ANCIENNE CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE LEGRAND c. FRANCE
(Requête no 23228/08)
ARRÊT
STRASBOURG
26 mai 2011
DÉFINITIF
08/03/2012
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Legrand c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (ancienne cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Peer Lorenzen, président,
Karel Jungwiert,
Jean-Paul Costa,
Mark Villiger,
Isabelle Berro-Lefèvre,
Mirjana Lazarova Trajkovska,
Ganna Yudkivska, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2011,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 23228/08) dirigée contre la République française et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Hervé Legrand et Mme Florence Chevalier, épouse Legrand (« les requérants »), ont saisi la Cour le 18 avril 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Mes A.-F. Roger et A. Sevaux, avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a étéreprésenté par son agent, Mme E. Belliard, directrice des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. Les requérants alléguaient avoir subi une atteinte à leur droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, du fait de l’application rétroactive d’un revirement de jurisprudence.
4. Le 15 septembre 2009, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1960 et 1965 et ont élu domicile au cabinet de leurs conseils à Paris.
6. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
7. A la suite d’une liposuccion pratiquée le 21 septembre 1989, la requérante contracta une gangrène gazeuse développée, infection nosocomiale qui nécessita sept interventions chirurgicales.
8. Par une ordonnance du 15 mars 1990, le juge des référés de Rouen fit droit à une demande d’expertise présentée par la requérante. Le rapport, déposé le 3 octobre 1990, conclut à la pratique, de la part du médecin ayant procédé à l’opération de liposuccion, de soins consciencieux, attentifs et conformes aux données actuelles de la science.
9. La requérante déposa plainte en se constituant partie civile devant le juge d’instruction du tribunal de grande instance de Rouen.
10. Par une ordonnance du 3 décembre 1998, le juge d’instruction renvoya le médecin devant le tribunal correctionnel sous la prévention de blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail supérieure à trois mois et escroquerie. Les requérants se constituèrent partie civile devant le tribunal.
11. Par un jugement du 20 décembre 2000, le tribunal correctionnel de Rouen relaxa le médecin et, de ce fait, rejeta les demandes indemnitaires des requérants. La requérante interjeta appel du jugement, mais elle se désista par la suite, ce dont prit acte la cour d’appel de Rouen par un arrêt du 22 novembre 2001.
12. En juin 2002, les requérants assignèrent le médecin, sa compagnie d’assurance et la caisse d’assurance maladie de la requérante devant le tribunal de grande instance de Rouen, en vue d’obtenir des dommages-intérêts.
13. Par un jugement du 21 novembre 2003, le tribunal rejeta l’exception, soulevée par le médecin, tirée de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, aux motifs que le jugement rendu par la juridiction pénale le 20 décembre 2000 avait statué sur la responsabilité « délictuelle » du médecin, alors que les demandeurs fondaient leur action devant le juge civil sur la responsabilité « contractuelle ». Sur le fond, le tribunal débouta néanmoins les requérants.
14. Par un arrêt du 28 juin 2006, la cour d’appel de Rouen confirma le rejet de la fin de non-recevoir soulevée par le médecin au regard de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, relevant que la juridiction pénale n’avait statué que sur la responsabilité délictuelle. Sur le fond, elle infirma le jugement et condamna le praticien à payer 79 000 euros (EUR) à la requérante en réparation des préjudices subis et 15 000 EUR au requérant, outre 2 200 EUR aux requérants pour indemniser leur préjudice matériel et 10 000 euros au titre des frais et dépens.
15. Le médecin forma un pourvoi en cassation. A l’appui de son pourvoi, il invoqua, dans un moyen unique, le bénéfice d’un arrêt rendu par la Cour de cassation en assemblée plénière le 7 juillet 2006, aux termes duquel, revenant sur un arrêt rendu en 1994 par la même formation, la Cour de cassation avait jugé qu’il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci. Les requérants contestèrent la possibilité d’appliquer cette jurisprudence à leur procédure en cours, arguant notamment de la différence de finalité des deux actions engagées respectivement devant les juges pénal et civil, et demandant à la Cour de cassation, en tout état de cause, d’écarter l’application à des faits antérieurs d’une jurisprudence nouvelle qui aurait pour effet de les priver de leur droit d’accès à un juge pour obtenir réparation. Ils invoquèrent notamment le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1 de la Convention.
