Vu le pourvoi sommaire et les mémoires complémentaires, enregistrés les 9 septembre 2004, 10 janvier, 24 janvier et 16 février 2005 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, présentés pour l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE, dont le siège est 80 rue Brochier à Marseille cedex 05 (13354), agissant par son représentant légal ; l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE demande au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler l’arrêt du 24 juin 2004 par lequel la cour administrative d’appel de Marseille a rejeté sa demande tendant à l’annulation du jugement du tribunal administratif de Marseille du 19 novembre 2002 qui l’a condamnée, d’une part, à verser à M. et Mme B, en leur nom propre et en tant que représentants légaux de leur fils mineur, et à la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Var diverses sommes en réparation des conséquences dommageables des soins délivrés au jeune Lucas B, d’autre part, à verser la somme de 3 000 euros à M et Mme B à titre de dommages et intérêts pour procédure abusive ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à sa requête d’appel et de rejeter les conclusions incidentes de la CPAM du Var et les conclusions reconventionnelles de M. et Mme B devant la cour administrative d’appel ;
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu le code de la sécurité sociale ;
Vu le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de M. Philippe Ranquet, Auditeur,
– les observations de Me Le Prado, avocat de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE et de la SCP Roger, Sevaux, avocat de M. et Mme Domingo B,
– les conclusions de M. Jean-Philippe Thiellay, Commissaire du gouvernement ;
Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’entre le 12 août 1994 et le 28 février 1995, le jeune Lucas B a suivi à l’hôpital de la Timone, dépendant de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE, un traitement consistant en une chimiothérapie suivie d’une radiothérapie, destiné à soigner une tumeur cérébrale initialement diagnostiquée comme maligne, qui s’est ultérieurement révélée être une tumeur bénigne ; que le traitement a provoqué chez l’enfant des lésions irréversibles à l’origine d’importants troubles neurologiques ; que, par l’arrêt du 24 juin 2004 dont l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE demande la cassation, la cour administrative d’appel de Marseille a confirmé le jugement du tribunal administratif de Marseille du 19 novembre 2002 qui l’a déclarée responsable des dommages subis par Lucas et l’a condamnée à verser diverses indemnités à ce dernier ainsi qu’à ses parents, à l’un de ses frères et à la CPAM du Var ;
Sur l’arrêt en tant qu’il statue sur le principe de la responsabilité :
Considérant, en premier lieu, que la cour administrative d’appel pouvait se prononcer sur le principe de la responsabilité en reprenant les motifs des premiers juges, alors même que l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE avait développé différemment en appel les moyens tirés de la difficulté du diagnostic initial et de l’absence de faute dans la décision d’engager les traitements, dès lors que les motifs adoptés répondaient suffisamment à ces moyens ; que l’arrêt n’est, par suite, pas entaché d’insuffisance de motivation ;
Considérant, en second lieu, que c’est par une appréciation souveraine exempte de dénaturation que la cour administrative d’appel a relevé, se fondant notamment sur l’expertise ordonnée par les premiers juges, que le traitement, dont le potentiel agressif était connu, a été mis en oeuvre sans tenir compte des discordances qui existaient entre le diagnostic de tumeur maligne obtenu par interprétation d’une biopsie et d’autres éléments, tel que l’examen clinique, et que le diagnostic de tumeur maligne n’a pas été reconsidéré avant que ne commence la radiothérapie, malgré l’amélioration de l’état de l’enfant ; qu’elle a pu en déduire, par une exacte qualification des faits, qu’en admettant même que l’erreur initiale de diagnostic soit excusable en l’état des connaissances médicales de l’époque, la persistance dans le choix thérapeutique initial constituait une faute de nature à engager la responsabilité de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE ;
Considérant que l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE n’est, par suite, pas fondée à demander la cassation totale de l’arrêt attaqué ;
