COUR (CHAMBRE)
AFFAIRE VERMEIRE c. BELGIQUE
(Requête no12849/87)
ARRÊT
STRASBOURG
29 novembre 1991
En l’affaire Vermeire c. Belgique[*],
La Cour européenne des Droits de l’Homme, constituée, conformément à l’article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »)[*] et aux clauses pertinentes de son règlement[*], en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. B. Walsh,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 mai et 24 octobre 1991,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L’affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 11 juillet 1990, dans le délai de trois mois qu’ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 12849/87) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont une ressortissante de cet État, Mme Astrid Vermeire, avait saisi la Commission le 1er avril 1987 en vertu de l’article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu’à la déclaration belge reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’État défendeur aux exigences des articles 8 et 14 (art. 8, art. 14).
2. En réponse à l’invitation prévue à l’article 33 par. 3 d) du règlement, la requérante a manifesté le désir de participer à l’instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J. De Meyer, juge élu de nationalité belge (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 août 1990, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, M. B. Walsh, M. A. Spielmann, M. S.K. Martens, M. A.N. Loizou et M. J.M. Morenilla, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l’intermédiaire du greffier, l’agent du gouvernement belge (« le Gouvernement »), le délégué de la Commission et l’avocat de la requérante au sujet de la nécessité d’une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à l’ordonnance ainsi rendue, le greffier a reçu, le 7 février 1991, le mémoire de la requérante puis, le 18, celui du Gouvernement. Le 13 mars, le délégué de la Commission l’a informé qu’il s’exprimerait de vive voix.
5. Le 9 avril, le secrétaire de la Commission a produit certaines pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier les lui avait demandées sur les instructions du président.
6. Le 12 octobre 1990, le président avait fixé au 23 mai 1991 la date de l’audience après avoir recueilli l’opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).
7. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l’Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
– pour le Gouvernement
M. J. Lathouwers, secrétaire d’administration-juriste,
ministère de la Justice, agent,
Me F. Huisman, avocat, conseil;
– pour la Commission
M. H. Danelius, délégué;
– pour la requérante
Me K. Van Hoecke, avocat, conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu’en leurs réponses à ses questions, Me Huisman pour le Gouvernement, M. Danelius pour la Commission et Me Van Hoecke pour la requérante.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Ressortissante belge domiciliée à Bruxelles, Mme Astrid Vermeire est la fille naturelle reconnue de Jérôme Vermeire, décédé célibataire en 1939 et fils des défunts époux CamielVermeire et Irma Van den Berghe. Ceux-ci avaient deux autres enfants, Gérard et Robert, morts respectivement en 1951 et en 1978, le premier célibataire et sans descendant, le second laissant deux enfants de son mariage, Francine et Michel.
9. Les grands-parents de la requérante, qui l’avaient élevée après la disparition de son père, décédèrent tous deux ab intestat, Irma Van den Berghe le 16 janvier 1975 et Camiel Vermeire le 22 juillet 1980. Les héritiers de la grand-mère étant restés en indivision jusqu’à la mort du grand-père, les deux successions furent liquidées et partagées en une seule procédure entre les petits-enfants légitimes, Francine et Michel. Astrid Vermeire s’en trouva exclue par le jeu de l’article 756 ancien du code civil (paragraphe 13 ci-dessous).
10. Le 10 juin 1981, elle saisit le tribunal de première instance de Bruxelles d’une action en pétition d’hérédité. Par jugement du 3 juin 1983, il lui reconnut les mêmes droits qu’à un descendant légitime dans les successions litigieuses.
Il se fonda en particulier sur le paragraphe 59 de l’arrêt que la Cour européenne avait rendu le 13 juin 1979 dans l’affaire Marckx (série A no 31, p. 26): selon lui, « l’interdiction de discriminer sur le plan successoral les enfants légitimes et naturels [était] formulée par l’arrêt d’une façon suffisamment claire et précise pour permettre au juge national d’en faire une application directe dans les cas soumis à son appréciation ».
