AFFAIRE SOTO SANCHEZ c. ESPAGNE
(Requête no 66990/01)
ARRÊT
STRASBOURG
25 novembre 2003
DÉFINITIF
25/02/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Soto Sanchez c. Espagne,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
SirNicolas Bratza, président,
M.M. Pellonpää,
MmeV. Strážnická,
MM.M. Fischbach,
J. Casadevall,
S. Pavlovschi, juges,
A. Pastor Ridruejo, juge ad hoc,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 20 mai 2003 et 4 novembre 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 66990/01) dirigée contre le Royaume d’Espagne et dont un ressortissant de cet Etat, M. Diego Soto Sanchez (« le requérant »), a saisi la Cour le 31 juillet 2000 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Jacinto Romera Martínez, avocat à Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») était représenté par son agent, M. Javier Borrego Borrego, chef du service juridique des droits de l’homme du ministère de la Justice jusqu’au 31 janvier 2003. Il est représenté depuis cette date par M. Ignacio Blasco Lozano, nouvel agent du Gouvernement et chef du service juridique des droits de l’homme du ministère de la Justice.
3. Le requérant alléguait en particulier que sa cause n’avait pas été entendue dans un délai raisonnable par le Tribunal constitutionnel (article 6 § 1 de la Convention). Le requérant invoquait également l’article 8 § 1 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. J. Borrego Borrego, juge élu au titre de l’Espagne (article 28), le Gouvernement a désigné M. A. Pastor Ridruejo pour siéger en qualité de juge ad hoc, à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
5. Par une décision du 20 mai 2003, la chambre a déclaré la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention tout en réservant la question de l’épuisement des voies de recours internes. Elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.
6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. Le requérant est un ressortissant espagnol, né en 1943 et résidant à Barcelone.
8. Fin 1990, le juge central d’instruction no 5 de l’Audiencia Nacional engagea une enquête judiciaire pour trafic de stupéfiants. Dans le cadre de cette procédure, il ordonna, par diverses ordonnances, la mise sur écoute de plusieurs téléphones que possédaient ou utilisaient des personnes soupçonnées d’appartenir à un réseau international de trafic de drogue. Au terme d’une importante investigation policière, les 19 et 20 janvier 1991, le requérant ainsi que plusieurs autres personnes furent arrêtés et placés en détention provisoire. A la suite de ces investigations, une grande quantité de cocaïne, dissimulée dans une voiture utilisée par l’un des membres du réseau et dans plusieurs appartements, fut saisie par la police. Par ailleurs, un camion pourvu de caches pour le transport camouflé de marchandises, loué par un membre de l’organisation, fut également découvert.
9. Au terme de l’instruction, le requérant fut renvoyé, en compagnie de plusieurs autres personnes, en jugement devant la chambre pénale de l’Audiencia Nacional. Il était accusé de délit monétaire, des délits de recel de trafic de drogue, de faux en écritures publiques et privées et de corruption active. Dans son mémoire en défense, le requérant sollicita notamment la nullité des preuves obtenues à la suite des écoutes téléphoniques qu’il estimait contraires au droit.
1) Procédure devant l’Audiencia Nacional
10. Par un jugement contradictoire du 26 juin 1993, rendu après la tenue d’une audience publique, l’Audiencia Nacional reconnut coupable le requérant de recel de trafic de drogue, d’un délit monétaire et de faux en documents privés, et le condamna à la peine de quatre ans et deux mois d’emprisonnement ainsi qu’au paiement de plusieurs amendes pénales, dont certaines assorties de la contrainte par corps. En revanche, elle le relaxa pour les délits de faux en écritures publiques et corruption active.
2) Procédure en cassation devant le Tribunal suprême
11. Contre ce jugement, le requérant forma un pourvoi en cassation devant le Tribunal suprême. Dans son mémoire en défense, il alléguait la violation du droit à un procès équitable (article 24 de la Constitution) en raison notamment de la violation du principe de la présomption d’innocence et du droit à utiliser les moyens de preuve pertinents pour sa décharge. Il se plaignit également que les écoutes téléphoniques réalisées durant les investigations judiciaires et policières avaient porté atteinte à son droit au secret des communications (article 18 de la Constitution).
