COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE PINE VALLEY DEVELOPMENTS LTD ET AUTRES c. IRLANDE
(Requête no12742/87)
ARRÊT
STRASBOURG
29 novembre 1991
En l’affaire Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)[*] et aux clauses pertinentes de son règlement[*], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
M. R. Ryssdal, président,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
J. De Meyer,
Mme E. Palm,
MM. I. Foighel,
J. Blayney, juge ad hoc,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 mai et 23 octobre 1991,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») puis par le gouvernement de l’Irlande (« le Gouvernement »), les 11 juillet et 11 septembre 1990, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 12742/87) dirigée contre l’Irlande et dont deux sociétés enregistrées dans cet État, Pine Valley Developments Ltd (« Pine Valley ») et Healy Holdings Ltd (« Healy Holdings »), ainsi qu’un ressortissant irlandais, M. Daniel Healy, avaient saisi la Commission le 6 janvier 1987 en vertu de l’article 25 (art. 25).
Demande de la Commission et requête du Gouvernement renvoient aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48). La première vise en outre la déclaration irlandaise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences des articles 13 et 14 (art. 13, art. 14) de la Convention et 1 du Protocole no 1 (P1-1). Il en va de même de la seconde, mais elle tend pour l’essentiel à voir constater l’irrecevabilité de l’affaire, sur la base des moyens et exceptions préliminaires du Gouvernement.
2. En réponse à l’invitation prescrite à l’article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont exprimé le désir de participer à l’instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. B. Walsh, juge élu de nationalité irlandaise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 août 1990, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir Mme D. Bindschedler-Robert, M. J. Pinheiro Farinha, M. L.-E. Pettiti, M. C. Russo, M. J. De Meyer, Mme E. Palm et M. I. Foighel, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
M. Walsh s’est récusé le 27 septembre 1990 (article 24 par. 2 du règlement). Par une lettre du 6 novembre, l’agent du Gouvernement a notifié au greffier la désignation de M. John Blayney, juge à la High Court d’Irlande, en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l’intermédiaire du greffier l’agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et les représentants des requérants au sujet de l’organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38).
Conformément à l’ordonnance ainsi rendue, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 14 janvier 1991, celui des requérants les 15 et 16. Par une lettre du 13 mars, le secrétaire de la Commission l’a avisé que le délégué s’exprimerait de vive voix.
5. Le 13 mai 1991, le président a octroyé l’assistance judiciaire à M. Healy (article 4 de l’addendum au règlement).
6. Conformément à sa décision, les débats se sont déroulés en public le 21 mai 1991, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
Mme E. Kilcullen, conseiller juridique adjoint,
ministère des Affaires étrangères, agent,
MM. H. Whelehan, Senior Counsel,
J. O’Reilly, Senior Counsel, conseils,
J. Gormley, Office of the Attorney General,
J. Ryan, ministère de l’Environnement, conseillers;
– pour la Commission
Sir Basil Hall, délégué;
– pour les requérants
M. P. O’Sullivan, Senior Counsel, conseil,
M. G. Walsh, solicitor.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions et à celles de deux de ses membres, MM. Whelehan et O’Reilly pour le Gouvernement, Sir Basil Hall pour la Commission et M. O’Sullivan pour les requérants.
7. A l’audience ou peu auparavant, le greffier a reçu: de la Commission, une réponse écrite à une question de la Cour; de la Commission, du Gouvernement et des requérants, plusieurs documents que la Cour les avait invités à produire ou que ces derniers ont déposés spontanément.
En vertu de l’autorisation que le président lui avait accordée en séance, le Gouvernement a présenté, le 10 juin 1991, des observations sur les pièces fournies par les requérants. Il soutenait, notamment, que la Cour devait écarter certaines d’entre elles, communiquées trop tard selon lui. Elle a néanmoins décidé, par la suite, de les accepter: les unes figuraient déjà au dossier de la Commission, de sorte qu’elle y avait accès; les autres concernent l’application de l’article 50 (art. 50) de la Convention, question réservée par le présent arrêt.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
A. Introduction
8. Pine Valley et Healy Holdings avaient pour activités principales l’achat et la mise en valeur de terrains. La première, filiale à 100 % de la seconde, a été rayée du registre du commerce le 26 octobre 1990 et dissoute le 6 novembre, faute d’avoir produit des bilans annuels pendant plus de huit ans. Healy Holdings n’en a pas communiqué non plus depuis 1981; les 14 octobre et 29 novembre 1985, deux créanciers privilégiés lui ont désigné un syndic. Quant au troisième requérant, M. Daniel Healy, administrateur délégué et unique actionnaire effectif (beneficial shareholder) de Healy Holdings, une ordonnance judiciaire anglaise du 19 juillet 1990 l’a déclaré failli.
9. Le 15 novembre 1978, Pine Valley s’était engagée à acquérir un bien-fonds de 21,5 acres à Clondalkin, dans le comté de Dublin, pour 550 000 livres irlandaises (IR £). Elle s’appuyait sur un certificat préalable d’urbanisme (paragraphe 29 ci-dessous) délivré, le 10 mars 1977, pour la construction d’un entrepôt industriel et de bureaux sur le site. Consignée dans le registre d’urbanisme (official planning register, paragraphe 31 ci-dessous), l’autorisation émanait du ministre des Collectivités locales et s’adressait au propriétaire de l’époque, M. Patrick Thornton; celui-ci avait recouru contre la décision, adoptée le 26 avril 1976 par le service d’urbanisme (planning authority) du conseil de comté de Dublin, de ne pas lui décerner un certificat d’urbanisme à part entière, au motif, entre autres, que le terrain se trouvait dans une zone agricole destinée à préserver une ceinture verte.
10. Le 15 septembre 1980, le conseil de comté refusa le permis de construire (paragraphe 29 ci-dessous) que Pine Valley, se fiant au certificat préalable, avait sollicité le 16 juillet. Là-dessus, la société demanda une ordonnance conditionnelle de mandamus qui enjoignît au conseil de le lui délivrer; la High Court en prononça une le 8 décembre 1980, puis la rendit absolue le 27 mai 1981.
11. Le 17 juillet 1981, Pine Valley vendit le domaine à Healy Holdings pour 550 000 IR £.
B. La première affaire Pine Valley
12. Le conseil de comté de Dublin ayant attaqué l’ordonnance de la High Court, la Cour suprême annula, le 5 février 1982, l’octroi du certificat préalable d’urbanisme, pour excès de pouvoir: la disposition légale applicable, à savoir l’article 26 de la loi de 1963 sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire dans les collectivités locales (Local Government (Planning and Development) Act), n’habilitait pas le ministre à prendre, à la suite d’un recours contre un refus des services d’urbanisme, une décision contraire, comme en l’espèce, au plan d’aménagement du territoire (paragraphe 9 ci-dessus).
13. En conséquence, le terrain ne put être mis en valeur et se déprécia fortement. En juin 1988, le syndic de Healy Holdings le vendit de gré à gré pour 50 000 IR £.
C. La loi de 1982 sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire dans les collectivités locales
14. La loi de 1982 sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire dans les collectivités locales (« la loi de 1982 ») fut promulguée afin d’homologuer les certificats et permis dont la validité pouvait se discuter après l’arrêt de la Cour suprême. Elle entra en vigueur le 28 juillet 1982.
15. Aux termes de son article 6:
« 1. Un certificat ou permis accordé sur recours (…) avant le 15 mars 1977 n’est pas invalide, et ne doit pas être censé l’avoir jamais été, du seul fait que les aménagements en cause contrevenaient ou auraient contrevenu de manière appréciable au plan d’aménagement du territoire élaboré par le service d’urbanisme dont émanait la décision attaquée.