11. Sur recours des petits-enfants légitimes, la cour d’appel de Bruxelles réforma cette décision le 23 mai 1985. Elle releva notamment:
« en tant que l’article 8 (art. 8) comporte des obligations négatives qui prohibent l’immixtion arbitraire de l’État dans la vie privée et familiale des personnes qui résident sur son territoire, il énonce une règle suffisamment précise et complète qui revêt un caractère directement applicable, mais il n’en est pas de même en tant que l’article 8 (art. 8) inclut pour l’État belge l’obligation positive d’élaborer un statut juridique conforme aux principes que cette disposition de la Convention énonce; (…) dès lors que de multiples moyens s’offrent en la matière au choix de l’État belge pour réaliser cet impératif, cette disposition n’est plus suffisamment précise et complète et s’analyse en une obligation de faire dont le pouvoir législatif et non le pouvoir judiciaire doit assumer la responsabilité. »
La cour d’appel refusa donc tout effet direct aux passages de l’arrêt Marckx relatifs à la vocation successorale de l’enfant naturel à l’égard des parents de l’auteur qui l’a reconnu.
12. Se ralliant en substance aux motifs de cet arrêt, conforme du reste à sa propre jurisprudence, la Cour de cassation rejeta le 12 février 1987 le pourvoi de la requérante.
II. DROIT INTERNE PERTINENT
13. Les articles 756 et 908 anciens du code civil portaient ce qui suit:
Article 756
« Les enfants naturels ne sont point héritiers; la loi ne leur accorde de droits sur les biens de leur père et mère décédés, que lorsqu’ils ont été légalement reconnus. Elle ne leur accorde aucun droit sur les biens des parents de leur père ou mère. »
Article 908
« Les enfants naturels ne pourront, par donation entre vifs ou par testament, rien recevoir au-delà de ce qui leur est accordé au titre ‘Des successions’. »
14. Ces dispositions ont été abrogées par une loi du 31 mars 1987, entrée en vigueur le 6 juin, qui inséra aussi dans le code civil un nouvel article 334 aux termes duquel
« Quel que soit le mode d’établissement de la filiation, les enfants et leurs descendants ont les mêmes droits et les mêmes obligations à l’égard des père et mère et de leurs parents et alliés, et les père et mère et leurs parents et alliés ont les mêmes droits et les mêmes obligations à l’égard des enfants et de leurs descendants. »
15. A titre transitoire, l’article 107 de cette loi prévoit:
« Les dispositions de la présente loi sont applicables aux enfants nés avant son entrée en vigueur et encore en vie à cette date, mais sans qu’il puisse en résulter aucun droit dans les successions ouvertes auparavant.
Toutefois, ne pourra être contestée la validité des actes et partages passés avant l’entrée en vigueur de la présente loi et qui auraient attribué à un enfant né hors mariage des droits supérieurs à ceux qui lui étaient reconnus par les dispositions abrogées par la présente loi. »
16. Il y a lieu de tenir compte, en outre, des articles 718, 724 et 883 du code civil:
Article 718
« Les successions s’ouvrent par la mort. »
Article 724 (texte en vigueur à la mort de la grand-mère)
« Les héritiers légitimes sont saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt, sous l’obligation d’acquitter toutes les charges de la succession: les enfants naturels, l’époux survivant et l’État doivent se faire envoyer en possession par justice dans les formes qui seront déterminées. »
(texte en vigueur à la mort du grand-père)
« Les héritiers légitimes sont saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt, sous l’obligation d’acquitter toutes les charges de la succession: les enfants naturels et l’État doivent se faire envoyer en possession par justice dans les formes qui seront déterminées. »
(texte résultant de la loi du 31 mars 1987)
« Les héritiers sont saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt, sous l’obligation d’acquitter toutes les charges de la succession. L’État doit se faire envoyer en possession par justice, dans les formes déterminées ci-après. »
Article 883
« Chaque cohéritier est censé avoir succédé seul et immédiatement à tous les effets compris dans son lot, ou à lui échus en licitation, et n’avoir jamais eu la propriété des autres effets de la succession. »
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
17. Dans sa requête du 1er avril 1987 à la Commission (no 12849/87), Mme Astrid Vermeire reprochait aux juridictions belges de lui avoir dénié la qualité d’héritière de ses grands-parents. Elle affirmait avoir subi de la sorte, dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale, une ingérence discriminatoire incompatible avec les articles 8 et 14, combinés (art. 14+8), de la Convention.