12. Par deux arrêts du 31 octobre 1994, le Tribunal suprême, faisant droit en partie au pourvoi du ministère public, déclara le requérant coupable du délit de recel de trafic de drogue avec la circonstance aggravante d’appartenance à un groupe organisé, porta la peine d’emprisonnement à neuf ans, et le condamna au paiement d’une amende de 70 millions de pesetas.
3) Procédure du recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel
13. Invoquant les articles 24 §§ 1 et 2 (droit à un procès équitable et respect du principe de la présomption d’innocence) et 18 § 3 (respect du secret des communications) de la Constitution, le requérant forma le 28 novembre 1994 un recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Dans son recours, il se plaignait en particulier du refus d’audition lors de l’audience publique devant l’Audiencia Nacional des cassettes contenant l’enregistrement des conversations interceptées durant l’instruction et d’avoir été condamné sur la base des écoutes téléphoniques uniquement. Il faisait valoir également que le Tribunal suprême l’avait condamné à une peine supérieure à celle sollicitée par le ministère public en application de la circonstance aggravante d’appartenance à un groupe organisé concernant le délit de recel de trafic de drogue.
14. Par une décision du 29 mai 1995, la quatrième chambre du Tribunal constitutionnel déclara recevable le recours d’amparo. Entre cette date et le 11 juin 1996, divers actes de procédure furent réalisés par le Tribunal constitutionnel.
Par ailleurs, le 3 juillet 1995, le Tribunal constitutionnel avait rejeté une demande présentée par le requérant tendant au sursis à exécution de l’arrêt du Tribunal suprême. Une nouvelle demande de sursis fut rejetée le 9 décembre 1997.
15. Le 24 septembre 1997, le requérant adressa un mémoire au Tribunal constitutionnel en faisant observer qu’il avait introduit son recours d’amparo en novembre 1994, et demanda son examen dans les plus brefs délais. Les 29 décembre 1997 et 29 juin 1998, le requérant réitéra sa demande tendant à ce que le recours d’amparo soit examiné avec célérité. Il sollicita également la suspension de l’exécution de la peine jusqu’à ce que l’arrêt du Tribunal constitutionnel soit rendu.
16. Le 9 mars 2000, le Tribunal constitutionnel adressa une communication à l’Audiencia Nacional afin de savoir si une demande en révision concernant le délit monétaire d’exportation illégale de monnaie avait été introduite par le requérant. Le 27 mars 2000, le président de la deuxième section de la chambre pénale de l’Audiencia Nacional transmit la décision du 24 mars 2000 portant révision de la condamnation du requérant quant au délit monétaire par suite de la dépénalisation des faits reprochés. Le ministère public présenta le 27 avril 2000 des observations complémentaires concernant le délit monétaire.
17. Par un arrêt du 16 mai 2000, notifié au requérant le 26 mai 2000, le Tribunal constitutionnel rejeta le recours d’amparo s’agissant du grief portant sur l’illégalité des écoutes téléphoniques et lui accorda l’amparo quant au grief tiré de l’augmentation par le Tribunal suprême de la peine de prison à neuf ans.
18. Examinant la décision du Tribunal suprême de porter la peine de prison à neuf ans, la haute juridiction estima qu’il n’avait pas donné les arguments ou motifs l’ayant conduit à augmenter la peine au-delà de la peine de sept ans requise par le ministère public. En conséquence de quoi, le Tribunal constitutionnel annula l’arrêt du Tribunal suprême du 31 octobre 1994 sur ce point, et ordonna la rétroaction de la procédure pour permettre au Tribunal suprême de rendre une autre décision conforme au droit constitutionnel violé.
4) Réexamen de l’affaire par le Tribunal suprême
19. En application de cet arrêt, l’affaire fut renvoyée devant le Tribunal suprême. Dans le mémoire qu’il déposa devant celui-ci, le requérant sollicita que la durée excessivement longue de la procédure soit prise en compte pour une réduction de la peine de prison. Par un arrêt du 12 juin 2000, le Tribunal suprême, après avoir rejeté la demande du requérant tendant à une réduction de la peine en raison de la longueur de la procédure, porta la peine de prison à sept ans.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
20. Constitution
Article 24 § 2
« Toute personne a droit (…) à un procès tenu publiquement et sans délai injustifié (…) »
Article 106 § 2
« Conformément à ce qui est établi par la loi, les particuliers ont droit à être indemnisés pour tous les dommages causés à leurs biens et à leurs droits, sauf cas de force majeure, lorsque le dommage est le résultat du fonctionnement des services publics. »
Article 121
« Les préjudices résultant d’erreurs judiciaires et ceux résultant d’un fonctionnement défectueux de l’administration de la justice donnent droit à indemnisation à charge de l’Etat, conformément à la loi. »
21. Loi organique relative au Pouvoir judiciaire (LOPJ) 6/1985 du 1er juillet 1985
Article 292
« 1. Toute victime d’un préjudice résultant d’une erreur judiciaire ou d’un fonctionnement anormal de la justice a droit à être indemnisée par l’Etat, sauf en cas de force majeure, conformément à ce qui est prescrit dans le présent Titre.