2. Si, sans le présent paragraphe, les dispositions du paragraphe 1, ou telles d’entre elles, allaient à l’encontre d’un droit garanti à quelqu’un par la Constitution, elles ne joueraient que sous réserve des restrictions nécessaires pour éviter un tel conflit mais sortiraient, pour le surplus, leur plein et entier effet. »
La date du 15 mars 1977 était celle de la création de la commission de l’aménagement du territoire (An Bord Pleanála), que la loi de 1976 sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire dans les collectivités locales avait investie des fonctions d’organe de recours confiées auparavant au ministre des Collectivités locales.
16. En son article 2, la loi de 1982 régissait aussi la durée de validité de certains permis. Par exemple, un certificat préalable octroyé le 10 mars 1977, comme en l’espèce, expirait le 10 mars 1984. D’après l’article 4, les services d’urbanisme pouvaient toutefois proroger le délai à condition, entre autres, que des travaux importants eussent déjà été exécutés avant son échéance.
17. Pendant le débat du Seanad Éireann (Sénat d’Irlande) sur la loi de 1982, le ministre d’État à l’environnement s’entendit poser la question suivante:
« Sauf erreur, la Cour suprême a déclaré nuls certains certificats d’urbanisme. Je reconnais la nécessité d’une réforme, mais à qui incombera-t-il de dire, au titre du paragraphe 2, s’il y a risque d’atteinte aux droits conférés à un individu par la Constitution? Faudra-t-il saisir à nouveau la Cour suprême? Qu’en est-il? Le ministre pourrait-il nous préciser ses intentions? »
Il répondit ainsi:
« Ce point se trancherait en justice. Le rédacteur parlementaire a inséré le paragraphe 2, avec l’accord de l’Attorney General, afin de sauvegarder les droits des parties à tout procès en instance et de faire en sorte que nul tribunal ne perde sa compétence pour statuer sur une question soulevée devant lui. Ce paragraphe vise aussi à régler le cas d’une atteinte inconstitutionnelle à un droit de propriété. » (Compte rendu officiel des débats du 22 juillet 1982 au Sénat d’Irlande, colonnes 1411 à 1435)
18. Le 4 août 1982, Pine Valley demanda au conseil de comté de Dublin le permis de construire (paragraphe 29 ci-dessous) en se fondant sur le certificat préalable délivré en 1977; elle ne mentionnait pas la loi de 1982. Elle essuya un refus le 10 décembre, au motif que dans la première affaire Pine Valley la Cour suprême avait constaté l’invalidité dudit certificat et pour quatre autres raisons d’ordre technique. Elle n’attaqua pas cette décision devant la commission de l’aménagement du territoire, ni sur un autre terrain juridique: selon les requérants, un recours n’eût servi de rien car la commission ne devait s’occuper que des impératifs de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire (paragraphe 30 ci-dessous) et ne pouvait donner une interprétation authentique de l’article 6 de la loi de 1982.
19. Quelques mois après le refus du conseil, les requérants mirent en branle la seconde affaire Pine Valley (paragraphes 20-27 ci-dessous). Alors qu’elle se trouvait pendante, deux démarches furent entreprises en leur nom.
D’abord, le 27 avril 1983, leur architecte écrivit à la commission d’aménagement du territoire; affirmant que Pine Valley ne pouvait bénéficier de l’article 6 par. 1 de la loi de 1982, il sollicitait un réexamen de la situation « injuste » de ses clients. La commission répondit, le 2 mai, qu’elle regrettait de ne pouvoir y remédier.
En second lieu, par une lettre du 7 septembre 1984 les solicitors des requérants invitèrent la commission à se prononcer sur le recours dont le ministre des Collectivités locales avait connu à l’origine, en mars 1977 (paragraphe 9 ci-dessus), selon des modalités déclarées non valides par la suite. Elle répondit, le 23 novembre, qu’il n’appelait plus une décision de sa part. Les solicitors l’ayant priée d’en préciser les raisons, elle répondit sans plus, le 8 janvier 1985, que l’avis juridique recueilli par elle était confidentiel et qu’elle devait se borner à indiquer sa position.
D. La seconde affaire Pine Valley
1. Le jugement de la High Court
20. Le 11 mars 1983, Pine Valley intenta contre le ministre de l’Environnement, en sa qualité de successeur du ministre des Collectivités locales, une action – à laquelle Healy Holdings et M. Healy se joignirent le 25 janvier 1985 – en dommages-intérêts pour manquement à des obligations légales, représentation erronée et négligente des faits et négligence. Ultérieurement, les demandeurs modifièrent leurs conclusions de manière à réclamer à l’État une indemnité pour atteinte à leurs droits de propriété, garantis par la Constitution.
Avec le consentement des parties, la High Court décida le 28 janvier 1985 qu’il y avait lieu de débattre d’abord du point de savoir si les demandeurs avaient un motif d’action et qu’il lui faudrait se prononcer à cet égard sur les questions de droit suivantes:
a) les demandeurs disposaient-ils contre le ministre de l’Environnement, à raison de l’octroi à M. Thornton d’un certificat préalable d’urbanisme fondé sur un avis juridique, d’une action en dommages-intérêts pour – manquement à ses obligations légales; – négligence; et/ou – représentation erronée et négligente des faits?
b) dans les circonstances de la cause, l’État – avait-il omis de protéger les droits de propriété des demandeurs? si oui, une action en dommages-intérêts s’ouvrait-elle contre lui? – avait-il par ses lois respecté et, dans la mesure du possible, protégé les droits de propriété des demandeurs? dans la négative, une action en dommages-intérêts s’ouvrait-elle contre lui?
Le 28 juin 1985, la High Court jugea que les requérants n’avaient pas de motif d’action en justice, sur quoi ils se pourvurent devant la Cour suprême. Le 22 juillet, ils conclurent entre eux un accord: Pine Valley et Healy Holdings cédaient à M. Healy tous leurs droits dans la procédure, lui attribuaient tout bénéfice pouvant résulter de celle-ci et renonçaient à toute prétention; de son côté, il s’engageait à supporter les frais.
2. L’arrêt de la Cour suprême
21. Le 30 juillet 1986, la Cour suprême unanime écarta le recours (Irish Law Reports Monthly, 1987, pp. 753-768).
22. En rejetant l’action en dommages-intérêts pour manquement à des obligations légales, le Chief Justice Finlay (approuvé par les juges Griffin et Hederman) estima que la décision ministérielle de délivrer un certificat préalable d’urbanisme, contraire au plan d’aménagement du territoire, n’entrait dans aucune des catégories d’excès de pouvoir propres à fonder une action en dommages-intérêts; en particulier, rien ne montrait qu’il eût eu conscience de ne pas jouir du pouvoir dont il se prévalait.
23. Quant aux griefs de négligence et de représentation erronée et négligente des faits, le Chief Justice les repoussa surtout pour la raison qu’en accordant l’autorisation, le ministre avait agi de bonne foi et conformément à l’avis des jurisconsultes de son département.
24. Au sujet de l’atteinte alléguée aux droits de propriété des requérants, garantis par la Constitution, il déclara:
« A cet égard, il faut d’abord, me semble-t-il, rechercher s’il y a eu atteinte injustifiée aux droits de propriété des requérants ou si ces derniers ont subi une injustice.
En décidant, en 1977, d’octroyer au propriétaire de l’époque un certificat préalable d’urbanisme, le ministre ne voulait nullement limiter les droits dudit propriétaire ou empiéter sur eux, mais au contraire les étendre et les promouvoir.