18. La Commission a retenu la requête le 8 novembre 1988. Dans son rapport du 5 avril 1990 (article 31) (art. 31), elle arrive à la conclusion que les décisions litigieuses n’ont pas enfreint lesdits articles en ce qui concerne la succession de la grand-mère (sept voix contre six), mais les ont violées quant à celle du grand-père (unanimité). Le texte intégral de son avis et des opinions dissidentes dont il s’accompagne figure en annexe au présent arrêt[*].
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L’ARTICLE 14, COMBINE AVEC L’ARTICLE 8 (art. 14+8)
19. La requérante se plaint de s’être trouvée exclue des successions de ses grands-parents paternels. Elle invoque les articles 8 et 14, combinés (art. 14+8), de la Convention, aux termes desquels:
Article 8 (art. 8)
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 14 (art. 14)
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
L’intéressée souligne que par son arrêt Marckx du 13 juin 1979, la Cour européenne a jugé incompatible avec ces textes, parce que discriminatoire, l’absence totale de vocation successorale à raison du seul caractère « naturel » du lien de filiation entre l’une des requérantes et ses proches parents du côté maternel (série A no 31, p. 26, par. 59). D’après Mme Vermeire, les tribunaux nationaux auraient dû appliquer directement aux dévolutions la concernant les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14), ainsi interprétés; à tout le moins le législateur belge aurait-il dû rendre rétroactive à la date dudit arrêt la loi du 31 mars 1987 qui a modifié la législation incriminée (paragraphes 14-15 ci-dessus).
20. Dans l’affaire Marckx, la Cour a précisé que le principe de sécurité juridique dispensait l’État belge de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé de l’arrêt (même arrêt, pp. 25-26, par. 58).
En l’espèce, il s’agit des successions d’une grand-mère et d’un grand-père décédés respectivement avant et après cette date.
A. La succession de la grand-mère
21. Selon la requérante, la succession de sa grand-mère ne saurait passer pour antérieure au 13 juin 1979. Le décès remontait certes au 16 janvier 1975, mais le partage, qui seul aurait déterminé la nature et l’étendue des prétentions des héritiers, ne se réalisa qu’après ledit arrêt, conjointement avec celui de l’hoirie du grand-père.
22. La succession d’Irma Van den Berghe s’ouvrit par la mort de celle-ci et ses héritiers « légitimes » s’en trouvèrent saisis dès ce moment (articles 718 et 724 du code civil, paragraphe 16 ci-dessus).
Sans doute ne fut-elle clôturée qu’après le 13 juin 1979, mais le partage, en vertu de sa nature déclaratoire, sortit ses effets dès le décès, c’est-à-dire le 16 janvier 1975 (article 883 du même code, ibidem).
Il s’agit donc d’une situation juridique antérieure au prononcé de l’arrêt Marckx; il n’y a pas lieu de la remettre en cause.
B. La succession du grand-père
23. Au sujet de la succession de son grand-père, la requérante allègue qu’il incombait aux autorités belges d’en assurer une liquidation conforme aux articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) tels que la Cour européenne les a interprétés dans l’arrêt Marckx; à son avis, elles auraient pu s’acquitter de leur obligation soit par l’application directe de ces textes, soit par une modification législative, au besoin rétroactive.
24. Le Gouvernement souligne qu’il ne conteste pas les principes se dégageant de l’arrêt Marckx. Selon lui toutefois, ils ont astreint l’État belge à remanier en profondeur le statut juridique de l’enfant né hors mariage. Cette responsabilité aurait pesé exclusivement sur le pouvoir législatif, seul à même d’user pleinement de la liberté de choix laissée à l’État des moyens à employer dans son ordre juridique interne pour honorer l’engagement qui découlait pour lui de l’article 53 (art. 53) (même arrêt, pp. 25-26, par. 58). Insuffisamment précis et complets sur les points controversés en l’espèce, les articles 8 et 14 (art. 8, art. 14) ne se seraient pas prêtés à une application directe par les tribunaux nationaux.
