CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 14565/04
présentée par VP DIFFUSION SARL
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 26 août 2008 en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Rait Maruste,
Jean-Paul Costa,
Karel Jungwiert,
Renate Jaeger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Zdravka Kalaydjieva, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 5 avril 2004,
Vu la décision de la Cour d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de l’affaire, comme le permet l’article 29 § 3 de la Convention,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, la VP Diffusion Sarl, est une société anonyme à responsabilité limitée ayant son siège social à Nice. Elle est représentée devant la Cour par M. R. Pradier, gérant de la société. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
La requérante est une société ayant pour objet principal la maintenance d’équipements publicitaires installés notamment dans les officines de pharmacie.
En janvier 1991, M. R. P. et sa compagne Mme M.-D. V. furent recrutés par la société IMR qui leur proposa un partenariat commercial en vue d’agir au sein des officines pharmaceutiques sur un secteur à développer sous réserve que ceux-ci s’engagent à créer une société de prestations de services. M. P. et Mme V. créèrent alors la VP Diffusion, les deux premières lettres étant les initiales de leurs patronymes. En 1996, la société de communication Groupe Trade Marketing Services (GTMS) fut créée afin de remplacer la société IMR au sein des bureaux de tabac.
Le 9 novembre 1999, la GTMS assigna la société requérante en référé afin qu’il lui soit ordonné de cesser ses comportements illicites à son égard, notamment de cesser de la dénigrer verbalement et de divulguer des articles de presse ayant pour but de la discréditer. Par une ordonnance de référé du 7 janvier 2000, le président du tribunal de commerce de Nice débouta le GTMS de toutes ses demandes.
Par la suite, par un jugement du 5 avril 2001, le tribunal de commerce de Nice débouta la société requérante de ses demandes d’indemnisation pour brusque rupture des relations commerciales décidée par le Groupe Trade Marketing Services.
La requérante releva appel de ce jugement le 18 mai 2001.
Le 16 septembre 2003, la cour d’appel d’Aix-en-Provence confirma quant au fond le jugement susmentionné. Elle débouta la société requérante de toutes ses prétentions et la condamna aux dépens ainsi qu’au règlement des frais d’avoués de la partie adverse. Elle avait auparavant déclaré irrecevables les conclusions de la requérante signifiées le 6 juin 2003 par ses avocats Me D. et Me B., car déposées après l’ordonnance de clôture du 27 mai 2003 (article 783 du nouveau code de procédure civile).
A cette époque, la société requérante connaissait déjà des difficultés financières et son bilan arrêté au 31 décembre 2002 faisait apparaître un déficit comptable net de 14 091 euros.
Le 29 octobre 2003, la requérante sollicita l’aide juridictionnelle pour se pourvoir en cassation.
Se fondant sur les articles 2 et 22 de la loi du 10 juillet 1991, le bureau d’aide juridictionnelle de la Cour de cassation rejeta, le 18 novembre 2003, la demande au motif qu’elle émanait d’une personne morale à but lucratif.
Les démarches entreprises par la société requérante afin de mettre en cause la responsabilité de ses avocats restèrent sans succès.
Depuis le 31 décembre 2004, la société requérante n’existe plus.
B. Le droit interne pertinent
L’article 2 de la loi 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l’aide juridique dispose :
« Les personnes physiques dont les ressources sont insuffisantes pour faire valoir leurs droits en justice peuvent bénéficier d’une aide juridictionnelle. (…) Son bénéfice peut être exceptionnellement accordé aux personnes morales à but non lucratif ayant leur siège en France et ne disposant pas de ressources suffisantes. (…) »
Selon l’article 7 de la même loi :
« (…) en outre, en matière de cassation, l’aide juridictionnelle est refusée au demandeur si aucun moyen de cassation sérieux ne peut être relevé. »
C. Le droit comparé pertinent
Une étude comparative de la législation et de la pratique de trente-deux Etats parties à la Convention permet de distinguer trois approches différentes quant à la possibilité pour les personnes morales d’obtenir l’aide judiciaire.
Dans la plupart des Etats, la législation exclut toute sorte d’aide aux personnes morales, que ce soit l’aide juridictionnelle ou des exonérations des frais de procédure (l’Albanie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Bosnie-Herzégovine, l’Irlande, l’Italie, la Lettonie, le Luxembourg, Malte, la Moldovie, la Roumanie, le Royaume-Uni et la Serbie).
D’autres Etats accordent cette possibilité uniquement aux personnes morales à but non lucratif, comme la France, la Grèce, le Portugal, la Slovénie, l’Espagne et la Turquie.
Enfin, il y a des Etats dans lesquels les personnes morales, y compris les sociétés commerciales, peuvent solliciter et obtenir, dans certaines conditions, l’aide judiciaire. En Autriche, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Pologne, il n’y a aucune distinction entre personnes physiques et sociétés commerciales quant aux conditions d’octroi d’une telle aide. En revanche, en Belgique, en Estonie, en Finlande, en Russie, en Suède et en Suisse, les sociétés commerciales peuvent prétendre à une certaine forme d’assistance judiciaire (notamment l’exonération des frais de procédure), mais dans des circonstances exceptionnelles (comme, par exemple, en cas de faillite).
