de Nancy dans le cas d’espèce (paragraphe 17 ci-dessus), avait confirmé le refus d’instruire la plainte déposée par un détenu contre X du chef d’hébergement contraire à la dignité humaine ; de surcroît, l’intéressé avait auparavant obtenu la condamnation de l’Etat à raison des conditions de détention au sein de la maison d’arrêt de Rouen par un jugement du tribunal administratif de cette ville (TA Rouen, 27 mars 2008 ; voir la rubrique « droit interne pertinent » de la décision Lienhardt c. France, no 12139/10, du 13 septembre 2011, et les autres décisions qui y sont citées s’agissant de la condamnation de l’Etat à indemniser des détenus au titre de sa responsabilité pour manquements à assurer des conditions de détention compatibles avec le respect de la dignité humaine).
24. La partie pertinente du répertoire Dalloz sur « la responsabilité de la puissance publique », et en particulier, celle relative au délai qui enferme l’action en responsabilité, se lit ainsi :
« 95. Le droit de créance que détient la victime à l’encontre de l’administration responsable ne peut faire l’objet d’une action en réparation que s’il n’est pas éteint par une prescription. S’agissant des créances indemnitaires sur les personnes publiques, la prescription quadriennale est la règle de principe. En effet, et selon l’article 1er de la loi no 68-1250 du 31 décembre 1968 (JO 3 janv. 1969), relative à la prescription des créances sur l’État, les départements,les communes et les établissements publics, « sont prescrites, au profit de l’État, des départements et des communes, sans préjudice des déchéances particulières édictées par la loi, et sous réserve des dispositions de la présente loi, toutes créances qui n’ont pas été payées dans un délai de quatre ans à partir du premier jour de l’année suivant celle au cours de laquelle les droits ont été acquis. (…)
97. Conformément à l’article 2 de la loi no 68-1250 du 31 décembre 1968, la prescription quadriennale est interrompue par « toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l’autorité administrative, dès lors que la demande ou la réclamation a trait au fait générateur, à l’existence, au montant ou au paiement de la créance, alors même que l’administration saisie n’est pas celle qui aura finalement la charge du règlement. »
25. La prison de Nancy Charles III, construite en 1857, a fermé ses portes en raison de son extrême vétusté en 2009. Déjà en l’an 2000, le rapport sur la situation dans les prisons françaises de l’Assemblée Nationale parlait de « conditions d’accueil inacceptables des détenus masculins à la maison d’arrêt de Nancy où existent encore des dortoirs de seize places dans lesquels les détenus s’isolent par des serviettes de bain ». De même, le Garde des Sceaux de l’époque, M. Clément, a prononcé en 2005 un discours dans lequel, s’exprimant sur le projet de construction d’un nouveau centre pénitentiaire à Nancy-Maxéville, il tenait les propos suivants : « Je pense que vous êtes tous convaincus de l’urgence qui s’attache à la fermeture de la vieille prison Charles III. Cet établissement a fait son temps. Je tiens à remercier l’action du maire de Nancy, des responsables politiques, du Préfet et de tous les acteurs qui ont permis que ce projet avance rapidement car il y a en la matière, je le répète, urgence ». Enfin, la Commission nationale de réparation des détentions placée auprès de la Cour de Cassation, dans une décision du 29 mai 2006, a considéré qu’il y avait lieu de relever le montant de l’indemnisation de la détention provisoire injustifiée allouée en appel à un ancien détenu à Nancy en raison notamment des « conditions de vétusté de cette prison » (05‑CRD077).
26. Dans un article intitulé « Surpopulation, vétusté, problème d’accès aux soins… état des lieux sans concession de la prison Charles III » par quatre juges nancéiens du Syndicat de la magistrature (l’Est républicain, 23 décembre 2008), il est indiqué ce qui suit :
« 260 places, 320 détenus
Cette prison souffre comme la plupart des maisons d’arrêt de la surpopulation puisque 320 détenus y sont incarcérés pour une capacité de 260 places. Cette surpopulation n’est pas sans incidence sur les risques de violences au sein de l’établissement puisque les tensions s’accroissent inévitablement à raison de la promiscuité et du manque de place engendrés dans les cellules, et ce alors même que les surveillants ne sont pas à effectif complet (106 agents au lieu de 115).