Quant au législateur, on ne saurait, toujours d’après le Gouvernement, lui reprocher aucun manque de diligence. Il se trouva saisi d’un premier projet de réforme le 15 février 1978 (arrêt Marckx précité, série A no 31, p. 25, par. 57). Que l’entreprise ait mis plus de neuf ans à aboutir s’expliquerait à la fois par la complexité notoire de la matière et par la prévoyance du Parlement. A des retouches partielles et fragmentaires, ce dernier aurait préféré une refonte globale et systématique s’étendant, notamment, au délicat problème du statut de l’enfant adultérin. Il se serait aussi longuement interrogé sur la portée temporelle à donner aux nouvelles dispositions; en définitive, le souci de la sécurité juridique à préserver dans l’intérêt des familles, des tiers et de l’État, joint à la crainte de voir se multiplier les procès, l’aurait amené à priver de toute rétroactivité la loi du 31 mars 1987 (paragraphe 15 ci-dessus).
25. L’arrêt Marckx a jugé discriminatoire l’absence totale de vocation successorale, fondée sur le seul caractère « naturel » du lien de parenté (pp. 25 et 26, paras. 56 et 59).
Ce constat concernait des faits si proches de ceux de la présente espèce qu’il vaut également pour la succession litigieuse, ouverte après son prononcé.
On ne discerne pas ce qui pouvait empêcher la cour d’appel de Bruxelles, puis la Cour de cassation de se conformer aux conclusions de l’arrêt Marckx à l’instar du tribunal de première instance: n’était ni imprécise ni incomplète la règle qui interdisait d’opérer au détriment d’Astrid Vermeire, par rapport à ses cousins Francine et Michel, une discrimination fondée sur le caractère « naturel » du lien de parenté l’unissant au de cujus.
26. Un remaniement global, destiné à modifier en profondeur et de manière cohérente l’ensemble du droit de la filiation et des successions, ne s’imposait nullement comme préalable indispensable au respect de la Convention, telle que la Cour venait de l’interpréter dans l’affaire Marckx.
La liberté de choix reconnue à l’État quant aux moyens de s’acquitter de son obligation au titre de l’article 53 (art. 53) ne saurait lui permettre de suspendre l’application de la Convention en attendant l’aboutissement d’une pareille réforme, au point de contraindre la Cour à rejeter en 1991, pour une succession ouverte le 22 juillet 1980, des griefs identiques à ceux qu’elle a accueillis le 13 juin 1979.
27. Saisie d’une affaire semblable à la présente, sous l’angle des articles 6 et 6 bis de la Constitution belge selon lesquels les Belges sont égaux devant la loi et doivent jouir sans discrimination des droits et libertés qui leur sont reconnus, la Cour d’arbitrage de Belgique a dit pour droit, en s’appuyant notamment sur l’arrêt Marckx: « l’article 756 ancien du code civil, maintenu en vigueur en vertu de l’article 107 de la loi du 31 mars 1987, viole les articles 6 et 6 bis » précités « en tant qu’il s’applique à des successions ouvertes à partir du 13 juin 1979 » (arrêt no 18/91 du 4 juillet 1991, affaire Verryt c. Van Calster et consorts, publié dans le « Moniteur belge/Belgisch Staatsblad » du 22 août 1991, pp. 18144, 18149 et 18153).
28. Il y a lieu de constater pareillement que l’exclusion de la requérante de l’héritage de son grand-père Camiel Vermeire a violé l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8).
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 50 (art. 50)
29. Aux termes de l’article 50 (art. 50),
« Si la décision de la Cour déclare qu’une décision prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire ou toute autre autorité d’une Partie Contractante se trouve entièrement ou partiellement en opposition avec des obligations découlant de la (…) Convention, et si le droit interne de ladite Partie ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de cette décision ou de cette mesure, la décision de la Cour accorde, s’il y a lieu, à la partie lésée une satisfaction équitable. »
Mme Vermeire sollicite d’abord une indemnité de 40 175 787 francs belges (FB), laquelle équivaudrait à sa part dans les deux dévolutions litigieuses, après déduction des droits de succession et majoration à hauteur des intérêts à percevoir depuis les décès respectifs. Elle réclame en outre 2 486 399 FB au titre de ses frais et dépens devant les tribunaux nationaux puis les organes de Strasbourg.