16. Par un arrêt du 25 octobre 2007, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’appel, aux motifs qu’il incombe au demandeur de présenter dès l’instance relative à la première demande l’ensemble des moyens qu’il estime de nature à fonder celle-ci et que, en l’espèce, la cour d’appel était saisie d’une demande qui, comme la demande originaire, était formée entre les mêmes parties et tendait à l’indemnisation des préjudices résultant de l’intervention médicale.
II. LE DROIT ET LA JURISPRUDENCE INTERNES PERTINENTS
A. Le revirement de jurisprudence en cause
1. La disposition légale applicable
17. L’article 1351 du code civil est rédigé comme suit :
« L’autorité de la chose jugée n’a lieu qu’à l’égard de ce qui a fait l’objet du jugement. Il faut que la chose demandée soit la même ; que la demande soit fondée sur la même cause ; que la demande soit entre les mêmes parties, et formée par elles et contre elles en la même qualité. »
2. Les arrêts du 3 juin 1994 et du 21 janvier 2003
18. Par un arrêt du 3 juin 1994 rendu en formation d’assemblée plénière (pourvoi no 92-12.157, Bull. 1994, Ass. Plén., no 4), la Cour de cassation a jugé que l’autorité de la chose jugée attachée à un arrêt qui, en ordonnant la régularisation d’une vente par acte authentique, n’a tranché que la question de la réalité et de la validité du consentement des parties, ne saurait faire obstacle à l’action en nullité de cette même vente fondée sur le défaut de prix réel et sérieux.
19. Dans la continuité de cet arrêt, la première chambre civile a rendu le 21 janvier 2003 un arrêt (pourvoi no 00-15.781, Bull. 2003, I, no 18), dont il ressort que c’est à bon droit qu’une cour d’appel, après avoir relevé qu’un jugement avait précisé que c’était sur le seul fondement de la responsabilité délictuelle que les demandeurs avaient formé des prétentions dont il les déboutait, a écarté la fin de non-recevoir tirée de l’autorité de la chose jugée sur le constat de ce que les actuelles prétentions du demandeur étaient fondées sur la responsabilité contractuelle jusque là exclue des débats.
3. L’évolution de la jurisprudence à partir de 2004
20. Par un arrêt du 4 mars 2004 (pourvoi no 02-12.141, Bull. 2004, II, no 84), la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a considéré qu’une cour d’appel, ayant constaté que dans une procédure antérieure comme dans celle pendante devant elle, une partie entendait obtenir le remboursement de sommes prêtées et que sa demande avait été rejetée par une précédente décision, a retenu à bon droit que cette partie, qui invoquait dans la seconde instance le mandat, la gestion d’affaires, la garantie personnelle, le cautionnement, le pacte de constitut, la répétition de l’indu ou l’enrichissement sans cause, ne développait que des moyens nouveaux et que sa demande nouvelle se heurtait par conséquent à l’autorité de la chose jugée. Une solution similaire était retenue par la même chambre dans un arrêt du 23 septembre 2004 (pourvoi no 02-19.882, Bull. 2004, II, no 413). La première chambre civile de la Cour de cassation jugea à son tour, dans un arrêt du 8 mars 2005 (pourvoi no 02-16.197, Bull. 2005, I, no 113) qu’une action en nullité et une action en inopposabilité d’un même acte tendent toutes deux à le voir déclarer sans effet et que dès lors, il existe une identité d’objet entre les deux actions et l’autorité de la chose jugée attachée à la première fait obstacle à la recevabilité de la seconde.