2. En tout état de cause, le préjudice allégué doit être effectif, financièrement quantifiable et individualisé, qu’ il s’agisse d’une personne ou d’un groupe de personnes. »
Article 293 § 2
« Dans les cas d’erreur judiciaire comme dans ceux de fonctionnement anormal de la justice, l’intéressé adresse sa demande d’indemnisation au ministère de la Justice.
La requête est examinée selon les dispositions applicables en matière de responsabilité patrimoniale de l’Etat. La décision du ministère de la Justice peut faire l’objet d’un recours contentieux-administratif. Le droit à indemnisation se prescrit dans le délai d’un an à partir du moment où il aurait pu être exercé. »
22. Loi organique sur le Tribunal constitutionnel
Article 44-1 C)
« Les violations des droits et garanties susceptibles de protection constitutionnelle (…) ne peuvent faire l’objet d’un recours d’amparo que (…) si la violation en cause a été alléguée formellement lors de la procédure en question, et aussitôt après sa commission, lorsque cela est possible. »
Titre VII : Des dispositions communes en matière de procédure
Article 80
« Ont un caractère supplétif aux dispositions de la présente loi : les dispositions de la LOPJ et du code de procédure civile en matière de comparution devant les tribunaux, les jours ouvrables, le calcul des délais, les délibérations et votes, la forclusion, le renoncement et le désistement, la langue officielle et la police d’audience. »
EN DROIT
23. Le requérant se plaint que la durée de la procédure d’amparo qu’il a introduite le 28 novembre 1994, et qui s’est achevée avec l’arrêt du Tribunal constitutionnel du 16 mai 2000, a dépassé le délai raisonnable prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente se lit comme suit :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…) »
I. SUR L’EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
24. La Cour doit d’abord examiner si le requérant a épuisé les voies de recours internes.
1. Thèses des comparants
a) Le Gouvernement
25. Le Gouvernement excipe d’une exception d’irrecevabilité fondée sur le non-épuisement des voies de recours internes. A cet égard, il rappelle qu’en droit espagnol, le droit à un procès dans un délai raisonnable est garanti par un recours tant que la procédure est pendante et, lorsque celle-ci est achevée, au moyen d’un recours en réparation pécuniaire. Dans le cas présent, le requérant se plaint de la durée de la procédure devant le Tribunal constitutionnel et demande à la Cour de lui accorder une indemnisation en guise de réparation. Le Gouvernement souligne cependant que le requérant a omis d’épuiser les voies de recours disponibles en droit interne, en particulier, la voie prévue aux articles 292 et suivants de la LOPJ, recours jugé efficace par la Cour à plusieurs reprises. Le Gouvernement rappelle que cette voie de recours a été jugée efficace par la Cour dans l’affaire Caldas Ramirez de Arellano c. Espagne (déc.), no 68874/01, CEDH 2003-… La conclusion de la Cour trouve son fondement sur la lecture combinée des articles 80 de la loi organique du Tribunal constitutionnel et 292 et suivants de la LOPJ ainsi que sur l’article 106 § 2 de la Constitution. Il ajoute, par ailleurs, que le requérant peut présenter, au cas où la Cour rejetterait la requête pour non-épuisement des voies de recours internes, une demande d’indemnisation auprès du ministère de la Justice selon la procédure citée antérieurement.
b) Le requérant
26. Le requérant estime pour sa part que si le recours d’amparo avait été examiné plus rapidement, il n’aurait pas purgé une peine de prison aussi longue. En outre, il considère que la voie de recours des articles 292 et suivants de la LOPJ n’est pas adéquate en l’occurrence. Il considère que l’éventuelle violation du droit à un procès dans un délai raisonnable devant le Tribunal constitutionnel relève exclusivement de la compétence de la Cour européenne des Droits de l’Homme qui, après constatation de la violation, devrait lui accorder une indemnisation.