30. Pour le Gouvernement, l’arrêt lui-même devrait constituer la seule satisfaction équitable si la Cour concluait à la méconnaissance de la Convention. En aucun cas on ne pourrait se fier aux chiffres avancés par l’intéressée, car ils s’appuieraient uniquement sur des déclarations de succession, documents unilatéraux et fragmentaires.
31. Avec la Commission, la Cour considère que la requérante a subi un préjudice matériel, d’un montant correspondant à la part qui lui fût revenue dans la succession de son grand-père si elle avait été la petite-fille « légitime » de celui-ci. Pour le calcul du dédommagement, il faudra tenir compte des droits de succession dus et des intérêts échus.
32. Toutefois, la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état puisque le Gouvernement conteste les indications fournies par Mme Vermeire et que certains des frais allégués paraissent sujets à révision sur la base du présent arrêt. Il y a donc lieu de la réserver.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Dit, par huit voix contre une, que l’État belge n’avait pas l’obligation de remettre en cause la succession d’Irma Van den Berghe;
2. Dit, à l’unanimité, que l’exclusion de la requérante de la succession de Camiel Vermeire a enfreint l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8);
3. Dit, à l’unanimité, que la question de l’application de l’article 50 (art. 50) ne se trouve pas en état; en conséquence,
a) la réserve en entier;
b) invite le Gouvernement et la requérante à lui adresser, dans les trois mois, leurs observations écrites sur la question, et notamment à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient aboutir;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue à son président le soin de la fixer au besoin.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 29 novembre 1991.
Rolv Ryssdal
Président
Marc-André Eissen
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du règlement, l’exposé de l’opinion partiellement dissidente de M. Martens.
R. R.
M.-A. E.
OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MARTENS
(Traduction)
1. Les successions combinées des grands-parents de la requérante furent partagées bien après le prononcé de l’arrêt de la Cour dans l’affaire Marckx. Pourtant, le partage eut lieu conformément à l’ancien article 756 du code civil belge, de sorte que seuls les enfants de l’oncle de l’intéressée en bénéficièrent et que celle-ci en fut exclue. Elle le contesta. Se prévalant de l’arrêt Marckx, elle revendiqua une part égale dans les deux successions en vertu de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 (art. 14+8). Les juridictions belges refusèrent toutefois d’annuler le partage.
2. L’ancien article 756 ne reconnaissait à un enfant « illégitime » aucun droit ab intestat sur les biens des parents de ses père ou mère. Au paragraphe 59 de son arrêt Marckx, la Cour a dit que cette « absence complète de vocation successorale » violait l’article 14, combiné avec l’article 8 (art. 14+8). Il est vrai que ce faisant elle ne se prononçait pas, à proprement parler, sur le point de savoir si une part différente pour les enfants légitimes et les enfants « naturels » serait compatible avec lesdites dispositions. Pourtant son raisonnement (en particulier aux paragraphes 40 et 41 auxquels renvoie le paragraphe 55) implique manifestement qu’en la matière seule une égalité totale évite la discrimination.
En conséquence, seul un partage de la succession des grands-parents de la requérante qui eût accordé à celle-ci une part égale à celle de ses deux cousins eût été conforme aux exigences de l’article 14, combiné avec l’article 8 (art. 14+8). C’est pourquoi j’adhère en substance au paragraphe 25 du présent arrêt.
3. En revanche, je regrette de devoir m’écarter du constat par la majorité d’une violation limitée à la succession du grand-père. La majorité estime en effet que la doctrine Marckx ne s’applique que si « l’ouverture de la succession » a eu lieu après le 13 juin 1979, date de l’arrêt de la Cour dans cette affaire; je pense, quant à moi, qu’elle s’applique à toutes les successions dont le partage n’avait pas encore été mené à son terme à cette date.
4. Cette divergence d’opinion provient de la décision de la Cour sur « la portée dans le temps » de l’arrêt Marckx (par. 58), ainsi libellée:
« (…) le principe de sécurité juridique (…) dispense l’État belge de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé du présent arrêt. »
Il s’agit de savoir comment interpréter cette solution.