GRIEFS
Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, la société requérante se plaint de la violation de son droit d’être assistée gratuitement d’un avocat dévolu à toute personne dépourvue des moyens financiers.
Invoquant l’article 14 de la Convention, la société requérante s’estime victime d’une discrimination fondée sur la fortune, en raison du refus de la Cour de cassation de lui accorder l’aide juridictionnelle pour se pourvoir en cassation.
Invoquant l’article 17 de la Convention, la société requérante soutient que « la justice française, consciente de la précarité financière de la requérante, fait volontairement la sourde oreille à ses démarches, attendant avec impatience la faillite financière qui engendrerait l’extinction de l’affaire de la requérante ».
EN DROIT
La société requérante dénonce le fait que le bureau d’aide juridictionnelle de la Cour de cassation ait rejeté sa demande d’aide juridictionnelle, la privant ainsi d’un procès équitable et de l’égalité de moyens vis-à-vis de la partie adverse. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, qui dans sa partie pertinente dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
Le Gouvernement s’appuie sur la jurisprudence de la Cour pour souligner que la Convention n’oblige pas à accorder l’aide judiciaire dans toutes les contestations en matière civile. Il prétend que la décision de rejet d’octroi d’aide juridictionnelle en l’espèce ne vide pas de sa substance l’article 6 § 1, car elle répond à un but légitime et respecte un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens déployés et le but visé.
Le Gouvernement reconnaît que l’article 2 de la loi du 10 juillet 1991 exclut du bénéfice de l’aide judiciaire les personnes morales à but lucratif, telle la société requérante. Selon lui, cette exclusion trouve, en droit français, son origine et sa justification dans le régime fiscal de l’aide juridique. Les règles relatives à l’impôt sur les sociétés et plus précisément aux bénéfices industriels et commerciaux, réservent aux seules personnes morales redevables de cet impôt, qu’elles soient en situation bénéficiaire ou déficitaire, la possibilité de déduire de leur résultat fiscal imposable la totalité de leurs frais de procès, notamment les honoraires d’avocat, à l’exception des pénalités ou amendes. Les sociétés peuvent constituer des provisions pour litige dans leur bilan à la condition que celui-ci ne soit pas tranché à la date de clôture de l’exercice, ce qui était le cas en l’espèce.
Le Gouvernement souligne que la société requérante invoque un résultat comptable déficitaire, alors qu’elle aurait pu se prévaloir des règles relatives à l’impôt sur les sociétés lui permettant de reporter ses déficits conformément au principe du report en avant ou du report en arrière (articles 209 et 220 quinquies du code général des impôts). La société requérante aurait ainsi pu considérer son déficit comme une charge imputable sur l’exercice fiscal suivant. Elle aurait également pu imputer le déficit sur les bénéfices des trois dernières années précédant l’exercice déficitaire, ce qui aurait fait naître une créance sur le Trésor correspondant à l’excédent d’impôt antérieurement versé, cette créance étant remboursable au terme d’une période de cinq ans lorsqu’elle n’a pas été utilisée dans ce délai pour le paiement de l’impôt sur les sociétés.
Le Gouvernement affirme que le dispositif français de l’aide juridictionnelle est conforme aux standards de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. La Directive 2003/8/CE du Conseil du 27 janvier 2003 (visant à améliorer l’accès à la justice dans les affaires transfrontalières), l’Accord européen sur la transmission des demandes d’aide judiciaire du 21 janvier 1977 et la Convention tendant à faciliter l’accès international à la justice (conférence de La Haye du droit international privé) du 25 octobre 1980, excluent les personnes morales du bénéfice de l’aide juridictionnelle. C’est aussi le choix de la Belgique, l’Italie, Chypre, la Lituanie, la Finlande, la Suède, le Royaume-Uni, l’Autriche, l’Espagne, la Slovénie, les Pays-Bas et le Luxembourg.
Enfin, selon le Gouvernement, le principe de proportionnalité serait respecté car la décision de refus d’octroi n’a pas affecté la faculté de la société requérante de faire valoir ses griefs devant la Cour de cassation.
La société requérante soutient que la procédure était « bâclée » tant en première instance qu’en appel, suite à la dissimulation des pièces importantes et des erreurs de procédures commises par ses propres avocats.
La société requérante rétorque que l’article 2 de la loi du 10 juillet 1991 est dénué de tout souci égalitaire du fait qu’il ne prend pas en compte les faibles moyens, voire les moyens financiers inexistants d’une micro-société à client unique, composée de deux salariés, victime d’un groupe ultra-puissant qui aurait créé sa fortune avec l’aide de l’Etat et qui aurait soumis la société requérante à des baisses de tarif tellement agressives que celle-ci était bien en peine de constituer une réserve d’argent. Le gérant de la société requérante était rémunéré au taux mensuel du Smic et ne s’est pas versé de salaire pendant cinq ans afin de pouvoir payer les charges afférentes à sa société et éviter sa mise en faillite.