Les douches ne peuvent se prendre qu’une fois tous les deux jours, même si les surveillants accordent dans la mesure du possible une douche supplémentaire avant un parloir ou une audience. Par ailleurs, ils en accordent par principe une après une séance de travail ou de sport. C’est la vétusté de l’établissement qui nous a le plus frappés et c’est un véritable soulagement de savoir que la maison d’arrêt Charles III va fermer définitivement ses portes en juin 2009. Dans l’ensemble des cellules, on a pu constater la présence d’humidité, une propreté variable et un défaut d’éclairage naturel criant. »
A deux dans neuf mètres carrés
Il existe des cellules très exiguës de deux détenus (9 m2) seulement percées d’une petite lucarne incapable d’assurer un éclairage naturel satisfaisant. A l’opposé, il existe des cellules de neuf personnes particulièrement vétustes où on ne trouve qu’un seul cabinet de toilette et où l’intimité ne peut être assurée que par l’installation de draps pendant sur les lits superposés. Le matériel est très ancien (lits en fer). Lors d’échanges avec les détenus, ceux-ci se sont plaints des conditions de détention, la plupart soulignant qu’ils avaient froid l’hiver, ou très chaud l’été. (…) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
27. Le requérant se plaint d’avoir été soumis à des conditions de détention inhumaines et dégradantes. Il invoque l’article 3 de la Convention :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
1. Le Gouvernement
28. Le Gouvernement soutient que le requérant disposait, au jour de l’introduction de sa requête le 20 juillet 2009, de voies de recours internes pour se plaindre de ses conditions de détention dont il n’a pas fait usage. De manière générale, il observe que le requérant n’a pas saisi la juridiction administrative compétente en vue d’obtenir réparation des griefs allégués devant la Cour. Il a même persisté dans son abstention après avoir eu connaissance de l’arrêt de principe de la Cour de cassation du 20 janvier 2009 refusant l’examen par une juridiction judiciaire de la compatibilité avec la dignité humaine des conditions d’hébergement dans un établissement pénitentiaire. Le Gouvernement explique que le requérant ne pouvait pourtant pas ignorer que dans cette même affaire, où son conseil actuel devant la Cour était déjà constitué, l’Etat avait été condamné par le juge administratif à raison de conditions de détention regardées comme inhumaines (TA Rouen 27 mars 2008, voir la partie droit interne pertinent de la décision Lienhardt précitée), et que c’est bien la voie administrative qui était susceptible de lui offrir le redressement de ses griefs.
29. Outre le recours en excès de pouvoir et les procédures d’urgence tels que décrits dans l’affaire Lienhardt précitée, le Gouvernement fait valoir que le requérant disposait en particulier du recours indemnitaire en responsabilité de l’Etat du fait des services pénitentiaires pour faire valoir l’inhumanité de ses conditions de détentions. Il soutient que dès 2008 l’action indemnitaire contre l’Etat constituait un recours adéquat présentant des chances raisonnables de succès et cite des décisions de 2008 et 2009 ainsi que d’autres de 2010 venues ultérieurement confirmer la vigilance du juge administratif. Il se réfère à la jurisprudence citée dans la décision Lienhardt qui constitue à son avis le cadre jurisprudentiel approprié à l’examen de la recevabilité de la présente requête. Il rappelle que cette décision indique que, dans le cas d’un requérant qui n’est plus détenu dans des conditions susceptibles de porter atteinte à sa dignité à la date d’introduction de sa requête, le recours indemnitaire devant le juge administratif est une voie de recours disponible et adéquate et qu’il convient d’en faire usage afin de satisfaire à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes. La violation alléguée par le requérant a cessé le 21 novembre 2006 à l’issue de sa détention à la maison d’arrêt de Nancy, et à la date de l’introduction de sa requête le 20 juillet 2009, il était déjà libéré et n’était plus détenu dans les conditions décrites dans son grief. Or, bien qu’assisté d’un professionnel du droit informé, le requérant n’a jamais saisi le juge administratif d’un recours indemnitaire. Ceci ne peut valablement être justifié, à tout le moins après que la Cour de cassation eut affirmé dans son arrêt du 20 janvier 2009 que la voie pénale était fermée pour se plaindre d’un grief tel que celui présenté maintenant devant la Cour.
2. Le requérant
30. Le requérant estime que sa requête est recevable, en particulier parce qu’elle est différente de celle ayant donné lieu à la décision Lienhardt précitée. Dans cette affaire, l’intéressé avait entamé une procédure devant le juge administratif pour obtenir l’indemnisation du préjudice né de ses conditions de détention mais il s’était abstenu de relever appel du jugement lui accordant l’indemnité dont il dénonçait la faiblesse devant la Cour. Dans son cas, il explique qu’il a épuisé les voies de recours disponibles dans le cadre de la procédure pénale qu’il a intentée : il a relevé appel de la décision de non-lieu et a obtenu gain de cause devant la chambre de l’instruction, dont l’arrêt n’a pas été contesté par le parquet général. La procédure pénale n’est apparue privée de chances de succès que depuis l’arrêt du 20 janvier 2009 rendu par la Cour de cassation dans le cadre d’une autre affaire.