L’achat de terrains à aménager constitue, à l’évidence, l’un des principaux exemples de démarche commerciale de caractère spéculatif ou risqué. L’évolution des valeurs marchandes, les fluctuations économiques, les changements dans les décisions des services d’urbanisme ou leur annulation, et bien d’autres facteurs encore, peuvent accroître ou réduire la valeur des terrains pour les acquéreurs.
Je puis admettre qu’à première vue, l’annulation finale de la décision du ministre par notre Cour a contribué sans doute, en l’espèce, à diminuer la valeur des terrains pour les demandeurs. Il n’en résulte pourtant pas nécessairement, à mon sens, qu’ils aient subi une injustice et à n’en pas douter il n’y a pas eu d’atteinte injustifiée à leurs droits de propriété.
L’article 40 par. 3, alinéas 1 et 2 [de la Constitution irlandaise], oblige l’État, en premier lieu, à protéger et soutenir par ses lois, dans la mesure du possible, les droits individuels, en second lieu à protéger de son mieux les droits de propriété de chacun contre les attaques injustes et, en cas d’injustice, à les rétablir. En l’affaire Moynihan v. Greensmyth (Irish Reports 1977, p. 55), notre Cour, dans son arrêt rendu par le Chief Justice O’Higgins, s’est exprimée ainsi:
‘Nous relevons que la garantie de protection conférée par l’article 40 par. 3, alinéa 2, de la Constitution s’accompagne des mots ‘de son mieux’. Ils impliquent la possibilité de circonstances amenant l’État à mettre en balance la protection par lui du droit dont il s’agit et d’autres obligations découlant du souci du bien commun.’
J’estime raisonnable de considérer comme l’une des exigences du bien commun que les personnes investies par la loi de pouvoirs de décision ne puissent se voir assignées en dommages-intérêts quand elles ont agi sans négligence et de bonne foi. Une telle immunité contribuerait à l’exercice efficace et résolu de ces pouvoirs et aiderait à éviter, me semble-t-il, les hésitations et retards de nature à se produire dans le cas contraire.
Selon moi, on ne saurait donc en l’occurrence parler d’une obligation manifeste, pour l’État, d’indemniser les demandeurs. Dès lors, je conclus aussi au rejet des arguments avancés en faveur de l’octroi de dommages-intérêts pour violation de droits garantis par la Constitution. Je n’ai pas besoin de me prononcer sur la possibilité d’une action fondée sur le fait que le Parlement (Oireachtas) aurait omis de légiférer pour protéger des droits individuels, par opposition à l’action tendant à faire annuler des lois qui ne les protègent pas ou ne les défendent pas à un degré suffisant; je n’émets aucune opinion à ce sujet. »
25. Dans leurs déclarations, certains membres de la Cour suprême traitèrent du point de savoir si la validation rétroactive des autorisations d’urbanisme, opérée par l’article 6 de la loi de 1982 (paragraphes 14-15 ci-dessus), couvrait le certificat préalable délivré à M. Thornton en 1977. La question ne figurait pas expressément sur la liste convenue des problèmes de droit à trancher (paragraphe 20 ci-dessus) et n’avait pas prêté à controverse pendant la procédure: dans son mémoire en réponse, l’État n’avait pas combattu le moyen, formulé par les demandeurs dans leur acte introductif d’instance, selon lequel la loi les empêchait de profiter de la validité rétroactive conférée par cet article.
Selon le Chief Justice Finlay, la loi de 1982 renfermait, « pour les cas concernant les droits constitutionnels de tiers », une clause de sauvegarde « qui semblait exclure les demandeurs du bénéfice de la validation rétroactive ».
D’après le juge Henchy (approuvé par le juge Griffin), l’article 6 de la loi de 1982 opérait une validation rétroactive sauf « lorsqu’elle se heurterait à un droit individuel garanti par la Constitution ». En conséquence il ne s’appliquait pas à Pine Valley, car elle « avait exercé son droit constitutionnel de déférer à la justice la question de la validité du certificat d’urbanisme ».
Le juge Lardner s’exprima en ces termes:
« On a sans doute craint que l’article 6 par. 1 [de la loi de 1982] ne pût aboutir à révoquer l’arrêt de notre Cour [dans la première affaire Pine Valley], ce qui pourrait représenter une atteinte injustifiable du législateur à une décision judiciaire. Voilà probablement pourquoi on a inséré le paragraphe 2, destiné à éviter pareille ingérence. Et les conseils des deux parties s’accordent à reconnaître qu’il privait les requérants du bénéfice du paragraphe 1. »
26. Certains membres de la Cour parlèrent aussi des effets découlant de ce que les demandeurs ne bénéficiaient pas de la validation rétroactive.
Pour le juge Henchy:
« Les conseils de Pine Valley ont attaqué l’exclusion comme injustement discriminatoire envers elle. Or à mon sens l’article [6], bien qu’il ait entraîné une différenciation, avait pour premier et principal objectif d’éviter un empiétement inconstitutionnel sur le domaine judiciaire, résultant de la tentative de valider un certificat d’urbanisme jugé par les tribunaux non valable. Partant, Pine Valley n’a subi aucune injustice par le jeu de l’article 6 de la loi de 1982. »
Le juge Lardner déclara de son côté:
« (…) d’après les requérants, les priver du bénéfice de l’article 6 par. 1 s’analyse a) en une atteinte injuste à leurs droits de propriété, ou en une injustice qui touche à ceux-ci et b) en une différenciation inéquitable entre eux-mêmes et d’autres personnes ayant obtenu du ministre, sur recours, des certificats ou autorisations au titre de la section IV de la loi de 1963 et bénéficiant, eux, de l’article 6 par. 1. Quant au premier point, le Parlement me paraît avoir inséré le paragraphe 2 pour respecter, plutôt que de s’y immiscer, les décisions judiciaires tranchant la controverse juridique soulevée dans la première affaire Pine Valley et le droit, conféré par la Constitution aux parties en cause – demandeurs et défendeurs -, de soumettre leur différend aux tribunaux plutôt qu’au Parlement. Il existe peut-être un certain conflit entre [ce même droit] et les intérêts des présents requérants dans leur propriété. Il ne s’ensuit pourtant pas nécessairement, à mes yeux, que les requérants aient subi une injustice, et je suis convaincu de l’absence d’atteinte inique à leurs droits de propriété ou de discrimination illicite à leur encontre.
Les personnes, tels les requérants, que le paragraphe 2 de l’article 6 a exclues du bénéfice du paragraphe 1 et les autres titulaires d’une autorisation ou d’un certificat d’urbanisme, accordés par le ministre sur recours, qui ont bénéficié du paragraphe 1 et ne relèvent pas du paragraphe 2, forment deux groupes qui se trouvaient et se trouvent dans des situations différentes; il a toujours existé une raison valable et sérieuse à la distinction opérée par ces deux paragraphes. »
27. Le juge Henchy ajouta qu’une fois annulé le certificat préalable d’urbanisme, il y avait eu inexécution de la clause de transfert de propriété, ce qui aurait ouvert à Pine Valley une action en dommages-intérêts contre le vendeur. Elle aurait pu aussi lui réclamer, par une action pour enrichissement sans cause, la partie du prix d’achat imputable au certificat d’urbanisme. Faute d’avoir prouvé l’impossibilité d’obtenir ainsi réparation, elle ne démontrait pas avoir subi une injustice au sens de l’article 40 par. 3, alinéa 2, de la Constitution.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
A. La Constitution irlandaise
28. Dans la Constitution irlandaise figurent les dispositions suivantes :
Article 40
« 1. En tant que personnes humaines, tous les citoyens sont égaux devant la loi.