5. Manifestement, la majorité estime superflu de démontrer que la Cour renvoyait là au droit national: son constat que la succession de la grand-mère représente une situation juridique antérieure au prononcé de l’arrêt Marckx au sens de ladite décision (paragraphe 22 du présent arrêt) repose uniquement, sans autre forme de procès, sur des principes de droit belge.
Lors de son arrêt Marckx, la Cour devait pourtant savoir
1. que la Belgique n’était pas le seul État membre du Conseil de l’Europe dont le droit des successions fît des discriminations à l’encontre des enfants « naturels » (1);
2. qu’en conséquence, son arrêt aurait des répercussions aussi sur d’autres États membres; et
3. qu’il existe, en matière de droit des successions, des différences entre les systèmes juridiques des États membres (2). Partant, une interprétation autonome de la décision semble indiquée.
6. Une interrogation, cependant: le droit comparé ne montre-t-il pas que « l’ouverture de la succession » ou « le décès du de cujus » servent souvent de point de départ déterminant lorsqu’il faut élaborer des dispositions transitoires dans le domaine du droit des successions (3) et ne faut-il donc pas supposer que l’un de ces moments jouera le même rôle pour une interprétation autonome de la décision de la Cour? Je ne doute pas que cette question appelle une réponse négative.
7. D’abord et de toute évidence, la formule employée par la Cour (paragraphe 4 ci-dessus) ne représente certainement pas le moyen le plus naturel d’exprimer l’idée qu’en ce qui concerne la portée de la doctrine Marckx dans le temps, la date de l’ouverture de la succession ou du décès du de cujus doit être déterminante.
8. Il est pourtant une considération plus importante: par sa nature même, la décision entend limiter l’effet rétroactif qui, comme le gouvernement belge l’avait relevé dans l’affaire Marckx (paragraphe 58 de l’arrêt Marckx), est propre à une décision judiciaire. En disant dans cette affaire qu’une telle limitation s’imposait, la Cour répondait à l’avertissement du gouvernement belge d’après lequel, à défaut d’une restriction par la Cour (4),
« l’arrêt aboutirait à rendre irréguliers de nombreux partages successoraux (…); les intéressés pourraient les contester devant les tribunaux (…) » (ibidem) (5).
La formulation de l’arrêt de la Cour va visiblement dans le sens des exhortations du Gouvernement. Il est donc probable qu’en dispensant la Belgique (et les autres États membres où les enfants « naturels » faisaient encore l’objet de pareilles discriminations)
« de remettre en cause des actes ou situations juridiques antérieurs au prononcé du présent arrêt »,
la Cour cherchait à éviter les conséquences désastreuses signalées par le Gouvernement en limitant l’effet rétroactif de son arrêt, de sorte que la nouvelle doctrine ne s’appliquerait pas aux successions qui avaient d’ores et déjà été totalement partagées. Les termes « remettre en cause » appuient cette interprétation. Il en va de même de l’expression « actes ou situations juridiques antérieurs »: elle donne à penser qu’en réponse au Gouvernement, la Cour a considéré qu’il n’y aurait pas lieu de rouvrir des dévolutions successorales ni d’annuler des actes (notariés) de partage et de remettre en cause des situations juridiques qui, dans l’intervalle, les avaient eus pour base (telle la propriété de biens provenant de l’ancienne succession et vendus par un héritier antérieur qui les avait reçus lors du partage).
9. Il existe un argument supplémentaire, et à mon sens décisif, en faveur de l’interprétation de l’arrêt suggérée aux paragraphes 3 et 8. L’arrêt Marckx portait sur la discrimination à l’encontre des enfants « naturels » et son « message » consistait à dire que fondamentalement injuste, celle-ci ne pouvait plus être tolérée.
Partant, il appelle manifestement une interprétation stricte: il faut bien sûr tenir compte, si possible, de la sécurité juridique (comprise comme empêchant le « désordre » juridique), mais lorsque le maintien d’une injustice fondamentale constitue le prix à payer pour y parvenir, il n’est tolérable que s’il est absolument inévitable.