4. Le revirement de jurisprudence du 7 juillet 2006
21. Le 7 juillet 2006, l’assemblée plénière de la Cour de cassation a rendu un arrêt (pourvoi no 04-10.672, Bull. 2006, Ass. Plén., no 8) dans lequel elle juge :
« (…) ayant constaté que, comme la demande originaire, la demande dont elle était saisie, formée entre les mêmes parties, tendait à obtenir paiement d’une somme d’argent à titre de rémunération d’un travail prétendument effectué sans contrepartie financière, la cour d’appel en a exactement déduit que [le demandeur] ne pouvait être admis à contester l’identité de cause des deux demandes en invoquant un fondement juridique qu’il s’était abstenu de soulever en temps utile, de sorte que la demande se heurtait à la chose précédemment jugée relativement à la même contestation. »
B. L’application dans le temps des revirements de jurisprudence
22. La Cour de cassation a eu l’occasion de se prononcer sur les effets dans le temps de sa propre jurisprudence au regard de l’équité du procès. Par un arrêt du 8 juillet 2004 (pourvoi no 01-10.426, Bull. 2004, no 387), elle a jugé que :
« selon l’article 65-1 de la loi du 29 juillet 1881, les actions civiles fondées sur une atteinte au respect de la présomption d’innocence commise par l’un des moyens visés à l’article 23 de cette loi se prescrivent après trois mois révolus à compter du jour de l’acte de publicité ; que ces dispositions spéciales, d’ordre public, dérogeant au droit commun, le délai de trois mois court à nouveau à compter de chaque acte interruptif de la prescription abrégée prévue par ce texte ;
(…) si c’est à tort que la cour d’appel a décidé que le demandeur n’avait pas à réitérer trimestriellement son intention de poursuivre l’action engagée, la censure de sa décision n’est pas encourue de ce chef, dès lors que l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6.1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
23. Cette solution a été réaffirmée, s’agissant d’un litige portant sur l’application de la même disposition, le 21 décembre 2006 dans un arrêt rendu par la Cour de cassation en sa formation d’assemblée plénière (pourvoi no 00-20.493, Bull. 2006, Ass. Plén., no 15) en précisant que :
« (…) si c’est à tort qu’une cour d’appel a écarté le moyen de prescription, alors qu’elle constatait que le demandeur en justice n’avait accompli aucun acte interruptif de prescription dans les trois mois suivant la déclaration d’appel faite par les parties condamnées, la censure de sa décision n’est pas encourue de ce chef, dès lors que l’application immédiate de cette règle de prescription dans l’instance en cours aboutirait à priver la victime d’un procès équitable, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en lui interdisant l’accès au juge. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
24. Les requérants se plaignent d’une violation de leur droit à un procès équitable, en raison du caractère rétroactif de l’arrêt de la Cour de cassation du 7 octobre 2006. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention dont l’extrait pertinent se lit comme suit :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
A. Thèses des parties
1. Les requérants
25. Les requérants, s’ils ne contestent pas avoir pu soumettre leurs observations à la Cour de cassation, estiment en revanche avoir été privés de leur droit à un procès équitable, et plus particulièrement de leur droit d’accès à un tribunal.
26. Ils considèrent que le revirement de jurisprudence dont a résulté la fin de non-recevoir qui leur a été opposée était absolument imprévisible, non seulement lorsqu’ils se sont désistés de leur appel pour saisir le juge civil, mais même ensuite. A cet égard, pour eux, les arrêts de la Cour de cassation intervenus entre 2004 et 2006 s’inscrivaient encore dans la lignée de la conception précédente, selon laquelle l’autorité de la chose jugée ne pouvait être opposée qu’à l’action fondée sur une même cause, contrairement, selon eux, à ce que retient l’arrêt de 2006.
27. Par ailleurs, les requérants soutiennent que l’application à leur litige du revirement de jurisprudence intervenu en 2006 a porté atteinte de manière certaine à leurs droits. Ils estiment que, si cette fin de non-recevoir n’avait pas été opposée à leur action, ils auraient pu de manière certaine, compte tenu des règles applicables en matière de responsabilité médicale au moment des faits, obtenir réparation de leur préjudice sur le fondement de l’obligation de résultat du chirurgien, telle qu’elle était interprétée par la jurisprudence.
28. Enfin, les requérants, qui estiment avoir agi en toute loyauté procédurale en saisissant le juge naturellement compétent en matière de responsabilité contractuelle, estiment que la fin de non-recevoir qui leur a été opposée n’avait aucune justification d’intérêt public, s’agissant d’un litige d’ordre privé.
2. Le Gouvernement
29. Le Gouvernement fait pour sa part valoir qu’un revirement de jurisprudence est par nature rétroactif et porte, dès lors, dans une certaine mesure, atteinte au principe de sécurité juridique. Pour autant, le Gouvernement souligne que les revirements de jurisprudence sont inhérents à l’office du juge, la Cour ne reconnaissant d’ailleurs pas de droit acquis à une jurisprudence constante. Il précise que, dans ces conditions, la modulation dans le temps des revirements de jurisprudence doit rester exceptionnelle et fondée sur des circonstances très particulières, ce qui fait d’ailleurs l’objet d’un large consensus parmi les juges européens. Tout autre choix reviendrait, selon le Gouvernement, à conférer au juge un pouvoir réglementaire contraire aux dispositions du droit français. Le Gouvernement observe par ailleurs que le cas des revirements de jurisprudence se distingue de celui des lois de validation, lesquelles constituent une ingérence du pouvoir législatif dans l’exercice des prérogatives de l’autorité judiciaire.