Sur l’arrêt en tant qu’il statue sur le préjudice du jeune Lucas B :
Considérant que c’est par subrogation aux droits de la victime que la caisse de sécurité sociale exerce contre le tiers responsable du dommage, sur le fondement de l’article L. 376-1 du code de la sécurité sociale, une action en remboursement des prestations qu’elle lui a servies ; qu’il résulte des dispositions de cet article, dans sa version en vigueur à la date de l’arrêt attaqué, que ce remboursement ne peut excéder le montant de l’indemnité déterminée selon les règles du droit commun, mis à la charge du tiers responsable, sans pouvoir porter sur la part de cette indemnité qui correspond à la réparation des préjudices de caractère personnel ; qu’il appartenait en conséquence aux juges du fond, avant de statuer sur les droits respectifs du jeune Lucas et de la CPAM du Var, d’évaluer le montant total de l’indemnité à la charge du tiers, en distinguant la part revenant exclusivement à la victime destinée à réparer les préjudices de caractère personnel non couverts par les prestations sociales ; que le tribunal administratif n’ayant pas procédé à ces évaluations, la cour administrative d’appel a commis une erreur de droit en ne réformant pas son jugement sur ce point ;
Considérant que, par suite, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres moyens du pourvoi dirigés contre l’arrêt dans cette mesure, l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE est fondée à demander l’annulation de l’arrêt attaqué en tant qu’il statue sur le préjudice du jeune Lucas B ;
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond par application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, dans les limites de la cassation prononcée, en statuant sur l’appel principal de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE et sur les conclusions d’appel incident de la CPAM du Var et de M. et Mme B, en tant qu’elles concernent le préjudice du jeune Lucas B ;
Considérant qu’il résulte de l’instruction que le jeune Lucas est atteint de multiples lésions entraînant des séquelles graves, notamment un important retard de développement cognitif, une surdité bilatérale, des troubles de l’équilibre et une cataracte précoce ; que cet état, entraînant au 11 janvier 2002, date du rapport de l’expert commis par les premiers juges, une incapacité permanente partielle de 70 %, est susceptible de dégradation à l’avenir, de sorte que sa consolidation médicale n’est pas acquise ;
Considérant qu’en application des dispositions de l’article L. 376-1 du code de la sécurité sociale dans sa rédaction résultant de la loi du 21 décembre 2006 relative au financement de la sécurité sociale pour 2007, le juge saisi d’un recours de la victime d’un dommage corporel et d’un recours subrogatoire d’un organisme de sécurité sociale doit, pour chacun des postes de préjudices patrimoniaux et personnels, déterminer le montant du préjudice en précisant la part qui a été réparée par des prestations de sécurité sociale et celle qui est demeurée à la charge de la victime ; qu’il lui appartient ensuite de fixer l’indemnité mise à la charge de l’auteur du dommage au titre du poste de préjudice en tenant compte, s’il a été décidé, du partage de responsabilité avec la victime ; que le juge doit allouer cette indemnité à la victime dans la limite de la part du poste de préjudice qui n’a pas été réparée par des prestations, le solde, s’il existe, étant alloué à l’organisme de sécurité sociale ;
Considérant qu’en l’absence de dispositions réglementaires définissant les postes de préjudice, il y a lieu, pour mettre en oeuvre la méthode sus-décrite, de distinguer, parmi les préjudices de nature patrimoniale, les dépenses de santé, les frais liés au handicap, les pertes de revenus, l’incidence professionnelle et scolaire et les autres dépenses liées à ce dommage ; que parmi les préjudices personnels, sur lesquels l’organisme de sécurité sociale ne peut exercer son recours que s’il établit avoir effectivement et préalablement versé à la victime une prestation réparant de manière incontestable un tel préjudice, il y a lieu de distinguer, pour la victime directe, les souffrances physiques et morales, le préjudice esthétique et les troubles dans les conditions d’existence, envisagés indépendamment de leurs conséquences pécuniaires ;
En ce qui concerne les dépenses de santé :