Le requérant soutient que les règles dégagées par la jurisprudence de la Cour en cas de situations dans lesquelles plusieurs voies de droit sont aménagées doivent être appliquées : un requérant doit avoir fait un usage normal des recours internes vraisemblablement efficaces et suffisants et lorsqu’une voie de recours a été utilisée, l’usage d’une autre voie dont le but est pratiquement le même n’est pas exigé (par exemple, Riad et Idiab c. Belgique, nos 29787/03 et 29810/03, § 84, 24 janvier 2008). Le requérant se réfère à l’arrêt Renolde c. France (no 5608/05,CEDH 2008 (extraits)) dans lequel la Cour a jugé qu’il ne pouvait être exigé de la requérante, qui avait entamé une action pénale consécutivement au décès de son frère en détention,d’exercer à l’issue de celle-ci une action en plein contentieux devant les juridictions administratives quand bien même cette dernière avait acquis un degré de certitude suffisant deux ans avant l’introduction de la requête. Le requérant observe que le Gouvernement ne précise pas s’il considère que la décision rendue dans l’affaire Lienhardt remet en cause la jurisprudence Renolde. Selon lui, une telle portée ne saurait être conférée à cette décision car son sens tient à la circonstance que la requête avait été engagée en février 2010, soit postérieurement à la formation d’une jurisprudence permettant la mise en cause de la responsabilité de l’Etat pour faute à raison des conditions de détention, et à la circonstance que l’intéressé, qui avait initié son action devant les juridictions administratives, n’avait pas épuisé les voies de recours devant celles-ci.
31. Le requérant soutient que la voie pénale devait être regardée comme adéquate et que la position de principe adoptée par la Cour de cassation était tout sauf prévisible. Il cite un certain nombre d’autorités s’étant prononcées en ce sens et rappelle que l’arrêt du 20 janvier 2009 a été rendu contre l’avis de l’avocat général près la Cour de cassation. Il y a un paradoxe, selon le requérant, à affirmer que la voie pénale n’était pas adéquate alors que les investigations conduites dans ce cadre par le magistrat instructeur pour établir rétrospectivement la réalité de ses conditions de détention ont été particulièrement approfondies. Le requérant conclut dès lors que la voie pénale présentait, au moment où il l’a engagée, au moins les mêmes chances de succès qu’une action indemnitaire devant les juridictions administratives. C’est ainsi d’ailleurs que la Cour l’avait envisagé lorsqu’elle a rendu une décision d’irrecevabilité dans sa première requête en estimant que dès lors que l’instruction était pendante devant la cour d’appel de Nancy, le grief était prématuré (Canali c. France (déc.), no 26744/05, 13 septembre 2007).
32. Le requérant ajoute que l’action en plein contentieux ne présentait pas de meilleures perspectives de succès que l’on se situe le 27 juillet 2006 (date du dépôt de la plainte avec constitution de partie civile) ou en juillet 2009 (dépôt de la requête devant la Cour). La première décision ouvrant la voie à l’indemnisation n’est intervenue que le 27 mars 2008 (voir la partie droit interne pertinent de l’affaire Lienhardt) et dans la même unité de temps, le tribunal administratif de Strasbourg rendait un jugement énonçant des conditions sévères et dissuasives à la mise en jeu de la responsabilité de l’Etat du fait d’une détention indigne. Il faudra attendre le 29 novembre 2009 pour qu’une autre juridiction, en l’occurrence la cour administrative d’appel de Douai, conforte la position du tribunal administratif de Rouen. Ainsi, on ne saurait considérer, selon le requérant, sauf pour des raisons de pure opportunité, sur la foi d’un seul jugement, que le recours présentait une certitude suffisante.
33. Enfin, le requérant soutient que les tribunaux administratifs, saisis par la voie du référé de l’article R 531-1 du code de justice administrative, considéraient que la demande tendant à la constatation des conditions matérielles de détention ne présentait plus un caractère utile lorsque l’intéressé avait été transféré ou libéré (CAA Nancy, 13 avril 2011, no 11 NC 00152 ; CAA Nantes, 3 juin 2010, no 10 NT 00569). Dans ces conditions, il se demande comme il aurait pu satisfaire aux règles de preuve applicables dans ce contentieux. Il précise qu’il n’avait pas connaissance des éléments contenus dans le dossier de la procédure judiciaire (transmission au magistrat instructeur le 28 septembre 2008, paragraphe 17 ci-dessus).