Cela n’empêche pas l’État de prendre en considération, dans sa législation, les différences de capacité physique et morale, ou de fonction sociale.
(…)
3. 1o L’État s’engage à respecter dans ses lois et, dans la mesure du possible, à protéger et soutenir par ses lois les droits individuels du citoyen.
2o En particulier, par ses lois [il] protège de son mieux contre les attaques injustes, la vie, la personne, l’honneur et les droits de propriété de tout citoyen et, en cas d’injustice, il les défend. »
Article 43
« 1. 1o L’État reconnaît que l’homme, en sa qualité d’être raisonnable, a un droit naturel, antérieur au droit positif, à la propriété privée des biens extérieurs.
2o [Il] s’engage en conséquence à ne pas adopter de loi qui tenterait d’abolir le droit à la propriété privée ou le droit général de transférer sa propriété, d’en disposer par testament et d’hériter.
2. 1o L’État reconnaît toutefois que l’exercice des droits visés aux dispositions précédentes du présent article doit, dans une société civilisée, être régi par les principes de la justice sociale.
2o En conséquence, si les circonstances l’exigent, [il] peut délimiter par une loi l’exercice de ces droits en vue de le concilier avec les impératifs du bien commun. »
B. Le droit de l’urbanisme
1. Certificats, certificats préalables et homologations
29. Outre la loi de 1982 (paragraphes 14-16 ci-dessus), le principal texte législatif pertinent était, à l’époque, la loi de 1963 sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire dans les collectivités locales, telle que l’avait amendée la loi de 1976 du même nom (« la loi de 1963 »).
La loi de 1963 et des règlements d’application prévoyaient la délivrance, par les services d’urbanisme, de « certificats » et de « certificats préalables » pour l’aménagement des sols. Les certificats se suffisaient à eux-mêmes. Les certificats préalables impliquaient l’approbation du principe de l’aménagement proposé, mais étaient octroyés sous réserve de l’homologation ultérieure, par lesdits services ou sur recours, de plans détaillés, faute de quoi les travaux ne pouvaient commencer. Les services d’urbanisme devaient examiner une demande d’homologation à l’aune des paramètres fixés par le certificat préalable, mais sans revenir sur le principe de l’opération. Ils ne pouvaient révoquer les certificats préalables que dans l’hypothèse d’un changement des circonstances pertinentes au regard des exigences de l’urbanisme et de l’aménagement de la zone considérée.
30. L’article 26 par. 1 de la loi de 1963 obligeait les services d’urbanisme à se borner, quand ils étudiaient une demande de certificat ou d’homologation, à prendre en compte les « besoins de leur secteur en matière d’urbanisme et d’aménagement du territoire ».
Contre leur décision s’ouvrait un recours devant le ministre des Collectivités locales ou, après le 15 mars 1977 (paragraphe 15 ci-dessus), devant la commission d’aménagement du territoire. D’après le paragraphe 5 b) de l’article 26, les dispositions du paragraphe 1 s’appliquaient, mutatis mutandis, au traitement de pareil recours. Si ce dernier soulevait un point de droit, le ministre ou la commission pouvait en saisir la High Court (article 82 par. 3).
31. Selon la loi de 1963, les certificats d’urbanisme – à consigner dans un registre tenu par les services compétents – valaient pour le terrain en question et pour « toute personne y possédant alors des intérêts » (articles 8 et 28 par. 5).
2. Indemnisation
32. En dehors de diverses exceptions énumérées à l’article 56, l’article 55 par. 1 de la loi de 1963 accordait un droit à indemnité en ces termes:
« Si, à la suite d’une réclamation adressée aux services d’urbanisme, il s’avère qu’une décision prise en vertu de la section IV de la loi et refusant d’autoriser un projet d’aménagement (…) a diminué la valeur qu’au moment de son adoption le bien-fonds en cause représentait pour une personne, celle-ci a droit, sous réserve des clauses de la présente section, à recevoir des services d’urbanisme une indemnité d’un montant égal à la dépréciation et, dans le cas de l’occupant du terrain, la réparation du dommage (éventuellement) subi par lui dans le cadre des activités commerciales, industrielles ou professionnelles qu’il y exerçait. »
Le dépôt des demandes formulées au titre de cet article devait avoir lieu six mois au plus après la notification de la décision, sauf prorogation consentie par la Circuit Court (article 55 par. 6).
3. Injonction d’acquérir
33. Aux termes de l’article 29 par. 1 de la loi de 1963:
« Si, dans une affaire jugée sur recours en vertu de la présente section (…), l’autorisation d’aménager un terrain a été refusée, ou accordée seulement sous conditions, et si le propriétaire prétend
a) qu’en son état actuel, le terrain ne se prête plus à un usage raisonnablement rentable,
b) que l’on ne peut pas davantage le rendre apte à un tel usage au moyen d’un autre aménagement, autorisé en application de la présente section (…) ou que les services d’urbanisme se sont engagés à autoriser,
c) et que, dans le cas d’une autorisation conditionnelle du genre mentionné plus haut, l’exécution des aménagements ainsi acceptés ne permet pas de le rendre apte à pareil usage,
il peut, dans les six mois de cette décision (ou dans un délai plus long accordé par le ministre), enjoindre aux services d’urbanisme d’acquérir ses droits sur le terrain en cause, conformément aux dispositions du présent article. »
La valeur du terrain concerné par une telle injonction d’acquérir était fixée au montant que l’on pouvait escompter en cas de vente de gré à gré aux conditions normales du marché.
C. Indépendance du pouvoir judiciaire
34. En l’affaire Buckley and others (Sinn Fein) v. Attorney General (Irish Reports 1950, p. 67), la Cour suprême a établi que le législateur ne saurait intervenir dans une cause pendante devant un tribunal. Il appert en revanche qu’une fois la procédure achevée il peut valablement annuler, avec effet rétroactif, la décision rendue, sans méconnaître le principe de l’indépendance de la justice (voir, par exemple, la loi Garda Siochána de 1979, annulant l’arrêt de la Cour suprême en l’affaire Garvey and others v. Ireland, Irish Reports 1981, p. 75).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
35. Les requérants ont saisi la Commission le 6 janvier 1987 (requête no 12742/87). D’après eux, l’État défendeur avait enfreint l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) faute de valider rétroactivement leur certificat préalable d’urbanisme ou de leur accorder une indemnité, ou une autre réparation, pour la dépréciation de leur bien. Ils se plaignaient aussi d’une discrimination, contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec ledit article 1 (art. 14+P1-1), dans la jouissance de leur droit de propriété. Ils affirmaient enfin que la législation irlandaise ne leur offrait, pour leurs griefs précités, aucun recours efficace comme l’eût voulu l’article 13 (art. 13) de la Convention.
36. La Commission a retenu la requête le 3 mai 1989. Dans son rapport du 6 juin 1990 (article 31) (art. 31), elle conclut:
a) à l’absence de violation des droits de Pine Valley (unanimité), de Healy Holdings (neuf voix contre quatre) et de M. Healy (dix voix contre trois) au titre de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1);
b) à la violation des droits de Healy Holdings et de M. Healy (douze voix contre une), mais non de Pine Valley (unanimité), au titre de l’article 14 de la Convention combiné avec ledit article 1 (art. 14+P1-1);
c) à l’absence de violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention (unanimité).