La société requérante fournit un résumé de ses bilans de 1996 à 2006 d’où il ressort qu’à partir de 1999, année de la rupture avec la société GTMS, le résultat net comptable de son exercice était déficitaire en 1999, 2000, 2002, 2003, 2005 et 2006.
La Cour rappelle que selon sa jurisprudence, un Etat qui se dote d’une Cour de cassation a l’obligation de veiller à ce que les justiciables jouissent auprès d’elle des garanties fondamentales de l’article 6 (Ekbatani c. Suède, arrêt du 26 mai 1988, série A no 134, p. 12, § 24). La manière dont l’article 6 § 1 s’y applique dépend des particularités de la procédure en cause. Pour en juger, il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la juridiction de cassation, les conditions de recevabilité d’un pourvoi pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (voir, parmi d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2956, § 37 et Mohr c. Luxembourg (déc.), no 29236/95, 20 avril 1999).
La Cour note qu’en l’espèce, il s’agit d’une question d’accès de la société requérante à la Cour de cassation. Même si la représentation par un avocat était obligatoire, la Cour n’estime pas que la requérante a subi une atteinte à la substance même de son droit à un tribunal. A cet égard, la Cour relève que la société requérante a pu saisir le tribunal de première instance et la cour d’appel, où elle était représentée par un avocat et où elle a pu faire valoir tous ses arguments dans le respect des exigences de l’article 6 § 1.
La Cour rappelle en outre que la Convention ne donne à un plaideur, dans une procédure concernant ses droits de caractère civil, aucun droit automatique de bénéficier d’une aide juridictionnelle ou d’être représenté par un avocat (voir, par exemple, Del Sol c. France, no 46800/99, CEDH 2002‑II ou Essaadi c. France, no 49384/99, 26 février 2002). Néanmoins, le manquement à fournir à une personne l’assistance d’un avocat peut porter atteinte à l’article 6 lorsque cette assistance est indispensable à un accès effectif au tribunal, soit parce que, entre autres, la loi prescrit la représentation par un avocat, soit en fonction de la complexité de la procédure ou la nature du litige. Il convient de relever que le système judiciaire peut comporter une procédure de sélection pour les actions civiles, mais qui doit fonctionner de manière non arbitraire, non disproportionnée et sans porter atteinte à la substance du droit d’accès à un tribunal (P., C. et S. c. Royaume-Uni, no 56547/00, ECHR 2002-VI, §§ 88-91).
La Cour observe qu’au plan européen il n’existe pas de consensus ou du moins une tendance affirmée en matière d’octroi d’aide juridictionnelle. La législation d’un grand nombre d’Etats ne prévoit pas le bénéfice de cette aide aux personnes morales, quel que soit leur but, commercial ou non lucratif.
En l’espèce, la Cour estime que la distinction juridique, dans le régime français d’aide juridictionnelle, entre les personnes physiques et les personnes morales avec ou sans but lucratif, fondée sur le régime fiscal de l’aide juridique, n’est pas arbitraire. Les explications fournies à cet égard par le Gouvernement démontrent qu’il existe en droit français une base objective – les règles relatives à l’impôt sur les sociétés – qui permet aux sociétés commerciales, même en difficulté financière, de faire face aux dépenses liées à une procédure juridictionnelle.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2. La requérante s’estime victime d’une discrimination fondée sur la fortune, en raison du refus de la Cour de cassation de lui accorder l’aide juridictionnelle pour se pourvoir en cassation. Elle allègue une violation de l’article 14 qui dispose :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Le Gouvernement souligne que le but lucratif poursuivi par les associés d’une société justifie le partage des bénéfices mais également celui des pertes. Si l’Etat n’est pas appelé au partage des bénéfices, de même les associés ne peuvent arguer d’un déficit d’exploitation pour se prévaloir de la solidarité nationale et obtenir, pour le compte de la société, le bénéfice d’aide juridictionnelle.
La requérante réplique que les arguments du Gouvernement comportent une contradiction dans la mesure où, d’une part celui-ci prétend que la requérante était dans une situation comparable à celle d’une personne physique et, d’autre part, qu’il existe des motifs légitimes justifiant la différence de traitement.
La Cour rappelle qu’une distinction est discriminatoire au sens de l’article 14, si elle « manque de justification objective et raisonnable », c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé ». Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si et dans quelle mesure des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement (voir Karlheinz Schmidt c. Allemagne, arrêt du 18 juillet 1994, série A no 291–B, p. 32, § 24).
La Cour estime que la différence de traitement entre les sociétés commerciales, d’une part, et les personnes physiques et les personnes morales à but non lucratif, d’autre part, repose sur une justification objective et raisonnable : le régime fiscal de l’aide juridique.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est également manifestement mal fondée et doit être rejetée, conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. Quant au reste des allégations formulées par la société requérante, compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession et dans la mesure où elle est compétente pour en connaître, la Cour n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Peer Lorenzen
Président
Claudia Westerdiek
Greffière