3. Appréciation de la Cour
a) Principes applicables
34. Il est primordial que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revête un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Grzinčič c. Slovénie, no 26867/02, § 82, 3 mai 2007). La Cour a la charge de surveiller le respect par les Etats contractants de leurs obligations au titre de la Convention. Elle ne peut ni ne doit se substituer aux Etats contractants auxquels il incombe de veiller à ce que les droits et libertés fondamentaux consacrés par la Convention soient respectés et protégés au niveau interne. La règle de l’épuisement des voies de recours internes est donc une partie indispensable du fonctionnement de ce mécanisme de protection. Les Etats n’ont pas à répondre de leurs actes devant un organisme international avant d’avoir eu la possibilité de redresser la situation dans leur ordre juridique interne. Les personnes désireuses de se prévaloir de la compétence de contrôle de la Cour en ce qui concerne les griefs dirigés contre un Etat ont donc l’obligation d’utiliser auparavant les recours qu’offre le système juridique de leur pays (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 65, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV ; Demopoulos et autres c. Turquie (déc.) [GC], nos 46113/99, 3843/02, 13751/02, 13466/03, 10200/04, 14163/04, 19993/04 et 21819/04, § 69, CEDH 2010 (1.3.10)).
La Cour ne saurait trop souligner qu’elle n’est pas une juridiction de première instance ; elle n’a pas la capacité, et il ne sied pas à sa fonction de juridiction internationale, de se prononcer sur un grand nombre d’affaires qui supposent d’établir les faits de base ou de calculer une compensation financière – deux tâches, qui, par principe et dans un souci d’effectivité, incombent aux juridictions internes (Demopoulos, précité ; Łatak c. Pologne (déc.), no 52070/08, 12 octobre 2010).
35. L’article 35 de la Convention ne prescrit toutefois l’épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ceux-ci doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique à l’époque des faits ; dès lors, ils doivent être accessibles, susceptibles d’offrir aux requérants le redressement de leurs griefs et présenter des perspectives raisonnables de succès, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues (Akdivar, précité, § 65-67). Il incombe à l’Etat défendeur de démontrer que ces exigences se trouvent réunies (NA. c. Royaume-Uni, no 25904/07, § 88, 17 juillet 2008). De surcroît, un requérant qui a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante ne saurait se voir reprocher de ne pas avoir essayé d’en utiliser d’autres qui étaient disponibles mais ne présentaient guère plus de chances de succès (Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 39, CEDH 1999‑III ; Joaquim Moreira Barbosa c. Portugal, (déc.), no 65681/01, 29 avril 2004 et NA., précité, § 91 ; Micallef c. Malte [GC], no 17056/06, § 58, CEDH 2009).
36. L’article 35 § 1 de la Convention doit s’appliquer avec une certaine souplesse et sans formalisme excessif. Cela signifie notamment que la Cour doit tenir compte de manière réaliste non seulement des recours prévus en théorie dans le système juridique de la Partie contractante concernée, mais également du contexte juridique et politique dans lequel ils se situent ainsi que de la situation personnelle des requérants (Akdivar, précité, § 69).
b) Application en l’espèce
37. En l’espèce, la Cour observe que le recours indemnitaire sur lequel s’appuie le Gouvernement pour soulever une exception de non épuisement des voies de recours internes dans la présente affaire a déjà été considéré par elle comme effectif à l’égard de requérants qui ne sont plus placés dans une situation de violation continue, c’est à dire ceux qui ont été mais ne sont plus détenus dans des conditions susceptibles de porter atteinte à leur dignité (Lienhardt, précité). Dans l’affaire Lienhardt, le requérant avait obtenu une indemnisation en exerçant ce recours mais n’avait pas fait appel de la décision de première instance pour contester le montant de l’indemnité. Il ne pouvait donc pas se plaindre de l’ineffectivité du recours au motif que l’indemnisation octroyée n’était pas suffisante. L’exigence d’épuisement de cette voie de recours administrative a été confirmée par deux décisions successives dans les affaires Karim Rhazali et autres c. France (no 37568/09, 10 avril 2012) et Martzloff c. France (no 6183/10, 10 avril 2012). Dans la première affaire, alors que la détention des requérants avait cessé et que trois d’entre eux avaient engagé un recours indemnitaire devant les juridictions administratives, la Cour a considéré qu’il était raisonnable d’exiger qu’ils poursuivent leur action jusqu’à son terme en saisissant le Conseil d’Etat de leur grief dans le cadre d’un pourvoi en cassation ; pour les trois autres, qui avaient également saisi la Cour le 3 juillet 2009, et qui n’avaient engagé aucune procédure devant les juridictions nationales, elle a considéré, que dès lors qu’ils avaient été libérés, ils devaient saisir les juridictions administratives d’un recours indemnitaire pour satisfaire à la condition de l’épuisement des voies de recours internes. Dans la seconde affaire, le requérant bien que libéré n’avait engagé aucune procédure et la Cour a réitéré qu’un recours indemnitaire était disponible et adéquat et aurait dû être introduit avant sa saisine.