30. Le Gouvernement affirme que, dans ces conditions, l’atteinte portée par un revirement de jurisprudence au principe de sécurité juridique doit, pour être conforme à l’article 6 § 1 de la Convention, respecter l’équilibre des intérêts en jeu. Or, en l’espèce, pour le Gouvernement, l’application du revirement litigieux à l’affaire des requérants n’a pas porté atteinte à leurs droits. En effet, les requérants, qui ne pouvaient se prévaloir d’aucune certitude d’obtenir gain de cause, n’ont été privé ni de la possibilité de demander réparation devant le juge pénal, ni ensuite de discuter devant la Cour de cassation des effets d’un revirement qui était antérieur au pourvoi en cause. Le Gouvernement ajoute que l’application du revirement était légitime ; elle répondait à un impératif de bonne administration de la justice, à la fois en termes de sécurité juridique, en donnant une définition unifiée de la notion de « cause », et en termes de loyauté procédurale, en permettant de prévenir l’opportunisme d’une partie. Enfin, le Gouvernement fait valoir que le revirement lui-même était prévisible, plusieurs arrêts antérieurs de la Cour de cassation l’ayant amorcé depuis 2004.
31. Le Gouvernement en déduit qu’en l’espèce l’équilibre des intérêts en jeu a été respecté, et que dans ces conditions, le grief tiré d’une violation du droit des requérants à un procès équitable est manifestement mal fondé.
B. Sur la recevabilité
32. La Cour constate que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’elle ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.
C. Appréciation de la Cour
33. La Cour rappelle que l’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit, à la lumière de laquelle s’interprète le droit à un procès équitable garanti par l’article 6 § 1, est le principe de la sécurité des rapports juridiques. Ce principe implique, entre autres, que la solution donnée de manière définitive à tout litige par les tribunaux ne soit plus remise en cause (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII).
34. De plus, l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence assurent l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, s’agissant notamment des règles de forme, de délais de recours et de prescription (De Geouffre de la Pradelle c. France, 16 décembre 1992, § 33, série A no 253-B, Bellet c. France, 4 décembre 1995, § 37, série A no 333-B, et Brumărescu, précité, § 65).
35. La Cour a par ailleurs jugé, dans l’arrêt Marckx c. Belgique (13 juin 1979, § 58, série A no 31), que le principe de sécurité juridique, nécessairement inhérent au droit de la Convention comme au droit communautaire, dispensait l’Etat belge de remettre en cause les actes ou les situations antérieures au prononcé de l’arrêt de la Cour, mais il s’agissait là d’un obiter dictum en réponse à l’intérêt qu’avait manifesté le Gouvernement belge à connaître la portée dans le temps de l’arrêt de la Cour dans cette affaire (Unédic c. France, no 20153/04, § 73, 18 décembre 2008).
36. Pour autant, la Cour a également estimé que les exigences de la sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante (Unédic, précité, § 71). Dans cette affaire, elle a ainsi jugé, s’agissant d’un revirement qui concernait l’application d’une règle de fond, qu’aucune entrave n’avait été apportée à l’un des droits garantis par l’article 6 (Unédic, précité, §§ 75 et 78).
37. Elle rappelle à cet égard qu’une évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire à une bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive empêcherait tout changement ou amélioration (Atanasovski c. « l’ex-République yougoslave de Macédoine », no 36815/03, § 38, 14 janvier 2010).
38. C’est ainsi que dans l’arrêt Marckx, la Cour s’est fondée sur deux principes généraux de droit rappelés par la Cour de Justice des Communautés européennes : « les conséquences pratiques de toute décision juridictionnelle doivent être pesées avec soin », mais « on ne saurait (…) aller jusqu’à infléchir l’objectivité du droit et compromettre son application future en raison des répercussions qu’une décision de justice peut entraîner pour le passé » (précité, § 58).