2. Appréciation de la Cour
27. La Cour rappelle qu’en vertu de la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants pour lui permettre d’obtenir réparation des violations qu’il allègue, étant entendu qu’il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours invoqué était effectif et disponible tant en théorie qu’en pratique à l’époque des faits, c’est-à-dire qu’il était accessible et susceptible d’offrir au requérant le redressement de ses griefs, et qu’il présentait des perspectives raisonnables de succès (voir, parmi d’autres références, Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1210, § 66).
28. A cet égard, la Cour observe que, dans le système juridique espagnol, toute personne estimant que la procédure à laquelle elle est partie souffre de délais excessifs peut, après s’être vainement plainte auprès de la juridiction chargée de l’affaire, saisir le Tribunal Constitutionnel d’un recours d’amparo sur le fondement de l’article 24 § 2 de la Constitution. Cette voie de recours auprès du Tribunal constitutionnel vise à empêcher la continuation devant les juridictions ordinaires de la violation alléguée.
29. Par ailleurs, les articles 292 et suivants de la LOPJ offrent la possibilité au justiciable, une fois la procédure terminée, de saisir le ministère de la Justice d’une demande en réparation pour fonctionnement anormal de la justice. Elle relève que selon la jurisprudence administrative en la matière (Gonzalez Marín c. Espagne (déc.) no 39521/98, CEDH 1999-VII), la durée déraisonnable de la procédure est assimilée à un fonctionnement anormal de l’administration de la justice. Elle observe, par ailleurs, que la décision du ministre peut faire l’objet d’un recours contentieux devant les juridictions administratives.
30. La Cour a jugé que cette voie de droit permettait en principe de remédier à une violation alléguée du droit de voir sa cause entendue par les juridictions espagnoles dans un « délai raisonnable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, et constituait dès lors un recours qui devait être exercé (voir, par exemple, pour une procédure contentieuse-administrative, Fernández-Molina González et autres c.Espagne (déc), no 64359/01, CEDH 2002-IX).
31. S’agissant plus particulièrement de la durée de la procédure devant le Tribunal constitutionnel, la Cour a eu l’occasion de se prononcer sur l’efficacité de la voie de recours prévue aux articles 292 et suivants de la LOPJ dans sa décision sur la recevabilité rendue dans l’affaire Caldas Ramirez de Arellano, citée par le Gouvernement dans ses observations. Dans cette affaire, la Cour accueillit favorablement l’exception préliminaire tirée du non-épuisement des voies de recours internes et estima que le requérant aurait dû exercer la voie de recours en question.
32. Le Gouvernement demande à la Cour d’appliquer ce précédent jurisprudentiel à la présente requête. Le requérant s’y oppose.
33. La Cour relève que la présente affaire présente certaines différences par rapport à l’affaire Caldas Ramirez de Arellano où le requérant omit de se plaindre, expressément ou en substance, de la durée de son recours d’amparo auprès du Tribunal constitutionnel. En effet, dans la présente affaire, le requérant, à trois reprises pas moins, s’adressa à la haute juridiction afin que son recours d’amparo soit examiné avec célérité (cf., paragraphe 15 ci-dessus). Par ailleurs, il ne ressort pas du dossier que le Tribunal constitutionnel ait donné la moindre explication justifiant la durée d’examen du recours. Or, une réponse du Tribunal constitutionnel reconnaissant et expliquant la durée de la procédure aurait pu servir de base légale au requérant pour demander réparation au titre des articles 292 et suivants de la LOPJ.
34. En définitive, la Cour estime que, eu égard aux circonstances de la cause, il serait excessif de demander au requérant d’intenter le recours mentionné par le Gouvernement, d’autant plus que, à la différence d’autres affaires concernant les juridictions ordinaires, celui-ci n’a fourni aucun exemple de cas où une personne placée dans une situation analogue aurait obtenu une réparation adéquate pour les retards accusés dans le cadre d’une procédure d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Or, il appartient à l’Etat qui excipe du non-épuisement des voies de recours internes d’établir l’existence de recours efficaces et suffisants. Il s’ensuit que l’exception d’irrecevabilité fondée sur le défaut d’épuisement des voies de recours doit être rejetée.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
35. La période à considérer a commencé le 28 novembre 1994, date d’introduction par le requérant du recours d’amparo devant le Tribunal constitutionnel. Elle s’est achevée le 16 mai 2000 avec l’arrêt du Tribunal constitutionnel.