38. Dans la présente affaire, le requérant a choisi uniquement la voie pénale en déposant une plainte avec constitution de partie civile le 27 juillet 2006 alors qu’il était détenu. A cette époque, la Cour observe que le recours choisi par le requérant était disponible et adéquat. La Cour constate en effet que le requérant a utilisé avec succès cette voie de droit puisque le ministère public n’a pas fait de pourvoi en cassation contre l’arrêt du 1er mars 2007 et que l’information pénale du chef d’hébergement contraire à la dignité humaine s’est poursuivie au moins jusqu’en septembre 2008 (paragraphe 20 ci‑dessus). Il n’est dès lors pas contestable que le requérant a soulevé devant les juridictions judiciaires les arguments qu’il tire de l’article 3 de la Convention.
39. Certes, la Cour observe que la poursuite de l’information ouverte dans le cadre de la procédure pénale qu’a engagée le requérant à l’époque de sa détention litigieuse n’a pas pu prospérer compte tenu de la décision de principe rendue par la Cour de cassation le 20 janvier 2009. La Cour observe que cette décision a mis fin à des divergences jurisprudentielles au sein des juridictions judiciaires et a définitivement fermé la voie pénale pour obtenir la reconnaissance et la réparation de conditions de détention alléguées contraire à l’article 3 de la Convention. Toutefois, la Cour ne partage pas l’avis du Gouvernement selon lequel cette décision impliquait que le requérant engage une deuxième voie de recours pour tenter d’obtenir le redressement de la violation de la Convention qu’il avait déjà alléguée à l’époque de sa détention litigieuse en 2006, et qui avait le même but ainsi que des perspectives raisonnables de succès, comme l’atteste l’arrêt de la cour d’appel de Nancy du 1er mars 2007. La Cour estime, eu égard aux circonstances de la cause, qu’il serait excessif de demander au requérant d’introduire la voie de recours mentionnée par le Gouvernement, alors qu’il a utilisé une voie de droit apparemment effective et suffisante lui permettant de dénoncer la violation alléguée. Dans ces conditions, on ne saurait exiger du requérant qu’il fasse usage d’une nouvelle voie de recours.
40. La Cour rejette l’exception de non-épuisement soulevée par le Gouvernement.
41. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. La Cour relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
42. Sur l’étendue du grief, le requérant se réfère à sa première audition en qualité de partie civile, au cours de laquelle il a dénoncé les conditions de sa détention en cellule mais également hors de celle-ci (paragraphe 19 ci‑dessus). C’est d’ailleurs ainsi qu’ont été orientées les investigations judiciaires ; les témoignages de détenus interrogés dans le cadre de l’exécution de la commission rogatoire délivrée par le juge d’instruction en 2008 font état de locaux extrêmement dégradés, d’insalubrité des installations commune et dénoncent les conséquences de la surpopulation dans la vie de la prison au quotidien.
43. Il expose que la fermeture de la maison d’arrêt de Nancy avait été décidée dès 1999, soit avant même que la situation des prisons françaises ne fasse l’objet d’un vif débat public en l’an 2000 et qu’elle faisait partie des prisons à fermer en priorité en raison de sa vétusté. Celle-ci était en état de permanent surencombrement, et cette surpopulation aggravait sensiblement les effets liés à cette vétusté. Le requérant expose l’état dégradé de la cellule : lit à étage situé à 90 cm des toilettes, bruit et odeurs lors de l’usage des toilettes par l’autre détenu (quand on ne le voyait pas puisque le requérant précise qu’il n’était pas possible de maintenir tout le temps le système de serviette pour cacher ces lieux), chasse d’eau défaillante, aération et éclairement faible (petite fenêtre située en hauteur et obstruée par une succession de barreaux et grillage), froid en hiver. Par ailleurs, d’une manière générale, les locaux étaient sales et gagnés par les cafards, le nombre de douches était insuffisant, des planchers se dégageait une odeur de putréfaction en raison de la forte humidité. Il explique que ces conditions ne pouvaient pas être « compensées » par les autres aspects de la vie en détention. En effet, les activités étaient très limitées et il dit avoir été confiné en cellule en permanence, vingt-deux heures sur vingt-quatre. En particulier, la cour utilisée pour les promenades était si petite (de l’ordre de 50 m2) qu’il n’était pas possible de « tourner » pour les prisonniers qui devaient rester statiques. Une fois toutes les deux semaines, il pouvait se rendre dans une cour plus grande permettant de pratiquer des sports collectifs sur une dalle de goudron.
44. Le Gouvernement reconnaît que la maison d’arrêt de Nancy‑Charles III était une des plus anciennes prisons de France avant sa fermeture en 2009. Il ne conteste pas davantage que cette prison ne permettait pas de faire bénéficier les détenus d’un encellulement individuel. Il rappelle cependant qu’il peut être dérogé en droit interne au principe de l’encellulement individuel en cas d’encombrement, ce qui était le cas en 2006. En l’espèce, la cellule 214-A du requérant était d’une surface de 9 m² qu’il occupait avec un autre détenu. La cellule avait fait l’objet d’une rénovation complète en 2005 et était conforme aux prescriptions énoncées aux articles D. 350 et D. 351 du code de procédure pénale relatifs à la salubrité et à la propreté des locaux en détention.
45. Concernant l’absence de porte devant les toilettes, le Gouvernement fait valoir qu’il y en avait une avant sa dégradation, et qu’elle était remplacée par un rideau permettant d’assurer au moins une séparation visuelle avec le reste de la pièce. S’agissant de leur fonctionnement, il s’en remet à la direction de l’établissement selon laquelle la chasse d’eau était en état de fonctionnement. Le Gouvernement souligne la difficulté à établir la matérialité des faits à plusieurs années de distance. Il ressort cependant des clichés photographiques que ni le robinet ni la cuve ne comportent de trace de calcaire de sorte qu’un écoulement de l’eau peut être présumé. Le requérant au demeurant ne se plaint pas d’une utilisation impossible mais d’incommodité. Concernant la fixation de la table, l’administration a accepté d’y remédier.
46. Le Gouvernement soutient que les doléances du requérant sont combattues par les constatations effectuées par la directrice de la maison d’arrêt sur demande du doyen du juge d’instruction le 18 octobre 2006 ; elles sont en outre, pour certaines, différentes de celles qu’il avait présentées devant les autorités compétentes internes (notamment l’insuffisance de l’aération, la saleté de la cellule et l’insalubrité des locaux de douche). Il affirme que les personnes entendues par le juge d’instruction ont produit des déclarations plus contrastées que ne le fait le requérant. Ainsi, si certaines d’entre elles ont déclaré que la cellule concernée était « complètement dégradée », que les salles de douche étaient « extrêmement sales », voire que « l’intégralité des cellules qui se trouvaient dans le bâtiment A ne présentaient pas des conditions dignes pour héberger des détenus », d’autres ont jugé « moyennes » les mêmes conditions d’incarcération et affirmé ne pouvoir estimer, malgré les « conditions très difficiles » résultant de la vétusté générale de l’établissement, « que celles-ci étaient contraires à la dignité humaine ». Le Gouvernement ajoute enfin que ces témoignages s’accordent presque tous à souligner que la plupart des défectuosités ou dégâts constatés résultaient des dégradations commises par les détenus eux‑mêmes selon un rythme que les réparations faites par l’administration peinaient à égaler.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
47. La Cour renvoie aux principes ressortant de sa jurisprudence tels que récemment rappelés dans les arrêts Ananyev et autres c. Russie (nos 42525/07 et 60800/08, §§ 139 à 159, 10 janvier 2012) et Tzamalis et autres c. Grèce, no 15894/09, §§ 38 à 40, 4 décembre 2012).
b) Application au cas d’espèce
48. La Cour observe à titre liminaire que la prison concernée a fermé ses portes en 2009, soit trois ans après les faits dénoncés, en raison de sa vétusté (paragraphes 25 et 26 ci-dessus).
49. La Cour relève que le requérant a été détenu six mois à la maison d’arrêt de Nancy. La cellule qu’il partageait avec un codétenu mesurait 9 m², ce qui lui permettait de disposer d’un espace individuel de 4,5 m2, réduit cependant par les installations sanitaires (lavabo et toilettes) et les meubles de la cellule (dont une table, un lit superposé, et deux chaises). Un tel taux d’occupation correspond au minimum de la norme recommandée par le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), qui dans son rapport aux autorités françaises en 2003, les invitait à « persévérer dans leurs efforts de désencombrement des établissements [de Loos et Toulon] afin qu’au plus vite le taux d’occupation de toutes les cellules de 9 à 11 m² se situe à un maximum de deux détenus » (CPT/Inf (2004) 6, § 30). Dans son rapport de 2010, le CPT faisait valoir qu’une cellule individuelle de 10,5 m2 occupée par deux détenus est « acceptable sous réserve que les détenus aient la possibilité de passer une partie raisonnable de la journée, au moins huit heures, hors de leur cellule » ([CPT/Inf (2012) 13, § 78). Cela étant, l’espace de vie individuel en l’espèce ne justifie pas, à lui seul, le constat de violation de l’article 3 de la Convention (a contrario, parmi de nombreux exemples, Lind c. Russie, no 25664/05, § 59, 6 décembre 2007 ; Mandić et Jović c. Slovénie, nos 5774/10 et 5985/10, § 77, 20 octobre 2011), une telle violation n’étant retenue que lorsque les requérants disposent individuellement de moins de 3 m² (Ananyev, précité, § 145).
