PREMIÈRE SECTION
DÉCISION PARTIELLE
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 48544/99
présentée par Nergiz UZUN
contre Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 26 septembre 2000 en une chambre composée de
MmeE. Palm, présidente,
MmeW. Thomassen,
M.Gaukur Jörundsson,
M.R. Türmen,
M.C. Bîrsan,
M.J. Casadevall,
M.R. Maruste, juges,
et deM.M. O’Boyle, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 25 février 1999 et enregistrée le 3 juin 1999,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, ressortissante turque, née en 1972, est actuellement détenue à la prison d’Ankara.
Elle est représentée devant la Cour par Maître Sevil Ceylan, avocate au barreau d’Ankara.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par la requérante, peuvent se résumer comme suit.
Le 30 avril 1991, un groupe d’étudiants, dont la requérante, posèrent des pancartes et distribuèrent des tractes dans les locaux de l’Université de Hacettepe. Les gendarmes intervinrent, mais les étudiants s’enfuirent.
Le 3 mai 1991, la requérante fut arrêtée par les gendarmes, puis placée en garde à vue. Elle fut interrogée le 6 mai suivant et refusa de répondre aux questions en qualité de prévenu et de signer le procès-verbal. Il lui fut reproché d’avoir participé à un affichage interdit et d’avoir résisté par la violence aux gendarmes.
Le 7 mai 1991, la requérante fut examinée par le médecin du bureau médico-légal d’Ankara, dont le rapport fit état de douleur et de restriction de mouvement à l’épaule gauche. Le rapport précisa que l’intéressée ne portait pas traces de coup ou de violence. Le médecin précisa par ailleurs que le rapport définitif ne pouvait être établi qu’après la consultation de la requérante au service orthopédique de l’hôpital d’Ankara Numune.
Le même jour, la requérante fut d’abord entendue par le procureur de la République près la Cour de sûreté de l’Etat d’Ankara (« le procureur »-« la cour de sûreté de l’Etat ») puis traduite devant le juge assesseur de cette juridiction, lequel ordonna sa mise en libération provisoire.
Le 9 mai 1991, le procureur de la République près la Cour de sûreté de l’Etat d’Ankara (« le procureur » – « la cour de sûreté de l’Etat ») mît la requérante en accusation devant la cour de sûreté de l’Etat, composée de trois magistrats de carrière, dont l’un relevant de la magistrature militaire. Reprochant à la requérante notamment d’être membre d’une bande armée, d’avoir posé des pancartes, d’avoir distribué des tracts et d’avoir résisté à un fonctionnaire lors de l’exercice de sa fonction, il requit sa condamnation pour appartenance à une bande armée, résistance à un fonctionnaire lors de l’exercice de sa fonction et affichage interdit (articles 168 § 2, 258 § 1 et article 537 § 2-4 du code pénal et article 5 de la loi n° 3713 sur la lutte contre le terrorisme).
Le 31 mars 1992, dans une salle de fête, la requérante fut arrêtée et placée en garde à vue dans les locaux de la section anti-terroriste au sein de la direction de la sûreté d’Ankara.
Elle était accusée de collecter de l’argent pour le compte de l’organisation illégale armée « Dev-Sol » (Devrimci Sol – Gauche Révolutionnaire). Lors de la perquisition opérée au domicile de la requérante le même jour, des livres, des manuscrits, des revues édités par l’organisation illégale « Dev-Sol » ainsi que le statut de celle-ci furent réquisitionnés par la police.
Lors de sa garde à vue, les fonctionnaires de police lui auraient infligés des mauvais traitements.
A la suite des interrogatoires, qui se déroulèrent jusqu’au 10 avril 1992 dans les locaux de la section anti-terroriste de la direction de la sûreté d’Ankara, la requérante fut conduite au bureau médico-légal d’Ankara, dont le rapport fit état de trauma de tissu mou de l’épaule gauche et sensibilité sur l’articulation temporale mandibulaire gauche. Le rapport précisa que la requérante souffrait de difficulté pour ouvrir et fermer sa bouche. Le médecin précisa que les jours de l’intéressée n’étaient pas en danger et prescrivit un arrêt de travail de sept jours.
Toujours dans la journée du 10 avril 1992, la requérante fut d’abord entendue par le procureur de la République près de la Cour de sûreté de l’Etat d’Ankara, puis fut traduite devant le juge assesseur de cette juridiction, lequel ordonna sa mise en libération provisoire. Devant le procureur et le juge, elle refusa les accusations portées contre elle.
