AFFAIRE ASSANIDZÉ c. GÉORGIE
(Requête no 71503/01)
ARRÊT
STRASBOURG
8 avril 2004
En l’affaire Assanidzé c. Géorgie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
MM.L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
G. Ress,
SirNicolas Bratza,
MM.L. Caflisch,
L. Loucaides,
I. Cabral Barreto,
MmeV. Strážnická,
MM.K. Jungwiert,
J. Casadevall,
B. Zupančič,
MmesW. Thomassen,
S. Botoucharova,
MM.M. Ugrekhelidze,
V. Zagrebelsky,
MmeA. Mularoni, juges,
et de M. P.J. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 19 novembre 2003, 10 mars et 24 mars 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 71503/01) dirigée contre la Géorgie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Tenguiz Assanidzé (« le requérant »), a saisi la Cour le 2 juillet 2001 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me L. Moukhachavria, avocate auprès de l’association « Article 42 de la Constitution », dont le siège se trouve à Tbilissi, et par Me Z. Khatiachvili, avocat, membre de l’Union des avocats indépendants de Géorgie. Le gouvernement géorgien (« le Gouvernement ») est représenté par M. L. Tchélidzé, représentant général de la Géorgie auprès de la Cour, ainsi que par Me L. Hincker, avocat à Strasbourg.
3. Le requérant alléguait en particulier la violation de son droit à la liberté et à la sûreté. Il affirmait que son maintien en détention par les autorités de la République autonome d’Adjarie, malgré la grâce présidentielle dont il avait bénéficié en 1999 concernant sa première condamnation et malgré l’acquittement prononcé par la Cour suprême de Géorgie en 2001 au sujet de sa seconde condamnation par les juridictions adjares, emportait violation de ses droits au regard des articles 5 §§ 1, 3 et 4, 6 § 1, 10 § 1 et 13 de la Convention, ainsi que du droit garanti par l’article 2 du Protocole no 4.
4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Le 26 février 2002, la requête a été communiquée au gouvernement défendeur (article 54 § 2 b) du règlement). Dans ses observations, soumises à la Cour le 18 avril 2002, le Gouvernement s’est limité aux faits et n’a présenté aucun argument juridique sur la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire. Le 30 mai 2002, le requérant a fourni ses commentaires sur les observations du Gouvernement.
5. Le 12 novembre 2002, la requête a été déclarée partiellement recevable par une chambre de la deuxième section, composée de M. J.‑P. Costa, président, et de M. A.B. Baka, M. Gaukur Jörundsson, M. K. Jungwiert, M. V. Butkevych, Mme W. Thomassen, M. M. Ugrekhelidze, juges, ainsi que de Mme S. Dollé, greffière de section.
6. Des démarches en vue d’un règlement amiable de l’affaire (articles 38 § 1 b) de la Convention et 62 du règlement) ont été entreprises entre décembre 2002 et février 2003. Le 10 février 2003, le Gouvernement a informé la Cour que les négociations menées entre le pouvoir central et les autorités locales adjares avaient été vaines et qu’en conséquence il n’était pas en mesure de soumettre à la Cour des propositions de règlement amiable.
7. Le 18 mars 2003, la chambre, dans une composition différente (M. L. Loucaides remplaçant M. Gaukur Jörundsson, empêché), s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
8. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
9. Le Gouvernement n’ayant pas présenté d’observations sur le bien-fondé de l’affaire à la chambre initialement saisie, le président de la Grande Chambre a invité les parties, le 11 juillet 2003, à soumettre par écrit des commentaires sur le bien-fondé des griefs déclarés recevables (articles 59 § 1 et 71 §§ 1 et 2 du règlement). Tant le requérant que le Gouvernement ont ainsi déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire.
10. Les 18 juillet 2002, 17 février et 15 septembre 2003, Me Hincker, avocat à Strasbourg, a demandé, d’une part, au nom de « l’Union des victimes des crimes commis par Tamaz et Tenguiz Assanidzé et leur groupe criminel » et, d’autre part, au nom de M. V. Khakhoutaïchvili, vice-président de la Cour suprême de la République autonome d’Adjarie, ainsi qu’au nom des autorités locales adjares représentées par M. Avtandil Abachidzé, président de la Cour suprême de la République autonome d’Adjarie, l’autorisation d’intervenir en tant que tierce partie dans la procédure (article 36 § 2 de la Convention).
11. Le 9 octobre 2003, le Gouvernement a sollicité auprès de la Cour l’admission à la procédure des autorités adjares en qualité de tierce partie.
12. Le 30 octobre 2003, après avoir consulté les juges de la Grande Chambre, le président a rejeté ces demandes de tierce intervention. Concernant celles déposées au nom des autorités de la République autonome d’Adjarie, il a été souligné qu’en principe, dans la procédure devant la Cour, les autorités de l’Etat défendeur, y compris les autorités régionales, même dotées d’un statut d’autonomie, devaient être représentées par le gouvernement central et qu’en conséquence leur intervention dans la procédure en qualité de tierce partie était exclue.
13. Toutefois, vu la demande du Gouvernement du 9 octobre 2003, le président a rappelé à celui-ci que, à l’audience prévue pour le 19 novembre 2003, il était libre d’inclure dans sa délégation des représentants des autorités régionales en qualité de comparants.
14. Le 8 novembre 2003, le Gouvernement a informé la Cour que sa délégation comprendrait les représentants des autorités adjares.
15. Le 17 novembre 2003, Me Hincker, M. Avtandil Abachidzé et M. V. Khakhoutaïchvili, soutenus par M. L. Tchélidzé, représentant général de la Géorgie auprès de la Cour, ont demandé à la Cour de reporter l’audience, au motif que les autorités locales adjares n’avaient pas eu le temps de préparer celle-ci depuis la décision du gouvernement central de les représenter dans sa délégation. Le 18 novembre 2003, le président a rejeté cette demande.
16. Une audience sur le fond de l’affaire s’est donc déroulée en public au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 19 novembre 2003 (article 59 § 3 du règlement).
Ont comparu :
– pour le Gouvernement
MM.L. Tchélidzé, représentant général de la Géorgie
auprès de la Cour,
A. Abachidzé, président de la Cour suprême
de la République autonome d’Adjarie,
V. Khakhoutaïchvili, vice-président de la Cour suprême
de la République autonome d’Adjarie,
MeL. Hincker, avocat,conseils,
M.G. Nuss, conseiller ;
– pour le requérant
MesL. Moukhachavria,
Z. khatiachvili, conseils,
MmesV. Vandova,
M. Giochvili, conseillères,
M.D. Assanidzé, fils du requérant.
La Cour a entendu les déclarations de Me Moukhachavria, M. Tchélidzé et Me Hincker, ainsi que leurs réponses aux questions posées par certains juges.
17. Eu égard aux événements survenus en Géorgie en novembre 2003 et ayant abouti notamment à la démission du président géorgien, M. Edouard Chévardnadzé, le président de la Grande Chambre a demandé aux parties, le 28 novembre 2003, de lui faire connaître leur avis quant à l’éventuelle incidence de ces changements sur les observations déjà soumises à la Cour.
18. Le 15 décembre 2003, après prorogation du délai imparti à cet effet, les parties ont présenté leurs commentaires.
19. Le 15 janvier 2004, le Gouvernement a soumis des observations au sujet de la demande de satisfaction équitable du requérant, conformément à l’article 60 § 3 du règlement.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
20. Le requérant est né en Géorgie en 1944. Il est actuellement détenu à Batoumi, chef-lieu de la République autonome d’Adjarie (« la RA d’Adjarie »), en Géorgie.
A. La première condamnation du requérant et la grâce présidentielle
21. Le requérant fut maire de la ville de Batoumi, chef-lieu de la RA d’Adjarie, et député du Conseil suprême de cette république. Il fut arrêté le 4 octobre 1993. Accusé de manipulations financières au sein de la Manufacture de tabac de Batoumi, société à responsabilité limitée (SARL), ainsi que de port illégal et recel d’armes, il fut condamné le 28 novembre 1994 à une peine de huit ans de prison ferme avec confiscation de ses biens, ainsi qu’au remboursement des pertes matérielles subies par la manufacture. Le 27 avril 1995, la Cour suprême de Géorgie, statuant en cassation, confirma le jugement du 28 novembre 1994 quant aux manipulations financières et l’annula pour le reste. Le requérant ne fut pas transféré dans un établissement pénitentiaire pour purger sa peine, mais demeura détenu dans la prison d’instruction préparatoire du ministère de la Sécurité de la RA d’Adjarie.
22. Par l’ordonnance no 1200 du 1er octobre 1999, le président de la Géorgie gracia le requérant en prononçant un sursis simple pour sa peine résiduelle de deux ans.
Les dispositions pertinentes de cette ordonnance se lisent ainsi :
« (…) que soient graciés :
1. Tenguiz David Assanidzé, né en 1944, pour des infractions visées par les articles 238 § 2, 96.1 et 45 du code pénal, et condamné, le 28 novembre 1994, à huit ans d’emprisonnement par la Cour suprême d’Adjarie ; qu’il soit sursis à l’exécution de sa peine résiduelle de deux ans d’emprisonnement et que celle-ci soit remplacée par une mise à l’épreuve de la même durée (…)
2. N.V.G., né en 1983 (…)
3. M.A.M., né en 1953 (…) »
23. Malgré la grâce présidentielle, le requérant demeura en détention dans la prison d’instruction préparatoire du ministère adjare de la Sécurité.
24. Considérant que l’ordonnance présidentielle no 1200 du 1er octobre 1999 était entachée d’illégalité, la manufacture de tabac de Batoumi l’attaqua aussitôt devant la Cour suprême de la RA d’Adjarie. L’exécution de la mesure de grâce fut ainsi suspendue conformément à l’article 29 du code de procédure administrative.
25. Le 11 novembre 1999, la Cour suprême de la RA d’Adjarie jugea que les conditions légales qui auraient dû précéder l’exercice du droit de grâce par le président de la Géorgie n’avaient pas été réunies et conclut à la nullité de l’acte présidentiel litigieux.
26. Par une décision du 28 décembre 1999, la Cour suprême de Géorgie annula l’arrêt du 11 novembre 1999 et, conformément à l’article 360 du code civil en vigueur à l’époque des faits, renvoya la cause devant le collège des affaires administratives et fiscales de la cour d’appel de Tbilissi.
Devant cette cour, la manufacture de tabac fit à nouveau valoir que l’acte litigieux était contraire au décret présidentiel du 13 mai 1998 relatif à l’exercice du droit de grâce par le président de la Géorgie et que, de surcroît, le requérant ne l’avait pas encore dédommagée du préjudice matériel.
27. Dans l’intervalle, le 11 décembre 1999, le requérant fut mis en examen dans le cadre d’une nouvelle procédure pénale (paragraphes 33 et suivants, ci-dessous).
28. Par une décision du 24 mars 2000, la cour d’appel de Tbilissi rejeta le recours de la manufacture pour défaut de fondement. Elle déclara que les vices de forme relevés par elle (absence de l’avis de la Commission des grâces, ainsi que de repentir de la part du requérant) n’étaient pas de nature à entacher d’illégalité l’ordonnance présidentielle, le droit de grâce étant un droit constitutionnel et absolu, reconnu au président de la Géorgie. La cour d’appel rappela d’une part que, la grâce du requérant n’ayant pas porté sur la réparation du dommage matériel, peine accessoire, la manufacture pouvait engager en vue de son exécution une autre procédure prévue par la loi, et que pour le reste, elle n’était pas fondée à remettre en cause l’opportunité de la grâce ou la légalité de l’ordonnance présidentielle. D’autre part, la cour souligna que la manufacture ne pouvait pas légalement requérir la réouverture des poursuites contre le requérant. Par ailleurs, la cour d’appel estima que la détention du requérant emportait violation de l’article 5 § 1 de la Convention européenne des Droits de l’Homme.
29. Le 11 juillet 2000, la Cour suprême de Géorgie rejeta le pourvoi en cassation de la manufacture pour défaut de fondement. Elle releva que la grâce litigieuse n’avait dispensé le requérant ni de la peine principale ni de la réparation du dommage matériel causé à l’entreprise. En effet, un sursis simple avait été prononcé pour la peine résiduelle de deux ans d’emprisonnement et celle-ci avait été commuée en une mesure moindre, à savoir une mise à l’épreuve de même durée. La Cour suprême conclut dès lors que la grâce présidentielle avait pour unique conséquence la libération immédiate du requérant et ne signifiait pas qu’il était dispensé des peines principale et accessoire. Quant à l’inobservation par le président de la Géorgie des règles d’exercice du droit de grâce, la Cour suprême estima que le décret du 13 mai 1998 contenait des règles et des principes de travail pour la chancellerie au service de la présidence de la République, et que leur non-respect ne pouvait aucunement entraver l’exercice par le président de la Géorgie de son droit constitutionnel de grâce.
30. Même au-delà du 11 juillet 2000, le pouvoir local de la RA d’Adjarie maintint le requérant en détention dans la prison d’instruction préparatoire du ministère de la Sécurité à Batoumi.
31. Saisie par le Bureau du Parlement, le 24 juin 2002, de la question de la légalité de la grâce accordée au requérant, la commission d’enquête du Parlement de Géorgie, chargée du contrôle de la légalité des activités des fonctionnaires, rendit son rapport le 26 septembre 2002 (paragraphes 72 et suivants, ci-dessous).
32. Le 4 octobre 2002, le président de la Géorgie prit un décret amendant le décret présidentiel du 13 mai 1998 relatif à l’exercice du droit de grâce. Selon le nouvel article 10.1 du décret, le président de la Géorgie a le droit de gracier les condamnés comme il est prévu à l’article 73 § 1, point 14, de la Constitution, sans que les exigences complémentaires énoncées par ce même décret soient au préalable observées.
B. La seconde condamnation et l’acquittement du requérant
33. Le 12 novembre 1999, M. David Assanidzé, un proche du requérant condamné à vingt ans d’emprisonnement par un arrêt de la Cour suprême de Géorgie du 20 septembre 1996, accorda à une chaîne télévisée de la RA d’Adjarie une interview dans laquelle il affirmait que l’intéressé avait été son complice.
34. Le 11 décembre 1999, à la suite de cet entretien, le requérant, qui avait été maintenu en détention après la grâce présidentielle du 1er octobre 1999, fut mis en examen pour participation à un groupe de malfaiteurs en 1993 et tentative d’enlèvement sur la personne de V.G., chef du service déconcentré du ministère de l’Intérieur dans la région de Khélvatchaouri (République autonome d’Adjarie).
35. Le 28 décembre 1999, le tribunal de première instance de Batoumi ordonna le maintien en détention provisoire du requérant aux fins du traitement de cette nouvelle affaire pénale. Selon l’intéressé, l’instruction préparatoire dans cette affaire fut close le 29 décembre 1999 et un dossier de cinq volumes fut constitué.
36. Par une décision du 2 mars 2000, le parquet général de Géorgie classa cette affaire sans suite, au motif que la procédure pénale engagée contre le requérant ne s’appuyait pas sur des faits défendables et que toutes les circonstances ayant entouré l’assassinat de V.G. avaient été instruites et souverainement appréciées par la Cour suprême de Géorgie dans le cadre du procès pénal de M. David Assanidzé en 1996. Aux yeux du parquet général, dès lors que l’examen exhaustif de l’affaire d’enlèvement et d’assassinat de V.G. n’avait en aucune manière révélé la participation du requérant au groupe criminel dirigé par M. David Assanidzé, sa mise en examen dans la même affaire, six ans après les événements en cause, n’était pas fondée.
37. Le 20 mars 2000, cette décision fut annulée par le tribunal de première instance de Batoumi statuant sur recours de la partie civile. En conséquence, le 28 avril 2000, le parquet de la RA d’Adjarie décida d’engager une nouvelle procédure pénale contre le requérant. Par une ordonnance du parquet de la RA d’Adjarie en date du 29 avril 2000, l’instruction préparatoire fut close.
38. Traduit devant la Cour suprême de la RA d’Adjarie pour être jugé, le requérant nia toute culpabilité. Il soutint que cette seconde affaire pénale était le fruit d’une conspiration et avait été forgée de toutes pièces. Il déclara qu’il n’avait jamais eu de liens avec M. David Assanidzé et les membres de son groupe criminel qui, avant d’être arrêtés, menaient une vie de brigands dans les forêts adjares. Il ajouta qu’il ne leur avait jamais commandité l’enlèvement de V.G., assassiné par le groupe de M. David Assanidzé, et que, contrairement à ce que les trois témoins à charge affirmaient, il n’aurait pu escompter le renforcement de ses pouvoirs de maire de Batoumi en faisant enlever un fonctionnaire. Il invita les juges à constater qu’il était innocent dans cette affaire.
39. La Cour suprême de la RA d’Adjarie considéra que même si le requérant niait toute participation à l’organisation de l’enlèvement ayant abouti au meurtre de la victime, sa culpabilité était confirmée par les dépositions de trois témoins à charge : M. David Assanidzé, chef du groupe criminel, M. Mamouka Mossiava et M. Tamaz Djintcharadzé, membres du même groupe. Le 20 septembre 1996, ces trois personnes et M. Tamaz Assanidzé, frère de l’intéressé, avaient été condamnés entre autres pour l’assassinat de V.G.
40. Durant le procès du requérant, M. David Assanidzé fut confronté au requérant et affirma que celui-ci lui avait fourni de l’argent et deux mitraillettes en vue de l’enlèvement de V.G.
41. M. Mamouka Mossiava déclara qu’il ne connaissait pas l’intéressé et qu’il ne l’avait jamais vu. Il expliqua qu’en fait il l’avait juste entrevu, un jour où lui-même accompagnait M. David Assanidzé à un rendez-vous avec le requérant, et où il avait entendu ce dernier charger M. David Assanidzé d’enlever V.G.
42. Il ressort de l’arrêt de condamnation du requérant que M. Tamaz Djintcharadzé, troisième témoin, ne put comparaître pour cause de maladie et qu’il fut entendu par les juges dans le bureau du chef de la prison du ministère adjare de la Sécurité. M. Djintcharadzé aurait alors déclaré qu’il ne connaissait pas l’intéressé et ne l’avait vu qu’à la télévision. C’est par M. David Assanidzé qu’il avait appris que le frère du requérant, M. Tamaz Assanidzé, avait chargé leur groupe d’assassiner V.G. M. David Assanidzé n’aurait pas voulu commettre un assassinat et serait allé voir le requérant, persuadé que cette mission émanait de lui. Lors de cette rencontre, l’intéressé aurait dit à M. David Assanidzé qu’un assassinat n’était point nécessaire et qu’un simple enlèvement suffirait. Le 2 octobre 1993, les trois membres du groupe avaient guetté la victime dans une rue de Batoumi et, en tentant de l’enlever conformément à la demande du requérant, l’avaient tuée par mégarde.
43. Selon la Cour suprême de la RA d’Adjarie, la culpabilité de l’intéressé était confirmée non seulement par les dépositions de ces trois témoins, mais aussi par la condamnation de ces derniers, prononcée le 20 septembre 1996 par la Cour suprême de Géorgie. Sans fournir plus d’arguments sur ce point, la Cour suprême adjare conclut dans son arrêt que même si l’affaire du requérant était intimement liée à celle de M. David Assanidzé et autres, elle constituait un épisode criminel indépendant concernant la contribution aux activités du groupe criminel de M. David Assanidzé et l’organisation de l’enlèvement de V.G. Aux yeux de la Cour suprême adjare, la responsabilité pénale de l’intéressé se trouvait directement engagée dans cet épisode.
44. En conséquence, le requérant fut condamné le 2 octobre 2000 à une peine de douze ans d’emprisonnement, à purger dans un établissement pénitentiaire à régime strict.
45. La Cour suprême de la RA d’Adjarie constata que, depuis son arrestation le 4 octobre 1993, l’intéressé était toujours resté en détention et n’avait pas été libéré à la suite de la grâce présidentielle du 1er octobre 1999. Dès lors, la durée de la peine d’emprisonnement devait commencer à courir à partir du 4 octobre 1993.
46. Le requérant se pourvut en cassation devant la Cour suprême de Géorgie. Les autorités centrales entreprirent plusieurs démarches en vue de son transfert de Batoumi à Tbilissi pour le jour de l’audience. Le ministre de la Justice de Géorgie, par l’intermédiaire du ministre de la Sécurité d’Etat de Géorgie, ainsi que la médiatrice de la République prièrent en vain les autorités adjares d’assurer le transfert du requérant vers la capitale.
47. Le 29 janvier 2001, la chambre des affaires pénales de la Cour suprême de Géorgie (« la chambre de cassation »), statuant en l’absence du requérant, cassa l’arrêt du 2 octobre 2000 et prononça l’acquittement de celui-ci.
48. La chambre de cassation déclara notamment :
« L’instruction préparatoire et l’instruction judiciaire dans la présente affaire ont été conduites en violation flagrante des normes légales. Le dossier pénal ne contient pas de preuves incontestables sur lesquelles une décision de condamnation pourrait s’appuyer. Cette décision est par ailleurs contradictoire, elle se fonde sur des affirmations hypothétiques qui se contredisent entre elles, ainsi que sur les dépositions de personnes intéressées par l’issue de la procédure, obtenues en violation du droit procédural.
Lors de l’instruction préparatoire, ainsi que devant la juridiction de jugement, le condamné Tenguiz Assanidzé ne s’est pas reconnu coupable des faits qui lui étaient reprochés. Il a indiqué que les accusations portées contre lui étaient le fruit d’une conspiration et qu’il était la victime des personnes ayant intérêt à ce que la procédure eût une issue défavorable pour lui.
La chambre de cassation constate qu’aucune pièce du dossier n’infirme les arguments avancés par le condamné. Il est établi que MM. David Assanidzé et Tamaz Assanidzé [frère du requérant] ont été condamnés le 20 septembre 1996 et que M. David Assanidzé, qui avait désigné avec insistance M. Tamaz Assanidzé comme complice, n’avait jamais mis en cause M. Tenguiz Assanidzé à l’époque. Ce n’est que le 12 novembre 1999, soit six ans et un mois après les événements, que, dans son interview donnée à la télévision de la RA d’Adjarie, M. David Assanidzé a accusé M. Tenguiz Assanidzé d’avoir été son complice. Dans cet entretien, M. David Assanidzé a également affirmé qu’il était indigné et outré par la grâce présidentielle accordée à M. Tenguiz Assanidzé et qu’il voulait dénoncer les tentatives auxquelles se livraient les autorités pour représenter celui-ci comme un « agneau innocent ». »
49. La chambre de cassation estima que les organes d’instruction et la juridiction de jugement de première instance n’avaient pas cherché les raisons pour lesquelles M. David Assanidzé avait décidé de mettre en cause le requérant après un si long laps de temps, et non dans le cadre de la procédure pénale diligentée à son encontre. La chambre constata qu’au lieu de cela les organes d’instruction et les premiers juges s’étaient contentés d’affirmer « qu’il y avait entre MM. David et Tenguiz Assanidzé des relations saines et qu’un intérêt d’ordre privé était à exclure dans l’affirmation tardive de M. David Assanidzé ». Selon la chambre de cassation, les pièces du dossier témoignaient du contraire et « excluaient que les accusations de M. David Assanidzé contre le requérant pussent être qualifiées de désintéressées et acceptées comme justes et fondées ». La chambre de cassation constata que, selon le requérant, les rapports étaient tendus entre lui et M. David Assanidzé depuis une dispute concernant le partage de la tombe familiale où leurs pères respectifs étaient enterrés. L’existence de ce conflit avec le requérant n’avait d’ailleurs pas été niée par M. David Assanidzé lors de l’audience tenue le 20 septembre 1999. La chambre estima dès lors que l’affirmation de M. David Assanidzé selon laquelle ils ne nourrissaient l’un envers l’autre aucun ressentiment d’ordre privé ne pouvait être admise.
50. La chambre de cassation conclut que le requérant ne pouvait être qualifié de coupable sur le fondement des seules affirmations de M. David Assanidzé, formulées six ans après les événements en cause.
51. Elle constata que M. David Assanidzé n’était pas le seul à avoir dénoncé tardivement la participation du requérant aux activités du groupe criminel dirigé par lui. C’était le cas également de MM. Mossiava et Djintcharadzé, qui n’avaient pas non plus mis l’intéressé en cause durant leurs procès, mais quelques années plus tard. Or ces deux personnes affirmaient ne pas connaître le requérant et n’avoir appris son implication dans l’affaire de l’enlèvement que par M. David Assanidzé lui-même. La chambre considéra que, dans de telles circonstances, les déclarations de MM. Mossiava et Djintcharadzé ne pouvaient passer pour des éléments de preuve véridiques et incontestables.
52. Il fut en outre relevé que la thèse de ces deux personnes selon laquelle le requérant avait fourni à leur groupe de l’argent et deux mitraillettes pour procéder à l’enlèvement de V.G. n’avait pas été corroborée.
53. Après avoir examiné d’autres circonstances de l’affaire du requérant ayant servi d’éléments de preuve aux premiers juges, et après les avoir confrontées avec les dépositions de M. David Assanidzé recueillies lors du procès pénal de celui-ci en 1996, la chambre conclut que :
« L’acte d’accusation [du requérant] ainsi que la décision de condamnation dont il a fait l’objet se fondent uniquement sur des dépositions de personnes ayant un intérêt direct dans l’issue de la procédure diligentée contre lui, et il n’existe dans le dossier aucune autre preuve de sa culpabilité, ce qui oblige à conclure que M. Tenguiz Assanidzé n’a pas commis d’acte réprimé par le droit pénal. »
54. De surcroît, la chambre de cassation considéra que la procédure pénale contre le requérant avait été entachée de graves vices de procédure. Elle releva notamment que, le 6 mars 2000, l’instructeur chargé de l’affaire avait rejeté la demande de l’intéressé, lequel souhaitait être confronté à M. David Assanidzé dans l’affaire de l’enlèvement, au motif que l’accusation portée contre lui n’avait aucun lien avec l’affaire de M. David Assanidzé et que cette demande de confrontation ne visait qu’à rallonger inutilement la procédure. D’après la chambre de cassation, les organes d’instruction n’avaient pas conduit d’enquête exhaustive aux fins de vérifier la version selon laquelle le requérant était impliqué dans l’affaire.
55. La chambre de cassation releva que, « selon l’arrêt de condamnation, la présente affaire, bien que liée à celle de M. David Assanidzé et autres, concern[ait] un épisode criminel indépendant. Or, selon le même arrêt, la culpabilité de M. Tenguiz Assanidzé se trouv[ait] confirmée notamment par la décision de condamnation rendue à l’encontre de M. David Assanidzé et autres, passée en force de chose jugée ». La chambre constata également que, par cette affirmation, l’arrêt de condamnation « n’explicitait nullement en quoi la culpabilité de M. Tenguiz Assanidzé était confirmée par la décision de condamnation concernant M. David Assanidzé et autres, sachant que ceux-ci avaient été condamnés pour avoir assassiné un fonctionnaire et que M. Tenguiz Assanidzé était accusé d’avoir organisé l’enlèvement de ce même fonctionnaire ». Ainsi, aux yeux de la chambre de cassation, les premiers juges n’avaient pas décidé, en réalité, s’il convenait de considérer l’affaire du requérant comme faisant partie de celle de M. David Assanidzé ou comme étant relative à un épisode criminel indépendant.
Aussi, la chambre constata que l’arrêt de condamnation de l’intéressé était illégal pour d’autres raisons ayant trait à la qualification juridique des faits litigieux.
56. La chambre de cassation décida :
« (…) l’arrêt de condamnation rendu à l’égard de M. Tenguiz Assanidzé le 2 octobre 2000 par la Cour suprême de la RA d’Adjarie est annulé et l’affaire pénale de M. Tenguiz Assanidzé est close en raison de l’absence de corps du délit dans ses actions ;
M. Tenguiz Assanidzé doit être immédiatement libéré ;
Le présent arrêt est définitif et non susceptible de recours ;
Il doit être expliqué à l’intéressé qu’il lui est loisible d’engager une action en réparation du dommage causé par des actes illégaux et injustifiés des organes ayant connu de son affaire pénale. »
57. Le 29 janvier 2001, le président de la chambre de cassation adressa la version courte de l’arrêt d’acquittement pour exécution au ministre de la Justice, au directeur de l’exécution des peines du ministère de la Justice, ainsi qu’au chef de la prison d’instruction préparatoire du ministère adjare de la Sécurité. Il précisa que la version motivée de la décision leur serait adressée ultérieurement.
58. Le 5 février 2001, le président de la chambre de cassation adressa aux mêmes personnes, pour exécution, la version motivée de l’arrêt d’acquittement.
59. Cette décision ne fut jamais exécutée. Le requérant demeure à ce jour détenu dans la prison d’instruction préparatoire du ministère adjare de la Sécurité.