Le texte intégral de son avis, ainsi que des deux opinions séparées dont il s’accompagne, figure en annexe au présent arrêt[*].
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
37. Dans son mémoire, le Gouvernement invite la Cour:
« 1. Quant aux moyens préliminaires, à juger et déclarer:
a) que les requérants ne peuvent se prétendre victimes au sens de l’article 25 (art. 25) de la Convention;
b) qu’ils n’ont pas épuisé les voies de recours internes comme l’exigeait l’article 26 (art. 26) de la Convention;
2. Quant à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), à juger et déclarer qu’il n’y a pas eu violation de cet article dans le chef des requérants;
3. Quant à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1), à juger et déclarer qu’il n’y a eu violation de ces dispositions dans le chef d’aucun des trois requérants;
4. Quant à l’article 13 (art. 13) de la Convention, à juger et déclarer qu’il n’y a pas eu violation de cet article;
5. Quant à l’article 50 (art. 50) de la Convention:
a) à juger et déclarer que l’octroi d’une réparation n’est ni justifié ni opportun;
b) en ordre subsidiaire, si et dans la mesure où elle relèverait une violation de l’un quelconque des articles de la Convention, à juger et déclarer que pareil constat constitue en soi une satisfaction équitable suffisante dans les circonstances de la cause. »
A l’audience du 21 mai 1991, le Gouvernement a confirmé ces conclusions en substance, tout en ajoutant qu’il y aurait lieu selon lui, le cas échéant, de réserver la question de l’application de l’article 50 (art. 50).
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS PRELIMINAIRES DU GOUVERNEMENT
A. Introduction
38. La requête du Gouvernement a pour principal objet d’obtenir de la Cour une décision d’irrecevabilité, sur la base des moyens et exceptions préliminaires soulevés par lui.
A l’audience du 21 mai 1991, le délégué de la Commission a plaidé que la Cour devait s’écarter du précédent créé par son arrêt De Wilde, Ooms et Versyp du 18 juin 1971 (série A no 12) et ne pas revoir les décisions de la Commission sur la recevabilité.
39. Elle ne saurait souscrire à cette thèse. Depuis 1971, et tout récemment dans ses arrêts Cardot du 19 mars 1991 et Oberschlick du 23 mai 1991 (série A no 200 et 204), elle a exercé à l’occasion sa compétence pour connaître d’exceptions du genre de celles que formule le Gouvernement; elle n’estime pas devoir abandonner aujourd’hui sa jurisprudence et sa pratique en la matière. Elle note que le dépôt desdites exceptions a eu lieu dans le délai prescrit par l’article 48 par. 1 du règlement.
B. Sur le moyen tiré du défaut de la qualité de « victime » dans le chef des requérants
40. Selon le Gouvernement, les requérants ne peuvent se prétendre « victimes » d’une violation de la Convention, par les motifs suivants:
a) quant à Pine Valley:
i. elle avait vendu les terres en question avant que la Cour suprême déclarât nulle, le 5 février 1982, la délivrance du certificat préalable d’urbanisme (paragraphes 11-12 ci-dessus);
ii. elle a été rayée du registre du commerce le 26 octobre 1990 et dissoute le 6 novembre (paragraphe 8 ci-dessus);
b) quant à Healy Holdings, le syndic désigné à cette société les 14 octobre et 29 novembre 1985 (paragraphe 8 ci-dessus) n’a point participé aux instances engagées devant les organes de la Convention;
c) quant à M. Healy:
i. il a introduit sa demande par le canal de Healy Holdings en sa qualité d’unique actionnaire effectif de celle-ci;
ii. il prenait rang après les créanciers privilégiés de la société;
iii. il avait été mis en faillite en Angleterre le 19 juillet 1990 (paragraphe 8 ci-dessus).
41. Le Gouvernement avait déjà présenté en substance devant la Commission, avant la décision du 3 mai 1989 sur la recevabilité (page 51 du rapport), chacun de ces moyens sauf deux – les événements relatés aux points a) ii. et c) iii. -, qu’en raison de leur date il ne pouvait invoquer à l’époque. Il n’a donc pas négligé de faire valoir à temps les arguments pertinents, de sorte qu’il n’y a pas forclusion (voir notamment l’arrêt Barberà, Messegué et Jabardo du 6 décembre 1988, série A no 146, p. 28, par. 58).
42. Sur le fond, une remarque d’ordre général s’impose d’emblée: Pine Valley et Healy Holdings constituaient, pour M. Healy, de simples relais par lesquels il voulait réaliser l’aménagement approuvé dans son principe par le certificat préalable. Dès lors, la Cour verserait dans l’artifice si elle distinguait entre les trois requérants quant à leur capacité à se prétendre « victimes ».
Plus précisément, dans le cas de Pine Valley, ni la vente par elle des terrains ni sa dissolution ultérieure ne changent rien à la circonstance qu’elle fut pendant une certaine période, comme l’un de ces relais, propriétaire du bien-fonds auquel s’appliquait le permis d’urbanisme. D’ailleurs, c’est elle qui sollicita l’homologation en août 1982 et introduisit l’instance dans la seconde affaire Pine Valley (paragraphes 18 et 20 ci-dessus). Cela suffit à autoriser une allégation de manquement pour son compte.
Les branches restantes de l’exception concernent toutes, directement ou non, la situation financière de Healy Holdings et de M. Healy. Elle peut sans nul doute revêtir de l’importance ou jouer sur le plan interne, mais elle n’entre nullement en ligne de compte pour le droit à se prétendre victime d’une violation. L’insolvabilité ne saurait supprimer le droit que l’article 25 (art. 25) de la Convention confère à « toute personne ».
43. Partant, il y a lieu de rejeter les moyens dont il s’agit.
C. Sur l’exception de non-épuisement des voies de recours internes
44. Selon le Gouvernement, les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes car ils n’ont pas,
a) quant à la décision du conseil de comté de Dublin, du 10 décembre 1982, refusant le permis d’aménagement (paragraphe 18 ci-dessus):
i. demandé son contrôle judiciaire;
ii. saisi la commission d’aménagement du territoire (paragraphe 30 ci-dessus);
iii. réclamé une indemnité en vertu de l’article 55 de la loi de 1963 (paragraphe 32 ci-dessus);
iv. usé du système consistant à enjoindre au service d’urbanisme d’acheter des terres pour lesquelles un permis a été refusé sur recours (article 29 de la même loi; paragraphe 33 ci-dessus), les requérants s’étant eux-mêmes privés de cette ressource pour n’avoir pas saisi la commission d’aménagement du territoire;
b) quant à la loi de 1982 (paragraphes 14-15 ci-dessus):
i. sollicité un jugement déclaratif leur reconnaissant le bénéfice du paragraphe 1 de l’article 6 de ladite loi et, au besoin, indiquant que le paragraphe 2 ne valait pas pour eux;
ii. au besoin, sollicité un jugement déclarant inconstitutionnel le paragraphe 2 si celui-ci avait pour effet de les exclure du bénéfice du paragraphe 1;
c) assigné en justice M. Thornton, le précédent propriétaire du terrain (paragraphe 9 ci-dessus), pour rupture de la clause de transfert de propriété ou enrichissement sans cause.
45. Le Gouvernement a soulevé les moyens énoncés aux points b) et c) ci-dessus au stade de l’examen de la recevabilité de la requête par la Commission (pages 52-53 du rapport), de sorte qu’il n’y a pas forclusion à leur égard.