Considérant que la CPAM du Var justifie que l’assurance maladie a supporté, du fait des dommages subis par le jeune Lucas, des frais médicaux, pharmaceutiques, de transport, d’appareillage et de rééducation pour un montant de 130 284,19 euros et justifie au même titre de frais futurs et certains pour un montant de 109 675,82 euros ; que le remboursement de ces sommes incombe à l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE ; que les intérêt légaux sont dus sur les frais exposés à compter du 17 février 2000, date d’enregistrement du premier mémoire de la caisse devant le tribunal administratif, pour le montant de 127 153,14 euros qu’elle réclamait devant ce tribunal, et à compter du 25 avril 2003, date de son premier mémoire devant la cour administrative d’appel, pour le montant supplémentaire de 3 131,05 euros réclamé devant cette cour ;
En ce qui concerne les autres préjudices patrimoniaux :
Considérant qu’il sera fait une juste appréciation des frais liés au handicap, ainsi que de l’incidence scolaire du dommage subi par le jeune Lucas, en lui attribuant à ce titre, avec jouissance au 12 août 1994, une rente versée par trimestres échus dont le montant annuel, fixé à 22 500 euros à la date du jugement attaqué, sera revalorisé par la suite par application des coefficients prévus à l’article L. 434-17 du code de la sécurité sociale ; que le juge pourra sur demande réviser cette rente en cas d’évolution de l’étendue du préjudice ou lui substituer une indemnisation en capital en cas de consolidation du préjudice ; qu’il ne résulte de l’instruction ni que le jeune Lucas ait été placé dans une institution spécialisée dans l’accueil de personnes handicapées ou doive l’être, ni qu’il requière l’aide d’une tierce personne pour son maintien à domicile ; qu’ainsi il n’y a pas lieu, contrairement à ce que soutient l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE, de soumettre le versement d’une fraction de la rente qui lui est allouée à la condition qu’il ne soit pas placé dans une telle institution ; que les arrérages de cette rente porteront intérêts légaux à compter de leur échéance respective jusqu’au jour du paiement à partir au plus tôt du 3 décembre 1999, date de réception de la réclamation préalable ; que M. et Mme B ont demandé, par un mémoire enregistré le 9 mai 2008, la capitalisation des intérêts ; qu’à cette date, il était dû plus d’une année d’intérêts ; qu’il y a lieu de faire droit à cette demande tant à cette date qu’à chaque échéance annuelle à compter de cette date ;
En ce qui concerne les préjudices personnels :
Considérant qu’il sera fait une juste appréciation des souffrances physiques et morales ainsi que des troubles de toute nature subis par le jeune Lucas en raison de son état de santé en lui attribuant à ce titre, avec jouissance au 12 août 1994, une rente versée par trimestres échus dont le montant annuel, fixé à 7 500 euros à la date du jugement attaqué, sera revalorisé par la suite par application des coefficients prévus à l’article L. 434-17 du code de la sécurité sociale ; que le juge pourra, à la demande des parties, réviser cette rente en cas d’évolution de l’étendue du préjudice ou lui substituer une indemnisation en capital en cas de consolidation du préjudice ; que les arrérages de cette rente porteront intérêts lesquels seront eux-mêmes capitalisés, dans les mêmes conditions que les arrérages de la rente versée au titre des préjudices patrimoniaux ;
Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE n’est pas fondée à se plaindre de ce que le tribunal administratif de Marseille l’a condamnée à verser au jeune Lucas B une rente annuelle de 20 000 euros et à la CPAM du Var le montant de ses débours exposés et futurs ; qu’en revanche, la CPAM du Var est fondée à demander, par la voie de l’appel incident, le relèvement dans la mesure exposée ci-dessus des indemnités accordées par les premiers juges ; que M. et Mme B sont de même fondés à demander, par la voie de l’appel incident, que la rente annuelle qui leur est versée en leur qualité de représentants légaux de leur fils Lucas soit portée à 30 000 euros ;
Sur l’arrêt en tant qu’il condamne l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE à des dommages-intérêts pour procédure abusive :