39. En l’espèce, la Cour note que les requérants ne pouvaient pas se prévaloir d’un droit définitivement acquis, dès lors que l’arrêt de la cour d’appel de Rouen qui avait condamné leur adversaire à les indemniser était, en tout état de cause, susceptible de recours selon les formes et délais prévus par le droit interne.
40. C’est d’ailleurs ce recours qu’a exercé l’adversaire des requérants, comme il en avait légalement la possibilité, à la suite d’un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation, intervenu dans un autre litige et dans un sens qui lui était favorable. Or le nouvel état du droit introduit par ce revirement, intervenu en assemblée plénière, formation la plus solennelle de la Cour de cassation, à la suite de divergences apparues dès 2004 entre plusieurs chambres de la juridiction (voir « le droit interne pertinent » ci-dessus), était parfaitement connu de toutes les parties lorsqu’il a exercé son recours (voir, mutatis mutandis, Unédic, précité, § 75). Dès lors, aux yeux de la Cour, il n’existait aucune incertitude sur l’état du droit lorsque la Cour de cassation a statué (Unédic, précité, § 78).
41. Quant à l’incidence de la solution retenue par la Cour de cassation, si la Cour prend en considération les impératifs, avancés par le Gouvernement, de bonne administration de la justice, de sécurité juridique et de loyauté procédurale, elle n’entend pas se prononcer sur l’opportunité de ce choix, lequel relève de l’application du droit interne. Elle note, en tout état de cause, que l’arrêt de la Cour de cassation n’a pas eu pour effet de priver, même rétroactivement, les requérants de leur droit d’accès à un tribunal. Il n’a pas remis en cause leur saisine initiale du juge pénal, retenant uniquement qu’ils auraient dû soumettre à celui-ci l’ensemble des moyens tendant à l’indemnisation de leurs préjudices. De ce point de vue, leur désistement d’appel du jugement du tribunal correctionnel pour saisir, ensuite, le juge civil sur un autre fondement, relève d’un choix procédural personnel, dont il appartenait au premier chef aux juges internes d’apprécier la portée au regard des impératifs précités.
42. La Cour déduit de ce qui précède que les requérants n’ont subi aucune atteinte à leur droit à un procès équitable, s’agissant notamment de leur droit d’accès à un tribunal.
43. Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
44. Les requérants se plaignent de ce que le revirement de jurisprudence de la Cour de cassation leur ferait subir une ingérence disproportionnée dans la jouissance de leurs biens, en l’espèce une créance indemnitaire. Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1, qui dispose :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
45. Les requérants, qui estiment qu’ils auraient eu la certitude d’être indemnisés si le revirement de jurisprudence ne leur avait pas été appliqué, contestent, en l’absence de déloyauté de leur part, toute légitimité à l’intervention des autorités dans un litige privé.
46. Le Gouvernement estime pour sa part que les requérants ne disposaient d’aucun bien, à défaut de justifier d’une créance constatée et liquidée par une décision judiciaire définitive, ou d’une espérance légitime, en l’absence d’une jurisprudence bien ancrée, comme le démontre la divergence entre le jugement de première instance et l’arrêt d’appel.
47. Subsidiairement, le Gouvernement estime que l’ingérence des autorités était légitime comme répondant à un impératif d’intérêt général fondé sur une meilleure administration de la justice et des objectifs de sécurité juridique et de loyauté procédurale.
48. La Cour observe que le grief soulevé par les requérants sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1 se confond dans une très large mesure avec celui tiré de l’article 6 de la Convention. A cet égard, elle estime que les requérants, qui ne disposaient pas en l’espèce d’une créance exigible, dans la mesure où l’arrêt de la cour d’appel n’avait pas acquis de caractère irrévocable(voir paragraphe 39 ci-dessus), n’avaient pas davantage une « espérance légitime » d’être indemnisés. En effet, la Cour observe qu’en l’espèce, il y avait controverse sur la façon dont le droit interne devait être interprété et appliqué, et que les arguments développés par les requérants à cet égard ont en définitive été rejetés par les juridictions nationales (Kopecký c. Slovaquie [GC], no 44912/98, § 50, CEDH 2004-IX, et Anheuser-Busch Inc. c. Portugal [GC], no 73049/01, § 65, CEDH 2007-…).
49. Dans ces conditions, les requérants ne pouvaient se prévaloir d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1.
50. Partant, ce grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable quant au grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 26 mai 2011, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Claudia Westerdiek – Greffière
Peer Lorenzen – Président