Il n’en va pas de même de ceux qu’énumère le point a). Le 3 mai 1989, à l’audience de la Commission sur la recevabilité et le fond, le Gouvernement a mentionné brièvement les articles 55 et 29 de la loi de 1963, mais à propos de l’article 25 (art. 25) de la Convention et de la question de savoir si les requérants pouvaient se prétendre « victimes » d’une violation; il est donc forclos à les invoquer à l’appui d’un moyen de non-épuisement des voies de recours internes (arrêt Isgrò du 19 février 1991, série A no 194-A, p. 11, par. 29). Par la même occasion il a signalé au passage, au sujet d’un moyen de non-épuisement, que les requérants n’avaient ni contesté ni attaqué la décision du conseil de comté de Dublin de 1982. Il n’en a cependant pas tiré argument, si bien que là aussi on doit le considérer comme forclos.
Sans doute a-t-il développé, après la décision de recevabilité et à l’appui d’une demande formulée en vertu de l’article 29 (art. 29), chacun des éléments figurant au point a), mais rien ne l’empêchait de le faire plus tôt (arrêt Artico du 13 mai 1980, série A no 37, pp. 13-14, par. 27).
46. En définitive, il échet d’examiner le bien-fondé des affirmations du Gouvernement selon lesquelles les requérants auraient dû solliciter un ou des jugements déclaratifs concernant la loi de 1982 et intenter une action contre M. Thornton.
47. Quant à la première d’entre elles, le Gouvernement allègue que le paragraphe 1 de l’article 6 de la loi de 1982 s’appliquait au certificat préalable des requérants et le validait; il en déduit qu’après le rejet de leur demande d’homologation, le 10 décembre 1982, par le conseil de comté de Dublin, ils auraient dû inviter la High Court à leur reconnaître le droit au bénéfice de ce paragraphe ou, dans la négative, à constater l’inconstitutionnalité du paragraphe 2. Le Gouvernement défend là une opinion incompatible avec la ligne qu’il suivit dans la seconde affaire Pine Valley quant à l’interprétation de l’article 6. Dans leur acte introductif d’instance, les requérants avaient avancé que la loi les empêchait de profiter de la validité rétroactive conférée par le paragraphe 1 (paragraphe 25 ci-dessus). Dans son mémoire en défense, l’État ne combattit pas ce moyen (ibidem). Pendant la procédure écrite, il admit donc que ledit paragraphe ne validait pas le certificat préalable; il ne prétendit manifestement pas le contraire en plaidoirie et ne changea pas d’attitude. Le juge Lardner releva que les conseils des deux parties s’accordaient à considérer que le paragraphe 2 privait les requérants du bénéfice du paragraphe 1 (ibidem).
Le Gouvernement adopte désormais une position toute différente. Or il ne saurait invoquer devant la Cour des arguments qu’il n’a jamais formulés devant le juge national et qui ne cadrent pas avec son raisonnement de l’époque.
Surabondamment, la Cour juge convaincante la thèse des requérants selon laquelle ils n’auraient réussi, au mieux, à obtenir le jugement déclaratif adéquat que trop tard pour pouvoir aménager les terres conformément au certificat préalable, celui-ci devant expirer le 10 mars 1984 (paragraphe 16 ci-dessus). Ils auraient pu intenter une action en déclaration en décembre 1982 au plus tôt. Partant, pour achever la procédure – qui aurait pu comprendre un recours à la Cour suprême -, se voir octroyer un certificat d’urbanisme détaillé et commencer à construire, ils auraient eu à peine quinze mois environ au total. Nulle prorogation de la durée de validité du certificat préalable n’aurait pu leur être consentie sans l’exécution d’importants travaux avant l’échéance; or ils ne pouvaient en amorcer avant la délivrance d’un certificat d’urbanisme détaillé (paragraphes 16 et 29 ci-dessus). Dans ces conditions, les actions en jugement déclaratif suggérées par le Gouvernement ne sauraient passer pour des recours « effectifs » que l’article 26 (art. 26) obligeât les requérants à épuiser: un recours inapte à prospérer en temps utile n’entre pas dans cette catégorie (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Ciulla du 22 février 1989, série A no 148, p. 15, par. 32).
En conséquence, il y a lieu de rejeter cette branche de l’exception du Gouvernement.
48. Il en va de même des actions que, d’après le Gouvernement, il aurait fallu engager contre M. Thornton (point c) du paragraphe 44 ci-dessus). A supposer qu’elles s’ouvrissent vraiment aux requérants, le Gouvernement ne discute pas l’affirmation de ceux-ci selon laquelle le montant des dommages-intérêts pouvant leur être alloués n’eût pas assuré la réparation complète de leur préjudice. Surtout, l’article 26 (art. 26) n’exige l’épuisement que des recours relatifs aux violations incriminées (voir, entre autres, l’arrêt de Jong, Baljet et van den Brink du 22 mai 1984, série A no 77, p. 19, par. 39); or assigner un particulier en justice ne saurait constituer un tel recours quant à un acte positif de l’État.
D. Conclusion
49. En résumé, la Cour a compétence pour connaître du fond de l’affaire, dans son intégralité et pour chacun des trois requérants.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No1 (P1-1)
50. Les requérants se plaignent de la décision de la Cour suprême invalidant le certificat préalable, combinée avec la circonstance que l’État défendeur ne l’aurait pas validé rétroactivement et ne les aurait pas davantage dédommagés de la dépréciation de leur propriété. Ils se prétendent victimes d’une infraction à l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), aux termes duquel:
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
La Commission ne souscrit pas à cette thèse, que combat le Gouvernement.
A. Sur l’existence d’une atteinte à un droit des requérants
51. Dans la première affaire Pine Valley (paragraphe 12 ci-dessus), la Cour suprême jugea nul et non avenu, dès l’origine, le certificat préalable délivré à M. Thornton. Une première question surgit donc en l’espèce: les requérants ont-ils jamais joui d’un droit à aménager le terrain en cause, droit auquel il ait pu être porté atteinte?
Avec la Commission, la Cour croit devoir répondre par l’affirmative. Quand Pine Valley acheta le domaine, elle se fonda sur le certificat, dûment consigné dans un registre public tenu à cette fin, et elle avait tout lieu de le présumer valide (paragraphes 9 et 31 ci-dessus). Il impliquait une approbation du principe de l’aménagement projeté, sur laquelle le service d’urbanisme ne pouvait revenir (paragraphe 29 ci-dessus). Dans ces conditions, on pécherait par excès de formalisme si l’on considérait que l’arrêt de la Cour suprême ne constituait pas une ingérence. Jusqu’à son prononcé, les requérants avaient pour le moins l’espérance légitime de pouvoir réaliser leur plan d’aménagement; il faut y voir, aux fins de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), un élément de la propriété en question (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Fredin du 18 février 1991, série A no 192, p. 14, par. 40).
52. D’après le Gouvernement, les droits des requérants au titre de ce texte ne subirent nulle atteinte puisque l’article 6 par. 1 de la loi de 1982 avait validé rétroactivement le certificat préalable d’urbanisme (paragraphe 15 ci-dessus).
La Cour rappelle qu’il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, d’interpréter et appliquer le droit interne (voir, parmi d’autres, l’arrêt Eriksson du 22 juin 1989, série A no 156, p. 25, par. 62). En l’espèce, plusieurs juges à la Cour suprême estimèrent, dans la seconde affaire Pine Valley, que les requérants se trouvaient exclus du bénéfice de l’article 6 par. 1 (paragraphe 25 ci-dessus); en outre, les autres organes nationaux concernés, le conseil de comté de Dublin et la commission d’aménagement du territoire, n’exprimèrent pas une opinion différente (paragraphes 18-19 ci-dessus).