50. Dans les affaires où la surpopulation n’est pas importante au point de soulever à elle seule un problème sous l’angle de l’article 3, la Cour rappelle que d’autres aspects des conditions de détention sont à prendre en compte dans l’examen du respect de cette disposition. Parmi ces éléments figurent la possibilité d’utiliser les toilettes de manière privée, le mode d’aération, l’accès à la lumière et à l’air naturels, la qualité du chauffage et le respect des exigences sanitaires de base. Aussi, même dans des affaires où chaque détenu disposait de 3 à 4 m², la Cour a conclu à la violation de l’article 3 dès lors que le manque d’espace s’accompagnait d’un manque de ventilation et de lumière (Moisseiev c. Russie, no 62936/00, 9 octobre 2008 ; Vlassov c. Russie, no 78146/01, § 84, 12 juin 2008, Babouchkine c. Russie, no 67253/01, § 44, 18 octobre 2007, et Peers c. Grèce, no 28524/95, §§ 70‑72, CEDH 2001-III). De plus, la Cour a souvent considéré qu’un exercice en plein air d’une durée très limitée constituait un facteur qui aggravait la situation du requérant, confiné dans sa cellule pour le reste de la journée sans aucune liberté de mouvement (Gladkiy c. Russie, no 3242/03, § 69, 21 décembre 2010 et Yevgeniy Alekseyenko c. Russie, no 41833/04, § 88, 27 janvier 2011).
51. S’agissant de la présente affaire, la Cour note que le requérant ne disposait que d’une possibilité très limitée de passer du temps à l’extérieur de la cellule. Ainsi, et le Gouvernement ne le conteste pas, l’intéressé affirme avoir été confiné la majeure partie de la journée dans sa cellule sans liberté de mouvement, la seule activité extérieure dont il bénéficiait étant la promenade du matin ou de l’après-midi à l’air libre (paragraphe 19 ci‑dessus) dans une cour de 50 m². Or, la Cour rappelle que selon les normes du (2ème rapport général d’activité (CPT/Inf (92) 3 du 13 avril 1992, cité dans l’arrêt Samaras précité), l’exigence d’après laquelle les prisonniers doivent être autorisés chaque jour à au moins une heure d’exercice en plein air est largement admise comme une garantie essentielle (de préférence, elle devrait faire partie intégrante d’un programme plus étendu d’activité) ; il faut aussi que les aires d’exercice extérieures soient raisonnablement spacieuses. Au regard de ces éléments, la Cour estime que les modalités et la durée très limitées des périodes que le requérant était autorisé à passer hors de la cellule qu’il occupait aggravaient sa situation (voir également, paragraphe 49 ci‑dessus).
52. Concernant l’installation sanitaire et l’hygiène, la Cour rappelle que l’accès, au moment voulu, à des toilettes convenables et le maintien de bonnes conditions d’hygiène sont des éléments essentiels d’un environnement humain et que les détenus doivent jouir d’un accès facile aux installations sanitaires et protégeant leur intimité (Ananyev, précité, §§ 156 et 157). La Cour observe en l’espèce que les toilettes se situaient dans la cellule, sans cloison, avec pour seules séparations un muret et, en l’absence de réparation de la porte, un rideau ; ainsi, le requérant et son compagnon de cellule devaient les utiliser en présence l’un de l’autre, en l’absence d’intimité, étant précisé que le lit était situé à 90 cm de celles-ci. Or, la Cour rappelle que selon le CPT, une annexe sanitaire qui n’est que partiellement cloisonnée n’est pas acceptable dans une cellule occupée par plus d’un détenu (CPT/Inf (2012) 13, précité, § 78). Les photographies fournies par l’administration pénitentiaire au juge d’instruction ne permettent pas de dire que l’installation sanitaire était délabrée ou en mauvais état de fonctionnement ; en revanche, elles démontrent qu’elle n’offrait aucune intimité réelle (voir, par exemple, Mustafayev c. Ukraine, no 36433/05, § 32, 13 octobre 2011 ; Veniosov c. Ukraine, no 30634/05, § 36, 15décembre 2011). Par ailleurs, eu égard aux pièces du dossier, la Cour n’est pas en mesure de confirmer les allégations du requérant quant au délabrement des installations de douche et à la présence de cafards dans les cellules, mais les conditions d’hygiène décrites, notamment le manque de propreté, sont plus que plausibles et reflètent des réalités décrites par des magistrats et des hommes politiques dénonçant la vétusté de l’établissement (paragraphes 25 et 26 ci-dessus).