Le maintien d’une injustice exige une justification. Elle ne peut résider que dans les intérêts des tiers. La possibilité d’annuler même des partages clos affecterait la situation de tiers qui auraient acquis la propriété de biens appartenant auparavant à la succession. Voilà pourquoi il fallait limiter la rétroactivité: il convenait de protéger les intérêts des tiers.
Les intérêts des tiers, non ceux des enfants « légitimes ». Certes, dans le cas d’un de cujus décédé avant le prononcé de l’arrêt Marckx, on pourrait dire que les enfants « légitimes » étaient en droit d’escompter (6) ne pas avoir à partager avec les enfants « naturels », mais il s’agissait d’une expectative fondamentalement injuste et ne méritant par conséquent aucune protection. Les intérêts de tels enfants ne pouvaient donc servir à justifier l’acquiescement de la Cour au maintien de l’injustice.
10. En conclusion, la raison – ou plutôt la justice – commande que comme la succession de la grand-mère de la requérante n’avait pas encore été partagée au 13 juin 1979, de sorte que les intérêts de tiers ne se trouvaient pas en jeu et que l’on pouvait encore appliquer la nouvelle doctrine et assurer par là à l’enfant « naturel » une part égale dans cette succession, on aurait dû le faire. Sous l’angle de la déclaration de la Cour quant à la portée de son arrêt Marckx dans le temps, il n’est pas nécessaire ni justifié de distinguer à cet égard entre la succession de la grand- mère et celle du grand-père.
NOTES
1 Pour le droit des successions aux alentours de 1976, voir l’International Encyclopedia of Comparative Law, IV, chapitre 6 (H.D. Krause), pp. 6-125 et suiv.
2 Voir, par exemple, M. Verwilghen E.A., Régimes matrimoniaux, successions et libéralités (Droit international privé et droit comparé) 1979, I, pp. 110 et suiv.
3 Voir par exemple l’article 8 de la Convention de La Haye sur les conflits de lois en matière de forme des dispositions testamentaires:
« La présente Convention s’applique à tous les cas où le testateur est décédé après son entrée en vigueur. »
Dans son rapport sur le projet de convention, Batiffol a noté au sujet d’une disposition analogue:
« C’est la solution la plus fréquente en droit comparé. » (Actes et documents de la IXe session, III, p. 27)
Dans le présent contexte, il est intéressant de citer une autre observation tirée du même rapport:
« Le texte de la Commission d’État visait la date d’ouverture de la succession. Cette expression a été remplacée par la date du décès du testateur parce que certains pays, dont la Grande-Bretagne, ignorent la notion d’ouverture de la succession. »
4 Apparemment, le Gouvernement n’avait toutefois pas envisagé une décision comme celle que la Cour a rendue.
5 Il est utile d’examiner le libellé exact des textes originaux. Voir d’abord le mémoire du Gouvernement (affaire Marckx, série B no 29, p. 87) où, après avoir rappelé que le délai de prescription était de trente ans en droit belge, le Gouvernement concluait en disant:
« Tous ces partages pourraient donc être rouverts. »
et en soulignant « l’insécurité et le désordre qu’entraînerait cette possibilité ». Voir, dans le même sens et presque les mêmes termes, ce que le conseil du Gouvernement avait dit à l’audience devant la Cour:
« Tous ces partages pourraient être remis en cause devant les tribunaux » (ibidem, pp. 123-124).
6 Dans ce contexte, je ne puis m’abstenir de noter qu’au cours de l’audience dans l’affaire Marckx, le conseil des requérantes avait indiqué à la Cour que depuis 1908, plusieurs projets de loi avaient été déposés qui tendaient à instaurer une égalité entre enfants « légitimes » et « naturels », mais n’avaient jamais abouti (affaire Marckx, série B no 29, p. 111).
[*] L’affaire porte le no 44/1990/235/301. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l’année d’introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l’origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
[*] Tel que l’a modifié l’article 11 du Protocole no 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
[*] Les amendements au règlement entrés en vigueur le 1er avril 1989 s’appliquent en l’espèce.
[*] Note du greffier: Pour des raisons d’ordre pratique il n’y figurera que dans l’édition imprimée (volume 214-C de la série A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer auprès du greffe.