Le Gouvernement affirme pourtant que la Cour suprême n’avait pas à statuer sur l’interprétation de l’article 6 de la loi de 1982 et que les observations de ses membres à ce sujet représentaient de simples obiter dicta.
Quel que soit le poids desdites observations en droit interne, la Cour doit se laisser guider par les déclarations des autorités nationales en la matière, surtout si elles émanent de magistrats de la plus haute juridiction du pays. Comme, dans la seconde affaire Pine Valley, les défendeurs – dont l’État – reconnurent au moins tacitement que l’article 6 par. 1 de la loi de 1982 ne couvrait pas le cas des requérants (paragraphe 47 ci-dessus), on ne saurait prétendre aujourd’hui qu’il ait rétroactivement validé le certificat préalable d’urbanisme. La Cour doit donc partir de l’idée qu’il ne l’a pas fait.
53. Les intéressés se rangent à l’avis de la Commission d’après lequel il n’y a pas eu d’atteinte aux droits de Pine Valley: celle-ci ayant vendu le terrain litigieux avant l’arrêt de la Cour suprême dans la première affaire Pine Valley (paragraphes 11-12 ci-dessus), le dommage fut supporté par les autres requérants.
La Cour arrive à un résultat identique quoiqu’une violation se conçoive même sans préjudice (voir, entre autres, l’arrêt Groppera Radio AG et autres du 28 mars 1990, série A no 173, p. 20, par. 47). Pine Valley avait cédé la propriété des terres sans conserver sur elles aucun droit protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). Ce texte, pris isolément (P1-1) ou combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-1) de la Convention, ne s’appliquait donc pas à elle.
54. Partant, la Cour relève qu’il y a eu ingérence dans l’exercice du droit de Healy Holdings et de M. Healy au respect de leurs biens.
Les autres arguments du Gouvernement n’affaiblissent nullement ce constat.
a) Sans doute les requérants auraient-ils pu demander un autre certificat d’urbanisme; il n’en demeure pas moins qu’ils perdirent le bénéfice de celui qu’ils possédaient déjà.
b) En second lieu, que le ministre des Collectivités locales ait agi de bonne foi en délivrant à M. Thornton le certificat n’a aucune incidence sur les effets de l’arrêt de la Cour suprême en la première affaire Pine Valley.
c) Enfin, que les requérants n’aient pas réclamé d’indemnité en vertu de l’article 55 de la loi de 1963 (paragraphe 32 ci-dessus) ne saurait exclure l’existence d’une atteinte: pareil recours aurait pu, au mieux, assurer après coup la réparation des conséquences de celle-ci. D’ailleurs, le Gouvernement ne cite aucune jurisprudence réfutant la thèse des intéressés selon laquelle cet article ne valait pas pour un refus d’homologation; il n’a pas non plus clairement établi que le montant à payer eût couvert l’intégralité de leurs pertes.
B. La règle de l’article 1 (P1-1) applicable en l’espèce
55. Selon les requérants, l’ingérence litigieuse, en ce qu’elle annulait le certificat préalable d’urbanisme, s’analysait en une « privation » de propriété au sens de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1). La Commission, elle, la rattache à la « réglementation de l’usage des biens », visée au second alinéa.
56. Il n’y eut pas expropriation formelle ni, aux yeux de la Cour, expropriation de fait. La mesure incriminée tendait pour l’essentiel à garantir une utilisation du terrain conforme aux lois régissant l’aménagement du territoire; Healy Holdings, dont le pouvoir de prendre des décisions relatives au domaine resta inchangé, conserva le titre de propriété. En outre, toute manière raisonnable d’exploiter le bien-fonds ne disparut pas car on aurait pu le cultiver ou le donner à bail. Enfin, s’il perdit beaucoup de sa valeur il ne se déprécia pas totalement; à preuve sa vente ultérieure de gré à gré (paragraphe 13 ci-dessus).
En conséquence, comme dans l’affaire Fredin par exemple (arrêt précité, série A no 192, pp. 14-15, paras. 42-47), il faut voir dans l’ingérence une forme de réglementation de l’usage des biens, relevant du second alinéa de l’article 1 (P1-1).
C. Sur le respect des exigences du second alinéa de l’article 1 (P1-1)
1. Légalité et finalité de l’ingérence
57. Les requérants ne contestent pas que l’ingérence cadrait avec la législation sur l’aménagement du territoire et, comme elle, avait pour objectif de protéger l’environnement (paragraphe 9 ci-dessus). Il s’agit manifestement, aux yeux de la Cour, d’un dessein légitime, conforme « à l’intérêt général » aux fins du second alinéa de l’article 1 (P1-1) (même arrêt, p. 16, par. 48).
2. Proportionnalité de l’ingérence
58. Selon les intéressés, l’atteinte dont ils se plaignent ne saurait passer pour proportionnée au but poursuivi, faute d’indemnité ou de validation rétroactive de leur certificat préalable d’urbanisme.
59. L’annulation, par la Cour suprême, dudit certificat eut lieu à l’issue d’une procédure à laquelle les requérants étaient parties, mais ses conséquences ne se limitèrent pas à eux; en témoigne la promulgation, par la suite, d’une loi – celle de 1982 – destinée à valider rétroactivement les autorisations concernées. En réalité, une décision analogue rendue dans une affaire ne les touchant pas les eût placés dans la même situation.
L’ingérence cherchait et servait à garantir que le ministre des Collectivités locales appliquât correctement la législation pertinente non seulement au cas des requérants, mais d’une manière générale. On doit considérer l’arrêt de la Cour suprême, qui eut pour résultat d’empêcher de construire dans une zone agricole destinée à préserver une ceinture verte (paragraphe 9 ci-dessus), comme un moyen approprié – voire unique – d’atteindre cet objectif.
Les requérants se trouvaient engagés dans une entreprise commerciale qui, par nature, comportait un risque (voir, mutatis mutandis, l’arrêt Håkansson et Sturesson du 21 février 1990, série A no 171-A, pp. 17-18, paras. 53 et 55, et l’arrêt Fredin précité, série A no 192, pp. 17-18, par. 54); ils connaissaient aussi bien le plan de zonage que l’hostilité de l’autorité locale, le conseil de comté de Dublin, à toute dérogation (paragraphes 10 et 12 ci-dessus). Dès lors, la Cour n’estime pas pouvoir tenir pour une mesure disproportionnée l’annulation du permis sans aucune mesure de redressement en leur faveur.
D. Conclusion
60. En conclusion, il n’y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) dans le chef d’aucun des requérants.
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION, COMBINE AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 (art. 14+P1-1)
61. Selon les requérants, l’article 6 de la loi de 1982, correctif adopté par le législateur, a profité à tous les titulaires de permis de la catégorie en cause, sauf eux-mêmes; en conséquence, ils auraient subi une discrimination contraire à l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1). Aux termes de la première de ces dispositions,
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
Le Gouvernement combat cette allégation, mais la Commission y souscrit pour Healy Holdings et M. Healy.
62. La Cour rappelle que, pour les raisons indiquées au paragraphe 53 ci-dessus, l’article 14 (art. 14) ne s’applique pas à Pine Valley.
63. Le Gouvernement soutient, dans ce contexte aussi, que la loi de 1982 a validé rétroactivement le certificat préalable d’urbanisme des requérants et que, partant, nulle question de discrimination ne se pose. La Cour a déjà examiné l’argument au paragraphe 52 ci-dessus; elle le rejette par les motifs y énoncés.