53. Eu égard à tout ce qui précède, la Cour considère que l’effet cumulé de la promiscuité et des manquements relevés aux règles d’hygiène ont provoqué chez le requérant des sentiments de désespoir et d’infériorité propres à l’humilier et à le rabaisser. Dès lors, la Cour estime que ces conditions de détention s’analysent en un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6 ET 13 DE LA CONVENTION
54. Le requérant se plaint de n’avoir pu accéder au juge pénal pour soumettre son grief relatif à ses conditions de détention. Il invoque les articles 6 et 13 de la Convention.
55. La Cour observe que les arguments du requérant portent principalement sur le fait qu’il n’a pas disposé d’un « recours effectif » devant les juridictions judiciaires pour se plaindre de ses conditions de détention. La Cour se placera donc, pour examiner ce grief, uniquement sous l’angle de l’article 13 de la Convention combiné avec l’article 3, et non sous celui de l’article 6 § 1. L’article 13 de la Convention dispose que :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
56. La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne devant une instance habilitée à examiner le contenu d’un « grief défendable » fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié. La portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les Etats contractants varie en fonction de la nature du grief du requérant ; toutefois le recours exigé par l’article 13 doit toujours être « effectif » en pratique comme en droit. L’« effectivité » d’un « recours » au sens de l’article 13 ne dépend pas de la certitude d’une issue favorable pour le requérant. De même, l’« instance » mentionnée par cette disposition n’a pas besoin d’être une institution judiciaire, mais alors ses pouvoirs et les garanties qu’elle présente entrent en ligne de compte pour apprécier l’effectivité du recours s’exerçant devant elle. En outre, l’ensemble des recours offerts par le droit interne peut remplir les exigences de l’article 13,même si aucun d’eux n’y répond en entier à lui seul (Payet c. France, no 19606/08, § 127, 20 janvier 2011).
57. La Cour rappelle qu’elle a jugé excessif, au regard de la règle de l’épuisement des voies de recours internes, d’exiger du requérant qu’il engage une seconde voie de recours pour obtenir le redressement de la violation alléguée de l’article 3, alors qu’il avait déposé une plainte avec constitution de partie civile qui, à l’époque de sa détention, en 2006, était un recours apparemment effectif et suffisant (paragraphe 39 ci‑dessus). Elle note cependant que lorsque la voie pénale a été fermée par l’arrêt de la Cour de cassation du 20 janvier 2009, le recours indemnitaire devant la juridiction administrative restait disponible pour se plaindre de conditions de détention contraires à la dignité. Dans ces conditions, la Cour estime que le requérant ne peut soutenir que la décision rendue par la Cour de cassation l’a privé de tout recours effectif.
Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que ce grief doit être rejeté pour défaut manifeste de fondement conformément à l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
58. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
59. Le requérant réclame 15 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi. Il se fonde sur le niveau de majoration d’indemnisation décidé par la Cour de cassation (paragraphe 25 ci-dessus) à la suite d’une décision de relaxe, en considération des conditions de détention indignes à la maison d’arrêt de Nancy (15 000 EUR s’agissant d’une incarcération de trente‑deux jours).
60. Le Gouvernement juge la demande excessive. Il estime qu’une comparaison de la situation du requérant avec celle de la personne relaxée et indemnisée est infondée. Selon lui, en cas de violation, un montant de 600 EUR pourrait être alloué au requérant.
61. La Cour considère que le requérant a subi un préjudice moral certain en raison de ses conditions de détention et qu’il a le droit à une indemnité. Elle considère qu’il y a lieu d’octroyer au requérant 10 000 EUR au titre du préjudice moral.
B. Frais et dépens
62. Le requérant demande également 4 784 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.
63. Selon le Gouvernement, le montant réclamé n’appelle pas d’observations particulières.
64. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 4 784 EUR pour la procédure devant la Cour et l’accorde au requérant.
C. Intérêts moratoires
65. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’article 3 de la Convention recevable et le restant de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit,
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention,
– 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral et
– 4 784 EUR (quatre mille sept cent quatre-vingt-quatre euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par le requérant, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 avril 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek – Greffière
Mark Villiger – Président