36. La durée en cause est donc de cinq ans, cinq mois et dix-huit jours.
37. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée de la procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir parmi beaucoup d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999-II).
38. Pour le requérant la durée en cause est manifestement excessive et ne repose sur aucune justification sérieuse.
39. Le Gouvernement souligne que le requérant était l’un des cinquante-quatre accusés d’un procès fleuve connu en Espagne sous le nom d’operación Nécora avec un dossier d’instruction composé de 22 000 pages. Ce procès a donné lieu à de multiples recours d’amparo qui ont dû être traités par le Tribunal constitutionnel démontrant par-là l’extrême complexité de l’affaire.
40. La Cour constate que pour expliquer la durée de la procédure devant le Tribunal constitutionnel, le Gouvernement se borne à invoquer la complexité de la procédure au fond, sans apporter aucun élément concret pouvant justifier la durée en question. En particulier, il ne fournit aucune information sur les éventuels actes réalisés pendant un laps de temps important allant du 9 décembre 1997, date du rejet d’une demande de sursis à exécution de l’arrêt du Tribunal suprême présentée par le requérant, au 9 mars 2000, date à laquelle, la haute juridiction adressa une communication à l’Audiencia Nacional afin de savoir si une demande en révision concernant le délit monétaire d’exportation illégale de monnaie avait été introduite par le requérant. Par ailleurs, il ne reproche pas au requérant d’avoir retardé la procédure par son comportement.
41. Il est à noter également que l’enjeu de l’affaire pour le requérant était important, vu notamment que la peine de quatre ans et deux mois d’emprisonnement, initialement prononcée par l’Audiencia Nacional, avait été porté à neuf ans par le Tribunal suprême, peine qu’il purgeait au moment de l’introduction du recours d’amparo.
42. En conclusion, à la lumière des critères dégagés par la jurisprudence et compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce, la Cour considère que la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à la condition du délai raisonnable. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
43. A cet égard, la Cour rappelle qu’il incombe aux Etats contractants d’organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs juridictions puissent garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive dans un délai raisonnable (voir, par exemple, l’arrêt Diaz Aparicio c. Espagne, no 49468/99, § 23, 11 octobre 2001).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
44. Aux termes de l‘article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
45. Le requérant estime être en droit de demander, à titre de dédommagement du préjudice subi en raison de la durée de la procédure, la somme de 200 000 EUR.
46. Le Gouvernement considère excessif le montant sollicité.
47. La Cour estime qu’il est indéniable que le requérant a subi un préjudice moral que le simple constat de la violation ne suffit pas à effacer. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière et statuant en équité comme le veut l’article 41, la Cour décide d’allouer au requérant la somme de 6 000 EUR au titre des dommages subis.
B. Frais et dépens
48. Le requérant sollicite au titre des frais d’avocat la somme de 12 000 EUR. Il ne fournit aucun justificatif.
49. Le Gouvernement estime la demande excessive.
50. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 60 § 2 de son règlement, les requérants doivent joindre à leurs prétentions au titre de l’article 41 les «justificatifs nécessaires, faute de quoi la chambre peut rejeter la demande, en tout ou en partie ». Elle constate qu’en l’espèce, le requérant ne produit aucun justificatif à l’appui de sa demande au titre des frais et dépens, alors qu’il a été dûment informé par le greffe des prescriptions de l’article 60 § 2.
51. Ceci étant, relevant que le requérant était représenté devant la Cour et qu’il a, en conséquence, nécessairement eu certains frais, la Cour estime qu’il ne serait pas équitable de rejeter intégralement sa demande au motif qu’il a omis de produire les justificatifs requis. Elle estime par contre que, dans ces circonstances, il n’y a pas lieu d’allouer la totalité du montant réclamé, et lui octroie 1 500 EUR.
C. Intérêts moratoires
52. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,
1. Rejette l’exception préliminaire du Gouvernement ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
3. Dit
a) que l‘Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 6 000 EUR (six mille euros) pour le dommage subi ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 25 novembre 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’BoyleNicolas Bratza
GreffierPrésident