Considérant que la circonstance que l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE ait relevé appel d’un jugement que la cour administrative d’appel a confirmé par adoption de ses motifs et en reprenant les constatations de l’expert judiciaire ne suffit pas, à elle seule, à caractériser de sa part un abus du droit de faire appel ; qu’il en va de même de la circonstance que l’existence de l’appel ait été invoquée, dans une autre instance, pour retarder l’exécution du jugement ayant condamné l’établissement hospitalier, cette circonstance ne rendant pas l’appel abusif en lui-même ; que, dès lors, la cour administrative d’appel a inexactement qualifié d’abusif l’appel de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE ; que par suite, et sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen du pourvoi dirigé contre l’arrêt dans cette mesure, celle-ci est fondée à demander l’annulation de l’arrêt attaqué en ce qu’il fait droit aux conclusions reconventionnelles de M. et Mme B à fin d’indemnité pour procédure abusive ;
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de régler l’affaire au fond par application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, dans les limites de la cassation prononcée ;
Considérant qu’il résulte de ce qui vient d’être dit que M. et Mme B ne sont pas fondés à demander la condamnation de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE à des dommages-intérêts pour appel abusif ;
Sur les conclusions tendant à l’application des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :
Considérant qu’il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de faire application de ces dispositions et de mettre à la charge de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE une somme de 6 000 euros au titre des frais exposés par M. et Mme B devant la cour administrative d’appel et devant le Conseil d’Etat et non compris dans les dépens ;
D E C I D E : ————– Article 1er : L’arrêt de la cour administrative de Marseille du 24 juin 2004 est annulé en tant qu’il statue sur le préjudice du jeune Lucas B et en tant qu’il condamne l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE à des dommages-intérêts pour procédure abusive.
Article 2 : La requête de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE devant la cour administrative d’appel de Marseille est rejetée en tant qu’elle concerne l’évaluation du préjudice du jeune Lucas B.
Article 3 : La rente annuelle que l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE est condamnée à verser à M. et Mme B en leur qualité de représentants légaux de leur fils Lucas est portée à 30 000 euros, avec jouissance au 12 août 1994. Cette rente est versée par trimestres échus et son montant, fixé à la date du 19 novembre 2002, est revalorisé par application des coefficients prévus à l’article L. 434-17 du code de la sécurité sociale. Elle porte intérêts légaux à compter du 3 décembre 1999 pour les arrérages dus à cette date, et, pour les arrérages ultérieurs, à compter de leurs dates d’échéance. Les intérêts échus le 9 mai 2008 seront capitalisés à cette date puis à chaque échéance annuelle ultérieure à compter de cette date pour produire eux mêmes intérêts.
Article 4 : La somme que l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE est condamnée à verser à la CPAM du Var est portée à 130 284,19 euros au titre des frais exposés et 109 675,82 euros au titre des frais futurs. La somme correspondant aux frais exposés est assortie des intérêts légaux à compter du 17 février 2000 pour sa fraction égale à 127 153,14 euros et à compter du 25 avril 2003 pour sa fraction restante de 3 131,05 euros.
Article 5 : Le jugement du tribunal administratif de Marseille du 19 novembre 2002 est réformé en ce qu’il a de contraire à la présente décision.
Article 6 : Les conclusions de M. et Mme B devant la cour administrative de Marseille tendant à la condamnation de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE à des dommages-intérêts pour procédure abusive sont rejetées.
Article 7 : Le surplus des conclusions du pourvoi de l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE est rejeté.
Article 8 : L’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE versera la somme de 6 000 euros à M. et Mme B au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 9 : La présente décision sera notifiée à l’ASSISTANCE PUBLIQUE A MARSEILLE, à M. et Mme Domingo B et à la caisse primaire d’assurance maladie du Var. Copie pour information en sera adressée à la ministre de la santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative.