AFFAIRE E.B. c. FRANCE
(Requête no 43546/02)
ARRÊT
STRASBOURG
22 janvier 2008
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire E.B. c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Christos Rozakis, président,
Jean-Paul Costa,
Nicolas Bratza,
Boštjan Zupančič,
Peer Lorenzen,
Françoise Tulkens,
Loukis Loucaides,
Ireneu Cabral Barreto,
Riza Türmen,
Mindia Ugrekhelidze,
Antonella Mularoni,
Elisabeth Steiner,
Elisabet Fura-Sandström,
Egbert Myjer,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
Sverre Erik Jebens, juges,
et de Michael O’Boyle, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 14 mars et 28 novembre 2007,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 43546/02) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle E.B. (« la requérante »), a saisi la Cour le 2 décembre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande de non-divulgation de son identité formulée par la requérante (article 47 § 3 du règlement).
2. La requérante alléguait avoir subi, à toutes les phases de la procédure de demande d’agrément en vue d’adopter, un traitement discriminatoire fondé sur son orientation sexuelle et portant atteinte à son droit au respect de la vie privée.
3. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 19 septembre 2006, une chambre de ladite section, composée des juges dont les noms suivent : Ireneu Cabral Barreto, président, Jean-Paul Costa, Rıza Türmen, Mindia Ugrekhelidze, Antonella Mularoni, Elisabet Fura-Sandström, Dragoljub Popović, ainsi que de Sally Dollé, greffière de section, s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement). Préalablement, la chambre avait reçu les observations présentées par le Pr R. Wintemute au nom de quatre ONG (Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme – FIDH, European Region of the International Lesbian and Gay Association – ILGA-Europe, British Association for Adoption and Fostering – BAAF et Association des Parents et futurs parents Gays et Lesbiens – APGL) au titre de leur tierce intervention (article 44 § 2 du règlement). Ces observations ont été versées au dossier de la procédure transmis à la Grande Chambre.
4. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
5. La requérante a déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire, mais non le Gouvernement.
6. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 14 mars 2007 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MmesE. Belliard, directrice des Affaires juridiques
du ministère des Affaires étrangères,agent,
A.-F. Tissier, sous-directrice des droits de l’homme,
M.-G. Merloz, rédactrice à la sous-direction
des droits de l’homme,
L. Neliaz, attachée d’administration au bureau
de l’enfance et de la famille du ministère de
l’emploi, de la cohésion sociale et du logement,
F. Turpin, rédactrice au Bureau des questions
juridiques et du contentieux
du ministère de la Justice,conseillères ;
– pour la requérante
MeC. Mécary, avocate au barreau de Paris,conseil,
MM.R. Wintemute, professeur de droits de l’homme,
King’s College, Université de Londres,
H. Ytterberg, Ombudsman contre la discrimination
fondée sur l’orientation sexuelle en Suède,
A. Weiss,conseillers.
La Cour a entendu en leurs déclarations Me C. Mécary et Mme E. Belliard.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
7. La requérante est née en 1961 et réside à Lons-le-Saunier.
8. Elle est professeur en école maternelle depuis 1985 et vit depuis 1990 une relation stable avec une femme, R., psychologue de profession.
9. Le 26 février 1998, la requérante déposa une demande d’agrément auprès des services sociaux du département du Jura pour adopter un enfant. Elle souhaitait s’orienter vers l’adoption internationale, en se tournant en particulier vers l’Asie, l’Amérique du sud et Madagascar. Elle fit part de son orientation sexuelle et de sa relation avec Mlle R., sa compagne.
10. Dans un rapport en date du 11 août 1998, l’assistante socio-éducative et l’infirmière puéricultrice relevèrent notamment que :
« Mlle B. et Mlle R. ne se considèrent pas comme un couple, et Mlle R., bien que concernée par la demande d’adoption de son amie, ne se sent pas engagée par sa démarche.
Mlle B. estime qu’elle devra assumer les rôles de mère et de père, et son amie ne se sent aucun droit sur cet enfant, mais interviendra si besoin.
(…)
L’orientation vers l’adoption par Mlle B. fait suite à un refus de faire un enfant.
Elle préfère expliquer à un enfant qu’il a eu un père et une mère, et qu’elle veut le rendre heureux plutôt que de lui dire qu’elle n’a pas envie de vivre avec un homme.
(…)
Pour Mlle B. un père est quelqu’un de stable, rassurant, sur qui on peut compter. Et, elle propose de donner cette image de père à un futur enfant adopté en la personne de son propre père et de son beau-frère. Mais elle dit aussi que l’enfant pourra choisir un substitut de père dans son milieu de vie (parents d’un copain, ou professeur, ou ami …).
(…)
CONCLUSION
Par sa personnalité et sa fonction professionnelle, Mlle B. présente des qualités d’écoute, d’ouverture d’esprit, de culture, de disponibilité. Nous avons apprécié également sa clairvoyance dans l’analyse des problèmes, ses capacités éducatives et affectives.
Toutefois, étant donné le cadre de vie actuelle dans lequel elle se situe : célibataire, plus vie avec une amie, nous n’avons pas pu évaluer sa capacité à apporter à un enfant une image familiale, de couple parental susceptible de lui assurer un développement stable et épanouissant.
Avis réservé pour l’agrément en vue d’adoption d’un enfant. »
11. Le 28 août 1998, dans son compte rendu des entretiens avec la requérante, la psychologue en charge de l’instruction de la demande émit un avis défavorable en s’exprimant notamment comme suit :
« (…)
Mademoiselle [B.] possède beaucoup de qualités humaines, elle est enthousiaste, chaleureuse et on la sent très protectrice.
Ses idées concernant l’éducation des enfants semblent très positives. Nous pouvons néanmoins nous interroger sur plusieurs facteurs liés à l’histoire, le contexte d’accueil et le désir d’enfant.
– N’y a-t-il pas une conduite d’évitement de la « violence » de l’enfantement et de l’angoisse génétique à l’égard d’un enfant biologique ?
– L’idéalisation de l’enfant et la sous-estimation des difficultés liées à son accueil : n’y a-t-il pas un fantasme de réparation toute puissante quant au passé de l’enfant ?
– La possibilité que l’enfant trouve un référent paternel stable et fiable n’est-elle pas aléatoire ?
Un certain flou règne sur ses possibilités d’identification à l’image du père. N’oublions pas que c’est avec l’image de ses deux parents que l’enfant se construit. L’enfant a besoin d’adultes qui assument leur fonction parentale : si un parent est seul, quels effets cela aura-t-il sur son développement ?
(…)
Nous ne voulons en aucun cas diminuer la confiance de Mademoiselle [B.] en elle-même, encore moins insinuer qu’elle serait nuisible à un enfant, ce que nous disons, c’est que toutes les études sur la parentalité démontrent qu’un enfant a besoin de ses deux parents.
D’ailleurs, à la question de savoir si Mlle B. aurait souhaité être élevée par un seul de ses parents, elle a répondu par la négative.
(…)
Certaines zones d’ombre demeurent, liées à l’illusion d’obtenir une lecture directe du désir d’enfant : ne serait-il pas plus sage de différer cette demande en attendant d’analyser plus profondément les différents aspects – complexes ‑ de la situation ? (…) »
12. Le 21 septembre 1998, le cadre technique du service d’aide sociale à l’enfance émit un avis défavorable. S’agissant de l’image paternelle et masculine, l’avis releva que la requérante ne s’interrogeait pas suffisamment, se voyant sans difficulté assumer elle-même les rôles de père et de mère, tout en invoquant un rôle possible pour son père et/ou son beau-frère qui étaient pourtant éloignés et difficiles à rencontrer pour l’enfant. Par ailleurs, l’auteur de l’avis s’interrogea sur la présence de Mlle R. aux côtés de la requérante, relevant qu’elles refusaient de se considérer comme un couple et que Mlle R. n’intervenait à aucun moment dans le projet d’adoption. La motivation de l’avis se terminait ainsi :
« Je me retrouve face à beaucoup d’interrogations sur des points importants qui engagent la construction psychologique d’un enfant ayant déjà vécu abandon, rupture culturelle, linguistique… »
13. Le 12 octobre 1998, le psychologue au service d’aide sociale à l’enfance, membre de la Commission d’agrément, émit un avis défavorable, considérant que le placement d’un enfant auprès de la requérante présenterait un certain nombre de risques relatifs à la structuration de la personnalité de l’enfant. Il releva notamment le fait qu’elle partageait sa vie avec une amie tout en ne se considérant pas comme un couple, entraînant un flou, voire un non-dit, impliquant un questionnement, ainsi que le risque pour l’enfant de n’être confronté qu’à une image maternelle. Le psychologue ajouta ce qui suit :
« (…)
– c’est comme si les motivations s’inscrivaient dans une histoire personnelle compliquée, non réglée par rapport au rôle d’enfant parentifiée que [la requérante] semble avoir dû tenir (auprès d’une de ses sœurs, protection de ses parents), et qui reposent aussi sur des difficultés affectives. En est-il résulté un sentiment de non valeur ou d’inutilité qu’elle cherche à surmonter en souhaitant devenir mère ?
– attitude particulière vis-à-vis de l’homme dans le sens où il y a refus de l’homme.
A l’extrême, comment en refusant l’image de l’homme peut-on ne pas refuser l’image de l’enfant ? (l’enfant en attente d’adoption a un père biologique dont il faudra préserver l’existence symbolique, [la requérante] en aura-t-elle les possibilités ?) (…) »
14. Le 28 octobre 1998, le représentant du Conseil de famille, de l’association des pupilles et anciens pupilles, auprès de la Commission d’agrément, émit un avis défavorable, estimant ce qui suit :
« (…) De par mon expérience personnelle de vie en famille d’accueil, il me semble mesurer actuellement, avec du recul, l’importance d’un couple mixte (homme et femme) dans l’accueil d’un enfant.
Le rôle de la « mère accueillante » et du « père accueillant » au quotidien dans l’éducation de l’enfant sont complémentaires, mais différents l’un de l’autre.
C’est un équilibre que l’enfant va bousculer d’autant plus fort parfois selon l’évolution de sa démarche de réalisation et d’acceptation de la vérité de ses origines et de son parcours.
Il me semble donc nécessaire qu’il existe un solide équilibre entre une « mère accueillante » et un « père accueillant » dans une démarche d’adoption dans l’intérêt de l’enfant. (…) »
15. Le 4 novembre 1998, le représentant du Conseil de famille au sein de la Commission, au titre de l’Union départementale des associations familiales (UDAF), tout en invoquant la Convention relative aux droits de l’enfant du 20 novembre 1989, émit un avis défavorable en l’absence de référent paternel, ajoutant ce qui suit :
« (…) Il paraît impossible de bâtir une famille et d’élever un enfant sans l’adhésion totale de cette amie [R.] au projet, or les rapports psychologique et social montrent le détachement notoire de celle-ci dans le projet de Mlle [B.] (…)
Plus subsidiairement encore, les conditions matérielles d’accueil ne sont pas réunies. Il faut changer de logement, régler le problème du partage des charges entre les deux amies dont les projets de vie à cet égard au moins diffèrent. »
16. Le 24 novembre 1998, le chef du service d’aide sociale à l’enfance émit également un avis défavorable en relevant expressément que :
« – Mlle [B.] partage sa vie avec une amie qui n’apparaît pas être partie prenante dans le projet. La place que cette amie occuperait dans la vie de l’enfant accueilli n’est pas clairement définie ;
– le projet ne semble pas laisser de place à un référent masculin réellement présent auprès de l’enfant.
Dans ces conditions, il est à craindre que l’enfant ne puisse trouver au sein de ce foyer les différents repères familiaux nécessaires pour permettre la structuration de sa personnalité et de son épanouissement. »
17. Par une lettre du 26 novembre 1998, la décision de refus d’agrément du président du Conseil général fut notifiée à la requérante. Elle était notamment motivée comme suit :
« (…) lors de l’examen de toute demande d’agrément, il m’appartient de ne considérer que le seul intérêt de l’enfant et de m’entourer de toutes les garanties en la matière.
Or, votre projet d’adoption révèle l’absence d’image ou de référents paternels susceptibles de favoriser le développement harmonieux d’un enfant adopté.
Par ailleurs la place qu’occuperait votre amie dans la vie de l’enfant n’est pas suffisamment claire : même si elle ne semble pas être opposée à votre projet, elle n’apparaît pas non plus être impliquée, créant une situation préjudiciable à l’acquisition des repères pour un enfant.
Aussi, l’ensemble de ces éléments n’apparaît pas pouvoir garantir à un enfant adopté le cadre familial suffisamment structuré pour permettre son épanouissement. (…) »
18. Le 20 janvier 1999, la requérante forma un recours gracieux contre cette décision de refus auprès du président du Conseil général.
19. Dans le cadre de ce recours, une évaluation psychologique fut confiée à une psychologue clinicienne par le service d’aide sociale à l’enfance. Dans son rapport du 7 mars 1999, rédigé après entretien avec la requérante, cette psychologue conclut que « Mlle B. a des ressources intéressantes quant à l’accueil d’un enfant (patience-valeurs-créativité-disponibilité) », tout en estimant que l’adoption était prématurée compte tenu de l’existence de points problématiques (confusion entre non-directivité et laisser-faire, et méconnaissance de l’introduction d’un tiers dans un système).
20. Le 17 mars 1999, le président du Conseil général du Jura confirma le refus de la demande d’agrément.
21. Le 13 mai 1999, la requérante saisit le tribunal administratif de Besançon d’un recours en annulation contre les deux décisions administratives des 26 novembre 1998 et 17 mars 1999. Elle contesta également le déroulement de la procédure d’instruction de sa demande d’agrément. Elle souligna que nombre d’intervenants dans cette procédure ne l’avaient pas rencontrée, notamment le membre psychologue de la Commission d’agrément.
22. Par un jugement rendu le 24 février 2000, le tribunal administratif annula les décisions des 26 novembre 1998 et 19 mars 1999, jugeant comme suit :
« (…) le président du conseil général du Jura s’est fondé d’une part sur « une absence d’image ou de référents paternels susceptibles de favoriser le développement harmonieux d’un enfant adopté » et, d’autre part sur « la place qu’occuperait (son) amie dans la vie de l’enfant » ; que les motifs ainsi opposés ne sont pas par eux-mêmes de nature à justifier légalement le refus d’agrément ; qu’il ressort des pièces du dossier que Mlle B., dont les qualités humaines et éducatives ne sont pas contestées, qui exerce la profession d’institutrice et qui est bien insérée dans son milieu social, présente des garanties suffisantes sur les plans familial, éducatif et psychologique pour accueillir un enfant adopté ; que (…) Mlle B. est fondée à demander, dans les circonstances de l’espèce, l’annulation des décisions de refus d’agrément prises à son encontre (…) »
23. Le département du Jura interjeta appel. La cour administrative d’appel de Nancy, par un arrêt rendu le 21 décembre 2000, annula le jugement précédent. Elle considéra d’abord que si B. « soutient qu’un test de personnalité ne lui a pas été communiqué, elle n’allègue pas qu’elle aurait demandé communication de ce document et qu’un refus lui aurait été opposé » ; et que le 4e alinéa de l’article 63 du code de la famille et de l’aide sociale « n'[a] pas pour effet d’interdire la rédaction d’un rapport en opérant la synthèse d’autres documents ; qu’ainsi, la circonstance qu’un psychologue aurait établi un rapport, sans entendre l’intéressée, sur les seules informations recueillies par d’autres intervenants est sans influence sur la régularité de la procédure d’instruction de la demande d’agrément présentée par Mlle B. (…) ».
24. La cour considéra ensuite que :
« (…) la décision du 26 novembre 1998 et celle du 17 mars 1999, prises sur recours gracieux, par lesquelles le président du conseil général du Jura a rejeté la demande d’agrément aux fins d’adoption présentée par Mlle B. sont motivées par le défaut de « repères identificatoires » dû à l’absence d’image ou de référent paternel et à l’ambiguïté de l’investissement de chaque membre du foyer par rapport à l’enfant accueilli ; qu’il ressort des pièces du dossier, et notamment des éléments recueillis au cours de l’instruction de la demande de Mlle B., que celle-ci, eu égard à ses conditions de vie et malgré des qualités humaines et éducatives certaines, ne présentait pas des garanties suffisantes sur les plans familial, éducatif et psychologique pour accueillir un enfant adopté (…) ;
(…) contrairement à ce que soutient Mlle B., le président du conseil général n’a pas fondé son refus d’agrément sur une position de principe à l’égard du choix de vie de l’intéressée ; que, par suite et en tout état de cause, la requérante n’est [pas] fondée à invoquer la méconnaissance (…) des stipulations des articles 8 et 14 de la Convention (…) ».
25. La requérante se pourvut en cassation. Le 5 juin 2002, le Conseil d’Etat rejeta le pourvoi de la requérante par un arrêt ainsi motivé :
« (…) En ce qui concerne les motifs du refus d’agrément opposé à Mlle [B.] :
(…)
Considérant, en premier lieu, que la circonstance qu’une demande d’agrément en vue de l’adoption d’un enfant est présentée, comme le permet l’article 343-1 du code civil, par une personne célibataire, n’interdit pas à l’autorité administrative de rechercher, au titre des facteurs éducatifs et psychologiques favorables à la formation de la personnalité de l’enfant, si la personne candidate à l’adoption peut offrir dans sa famille ou son entourage une « image ou un référent » paternel, dans le cas d’une demande présentée par une femme (…) ; que cette même circonstance ne fait pas non plus obstacle, dans le cas où la personne célibataire à l’origine de la demande vit une relation stable avec une autre personne, qui sera nécessairement appelée à contribuer à l’« accueil » de l’enfant au sens des dispositions précitées, à vérifier, même dans le cas où cette relation ne se traduit pas par un lien juridique, que le comportement ou la personnalité de ce tiers, appréciés en fonction de considérations objectives, sont de nature à favoriser un tel accueil ; que la cour administrative d’appel n’a, par suite, pas commis d’erreur de droit en considérant que les deux motifs opposés à Mlle [B.] pour refuser l’agrément qu’elle sollicitait en tant que célibataire, tirés, d’une part, du « défaut de repères identificatoires dû à l’absence d’image ou de référent paternel », d’autre part, de « l’ambiguïté de l’investissement de chaque membre du foyer par rapport à l’enfant accueilli » étaient au nombre de ceux qui pouvaient légalement fonder, au regard des dispositions précitées du décret du 1er septembre 1998, un refus d’agrément ;
Considérant, en deuxième lieu, que si Mlle [B.] soutient qu’en mentionnant ses « conditions de vie » pour justifier la légalité du refus d’agrément, la cour administrative d’appel a fait implicitement référence à ses orientations sexuelles, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que Mlle [B.] était, à l’époque de l’instruction de sa demande, engagée dans une relation homosexuelle stable ; qu’en considérant que cette relation devait être prise en considération au regard des besoins et de l’intérêt d’un enfant adopté, la cour n’a ni fondé sa décision sur une position de principe concernant les orientations sexuelles de la requérante, ni méconnu les stipulations combinées des articles 8 et 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; qu’elle n’a pas, non plus, méconnu les dispositions de l’article L. 225-2 du code pénal prohibant les discriminations à caractère sexuel ;
Considérant, en troisième lieu, qu’en considérant que Mlle [B.], « eu égard à ses conditions de vie et malgré des qualités humaines et éducatives certaines, ne présentait pas des garanties suffisantes sur les plans familial, éducatif et psychologique pour accueillir un enfant adopté », la cour administrative d’appel, qui n’a pas ignoré les éléments favorables à l’intéressée que révélait le dossier qui lui était soumis, n’a pas dénaturé les pièces de ce dossier ;
Considérant qu’il résulte de ce qui précède que Mlle [B.] n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt susmentionné qui est suffisamment motivé (…) ».
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE PERTINENTS
A. Les dispositions internes
1. Le code civil
26. Les dispositions pertinentes à l’époque des faits se lisaient comme suit :
Article 343
« L’adoption peut être demandée par deux époux non séparés de corps, mariés depuis plus de deux ans ou âgés l’un et l’autre de plus de vingt-huit ans. »
Article 343-1
« L’adoption peut être aussi demandée par toute personne âgée de plus de vingt-huit ans. (…) »
2. Le code de la famille et de l’aide sociale
27. Les dispositions pertinentes à l’époque des faits se lisaient comme suit :
Article 63
« Les pupilles de l’Etat peuvent être adoptés soit par les personnes à qui le service de l’aide sociale à l’enfance les a confiés pour en assurer la garde lorsque les liens affectifs qui se sont établis entre eux justifient cette mesure, soit par des personnes agréées à cet effet (…)
L’agrément est accordé, pour cinq ans, dans un délai de neuf mois à compter du jour de la demande par le président du conseil général, après avis d’une commission. (…) »
Article 100-3
« Les personnes qui souhaitent accueillir en vue de son adoption un enfant étranger doivent demander l’agrément prévu à l’article 63 du présent code. »
3. Le décret no 98-771 du 1er septembre 1998 sur les modalités d’instruction des demandes d’agrément des personnes qui souhaitent adopter un pupille de l’Etat
28. Les dispositions pertinentes de ce décret se lisent comme suit :
Article premier
« Toute personne qui souhaite obtenir l’agrément prévu au premier alinéa de l’article 63 et à l’article 100-3 du code de la famille et de l’aide sociale doit en faire la demande au président du conseil général de son département de résidence. (…) »
Article 4
« Avant de délivrer l’agrément, le président du conseil général doit s’assurer que les conditions d’accueil offertes par le demandeur sur les plans familial, éducatif et psychologique correspondent aux besoins et à l’intérêt d’un enfant adopté.
A cet effet, il fait procéder, auprès du demandeur, à des investigations (…) »
Article 5
« La décision est prise par le président du conseil général après consultation de la commission d’agrément (…) »
B. Les conventions internationales
1. Le projet de Convention européenne en matière d’adoption des enfants
29. Les dispositions pertinentes de ce projet de convention, en cours d’examen par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, prévoient notamment ce qui suit :
Article 7 – Conditions de l’adoption
« 1. La législation permet l’adoption d’un enfant :
a. par deux personnes de sexe différent
i. qui sont mariées ensemble ou,
ii. lorsqu’une telle institution existe, qui ont contracté un partenariat enregistré ;
b. par une seule personne.
2. Les Etats ont la possibilité d’étendre la portée de la présente convention aux couples homosexuels mariés ou qui ont contracté un partenariat enregistré ensemble. Ils ont également la possibilité d’étendre la portée de la présente convention aux couples hétérosexuels et homosexuels qui vivent ensemble dans le cadre d’une relation stable. »
2. La Convention internationale des droits de l’enfant
30. Les dispositions pertinentes de la convention relative aux droits de l’enfant, adoptée l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989 et entrée en vigueur le 2 septembre 1990, se lisent ainsi :
Article 3
« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.
2. Les Etats parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées.
3. Les Etats parties veillent à ce que le fonctionnement des institutions, services et établissements qui ont la charge des enfants et assurent leur protection soit conforme aux normes fixées par les autorités compétentes, particulièrement dans le domaine de la sécurité et de la santé et en ce qui concerne le nombre et la compétence de leur personnel ainsi que l’existence d’un contrôle approprié. »
Article 4
« Les Etats parties s’engagent à prendre toutes les mesures législatives, administratives et autres qui sont nécessaires pour mettre en œuvre les droits reconnus dans la présente Convention. Dans le cas des droits économiques, sociaux et culturels, ils prennent ces mesures dans toutes les limites des ressources dont ils disposent et, s’il y a lieu, dans le cadre de la coopération internationale. »
Article 5
« Les Etats parties respectent la responsabilité, le droit et le devoir qu’ont les parents ou, le cas échéant, les membres de la famille élargie ou de la communauté, comme prévu par la coutume locale, les tuteurs ou autres personnes légalement responsables de l’enfant, de donner à celui-ci, d’une manière qui corresponde au développement de ses capacités, l’orientation et les conseils appropriés à l’exercice des droits que lui reconnaît la présente Convention. »
Article 20
« 1. Tout enfant qui est temporairement ou définitivement privé de son milieu familial, ou qui dans son propre intérêt ne peut être laissé dans ce milieu, a droit à une protection et une aide spéciales de l’Etat.
2. Les Etats parties prévoient pour cet enfant une protection de remplacement conforme à leur législation nationale.
3. Cette protection de remplacement peut notamment avoir la forme du placement dans une famille, de la kafala de droit islamique, de l’adoption ou, en cas de nécessité, du placement dans un établissement pour enfants approprié. Dans le choix entre ces solutions, il est dûment tenu compte de la nécessité d’une certaine continuité dans l’éducation de l’enfant, ainsi que de son origine ethnique, religieuse, culturelle et linguistique. »
Article 21
« Les Etats parties qui admettent et/ou autorisent l’adoption s’assurent que l’intérêt supérieur de l’enfant est la considération primordiale en la matière, et :
a) Veillent à ce que l’adoption d’un enfant ne soit autorisée que par les autorités compétentes, qui vérifient, conformément à la loi et aux procédures applicables et sur la base de tous les renseignements fiables relatifs au cas considéré, que l’adoption peut avoir lieu eu égard à la situation de l’enfant par rapport à ses père et mère, parents et représentants légaux et que, le cas échéant, les personnes intéressées ont donné leur consentement à l’adoption en connaissance de cause, après s’être entourées des avis nécessaires ;
b) Reconnaissent que l’adoption à l’étranger peut être envisagée comme un autre moyen d’assurer les soins nécessaires à l’enfant, si celui-ci ne peut, dans son pays d’origine, être placé dans une famille nourricière ou adoptive ou être convenablement élevé ;
c) Veillent, en cas d’adoption à l’étranger, à ce que l’enfant ait le bénéfice de garanties et de normes équivalant à celles existant en cas d’adoption nationale ;
d) Prennent toutes les mesures appropriées pour veiller à ce que, en cas d’adoption à l’étranger, le placement de l’enfant ne se traduise pas par un profit matériel indu pour les personnes qui en sont responsables ;
e) Poursuivent les objectifs du présent article en concluant des arrangements ou des accords bilatéraux ou multilatéraux, selon les cas, et s’efforcent dans ce cadre de veiller à ce que les placements d’enfants à l’étranger soient effectués par des autorités ou des organes compétents. (…) »
3. La Convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale
31. Les dispositions pertinentes de la Convention de La Haye du 29 mai 1993 prévoient ce qui suit :
Article 5
« Les adoptions visées par la Convention ne peuvent avoir lieu que si les autorités compétentes de l’Etat d’accueil :
a. ont constaté que les futurs parents adoptifs sont qualifiés et aptes à adopter ;
b. se sont assurées que les futurs parents adoptifs ont été entourés des conseils nécessaires ; et
c. ont constaté que l’enfant est ou sera autorisé à entrer et à séjourner de façon permanente dans cet Etat. »
Article 15
« 1. Si l’Autorité centrale de l’Etat d’accueil considère que les requérants sont qualifiés et aptes à adopter, elle établit un rapport contenant des renseignements sur leur identité, leur capacité légale et leur aptitude à adopter, leur situation personnelle, familiale et médicale, leur milieu social, les motifs qui les animent, leur aptitude à assumer une adoption internationale, ainsi que sur les enfants qu’ils seraient aptes à prendre en charge.
2. Elle transmet le rapport à l’Autorité centrale de l’Etat d’origine. »
EN DROIT
32. La requérante allègue avoir subi un traitement discriminatoire fondé sur son orientation sexuelle et portant atteinte à son droit au respect de la vie privée. Elle invoque l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8, qui se lisent comme suit :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
I. SUR LA RECEVABILITÉ
A. Argumentation des parties
1. La requérante
33. La requérante précise que l’adoption par des homosexuels relève de trois situations bien distinctes : en premier lieu, il peut s’agir d’un célibataire souhaitant adopter, dans un pays membre où cela est autorisé, même à titre exceptionnel, étant entendu que tout partenaire n’aura aucun droit à l’égard de l’enfant adopté (adoption individuelle) ; en deuxième lieu, l’un des membres d’un couple du même sexe peut souhaiter adopter l’enfant de son partenaire, permettant ainsi aux deux membres de ce couple d’exercer l’autorité parentale vis-à-vis de l’enfant adopté (adoption par un second parent) ; enfin, les deux membres d’un couple du même sexe peuvent vouloir adopter ensemble un enfant qui n’a aucun lien avec eux, de sorte que les deux partenaires acquièrent simultanément les droits parentaux à l’égard de l’enfant adopté (adoption conjointe). La requérante précise qu’elle se situe pour sa part dans une démarche en vue d’une adoption individuelle, ce qui est juridiquement plus simple.
34. Elle insiste sur l’importance de l’agrément qui, en pratique, est indispensable pour qui veut adopter un enfant en France ou à l’étranger.
35. La requérante ne revendique aucun droit à l’adoption, droit qui n’existe pas, et ce, quelle que soit l’orientation sexuelle des candidats à l’adoption. Néanmoins, elle estime que l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, est applicable en l’espèce. D’une part, la chance ou l’opportunité de demander l’agrément en vue d’adopter se situe dans le champ d’application de l’article 8, tant au regard de la « vie privée », puisqu’il s’agit de créer une nouvelle relation avec un autre individu, que de la « vie familiale », s’agissant d’une tentative de créer une vie familiale avec l’enfant qui serait adopté. D’autre part, l’orientation sexuelle, qui fait partie de la vie privée, se situe dans le champ d’application de l’article 8 à ce titre.
2. Le Gouvernement
36. Le Gouvernement estime que la requête est irrecevable, le grief ne relevant pas du champ d’application de l’article 8 de la Convention et, partant, de l’article 14. En tout état de cause, à la différence de l’affaire Fretté (Fretté c. France, no 36515/97, § 32, CEDH 2002-I), le refus d’agrément n’était pas motivé, explicitement ou implicitement, par l’orientation sexuelle de la requérante et ne pouvait donc être constitutif d’une discrimination, directe ou indirecte, fondée sur son homosexualité.
37. Le refus était motivé par le seul intérêt de l’enfant et fondé sur deux motifs : l’absence de référent paternel et l’ambiguïté de l’investissement de la compagne de la requérante dans l’accueil de l’enfant.
38. Sur le motif lié à l’absence de référent paternel, le Gouvernement rappelle que de nombreux professionnels considèrent que l’altérité sexuelle est un élément important de l’identité de l’enfant et il est parfaitement compréhensible que les services sociaux du département aient pris en considération l’absence de repères identificatoires par rapport à l’image du père. Le Gouvernement évoque des décisions internes pour en conclure qu’un tel motif aurait été opposé à tout autre demandeur hétérosexuel vivant sans proche entourage de l’autre sexe.
39. Concernant le second motif, le Gouvernement relève d’emblée que l’absence d’implication de la compagne de la requérante est un fait établi. Il relève que la requérante persiste à nier tout rôle à la prise en compte d’un tel fait, alors qu’il est légitime de s’interroger sur le comportement de l’entourage proche au moment de l’accueil d’un enfant dans le foyer. Indépendamment de l’absence de conséquence juridique pour la compagne, l’arrivée d’un enfant modifie l’équilibre du couple et de la famille d’accueil et l’histoire antérieure de l’adopté justifie d’autant plus que soit évaluée la cohésion du couple face au projet d’adoption. Ainsi, le détachement de R. pouvait être interprété comme un élément peu sécurisant pour l’enfant, avec un risque pour lui de se trouver en concurrence, en termes d’affection et de disponibilité, avec la partenaire de la requérante, outre le fait que cette dernière serait nécessairement impliquée dans le quotidien de l’enfant. Pour le Gouvernement, ce motif ne peut être lié à l’orientation sexuelle de la requérante, comme en témoigne la jurisprudence interne.
40. Pour le Gouvernement, les circonstances de la présente affaire sont donc très différentes de celles de l’affaire Fretté (précitée) et il convient d’insister sur le fait que les autorités administratives et judiciaires françaises n’ont été guidées que par le souci de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cet intérêt supérieur est central pour de nombreux instruments internationaux qui lient la France. Il n’y a pas de droit à l’enfant, ni de droit à l’agrément en vue d’adopter. L’adoption est une mesure de protection de l’enfant qui vise à lui offrir une famille. La procédure d’agrément a pour seule finalité de déterminer si, parmi les nombreux candidats, une personne réunit les conditions les plus favorables sur tous les plans pour l’enfant. De fait, le désir d’enfant ne doit pas l’emporter sur l’intérêt de l’enfant.
B. Appréciation de la Cour
41. La Cour, qui constate que la requérante se fonde sur l’article 14 combiné avec l’article 8 de la Convention, rappelle tout d’abord que les dispositions de ce dernier ne garantissent ni le droit de fonder une famille ni le droit d’adopter (Fretté, précité, § 32), ce dont les parties conviennent. Le droit au respect d’une « vie familiale » ne protège pas le simple désir de fonder une famille ; il présuppose l’existence d’une famille (Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, § 31), voire au minimum d’une relation potentielle qui aurait pu se développer, par exemple, entre un père naturel et un enfant né hors mariage (Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999‑VI ), d’une relation née d’un mariage non fictif, même si une vie familiale ne se trouvait pas encore pleinement établie (Abdulaziz, Cabales et Balkandali c. Royaume‑Uni, arrêt du 28 mai 1985, série A no 94, p. 32, § 62), ou encore d’une relation née d’une adoption légale et non fictive (Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, § 148, CEDH 2004-V).
42. Le droit d’adopter n’est pas davantage octroyé par le droit interne ou par d’autres instruments internationaux, telle la Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 20 novembre 1989 ou la Convention de La Haye du 29 mai 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale (paragraphes 30-31 ci-dessus).
43. La Cour a cependant déjà jugé que la notion de « vie privée », au sens de l’article 8 de la Convention, est quant à elle un concept large qui comprend, entre autres, le droit de nouer et de développer des relations avec ses semblables (Niemietz c. Allemagne, arrêt du 16 décembre 1992, série A no 251-B, p. 33, § 29), le droit au « développement personnel » (Bensaïd c. Royaume-Uni, no 44599/98, § 47, CEDH 2001-I) ou le droit à l’autodétermination en tant que tel (Pretty c. Royaume-Uni, no 2346/02, § 61, CEDH 2002-III). Elle englobe des éléments comme le nom (Burghartz c. Suisse du 22 février 1994, série A no 280-B, p. 28, § 24), l’identification sexuelle, l’orientation sexuelle et la vie sexuelle, qui relèvent de la sphère personnelle protégée par l’article 8 (voir, par exemple, les arrêts Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, série A no 45, pp. 18-19, § 41 ; Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni du 19 février 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-I, p. 131, § 36), ainsi que le droit au respect de la décision d’avoir un enfant ou de ne pas en avoir (Evans c. Royaume-Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007-…).
44. Certes, en l’espèce, la procédure litigieuse ne concerne pas l’adoption d’un enfant en tant que telle, mais la demande d’agrément en vue de pouvoir en adopter, le cas échéant, par la suite. La présente affaire pose donc le problème de la procédure d’accès à l’adoption plus que de l’adoption en elle-même. Cependant, il n’est pas contesté par les parties qu’en pratique l’agrément est indispensable pour qui veut adopter un enfant.
45. Par ailleurs, il convient de relever que la requérante prétend avoir été victime d’une discrimination en raison de son homosexualité déclarée, ce qui aurait emporté une violation des dispositions de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8.
46. En conséquence, la Cour n’est pas ici appelée à trancher la question de savoir si le droit d’adopter, compte tenu notamment de l’évolution de la législation en Europe et du fait que la Convention est un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions actuelles (voir, notamment, Johnston et autres c. Irlande, arrêt du 18 décembre 1986, série A no 112, pp. 24-25, § 53), doit ou non entrer dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention pris isolément.
47. S’agissant de l’article 14 invoqué en l’espèce, la Cour rappelle qu’il ne fait que compléter les autres clauses matérielles de la Convention et de ses Protocoles. Il n’a pas d’existence indépendante, puisqu’il vaut uniquement pour « la jouissance des droits et libertés » qu’elles garantissent (voir, parmi beaucoup d’autres, Şahin c. Allemagne [GC], no 30943/96, § 85, CEDH 2003-VIII). L’application de l’article 14 ne présuppose pas nécessairement la violation de l’un des droits matériels garantis par la Convention. Il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent « sous l’empire » de l’un au moins des articles de la Convention (Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 71 ; Karlheinz Schmidt c. Allemagne, arrêt du 18 juillet 1994, série A no291-B, p. 32, § 22 ; Petrovic c. Autriche, arrêt du 27 mars 1998, Recueil 1998-II, § 22).
48. L’interdiction de la discrimination que consacre l’article 14 dépasse donc la jouissance des droits et libertés que la Convention et ses Protocoles imposent à chaque Etat de garantir. Elle s’applique aussi aux droits additionnels, relevant du champ d’application général de tout article de la Convention, que l’Etat a volontairement décidé de protéger. Ce principe est profondément ancré dans la jurisprudence de la Cour (affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique » c. Belgique, arrêt (fond) du 23 juillet 1968, série A no 6, p. 33, § 9 ; Abdulaziz, Cabales et Balkandali, précité, § 78 ; Stec et autres c. Royaume-Uni (déc.) [GC], nos 65731/01 et 65900/01, § 40, CEDH 2005-X).
49. La présente affaire ne concerne ni l’adoption par un couple, ni celle qui peut être sollicitée par le ou la partenaire de même sexe que le parent biologique, mais uniquement l’adoption par une personne célibataire. Or, si l’article 8 de la Convention ignore cette question, la Cour constate que la législation française accorde quant à elle expressément aux personnes célibataires le droit de demander l’agrément en vue d’adopter et établit une procédure à cette fin. Dès lors, la Cour estime que les circonstances de l’espèce tombent, à n’en pas douter, sous l’empire de l’article 8 de la Convention. En conséquence, l’Etat, qui est allé au-delà de ses obligations découlant de l’article 8 en créant pareil droit, ce qui lui est loisible de faire en application de l’article 53 de la Convention, ne peut, dans la mise en application de ce dernier, prendre des mesures discriminatoires au sens de l’article 14 (cf., mutatis mutandis, affaire « relative à certains aspects du régime linguistique de l’enseignement en Belgique », précitée).
50. La requérante allègue en l’espèce avoir été victime d’une discrimination dans l’exercice de son droit accordé par la législation interne en raison de son orientation sexuelle. Cette dernière est une notion couverte par l’article 14 de la Convention (Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal, no 33290/96, § 28, CEDH 1999-IX). La Cour rappelle également que dans l’affaire Fretté c. France (précitée), à laquelle les parties se réfèrent expressément, le requérant se plaignait du rejet de sa demande d’agrément qu’il estimait implicitement fondée sur sa seule orientation sexuelle. La chambre avait estimé que l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, trouvait à s’appliquer (§ 33).
51. Partant, l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, trouve à s’appliquer en l’espèce.
52. Dans ces conditions, la Cour rejette l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement. Elle estime par ailleurs, à la lumière de l’ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s’ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé. Il convient donc de déclarer le grief recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
A. Argumentation des parties
1. La requérante
53. La requérante affirme que ce sont ses « conditions de vie », c’est-à-dire en réalité son homosexualité, qui ont motivé le refus d’agrément pour adopter. Elle considère que l’instruction de sa demande et l’avis de la commission d’agrément en attestent. Elle estime également qu’une partie de l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat est rédigée dans les mêmes termes que l’arrêt qu’il avait rendu dans le cadre de l’affaire Fretté (précitée), ce qui témoigne d’une position discriminatoire.
54. S’agissant du motif tiré de l’absence d’un référent paternel qui lui a été opposé, elle indique que si les psychanalystes français soutiennent dans leur majorité l’idée selon laquelle un enfant aurait besoin du double référent maternel et paternel, cette thèse ne repose sur aucun fondement empirique et fait l’objet de contestations par de nombreux autres psychothérapeutes. En l’espèce, le Gouvernement ne démontre d’ailleurs pas l’existence d’une pratique d’exclusion des femmes célibataires hétérosexuelles sans partenaire masculin.
55. Concernant l’argument tiré de la place et de la position de sa compagne dans sa démarche en vue d’adopter, elle considère qu’il s’agit d’un motif illégal. Les articles 343 et 343-1 du code civil disposent que l’adoption est ouverte aux époux et à une personne célibataire : les concubins ne sont pas visés et, partant, ils ne sont pas partie à la procédure d’adoption et ne bénéficient d’aucun statut juridique une fois un enfant adopté. Compte tenu de son droit à être soumise à des règles de droit prévisibles, la requérante réfute un motif de rejet ignoré par la loi elle-même.
56. En outre, la requérante souligne qu’elle a reçu l’assistante sociale avec sa compagne et que, par la suite, les différents intervenants dans la phase d’instruction de sa demande d’agrément n’ont jamais demandé à rencontrer sa compagne. En réalité, soit il aurait fallu demander à entendre celle-ci, soit ce motif cache un rejet fondé uniquement sur son orientation sexuelle.
57. La requérante soutient que la différence de traitement dont elle a fait l’objet n’a pas de justification objective et raisonnable. Il faut des raisons particulièrement graves pour justifier une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle, raisons qui font défaut en l’espèce.
58. Quant à la division de la communauté scientifique (arrêt Fretté, § 42), il faudrait des raisons particulièrement graves pour justifier une différence de traitement à l’égard des homosexuels. La charge de la preuve de l’existence d’éventuelles raisons scientifiques pèse sur le Gouvernement et si ce dernier n’a pas établi, dans le cadre de l’affaire Fretté et de la présente espèce, l’existence d’un consensus scientifique, c’est qu’il n’existe aucune étude connue sur la question.
59. La requérante conteste l’existence d’un « but légitime », la santé des enfants n’étant pas réellement en cause et l’éventuel péril n’étant pas motivé par le Conseil d’Etat. Elle estime que trois risques sont généralement invoqués. Tout d’abord, l’enfant pourrait devenir à son tour homosexuel : il s’agit d’un préjugé, outre le fait que cela n’a rien de répréhensible et que la plupart des homosexuels avaient de toute façon des parents hétérosexuels. Par ailleurs, l’enfant serait exposé à des risques de problèmes psychologiques : ce risque n’a jamais été démontré, et de récentes études établissent que le milieu homoparental ne provoque aucune pathologie particulière, outre le fait que le droit à l’adoption existant dans des pays démocratiques témoigne d’ailleurs de l’absence de risques pour l’enfant. Enfin, un risque de souffrance en raison de préjugés homophobes à l’égard des parents n’existe pas à long terme et, de toute façon, les préjugés d’une majorité sexuelle ne constituent pas une justification suffisante.
60. Elle précise que la pratique des autorités administratives n’est pas constante en France, certains départements ayant cessé de refuser l’agrément aux demandeurs célibataires homosexuels. Elle indique en outre que les juridictions civiles permettent l’adoption par le partenaire de même sexe que le parent d’origine.
61. L’évolution juridique en faveur de l’adoption par les couples de même sexe est constante en Europe depuis l’arrêt Fretté (précité, § 41), une dizaine d’Etats européens l’admettant à ce jour. Par ailleurs, la requérante invoque un consensus européen en faveur de la non-exclusion des célibataires homosexuels dans les pays membres du Conseil de l’Europe qui acceptent l’adoption par des célibataires, excepté en France compte tenu de décisions discrétionnaires. Il en va de même en dehors de l’Europe, l’évolution jurisprudentielle étant en faveur de l’adoption par des homosexuels dans l’intérêt des enfants qui ont besoin de trouver une famille d’accueil.
62. Elle conteste enfin l’argument tiré de l’insuffisance d’enfants à adopter repris par la Cour dans son arrêt Fretté (précité, § 42), estimant que le nombre d’enfants à adopter dans le monde est supérieur au nombre d’adoptants potentiels et que l’ouverture d’une possibilité juridique d’adopter ne saurait se fonder sur la question de son effectivité.
2. Le Gouvernement
63. Le Gouvernement indique que les agréments sont délivrés au niveau local, et non national, par le président du Conseil général, après avis consultatif d’une commission départementale. En 2005, 13 563 nouvelles demandes ont été présentée, dont à peine 8 % n’ont pas été satisfaites (avec moins de 6 % d’agréments refusés et environ 2 % de demandes retirées). En 2006, 4 000 visas ont été accordés par les autorités compétentes à des enfants étrangers en vue de l’adoption. Le Gouvernement précise qu’il ne peut fournir de statistiques en fonction de l’orientation sexuelle des demandeurs, la collecte et le traitement de données à caractère personnel relatives à la vie sexuelle des personnes étant interdits par la loi française.
64. A titre subsidiaire, le Gouvernement considère que la présente affaire ne se prête pas à une remise en cause de la solution retenue par la Cour dans son arrêt Fretté (précité), les conditions actuelles n’ayant pas suffisamment évolué pour justifier un revirement de jurisprudence.
65. S’agissant des législations nationales, il n’y a pas de consensus européen en la matière, seuls neuf Etats membres du Conseil de l’Europe sur quarante-six s’étant engagés sur la voie de l’adoption par des couples de même sexe, certains pays n’ouvrant pas l’adoption aux célibataires ou l’accordant sous des conditions plus restrictives qu’en France. Ce constat mérite en outre d’être nuancé par la nature de ces législations et les conditions à réunir.
66. La conclusion formulée par la Cour dans l’affaire Fretté quant à la division de la communauté scientifique reste également d’actualité. Le Gouvernement justifie l’absence de production d’études, mettant en évidence des troubles ou une différence dans le développement d’enfants élevés par un couple homosexuel, par le fait que le nombre d’enfants élevés par un tel couple est inconnu et les estimations très variables. Outre la complexité des différentes situations susceptibles d’être rencontrées, des études reposant sur des échantillons trop faibles, manquant de recul et n’indiquant pas le profil des familles monoparentales ne présentent pas un caractère suffisamment sérieux. Quant aux pédopsychiatres ou psychanalystes, ils défendent des théories différentes, une majorité soutenant la nécessité d’un double référent maternel et paternel au foyer.
67. De profondes divergences perdurent également dans l’opinion publique en la matière depuis l’arrêt Fretté (précité, § 42).
68. Le Gouvernement confirme une réalité tangible qui veut qu’il y ait plus de demandes d’adoption que d’enfants adoptables. Ses obligations internationales, notamment les articles 5 et 15 de la Convention de la Haye, commandent de sélectionner les candidats pour retenir ceux qui remplissent les conditions les plus favorables à l’accueil de l’enfant.
69. Il précise enfin qu’aucun des quelque soixante pays d’où proviennent les enfants adoptés par les Français n’autorise l’adoption par des couples de même sexe. L’adoption internationale peut donc demeurer théorique pour les homosexuels alors même que leur législation nationale l’autorise.
B. Appréciation de la Cour
70. La Cour rappelle que, dans l’affaire Fretté c. France (précitée), la chambre avait jugé que les décisions de rejet de la demande d’agrément poursuivaient un but légitime, à savoir protéger la santé et les droits des enfants pouvant être concernés par une procédure d’adoption (§ 38). Quant à la justification d’un traitement différencié et après avoir relevé l’absence d’un dénominateur commun aux systèmes juridiques des Etats contractants, la chambre avait accepté que les autorités nationales disposent d’une large marge d’appréciation lorsqu’elles sont appelées à se prononcer dans un tel domaine, sous réserve d’un contrôle de la Cour (§ 41). Au regard des intérêts concurrents du requérant et des enfants pouvant être adoptés, ainsi que de l’intérêt supérieur de ces derniers, elle avait noté la division de la communauté scientifique, qui était partagée sur les conséquences éventuelles de l’accueil d’un enfant par un ou des parents homosexuels, les profondes divergences des opinions publiques nationales et internationales, ainsi que l’insuffisance du nombre d’enfants adoptables par rapport aux demandes (§ 42). Tenant compte de la grande marge d’appréciation à laisser aux Etats et de la nécessité de protéger les intérêts supérieurs des enfants pour atteindre l’équilibre voulu, la chambre avait considéré que le refus d’agrément n’avait pas transgressé le principe de proportionnalité et que, dès lors, la justification avancée par le Gouvernement paraissant objective et raisonnable, la différence de traitement litigieuse n’était pas discriminatoire au sens de l’article 14 de la Convention (§§ 42 et 43).
71. La Cour constate que la présente affaire concerne également la question du traitement d’une demande d’agrément en vue d’adopter présentée par une personne célibataire homosexuelle ; elle présente néanmoins un certain nombre de différences avec l’affaire Fretté précitée. La Cour relève en particulier que si le motif lié à l’absence d’un référent de l’autre sexe se retrouve dans les deux cas, les autorités administratives internes n’ont pas fait référence, du moins expressément, aux « choix de vie » d’E.B. (Fretté, précité, § 32) ; elles ont en outre relevé les qualités de la requérante, ainsi que ses capacités éducatives et affectives, à la différence de l’affaire Fretté dans laquelle le requérant s’était vu opposé des difficultés pour projeter dans le concret les bouleversements occasionnés par l’arrivée d’un enfant (§§ 28 et 29) ; par ailleurs, dans la présente affaire, les autorités internes ont pris en compte l’attitude de la compagne d’E.B., avec qui cette dernière avait indiqué vivre une relation stable et durable, question qui était étrangère à la requête introduite par M. Fretté.
72. En l’espèce, la Cour relève que les autorités administratives internes, puis les juridictions saisies du recours de la requérante, se sont principalement fondées sur deux motifs pour rejeter la demande d’agrément en vue d’adopter.
73. S’agissant du recours, par les autorités internes, au motif tiré de l’absence de référent paternel ou maternel dans le foyer d’un demandeur à l’agrément en vue d’adopter, la Cour estime que cela ne pose pas nécessairement problème en soi. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, il est permis de s’interroger sur le bien-fondé d’un tel motif qui a finalement pour conséquence d’exiger de la requérante qu’elle justifie, dans son entourage proche, de la présence d’un référent de l’autre sexe, risquant ainsi de vider de sa substance le droit qu’ont les célibataires de demander l’agrément, dès lors que la présente affaire ne concerne pas une demande d’agrément en vue d’adopter présentée par un couple, marié ou non, mais par une célibataire. Aux yeux de la Cour, un tel motif aurait donc pu conduire à un refus arbitraire et servir de prétexte pour écarter la demande de la requérante en raison de son homosexualité.
74. La Cour constate d’ailleurs que le Gouvernement, sur qui pesait la charge de la preuve (voir, mutatis mutandis, Karner c. Autriche, no 40016/98, §§ 41-42, CEDH 2003-IX), n’a pas été en mesure de produire des informations statistiques sur le recours à un tel motif selon l’orientation sexuelle – déclarée ou connue – des demandeurs, seules à même de fournir une image fidèle de la pratique administrative et d’établir l’absence de discriminations dans son utilisation.
75. Aux yeux de la Cour, le second motif retenu par les autorités internes, fondé sur le comportement de la compagne de la requérante, appelle une approche différente. Alors qu’elle était la compagne ancienne et déclarée de la requérante, Mlle R. ne se sentait pas engagée par la demande d’adoption de son amie. Les autorités, qui ont constamment relevé ce point, de façon expresse et motivée, en ont déduit que la requérante n’offrait pas les garanties suffisantes pour accueillir un enfant au sein de son foyer.
76. Il convient de relever tout d’abord que, contrairement à ce que soutient la requérante, la question de l’attitude de sa compagne, avec qui elle indique vivre une relation stable et durable, n’est pas sans intérêt et sans pertinence pour l’appréciation de sa demande. Il est légitime que les autorités s’entourent de toutes les garanties en vue de l’accueil éventuel d’un enfant dans une famille. Partant, dès lors que le demandeur ou la demanderesse, bien que célibataire, a déjà constitué un foyer avec un ou une partenaire, la position de ce dernier et la place qu’il occupera nécessairement au quotidien auprès de l’enfant qui viendra vivre dans le foyer déjà formé commandent un examen spécifique, dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il serait d’ailleurs pour le moins surprenant que les autorités compétentes, informées de l’existence d’un couple « de fait », feignent d’ignorer une telle donnée dans l’évaluation des conditions d’accueil et de vie future d’un enfant au sein de son nouveau foyer. Le statut juridique de la demanderesse n’est en effet pas incompatible avec une analyse de sa situation réelle et le constat subséquent de la présence non pas d’un mais de deux adultes dans le foyer.
77. La Cour note d’ailleurs que l’article 4 du décret du 1er septembre 1998 (paragraphe 28 ci-dessus) exige du président du conseil général qu’il s’assure des conditions d’accueil offertes par le demandeur sur les plans familial, éducatif et psychologique. L’importance de ces garanties dont doivent s’entourer les autorités avant d’autoriser une personne à adopter ressort également des instruments internationaux en la matière, qu’il s’agisse de la Convention des droits de l’enfant des Nations Unies du 20 novembre 1989, de la Convention de La Haye du 29 mai 1993 ou du projet de Convention européenne en matière d’adoption des enfants (paragraphes 29-31 ci-dessus).
78. De l’avis de la Cour, rien ne permet d’établir qu’un tel motif serait fondé sur l’orientation sexuelle de la requérante. Au contraire, la Cour estime que ce motif, étranger à toute considération sur l’orientation sexuelle de l’intéressée, repose sur une simple analyse de la situation de fait avérée et des conséquences de celle-ci quant à l’accueil d’un enfant.
79. Il ne saurait donc y avoir de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle de la requérante sur ce point.
80. Reste que ces deux motifs principaux s’inscrivent dans le cadre d’une appréciation globale de la situation de la requérante. Pour cette raison, la Cour estime qu’ils ne sauraient être considérés alternativement, mais doivent au contraire être appréciés cumulativement. En conséquence, le caractère illégitime de l’un des motifs a pour effet de contaminer l’ensemble de la décision.
81. S’agissant de la phase administrative, la Cour constate en effet que le président du conseil général a fondé sa décision non pas sur le second motif à titre exclusif ou principal, mais sur « l’ensemble » des éléments, à savoir sur les deux motifs, sans qu’il soit possible de considérer que l’un d’eux ait été prédominant ou que l’un des deux ait été, à lui seul, suffisant pour arrêter sa décision de refus (paragraphe 17 ci-dessus).
82. S’agissant de la phase juridictionnelle, la cour administrative d’appel de Nancy a relevé que cette décision se fondait sur deux motifs, le défaut de référent paternel et l’ambiguïté de l’investissement de chaque membre du foyer. Elle a ajouté qu’il ressortait des pièces du dossier et des conclusions de l’examen de la demande que les conditions de vie de la requérante ne présentaient pas de garanties suffisantes pour accueillir un enfant adopté, tout en contestant que le président du Conseil général eût fondé son refus sur une position de principe à l’égard de son choix de vie, à savoir de son homosexualité (paragraphe 24 ci-dessus).
83. Par la suite, le Conseil d’Etat a jugé que les deux motifs utilisés pour fonder le refus d’agrément opposé à la requérante étaient conformes aux dispositions légales. Il a également considéré que la référence aux « conditions de vie » de la requérante s’expliquait par les pièces du dossier soumises aux juges du fond, lesquelles faisaient ressortir que la requérante était, au moment de la demande, engagée dans une relation homosexuelle stable, sans que cela puisse être interprété comme une position de principe concernant ses orientations sexuelles ou comme une quelconque discrimination (paragraphe 25 ci-dessus).
84. La Cour constate donc que les juridictions administratives ont eu soin de juger que les orientations sexuelles de la requérante, bien que prises en compte, ne fondaient pas la décision litigieuse et ne faisaient pas l’objet d’une position de principe hostile.
85. Cependant, de l’avis de la Cour, le fait que l’homosexualité de la requérante ait été aussi présente dans les motivations des autorités internes est significatif. Outre leurs considérations sur les « conditions de vie » de la requérante, elles ont surtout confirmé la décision du président du Conseil général. Or la Cour rappelle que ce dernier s’est prononcé au vu de l’avis émis par la Commission d’agrément, dont les différents membres ont été amenés à s’exprimer individuellement par écrit, proposant et justifiant pour l’essentiel de rejeter la demande pour les deux motifs litigieux. Elle constate que, précisément, certains avis étaient rédigés en des termes révélateurs, s’agissant de la prise en compte, de manière déterminante, de l’homosexualité de la requérante. En particulier, la Cour note que dans son avis du 12 octobre 1998, le psychologue au service d’aide sociale à l’enfance a émis un avis défavorable en évoquant notamment une « attitude particulière [de la requérante] vis-à-vis de l’homme dans le sens où il y a refus de l’homme » (paragraphe 13 ci-dessus).
86. La Cour constate que, parfois, c’est le statut de célibataire qui a été contesté et opposé à la requérante, alors même que la loi prévoit expressément le droit pour les célibataires de demander à pouvoir adopter. Cela ressort notamment des conclusions de la psychologue qui, dans son compte rendu des entretiens du 28 août 1998 avec la requérante, affirme, en évoquant expressément le cas de la requérante et non une position d’ordre général – puisqu’elle précise préalablement ne pas vouloir diminuer la confiance de la requérante en elle-même ou insinuer qu’elle serait nuisible à un enfant – que « toutes les études sur la parentalité démontrent qu’un enfant a besoin de ses deux parents » (paragraphe 11 ci-dessus). Le 28 octobre 1998, le représentant du conseil de famille, de l’association des pupilles et anciens pupilles, auprès de la Commission d’agrément, a fondé son avis défavorable sur le fait qu’il était nécessaire que la famille d’accueil d’un enfant à adopter soit composée « d’un couple mixte (homme et femme) » (paragraphe 14 ci-dessus).
87. Quant au recours systématique à l’absence de « référent paternel », la Cour n’en conteste pas l’intérêt, mais bien l’importance accordée par les autorités internes s’agissant d’une adoption par une personne célibataire. La légitimité de la prise en compte d’un tel élément ne saurait faire disparaître le caractère excessif de son utilisation dans les circonstances de l’espèce.
88. Ainsi, malgré les précautions de la cour administrative d’appel de Nancy, puis du Conseil d’Etat, pour justifier la prise en compte des « conditions de vie » de la requérante, force est de constater que les orientations sexuelles de cette dernière n’ont cessé d’être au centre du débat la concernant et qu’elles ont été omniprésentes à tous les niveaux des procédures administrative et juridictionnelle.
89. La Cour considère que la référence à l’homosexualité de la requérante était sinon explicite du moins implicite. L’influence de l’homosexualité déclarée de la requérante sur l’appréciation de sa demande est avérée et, compte tenu de ce qui précède, elle a revêtu un caractère décisif, menant à la décision de refus d’agrément en vue d’adopter (voir, mutatis mutandis, Salgueiro da Silva Mouta, précité, § 35).
90. La requérante a donc fait l’objet d’une différence de traitement dont il convient de vérifier le but et, si ce dernier était légitime, s’il existait une justification pour une telle différence.
91. La Cour rappelle en effet qu’une distinction est discriminatoire, au sens de l’article 14, si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un « but légitime » ou s’il n’y a pas de « rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé » (voir, notamment, Karlheinz Schmidt, précité, § 24 ; Petrovic, précité, § 30 ;Salgueiro da Silva Mouta, précité, § 29). Lorsque l’orientation sexuelle est en jeu, il faut des raisons particulièrement graves et convaincantes pour justifier une différence de traitement s’agissant de droits tombant sous l’empire de l’article 8 (voir, mutatis mutandis, Smith et Grady c. Royaume-Uni, nos 33985/96 et 33986/96, § 89, CEDH 1999-VI ; Lustig-Prean et Beckett c. Royaume-Uni, nos 31417/96 et 32377/96, § 82, 27 septembre 1999 ; S.L. c. Autriche, no 45330/99, § 37, CEDH 2003-I).
92. La Cour rappelle également à ce propos que la Convention est un instrument vivant, à interpréter à la lumière des conditions actuelles (voir, notamment, Johnston et autres, précité, § 53).
93. Or, de l’avis de la Cour, si les raisons avancées pour une telle distinction se rapportaient uniquement à des considérations sur l’orientation sexuelle de la requérante, la différence de traitement constituerait une discrimination au regard de la Convention (Salgueiro da Silva Mouta, précité, § 36).
94. La Cour rappelle que le droit français autorise l’adoption d’un enfant par un célibataire (paragraphe 49 ci-dessus), ouvrant ainsi la voie à l’adoption par une personne célibataire homosexuelle, ce qui n’est pas contesté. Compte tenu de cette réalité du régime légal interne, elle considère que les raisons avancées par le Gouvernement ne sauraient être qualifiées de particulièrement graves et convaincantes pour justifier le refus d’agrément opposé à la requérante.
95. Elle note enfin que les dispositions pertinentes du code civil restent muettes quant à la nécessité d’un référent de l’autre sexe, cette dernière ne dépendant de toute façon pas des orientations sexuelles du parent célibataire adoptif. En l’espèce, qui plus est, la requérante présentait, pour reprendre les termes de l’arrêt du Conseil d’Etat, « des qualités humaines et éducatives certaines », ce qui servait assurément l’intérêt supérieur de l’enfant, notion clé des instruments internationaux pertinents (paragraphes 29-31 ci-dessus).
96. Compte tenu de ce qui précède, force est donc de constater que les autorités internes ont, pour rejeter la demande d’agrément en vue d’adopter présentée par la requérante, opéré une distinction dictée par des considérations tenant à son orientation sexuelle, distinction qu’on ne saurait tolérer d’après la Convention (voir l’arrêt Salgueiro da Silva Mouta, précité, § 36).
97. En conséquence, compte tenu de ce qu’elle a indiqué au paragraphe 80 ci-dessus, la Cour estime que la décision litigieuse est incompatible avec les dispositions de l’article 14 combiné avec l’article 8.
98. Partant, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
99. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
100. La requérante indique que sans l’agrément qui lui a été refusé, il lui est juridiquement impossible d’adopter un enfant étranger, et en pratique impossible d’adopter un enfant français. Elle relève que, même si le gouvernement français agissait rapidement pour lui accorder l’agrément, le retard discriminatoire serait de neuf à dix ans. Une telle durée est non seulement psychologiquement éprouvante et injuste, mais elle réduit également ses chances de pouvoir un jour adopter un enfant en raison de son âge, puisqu’âgée de trente-sept ans au moment de sa demande, elle en aura, dans le meilleur des cas, au moins quarante-six si l’agrément lui est finalement accordé. Pour ces raisons, elle demande le versement d’une somme de 50 000 euros (EUR) au titre de son préjudice moral.
101. Le Gouvernement ne se prononce pas.
102. La Cour estime que la requérante a subi un préjudice moral certain, que le simple constat de violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8, ne suffit pas à réparer.Dès lors, statuant en équité, la Cour lui octroie 10 000 EUR à titre de réparation.
B. Frais et dépens
103. La requérante sollicite le paiement d’une somme de 14 352 EUR pour les diligences de son conseil depuis l’introduction de la requête jusqu’à l’issue de la procédure (soit soixante heures à 200 EUR hors taxes), outre 176 EUR pour les frais de transport et d’hébergement pour l’audience devant la Grande Chambre, soit un total de 14 528 EUR.
104. Le Gouvernement ne se prononce pas.
105. La Cour observe que, selon les critères qui se dégagent de sa jurisprudence, il y a lieu de rechercher si les frais et dépens demandés ont été réellement et nécessairement exposés, et sont d’un montant raisonnable (voir, parmi d’autres, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 83, CEDH 1999-VI). Appliquant sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 14 528 EUR réclamée par la requérante et la lui accorde.
C. Intérêts moratoires
106. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;
2. Dit, par dix voix contre sept, qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8 ;
3. Dit, par onze voix contre six,
a) que l’Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois, 10 000 EUR (dix mille euros) au titre du préjudice moral, ainsi que 14 528 EUR (quatorze mille cinq cent vingt-huit euros) au titre des frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 22 janvier 2008.
Michael O’BoyleChristos Rozakis
Greffier adjointPrésident
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion dissidente du juge Costa, à laquelle se rallient les juges Türmen, Ugrekhelidze et Jočienė ;
– opinion dissidente du juge Zupančič ;
– opinion concordante des juges Lorenzen et Jebens ;
– opinion dissidente du juge Loucaides ;
– opinion dissidente de la juge Mularoni ;
C.L.R.
M.O’B.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE COSTA,
À LAQUELLE SE RALLIENT LES JUGES TÜRMEN, UGREKHELIDZE ET JOČIENĖ
1. Dans une affaire comme celle-ci, on peut attendre de la Grande Chambre (saisie sur dessaisissement d’une chambre en vertu de l’article 30 de la Convention) qu’elle rende un arrêt de principe sur une « question grave » relative à l’interprétation de la Convention, en l’occurrence de son article 14 combiné avec son article 8.
2. Dans la mesure où la Cour a adopté une position de principe, je peux, je crois, admettre celle-ci, mais je ne suis pas du tout certain qu’in concreto l’ingérence imputée à l’Etat défendeur se soit avérée contraire à cette position, ou incompatible avec les dispositions conventionnelles. Je vais essayer de m’en expliquer.
3. Sur le plan des principes, le raisonnement de la majorité se fonde à titre principal, faisant notamment référence au précédent Salgueiro Da Silva Mouta c. Portugal (Recueil 1999-IX), sur la discrimination dont la requérante aurait été victime parce que l’agrément en vue de l’adoption d’un enfant lui aurait été refusé en raison de son orientation homosexuelle, et elle trouve une telle discrimination injustifiée.
Dans l’arrêt Fretté c. France (Recueil 2002-I), que le présent arrêt infirme (ce que naturellement la Grande Chambre peut faire), la majorité de la chambre avait estimé qu’un tel motif n’était pas contraire aux articles 14 et 8, ou plus précisément que les raisons pour lesquelles les autorités françaises avaient rejeté la demande d’agrément du requérant, homosexuel, étaient justifiées (dans l’intérêt supérieur de l’enfant pouvant être adopté).
Je n’avais pas souscrit à ce raisonnement, et si j’avais voté avec la majorité pour une non-violation c’est parce que, à mon avis, les articles invoqués de la Convention n’étaient pas applicables, faute de tout droit à l’adoption garanti par celle-ci (mais la chambre ne m’a pas suivi sur ce point, et je n’y insiste plus – perseverare diabolicum).
Dans mon opinion concordante, à laquelle s’étaient ralliés mes collègues les Juges Jungwiert et Traja, j’avais rappelé que le code civil français (depuis 1966) autorise l’adoption par un ou une célibataire, et n’interdit nullement l’adoption par une personne homosexuelle (ou, ce qui revient au même, n’exige pas l’hétérosexualité du demandeur ou de la demanderesse). Il me semblait donc, et je ne vois pas pourquoi changer d’avis, que le refus d’agrément fondé exclusivement sur l’homosexualité déclarée ou établie de la personne demandant l’agrément serait contraire tant au code civil qu’à la Convention.
Aussi bien m’apparaît-il que le message adressé par notre Cour aux Etats parties est clair : on ne peut barrer la route à un adoptant potentiel au seul motif qu’il ou elle est homosexuel(le). Peut-être ce point de vue ne sera pas partagé par tous, pour de bonnes ou de moins bonnes raisons, mais à tort ou à raison notre juridiction, qui est chargée par la Convention d’interpréter celle-ci et au dernier chef de l’appliquer, juge qu’on ne peut pas davantage refuser à une personne l’agrément en vue de l’adoption parce qu’elle est homosexuelle qu’on ne peut pour ce motif lui retirer l’autorité parentale (Salgueiro Da Silva Mouta). Je suis d’accord.
4. Mais si on quitte le terrain de l’abstraction pour en venir au cas concret de la requérante – ce que, même dans un arrêt qui se veut de principe, la Cour est tenue avant tout de faire –, alors je ne suis plus d’accord. Le dossier administratif et juridictionnel interne montre, à mon avis sans ambiguïté, que l’agrément a été refusé (et que ce refus a été jugé légal) pour deux motifs qu’on peut résumer ainsi. D’une part il n’y aurait pas de référent masculin ou « paternel » dans l’entourage de Mlle E.B. D’autre part, la femme avec laquelle elle entretenait au moment de sa demande une relation stable ne se sentait pas concernée par le projet d’adoption de sa partenaire, projet auquel elle se montrait indifférente, pour ne pas dire opposée ou hostile.
5. Le premier de ces motifs me paraît illégal en droit français, car si la loi considère le célibat comme compatible avec l’adoption, c’est méconnaître la loi que d’exiger qu’un célibataire, homme ou femme, ait dans son entourage une personne de l’autre sexe qui serve de « référent » (pour reprendre un jargon bureaucratico-psychologique). On ne peut demander à un célibataire de rebâtir artificiellement un « foyer » pour qu’il puisse exercer un droit subjectif légal ; faudrait-il être un faux célibataire pour pouvoir adopter ?
Je note cependant que, pour contraire à la loi qu’il soit, ce premier motif ne se confond pas pour autant avec une discrimination homophobe. Car, que Mlle E.B. ait été ou non homosexuelle, le conseil général lui aurait tout aussi bien opposé, ou aurait pu tout aussi bien lui opposer, l’absence de « référent » de l’autre sexe. Il n’est donc pas évident que même cette motivation étrange soit fondée sur l’orientation sexuelle de la requérante, et qu’à elle seule elle suffise à fonder la conclusion de la majorité, à tout le moins par le raisonnement de celle-ci.
6. Le second motif, en tout cas, ne me paraît pas déraisonnable ou disproportionné. Il est un fait que Mlle E.B. vivait avec une autre personne. Peu importe le sexe ou l’orientation sexuelle de celle-ci : il est établi et d’ailleurs non sérieusement contesté que cette personne n’était pas favorable au projet d’adoption. Dans ces conditions, si l’agrément avait été accordé et si ensuite le juge civil avait prononcé l’adoption d’un enfant par Mlle E.B., il est très douteux que les garanties exigées du demandeur par le droit français (sur les plans » familial, éducatif et psychologique » – voir
l’arrêt au paragraphe 28), dans l’intérêt de l’enfant, se seraient trouvées remplies, et ce n’est certes pas à la Cour, sauf à s’ériger en quatrième instance, à décider autrement.
7. Se pose donc un délicat problème de droit. Le premier motif (dont je viens du reste de dire qu’il n’est pas discriminatoire, du moins quant à l’orientation sexuelle de la requérante) a-t-il été déterminant ? A-t-il suffi à « contaminer » la décision administrative critiquée ? N’est-il pas plus réaliste de considérer que, face à une demande concrète d’une personne dans une situation concrète, l’administration était en droit de procéder à une appréciation de l’ensemble des éléments composant cette situation ? Pas plus qu’elle n’est une quatrième instance, notre Cour n’est une cour de cassation, qui jugerait un moyen fondé, dirait qu’il n’est pas besoin d’examiner les autres, et se contenterait du bien-fondé du premier pour casser et renvoyer. C’est pourtant ce que – en réalité – fait l’arrêt.
A cet égard, ma position est proche de celle de ma collègue Mme la Juge Mularoni qui, dans sa propre opinion dissidente, critique la majorité pour avoir estimé que l’orientation homosexuelle de Mlle E.B. avait constitué le motif décisif du refus qui lui a été opposé. Je tiens comme elle cette affirmation pour quelque peu gratuite.
8. A mon avis, la Grande Chambre aurait pu affirmer solennellement que l’homosexualité ne saurait fonder un tel refus sans méconnaître les articles 14 et 8, rendant ainsi un important arrêt de principe, tout en rejetant le recours de Mlle E.B. parce que ce n’est pas en l’espèce son homosexualité qui l’a empêchée d’obtenir l’agrément. C’eût été à mon sens plus conforme à la réalité du dossier, du moins selon la lecture que j’en ai faite.
9. Voici pourquoi – dans cette affaire – je ne me retrouve pas dans la solution retenue par la majorité, et je considère que la France n’a pas violé la Convention.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE ZUPANČIČ
(Traduction)
Le problème à trancher est voilé sur certains points, mais en l’espèce la question clé est celle de la discrimination – fondée sur l’orientation sexuelle de la requérante – en ce qui concerne le privilège d’adopter un enfant. Le fait qu’il s’agisse d’un privilège est déterminant pour l’examen de la cause ; il implique – et la majorité le reconnaît – que nous n’avons pas à connaître du droit de la requérante du point de vue de l’article 8.
La différence entre un privilège et un droit est capitale. La discrimination née d’une inégalité de traitement s’applique aux situations mettant en jeu des droits ; elle ne s’applique pas aux situations qui concernent avant tout des privilèges. Ce sont des situations où l’octroi vel non du privilège permet à l’organe décisionnel, en l’occurrence un organe administratif, d’exercer son pouvoir d’appréciation sans crainte de méconnaître le droit de la personne lésée.
Pour m’exprimer en termes des plus simples, je dirai que le principe théorique voulant qu’un droit puisse être porté en justice et qu’une violation de ce droit soit redressée, ne vaut pas pour les cas où un privilège est accordé. Pour donner un exemple extrême de pareille situation, je citerai le privilège de recevoir une décoration ou un prix, ou d’autres situations où un traitement spécial est réservé à des personnes exceptionnellement méritantes.
En d’autres termes, il serait bizarre que n’importe qui prétende avoir droit à une récompense particulière, à une décoration particulière ou à un privilège particulier.
Il existe évidemment des situations se situant à mi-chemin comme les candidatures à un poste donné auquel la personne concernée postule. On peut par exemple imaginer le cas d’un requérant qui souhaitait devenir magistrat ou notaire ou qui avait posé sa candidature à une charge de ce genre mais en a été écarté pour telle ou telle raison. Même dans cette hypothèse, la Cour n’appliquerait habituellement pas les critères de la discrimination à un refus d’accorder un privilège.
Dans le cas qui nous préoccupe ici, le point d’une importance cruciale à trancher en premier lieu est de savoir si le privilège d’adopter un enfant est soumis aux critères de la discrimination visés par l’article 14. Comme je l’ai dit plus haut, la majorité n’est pas encline à voir dans le privilège d’adopter un enfant un droit.
Il y a donc incohérence à dire qu’il y a eu telle ou telle violation dès lors que la Cour persiste dans sa position (justifiée !), à savoir que la possibilité d’adopter un enfant n’est assurément pas un droit et est en toute hypothèse au mieux un privilège. Il faut alors rechercher quelle latitude l’organe
administratif est en droit d’exercer lorsqu’il rend une décision se rapportant au privilège d’adopter un enfant.
D’un autre côté, peut-on concevoir que le Comité du prix Nobel soit taxé de discrimination parce qu’il n’alloue jamais de prix Nobel à des scientifiques de telle ou telle race ou de telle ou telle nationalité ? Pareille affirmation exigerait bien entendu des preuves statistiques. Les éléments statistiques sont, de fait, courants dans les affaires de discrimination en matière d’emploi et les causes similaires. En d’autres termes, si dans ce cas particulier la Cour européenne des droits de l’homme devait établir que les autorités administratives françaises ont systématiquement une attitude discriminatoire envers les lesbiennes désireuses d’adopter un enfant, la question à trancher serait beaucoup plus claire.
Mais nous sommes ici en présence d’un cas individuel où une discrimination est alléguée simplement sur la base d’une occurrence unique. Comme je l’ai relevé, cela ne permet pas à la Cour de conclure qu’il existe en France une attitude discriminatoire générale à l’encontre des homosexuels souhaitant adopter un enfant. La question d’une discrimination systématique n’a pas été envisagée dans cette affaire précise et il ne serait probablement pas même possible d’admettre des éléments statistiques à l’appui de cette allégation. Si cela se révélait pourtant possible, l’affaire serait traitée d’une manière totalement différente que le cas présent.
Il incombe donc à la Cour d’extrapoler, à partir de sa position préliminaire d’après laquelle le privilège d’adopter un enfant n’est en tout cas pas un droit, pour dégager une ligne de raisonnement cohérente.
Une question distincte sous ce même volet consiste à se demander si les procédures qui ont abouti à une réponse négative pour la femme lesbienne ont permis d’écarter la discrimination. C’est là, semble-t-il, la distinction sur laquelle la majorité fonde son raisonnement.
Le problème que ce raisonnement fait ressortir est celui de savoir si les procédures – même lorsqu’elles conduisent à l’octroi non d’un droit mais d’un privilège – doivent être exemptes de caractère discriminatoire. En droit administratif, la distinction se situe peut-être entre une décision qui se situe légitimement dans le cadre de la compétence des organes administratifs et de leur latitude légitime, d’une part, et une décision qui glisse vers l’arbitraire, d’autre part.
Une décision est arbitraire lorsqu’elle ne se fonde pas sur des motifs raisonnables (aspect matériel) et un processus décisionnel raisonnable (aspect procédural), mais découle au contraire d’un préjugé, en l’espèce d’un préjugé contre les homosexuels. Il est bien établi en doctrine que la logique de la discrimination ne s’applique pas aux privilèges, mais elle peut fort bien s’appliquer aux procédures où se trouve en jeu l’octroi ou non du privilège.
Il est allégué que les procédures de droit administratif français ont revêtu un caractère discriminatoire pour cette homosexuelle précise, mais se pose
alors la question de savoir si cette procédure discriminatoire se concilie néanmoins avec le pouvoir d’appréciation que l’organe administratif a légitimement exercé.
Je crains que dans la plupart des cas ce soit précisément ce genre de « contamination » du fond par la procédure qui soit au cœur de la controverse. Je ne puis m’étendre sur ce sujet ici[1]mais la question pourrait se poser en ces termes. Si l’octroi de privilèges ne se rapporte pas à des droits, ne peut-on dire que celui qui octroie un privilège peut – argumento a majori ad minus– non seulement exercer une latitude mais aussi une discrimination aussi bien quant au fond que du point de vue de la procédure ? Pour répondre brièvement, je dirai que dans le domaine public – par opposition à la sphère purement privée des récompenses, prix, etc. – certains privilèges ont le potentiel de devenir des droits, comme celui d’adopter un enfant, de voir examiner sa candidature à une charge publique, etc. Pour autant que le processus par lequel le privilège a le potentiel de « devenir un droit » est entaché d’arbitraire, de préjugé et de légèreté, la logique de la discrimination doit assurément s’appliquer.
Le reste est une question de fait. Pas plus que le juge Loucaides je ne souscris à la théorie de la contamination par osmose avancée par la majorité.
Une dernière considération enfin. La partie non représentée, dont l’intérêt doit absolument primer dans pareil litige, c’est l’enfant dont il faut protéger l’intérêt supérieur pour l’avenir. Devant le droit absolu de cet enfant, tous les autres droits et privilèges s’effacent. Si, pour les affaires de droit de garde, nous estimons que c’est l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit prévaloir – et non les droits des parents biologiques – cette conclusion ne prendra-t-elle pas bien davantage de force dans des cas comme celui-ci où se trouvent en jeu les privilèges d’un parent adoptif potentiel ?
OPINION CONCORDANTE DES JUGES LORENZEN
ET JEBENS
(Traduction)
Avec la majorité, nous avons voté pour le constat d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 et nous pouvons aussi globalement souscrire aux motifs de l’arrêt qui conduisent à cette conclusion. Nous souhaiterions néanmoins apporter les précisions suivantes.
En l’espèce, lorsqu’elles ont rejeté la demande d’agrément en vue d’adopter, les autorités internes ont invoqué deux raisons dont les tribunaux français ont reconnu la légitimité dans la procédure d’appel : premièrement, l’absence de référent paternel dans le foyer de la requérante et, deuxièmement, l’attitude d’indifférence de la partenaire de l’intéressée. Nous souscrivons pleinement au raisonnement de l’arrêt (paragraphes 75-78) selon lequel ce dernier motif était un facteur pertinent à prendre en compte pour statuer sur la demande. Quant au premier motif, nous ne le trouvons pas dénué de pertinence ou discriminatoire en soi dans les cas où la demande d’adoption émane d’une personne célibataire. Il peut en revanche revêtir ces caractères s’il est utilisé en combinaison avec une référence directe ou indirecte à l’orientation sexuelle de l’auteur de la demande. Sur ce point, nous marquons une nouvelle fois notre accord avec la majorité lorsqu’elle dit que, malgré les tentatives faites par les juridictions internes pour expliquer ce qu’il fallait ou non entendre par la référence au « choix de vie » de la requérante, il est impossible de conclure que l’orientation sexuelle de celle-ci n’a eu aucune incidence véritable sur ce motif. Le refus d’accorder l’agrément reposait donc sur un motif qui était légitime et un autre motif qui ne l’était pas dans les circonstances de la cause et était donc discriminatoire au regard de la Convention.
En conséquence, la Cour a constaté une violation en l’espèce parce que le refus de l’agrément en vue d’adopter était en partie fondé sur des motifs illégitimes. Ce qui n’implique évidemment pas que la requérante ne pouvait pas se voir refuser l’agrément pour des motifs se conciliant avec la Convention, par exemple le manque d’engagement de sa partenaire. La minorité estime que le refus se justifiait pour ce seul motif, et nous n’excluons pas que ce puisse être le cas. Toutefois, selon nous – et c’est sur ce point que nous nous démarquons le plus de la minorité – il n’appartient pas à notre Cour de se prononcer sur cette question, qui est du ressort exclusif des juridictions françaises.
Compte tenu du caractère surtout procédural de la violation, nous aurions estimé que le constat d’une violation ou l’octroi d’une somme minime aurait représenté une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral éventuellement subi par la requérante, mais nous n’avons pas jugé nécessaire d’exprimer notre dissentiment sur ce point.
OPINION DISSIDENTE DU JUGE LOUCAIDES
(Traduction)
Je marque mon dissentiment avec la majorité dans la présente affaire. Pour moi, la décision des autorités internes de refuser à la requérante un agrément en vue d’adopter était légitime et cadrait bien avec leur marge d’appréciation.
Les autorités internes se sont fondées sur deux motifs principaux.
D’abord, le « défaut de « repères identificatoires » dû à l’absence d’image ou de référent paternel » et, en second lieu, « l’ambigüité de l’investissement de chaque membre du foyer par rapport à l’enfant accueilli ». Quant au premier motif, je tombe d’accord avec la majorité pour dire qu’il est incompatible avec le droit effectif de célibataires de demander l’autorisation d’adopter – droit que reconnaît la loi française – et qu’il doit donc être rejeté comme inapplicable à la présente affaire.
Le second motif tenait à l’attitude de la partenaire de la requérante, Mme R., qui, bien qu’elle fût depuis longtemps la partenaire déclarée de la requérante, ne se sentait pas concernée par la demande d’agrément de celle-ci. Ce motif pouvait en soi légitimement justifier la décision des autorités internes. La majorité ne le conteste pas vraiment. Mais là où la majorité trouve à redire, c’est que, pour reprendre ses termes, « le caractère illégitime de l’un des motifs a pour effet de contaminer l’ensemble de la décision ».
Pour ma part, je n’admets pas cette théorie de la contamination – une théorie qui sied davantage à la science médicale – pour la simple raison que chacun des motifs qui ont conduit à la décision était distinct et autonome et que, pour être effectif, il n’était nullement subordonné ou lié à l’autre. Premièrement, si les autorités internes estimaient que les deux motifs devaient agir conjointement, elles l’auraient dit. Deuxièmement, si – comme la majorité le pense – l’orientation sexuelle de la requérante, à laquelle le raisonnement qui sous-tend l’un des deux motifs passe pour se référer implicitement, constituait la véritable raison de refuser l’agrément, je ne vois pas pourquoi les autorités devaient mentionner l’autre motif.
Comme nous avons à connaître de décisions des autorités administratives françaises, j’ajoute qu’un principe fondamental du droit administratif français veut que si une décision administrative repose sur plusieurs motifs, il suffit que l’un d’eux soit acceptable aux yeux de la loi pour que la décision soit valide.
Quoi qu’il en soit, le raisonnement tenu par les autorités internes était d’après moi dans son intégralité conforme à la Convention.
Les autorités concernées n’ont pas invoqué l’orientation sexuelle de la requérante pour expliquer leur refus. Toutefois, contrairement à moi, la majorité considère que « la référence à l’homosexualité de la requérante était sinon explicite du moins implicite » et que l’« influence de déclarée de
l’homosexualité déclarée de la requérante sur l’appréciation de sa demande est avérée et (…) elle a revêtu un caractère décisif, menant à la décision de refus d’agrément en vue d’adopter ». A la lecture de l’arrêt de la majorité, j’ai le sentiment que celle-ci s’emploie constamment à interpréter la décision des autorités internes comme si elle reposait sur l’orientation sexuelle de la requérante alors que rien n’a été dit en ce sens et que les autorités ont invariablement précisé que leur refus de l’agrément n’était pas fondé « sur une position de principe à l’égard du choix de vie de l’intéressée » ou « les orientations sexuelles de la requérante ».
En tout cas, d’après moi, même si l’orientation sexuelle de la requérante a été un élément qui a pesé dans le refus de l’agrément en vue d’adopter, ce refus ne pouvait être considéré comme incompatible avec l’article 8 combiné avec l’article 14 compte tenu de toutes les circonstances pertinentes et de la signification comme de l’incidence d’un tel facteur pour la question à trancher.
Certes, l’article 14 de la Convention interdit toute discrimination dans la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention qui serait fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. A l’évidence, l’orientation sexuelle est à distinguer du sexe, mais même à supposer qu’elle soit comprise dans la notion de « situation » (« status ») (ce qui d’après moi n’est pas exact), je dois apporter une précision qui me paraît nécessaire dans la présente affaire. Il peut se trouver des situations où une distinction de traitement soit nécessaire pour des motifs de sexe, de religion, etc. ou d’autres situations, si la situation dont il s’agit a une incidence sur la question particulière à l’examen. Ainsi, la religion d’une personne peut donner lieu à des manifestations ou des pratiques qui engendrent des effets allant à l’encontre de l’intérêt des enfants de cette personne, fait que l’on peut légitimement prendre en compte lorsque le bien-être des enfants se trouve en jeu. Un exemple type en est l’affaire récente Ismaïlova c. Russie, sur laquelle la première section s’est prononcée par un arrêt du 29 novembre 2007. Dans cette affaire-là, la requérante alléguait que les décisions des juridictions internes confiant la garde de ses deux enfants à leur père méconnaissaient l’article 8 de la Convention combiné avec l’article 14 car elles s’analysaient en une discrimination fondée sur sa religion. Pour rejeter le grief de la requérante, la Cour a évoqué certains incidents qui avaient résulté des pratiques religieuses de la requérante, membre d’une certaine organisation religieuse, et qui avaient des effets négatifs sur ses enfants. La Cour s’est exprimée en ces termes :
« Des motifs qu’elles ont invoqués, il ressort que les juridictions internes se sont préoccupées exclusivement de l’intérêt des enfants. Elles n’ont
nullement fait état de l’appartenance de la mère aux témoins de Jéhovah, mais se sont fondées sur les pratiques religieuses de l’intéressée, auxquelles celle-ci avait mêlé ses enfants qu’elle avait omis de protéger. D’après les tribunaux, ce comportement avait eu des répercussions sociales et psychologiques pour les enfants. Les tribunaux ont estimé que l’éducation de ceux-ci en pâtirait. (…)
(…) Dès lors, force est à la Cour de conclure qu’il existait un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime poursuivi (…) »
De même, en l’espèce, je considère que pour décider où se situait l’intérêt supérieur de l’enfant qui serait adopté, les autorités internes pouvaient légitimement prendre en compte l’orientation sexuelle et le choix de vie de la requérante tel qu’il apparaissait dans les circonstances particulières de l’affaire, à savoir le fait que l’intéressée cohabitait avec sa partenaire. J’ajoute – me fondant en cela sur la position de la majorité, qui traite globalement les deux motifs avancés par les autorités – que la partenaire en question ne se sentait pas même concernée par les projets d’adoption.
Je crois que l’on pouvait légitimement prendre en compte la relation amoureuse avec ses manifestations inévitables et l’attitude des deux femmes l’une envers l’autre à leur domicile et y voir un élément négatif dans l’environnement dans lequel l’enfant adopté serait accueilli. Il existait dès lors véritablement un risque que le contexte dans lequel l’enfant aurait à vivre et à développer sa personnalité lui donne un modèle et une image déformés de la famille. C’est tout autre chose que lorsqu’un ou une requérant(e) homosexuel(le) ne cohabite pas avec son ou sa partenaire. Et, en ce qui me concerne, j’aurais probablement abordé la question différemment dans ce dernier cas.
J’ai la ferme conviction que nul ne peut invoquer sa religion, son sexe ou toute autre situation pour se prévaloir de l’interdiction de la discrimination comme motif empêchant de l’exclure d’une activité donnée en raison des incidences négatives que pareille situation peut entraîner relativement à une question spécifique.
Les homosexuels, comme quiconque, ont le droit d’être eux-mêmes et ne doivent pas faire l’objet d’une discrimination ou de tout autre traitement défavorable à cause de leur orientation sexuelle. Ils doivent toutefois, comme toute autre personne présentant une certaine particularité, accepter ne pouvoir peut-être pas prétendre à certaines activités qui, par leur nature et dans certaines circonstances, ne se concilient pas avec leur mode de vie ou leur particularité.
C’est pourquoi – partant de l’hypothèse admise par la majorité et d’après laquelle l’une des raisons qui ont influé sur toute la décision de refuser l’agrément en vue d’adopter était l’orientation sexuelle de la requérante – j’estime que, compte tenu des circonstances et faits particuliers de la cause, la légitimité du refus litigieux est, quoi qu’il en soit, incontestable. Il existait selon moi un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but légitime poursuivi.
Enfin, et à titre subsidiaire, je me dois de signaler que l’arrêt dans la présente affaire constitue un revirement de jurisprudence par rapport à l’arrêt Fretté c. France (no 36515/97). Les efforts déployés pour distinguer la présente affaire de Fretté sont, d’après moi, voués à l’échec et superflus dès lors que la question clé dans l’une et l’autre affaires, selon l’approche retenue par la majorité, est en substance identique.
Je considère en conséquence qu’il n’y a pas eu violation en l’espèce.
OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE MULARONI
Je ne partage pas l’avis de la majorité dans cette affaire.
SUR LA RECEVABILITE
Concernant la recevabilité de la requête, je tiens tout de suite à préciser que je considère la requête recevable, mais pour des raisons différentes de celles adoptées par mes collègues.
La Cour rappelle au paragraphe 43 de l’arrêt que la notion de vie privée est un concept très large, comprenant beaucoup de droits et facultés.
Les organes de la Convention ont interprété l’article 8 de façon très évolutive. Très récemment, dans deux requêtes concernant des techniques d’insémination artificielle, la Cour a explicitement dit que cette disposition protège le droit au respect de la « décision » d’avoir un enfant ou de ne pas en avoir (Evans c. Royaume Uni [GC], no 6339/05, § 71, CEDH 2007-…, et Dickson c. Royaume Uni [GC], no 44362/04, § 66, CEDH 2007- …).
Certes, dans ces deux cas, il s’agissait de la décision de concevoir un enfant « biologique ». Cependant, je ne peux oublier que pendant des centaines d’années, l’adoption, procédure très ancienne connue dans la plupart des pays du monde, a représenté le seul moyen de fonder une famille avec des enfants pour des couples qui ne pouvaient pas concevoir d’enfants. S’il n’est pas contesté que l’article 8 ne garantit pas le droit de fonder une famille, un tel droit est par contre garanti par l’article 12 de la Convention. Et si un « droit » à l’adoption n’existe pas, je considère, à la lumière de notre jurisprudence qui, au fil des années, a fait tomber dans le champ d’application de l’article 8 de plus en plus de droits et facultés, que le moment est venu pour la Cour d’affirmer que la possibilité de demander à adopter un enfant en vertu de la législation nationale rentre dans le champ d’application de l’article 8. Par conséquent, l’article 14 trouverait à s’appliquer.
Mon approche consisterait donc, s’agissant de requêtes introduites par des personnes ayant un droit reconnu par la loi nationale de demander à adopter un enfant, à ne plus les déclarer irrecevables pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention. A mon avis, tous les requérants se trouvant dans la même situation personnelle d’impossibilité ou de grande difficulté à concevoir un enfant devraient être protégés de la même manière, par la Convention, dans leur désir légitime de devenir parents, qu’ils choisissent d’avoir recours à des techniques d’insémination artificielle ou de demander à adopter un enfant conformément aux dispositions de la législation nationale. Je ne vois pas d’arguments forts en faveur d’un traitement différencié.
Avec tout le respect que je dois à mes collègues, je trouve plutôt faible le raisonnement juridique aboutissant à la recevabilité, raisonnement qui
reprend les arguments déjà utilisés à cette fin dans l’affaire Fretté (arrêt du 26 février 2002, no 36515/97, §§ 30- 33) et ce, pour les raisons suivantes.
Comme le paragraphe 47 de l’arrêt le souligne à juste titre, pour conclure que l’article 14 entre en jeu, il faut au moins que les faits de la cause tombent sous l’empire d’un article de la Convention, en l’espèce l’article 8. Si la Cour n’est pas prête à modifier une jurisprudence ancienne et toujours appliquée jusqu’à aujourd’hui, selon laquelle toutes les phases antérieures au prononcé d’une adoption par les juridictions nationales échappent au contrôle de la Cour (voir en ce sens, entre autres, l’arrêt Pini et autres c. Roumanie, nos 78028/01 et 78030/01, §§ 140-142, CEDH-2004, ainsi que l’arrêt Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg du 28 juin 2007, no 76240/01, §§ 121-122), j’ai des difficulté à comprendre comment elle peut conclure qu’au contraire le droit de demander l’agrément tombe « à n’en pas douter » sous l’empire de l’article 8 de la Convention (voir le paragraphe 49 de l’arrêt).
A mes yeux, il ne s’agit pas de se poser, sans y répondre, la fausse question de savoir si le « droit » d’adopter doit ou non rentrer dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention pris isolément (voir le paragraphe 46 de l’arrêt) : aucun droit à l’adoption n’est reconnu par la législation nationale ou par les instruments internationaux pertinents, ce dont les parties conviennent.
Il s’agit par contre d’établir – et cela doit impérativement être fait et de manière claire – si la possibilité d’adopter un enfant accordée par la législation nationale tombe ou non sous l’empire de l’article 8. Si la réponse à cette question demeure négative, il me semble incompréhensible, comme je l’ai déjà indiqué, de conclure qu’au contraire le droit de demander l’agrément tombe, « à n’en pas douter », sous l’empire de l’article 8 et que, dès lors, l’article 14, combiné avec l’article 8, trouve à s’appliquer. Cette solution me paraît franchement illogique.
J’ajoute que l’approche suivie dans l’arrêt Fretté a eu comme conséquence pratique que les requêtes concernant les phases préliminaires à l’adoption d’un enfant introduites par des homosexuels invoquant l’article 14 en combinaison avec l’article 8, peuvent être déclarées recevables, tandis que celles introduites par des hétérosexuels invoquant le seul article 8 doivent être rejetées pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
Certes, au cours de ces dernières années, la Cour a donné de l’article 14 une interprétation très évolutive : j’estime néanmoins qu’une interprétation conduisant à une applicabilité de nature à générer une discrimination a contrario dans le traitement des requêtes n’est pas conforme à l’esprit et à la lettre de l’article 14.
SUR LA VIOLATION
S’agissant du fond, je ne partage ni le raisonnement suivi par la majorité ni la conclusion à laquelle elle parvient.
La Cour a constaté que les autorités administratives internes, puis les juridictions saisies des recours de la requérante, se sont principalement fondées sur deux motifs pour rejeter sa demande d’agrément en vue d’adopter : le défaut de référent paternel et l’ambigüité de l’investissement de chaque membre du foyer.
S’agissant du premier motif, tiré de l’absence de référent paternel dans le foyer de la requérante, j’admets que j’éprouve de sérieux doutes quant à sa compatibilité avec l’article 14 de la Convention. En effet, la présente affaire concerne une demande d’agrément en vue d’adopter présentée non pas par un couple, mais par une personne célibataire. Je considère que rentre dans la marge d’appréciation d’un Etat la faculté de décider d’accorder ou non aux célibataires la possibilité d’adopter un enfant : cependant, une fois cette possibilité accordée, exiger d’un célibataire qu’il justifie, dans son entourage proche, de la présence d’un référent de l’autre sexe, risque à mon avis de vider de sa substance le droit qu’ont les célibataires de demander l’agrément.
Par contre, je considère que le second motif retenu par les autorités internes, fondé sur le comportement de la compagne de la requérante, appelle une approche différente. Alors qu’elle était la compagne ancienne et déclarée de la requérante, Mlle R., qui habitait avec la requérante, a clairement adopté une position de distance dans la procédure de demande d’agrément. Les autorités, qui ont constamment relevé ce point, de façon expresse et motivée, en ont déduit que la requérante n’offrait pas les garanties suffisantes pour accueillir un enfant au sein de son foyer.
L’article 4 du décret no 98-771 du 1er septembre 1998 exige du président du conseil général qu’il s’assure que les conditions d’accueil offertes par le demandeur sur les plans familial, éducatif et psychologique correspondent aux besoins et à l’intérêt de l’enfant. L’importance de ces garanties dont doivent s’entourer les autorités avant d’autoriser une personne à adopter ressort également des instruments internationaux en la matière, qu’il s’agisse de la Convention relative aux droits de l’enfant des Nations Unies du 20 novembre 1989, de la Convention de la Haye du 29 mai 1993 ou du projet de Convention européenne en matière d’adoption des enfants (paragraphes 28-31 de l’arrêt).
D’ailleurs, dans la législation nationale et dans tous les instruments internationaux pertinents, c’est l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit primer (ibidem), ce que notre Cour a toujours accepté et souligné dans toutes les affaires concernant des mineurs.
A l’instar du Conseil d’Etat, je considère que dans le cas où une personne célibataire à l’origine de la demande vit une relation stable avec une autre personne, qui sera nécessairement appelée à contribuer à l’accueil de l’enfant, l’autorité administrative a le droit et le devoir de vérifier, même dans le cas où cette relation ne se traduit pas en un lien juridique, que lecomportement ou la personnalité de ce tiers, appréciés en fonction de considérations objectives, sont de nature à favoriser un tel accueil.
Il incombe à l’Etat de veiller à ce que les conditions d’accueil d’un enfant, qui a très souvent déjà vécu une expérience de souffrance et de difficulté, soient les plus favorables possible.
J’estime donc que le second motif constitue à lui seul une raison suffisante et pertinente pour fonder le refus d’agrément critiqué.
Ma conclusion signifie que je n’approuve pas la théorie de la « contamination », développée par la majorité aux paragraphes 80 et suivants de l’arrêt. Sur ce point, je partage les considérations exprimées par le juge Loucaides. Je préfère m’en tenir aux droits des systèmes juridiques que je connais le mieux, aux termes desquels si une décision est fondée sur plusieurs motifs, il suffit qu’un seul de ces motifs soit valable pour que l’on accepte la validité de ladite décision.
J’ajoute que la lecture faite par la majorité des conclusions des juridictions nationales me paraît injustifiée : alors que ces dernières ont toujours affirmé que ce n’était pas l’homosexualité de la requérante qui fondait le refus d’agrément, la majorité considère que la référence à l’homosexualité de la requérante étant sinon explicite du moins implicite, l’influence de cet élément sur l’appréciation de sa demande étant avérée et ayant revêtu un caractère décisif (paragraphe 89 de l’arrêt).
Or, d’une part, c’est bien la requérante elle-même qui avait déclaré son homosexualité, étant donné qu’à l’époque de l’instruction de la demande elle était engagée dans une relation homosexuelle stable. Je ne trouve rien de discriminatoire dans le fait que les autorités nationales se soient référées, dans leurs décisions, à l’homosexualité déclarée de la requérante et à sa relation : ne serait-il pas également pertinent de faire référence à la personnalité du partenaire hétérosexuel cohabitant avec une requérante engagée dans une relation stable, ainsi qu’à son attitude par rapport au projet d’adoption engagé par la partenaire ? Je ne vois pas de raisons valables pour soutenir que les autorités n’auraient pas dû faire la moindre référence à ces éléments. L’enfant était censé arriver dans un foyer composé de deux personnes ; la personnalité et l’attitude des deux composantes du foyer devaient donc être prises en compte par les autorités.
D’autre part, je n’arrive pas à comprendre sur quelle base on peut conclure que l’influence de l’homosexualité de la requérante a revêtu un caractère décisif alors que, contrairement à ce qui s’était passé dans l’affaire Salgueiro da Silva Mouta c. Portugal (no 33290/96, §§ 14 et 35, CEDH 1999-IX,), les autorités nationales ont toujours précisé que ce n’étaient pas les orientations sexuelles de la requérante qui fondaient la décision de refus d’agrément.
Pour toutes ces raisons, j’estime qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
[1]. Je l’ai traité longuement dans The Owl of Minerva, Essays on Human Rights, Eleven International Publishing, Utrecht, 2008, chapitre 14, pp. 413-428.