Par acte d’accusation présenté le 1er juin 1992, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara accusa la requérante d’être membre d’une bande armée. Il requis sa condamnation en vertu de l’article 168 § 2 du code pénal et article 5 de la loi n° 3713 sur la lutte contre le terrorisme.
Le 29 avril 1993, la cour de sûreté de l’Etat ordonna la jonction du dossier du 9 mai 1991 à celui du 10 avril 1992.
Par un arrêt du 19 février 1998, la cour de sûreté de l’Etat condamna la requérante à une peine d’emprisonnement de douze ans et six mois pour appartenance à une bande armée. Dans son arrêt, elle se déclara incompétente ratione materiae en faveur de la cour d’assises d’Ankara à l’égard de l’infraction prévue à l’article 537 § 2-4 du code pénal. Elle releva que la requérante s’était livrée à des actes de propagande pour l’organisation illégale susmentionnée, notamment par voie d’affichage illégale, en distribuant des tracts et en mettant des inscriptions interdites sur les murs lors de sa garde à vue.
La requérante forma un pourvoi en cassation contre ledit jugement en demandant la tenue d’une audience publique. Dans son mémoire, la requérante contesta les faits, tels que établis par la première instance, et l’appréciation des preuves faites par celle-ci. Elle allégua que le jugement de première instance était fondé sur des dépositions des gendarmes et sur le procès-verbal dressé par les fonctionnaires de police. La requérante soutint en outre que les éléments constitutifs des infractions incriminées tels que décrits à l’article 168 (« appartenance à une bande armée») n’étaient pas réunis dans son cas.
Le procureur général près la Cour de cassation présenta son avis sur le pourvoi de la requérante. Ledit avis n’aurait pas été communiqué à la requérante.
Le 26 octobre 1998, après avoir tenue une audience, la Cour de cassation confirma le jugement du 19 février 1992.
Le recours en rectification d’arrêt de la requérante introduit contre l’arrêt du 26 octobre 1998 fut rejeté le 22 décembre 1998.
GRIEFS
La requérante allègue en premier lieu une violation de l’article 3 de la Convention.
La requérante se plaint également de la durée excessive et du régime de ses gardes à vue, et invoque sur ces points l’article 5 §§ 2 et 3 de la Convention.
La requérante se dit, en outre, victime de plusieurs violations de l’article 6 de la Convention;
– elle soutient d’abord que l’indépendance et l’impartialité de la Cour de sûreté de l’État d’Ankara se trouvaient compromises du fait qu’un magistrat militaire y siégeait (article § 1) ;
– la requérante se plaint qu’elle n’a pas pu répondre à l’avis du procureur général qui ne lui a pas été transmis. Elle estime qu’il s’agit d’une restriction de ses droits de la défense (article 6 § 3 b) ;
– la requérante se plaint qu’elle n’aurait pas eu la possibilité de faire convoquer les témoins à décharge (article 6 § 3) ;
– la requérante allègue par ailleurs une violation de son droit à être jugée dans un délai raisonnable (article 6 §1).
EN DROIT
1.La requérante se plaint de ce que la Cour de sûreté de l’Etat d’Ankara ne constituait pas un « tribunal indépendant et impartial » et que la procédure devant elle manquait d’équité. Elle se plaint en outre de l’impossibilité de faire convoquer les témoins à décharge et du défaut de la notification de l’avis du procureur général près la cour de Cassation. Elle se plaint aussi de la durée de cette procédure.
En l’état du dossier devant elle, la Cour n’estime pas être en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs, tel qu’exposés par la partie requérante, et juge nécessaire de les porter à la connaissance du Gouvernement défendeur, en application de l’article 54 § 3 b) de son Règlement.
2.La Cour a examiné les autres griefs de la requérante, tels qu’ils ont été présentés dans sa requête et a constaté que la requérante a été informée des obstacles éventuels à la recevabilité de ces griefs. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention ou ses Protocoles. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
AJOURNE l’examen des griefs de la requérante tirés du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara ainsi que de l’absence d’équité et de la durée de la procédure devant ladite cour (portant en particulier sur l’impossibilité de faire convoquer les témoins à décharge et sur le défaut de la notification de l’avis du procureur général près la Cour de cassation) (article 6 §§ 1 et 3 )
DÉCLARE LA REQUÊTE IRRECEVABLE pour le surplus.
Michael O’BoyleElisabeth Palm
GreffierPrésidente