64. Le Gouvernement ne s’appuie pas sur les observations formulées à cet égard par certains membres de la Cour suprême (paragraphe 26 ci-dessus); plus généralement, il ne fournit aucune justification de la différence de traitement entre les requérants et les autres titulaires de permis de la même catégorie.
La Cour conclut donc à la violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 (art. 14+P1-1), dans le chef de Healy Holdings et de M. Healy.
IV. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 13 (art. 13) DE LA CONVENTION
65. Les requérants prétendent en outre n’avoir disposé d’aucun recours effectif pour saisir une « instance » nationale du contenu des griefs qu’ils tirent de la Convention. Soulignant l’échec de leur demande de dommages-intérêts dans la seconde affaire Pine Valley, ils affirment qu’aucun mode de redressement n’existe pour la discrimination inhérente à l’article 6 de la loi de 1982. Il y aurait donc eu violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention, ainsi libellé:
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
66. Avec le Gouvernement et la Commission, la Cour estime devoir rejeter cette thèse. Non seulement les intéressés pouvaient, dans la seconde affaire Pine Valley, porter devant les juridictions irlandaises la substance desdits griefs, y compris quant à l’effet discriminatoire de la loi de 1982, mais ils ont usé de cette ressource (paragraphes 20-27 ci-dessus). Il faut aussi rappeler que l’efficacité d’un recours, aux fins de l’article 13 (art. 13), ne dépend pas de la certitude d’un résultat favorable (voir entre autres l’arrêt Soering du 7 juillet 1989, série A no 161, p. 48, par. 122).
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50) DE LA CONVENTION
67. Selon l’article 50 (art. 50) de la Convention,
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
La question de l’application de ce texte ne se pose pas pour Pine Valley, nul manquement n’ayant été constaté dans son cas. De fait, seuls la soulèvent Healy Holdings et M. Healy; ils réclament une indemnité pour préjudice matériel et moral, ainsi que le remboursement de frais et dépens assumés par eux en Irlande.
A l’audience du 21 mai 1991, le délégué de la Commission a réservé son opinion sur ces demandes. Le conseil du Gouvernement l’a imité, en soutenant toutefois que certaines d’entre elles avaient été présentées à la Cour trop tard.
68. Dès lors, la Cour estime que ladite question ne se trouve pas en état et qu’il échet de la réserver.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, l’exception du Gouvernement selon laquelle les requérants ne peuvent se prétendre victimes d’une violation de la Convention;
2. Déclare, à l’unanimité, le Gouvernement forclos à invoquer la règle de l’épuisement des voies de recours internes quant à la possibilité
a) de solliciter un contrôle judiciaire de la décision du conseil de comté de Dublin, du 10 décembre 1982, ou de recourir contre elle devant la commission d’aménagement du territoire;
b) de demander une indemnité en vertu de l’article 55 de la loi de 1963 sur l’urbanisme et l’aménagement du territoire dans les collectivités locales;
c) d’user du système de l’ »injonction d’acquérir » prévu à l’article 29 de la même loi;
3. Rejette, à l’unanimité, le restant de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes;
4. Dit, à l’unanimité, que dans le cas de Pine Valley il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1), pris isolément ou combiné avec l’article 14 (art. 14+P1-1) de la Convention;
5. Dit, par six voix contre trois, qu’il n’y a pas eu violation dudit article 1 (P1-1) dans le cas de Healy Holdings et de M. Healy;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation dudit article 14, combiné avec ledit article 1 (art. 14+P1-1), dans le cas de Healy Holdings et de M. Healy;
7. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 13 (art. 13) de la Convention;
8. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) pour Healy Holdings et M. Healy ne se trouve pas en état; en conséquence,
a) la réserve en entier;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui adresser par écrit, dans les trois mois, leurs observations écrites sur la question, et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir en la matière;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à son président le soin de la fixer au besoin.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 29 novembre 1991.
Rolv RYSSDAL
Président
Marc-André EISSEN
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l’exposé de l’opinion en partie dissidente de Mme Bindschedler-Robert, M. Russo et M. Foighel.
R.R.
M.-A.E
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE Mme BINDSCHEDLER-ROBERT ET DE MM. RUSSO ET FOIGHEL, JUGES
Nous sommes d’accord pour dire qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 (P1-1) en ce qui concerne Pine Valley et que l’article 13 (art. 13) n’a pas été violé. Nous admettons également avec la majorité qu’il y a eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 1, second alinéa, du Protocole no 1 (art. 14+P1-1), mais nous nous séparons d’elle lorsqu’elle considère que ce même article 1, second alinéa (P1-1), pris isolément, n’est pas violé à l’égard de Healy Holdings et de M. Healy.
Si, comme le dit l’arrêt, « l’ingérence cherchait et servait à garantir que le ministre des Collectivités locales appliquât correctement la législation pertinente non seulement au cas des requérants, mais d’une manière générale », si dans ce sens elle était « prévue par la loi » et avait un but légitime, il n’en reste pas moins que les requérants ont été les seuls à laquelle la mesure – l’annulation ab initio de l’autorisation de construire – s’est appliquée en fait, et que l’on peut donc se demander si, dans ces conditions, elle était exigée par « l’intérêt général », ainsi que le demande l’article 1 (P1-1) en son second alinéa.
Quoi qu’il en soit, l’annulation sans compensation de l’autorisation de construire (du « certificat préalable ») accordée au propriétaire prédécesseur des requérants nous paraît témoigner d’une absence de proportionnalité entre l’intérêt de l’État à une application correcte de la loi et la perte infligée aux requérants. Rien ne s’opposait, si les requérants ne pouvaient bénéficier de la loi de 1982, à ce qu’ils fussent indemnisés pour la moins-value, ainsi que la loi de 1963 le prévoit du reste en cas d’abrogation de l’autorisation, lorsqu’il y a changement de circonstances. Cela s’imposait d’autant plus qu’à l’époque de la transaction la compétence du ministre à prendre, sur recours, une décision contraire au plan d’aménagement du territoire n’était pas contestée; l’argument avancé par le Gouvernement, selon lequel le ministre était de bonne foi en agissant ainsi, ne fait que le souligner. Les requérants pouvaient donc, de bonne foi eux aussi, compter avec la validité de l’autorisation, qui avait d’ailleurs été inscrite au registre y afférent. L’État apparaît donc comme objectivement responsable de l’erreur commise par ses organes et le dommage en résultant pour les requérants n’aurait pas dû être mis à leur charge.
On relèvera encore que l’achat du terrain par les requérants n’était pas une opération à risque, comme l’admet la majorité, ni une spéculation; en tout cas, s’il y avait « risque », celui-ci ne portait pas sur la base juridique de la transaction, mais sur les aspects commerciaux de l’exploitation des aménagements. L’autorisation préalable donnait droit à l’homologation ultérieure des plans détaillés, pourvu que ceux-ci tinssent compte des paramètres fixés, et ne pouvait être abrogée que dans l’hypothèse d’un changement de circonstances, l’intéressé ayant alors droit à une indemnité. On ne voit pas du reste pourquoi la protection de la Convention devrait être amoindrie pour celui qui court des risques financiers, tant que ses opérations sont légales.
Pour les motifs qui précèdent, nous sommes donc de l’avis que Healy Holdings et M. Healy ont été également victimes d’une violation de l’article 1, second alinéa, du Protocole no 1 (P1-1), pris isolément.
[*] L’affaire porte le n° 43/1990/234/300. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
[*] Tel que l’a modifié l’article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
[*] Les amendements au règlement entrés en vigueur le 1er avril 1989 s’appliquent en l’espèce.
[*] Pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume n° 222 de la série A des publications de la Cour), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.