60. Maintes fois, le parquet général de Géorgie, la médiatrice de la République, le ministère géorgien de la Justice, ainsi que la commission des affaires juridiques du Parlement géorgien, dénoncèrent la détention illégale du requérant. Demandant sa libération immédiate, ils s’adressèrent aux autorités locales compétentes de la RA d’Adjarie.
61. Dans ses lettres des 20 avril et 22 mai 2001, le parquet général de Géorgie informait ainsi l’épouse du requérant :
« (…) [E]n réponse à votre lettre, je tiens à vous informer que le parquet général de Géorgie s’efforce d’obtenir l’exécution du jugement de la Cour suprême de Géorgie du 29 janvier 2001, et de mettre fin à la détention illégale de M. Tenguiz Assanidzé. »
62. Par une lettre du 20 avril 2001, le vice-président de la Cour suprême de Géorgie avisait également l’épouse de l’intéressé que le dispositif de l’arrêt d’acquittement du 29 janvier 2001 avait été envoyé à cette même date par télécopie en vue de son exécution au ministre géorgien de la Justice, au directeur de l’exécution des peines du ministère de la Justice, au chef de la prison d’instruction préparatoire du ministère adjare de la Sécurité, ainsi qu’au chef de la maison d’arrêt du ministère adjare de la Sécurité. Le 5 février 2001, la version motivée de l’arrêt d’acquittement avait été adressée par courrier postal aux mêmes personnes. Le vice-président précisait également dans sa lettre que, le 9 février 2001, la Cour suprême de Géorgie avait reçu l’accusé de réception signé par le chef de la prison d’instruction préparatoire du ministère adjare de la Sécurité.
63. Le 18 mai 2001, la médiatrice de la République (ombudsperson) s’adressa directement en ces termes à M. Aslane Abachidzé, dirigeant de la RA d’Adjarie :
« (…) Ma précédente recommandation en date du 31 janvier 2001 n’a à ce jour suscité aucune réaction de la part de vos autorités, alors que M. Tenguiz Assanidzé demeure en détention dans la prison du ministère adjare de la Sécurité, en violation flagrante de la loi. (…) En vertu de la loi relative au médiateur de la République, le non-respect des recommandations de celui-ci, s’il est de nature à entraver son activité, constitue une infraction administrative aussi bien que pénale. (…) Je vous prie donc de bien vouloir donner suite aux revendications légales de la médiatrice de la République et de mettre en cause la responsabilité du chef de la prison d’instruction préparatoire du ministère adjare de la Sécurité, ainsi que du ministre lui-même. »
64. Le 10 mai 2001, s’adressant au procureur général de Géorgie, le président de la commission des affaires juridiques du Parlement géorgien écrivit :
« (…) [P]ar une décision du 29 janvier 2001, la Cour suprême de Géorgie a acquitté M. Tenguiz Assanidzé. Or celui-ci continue de purger sa peine dans la cellule d’instruction préparatoire du ministère de la Sécurité de la RA d’Adjarie. (…) Il s’agit là d’une grave violation de (…) l’article 5 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales. (…) Je vous prie donc de prendre les mesures nécessaires au déclenchement de poursuites pénales à l’encontre des personnes responsables de la non-exécution de la décision de justice susmentionnée. »
65. Dans sa lettre du 7 juin 2001, le directeur de l’exécution des peines du ministère de la Justice de Géorgie fit savoir à l’épouse du requérant que celui-ci avait pleinement le droit d’introduire devant la Cour européenne des Droits de l’Homme une requête dirigée contre l’Etat géorgien. « Nous considérons que les autorités de la RA d’Adjarie commettent une violation flagrante de la loi et des droits de l’homme », était-il précisé dans sa lettre.
66. Les démarches du pouvoir central en vue de la libération du requérant n’aboutirent pas.
67. Le gouvernement affirme que, le 3 septembre 2001, le parquet militaire de Géorgie a ordonné, conformément au code pénal, la mise en examen de certains fonctionnaires du ministère adjare de la Sécurité soupçonnés de ne pas avoir garanti l’exécution de l’arrêt d’acquittement du 29 janvier 2001. Depuis, ces personnes seraient recherchées.
68. Par une lettre du 8 janvier 2002, le fils du requérant a informé la Cour de la détérioration de la santé de son père. Selon un certificat médical daté du 4 décembre 2001, l’intéressé souffrait de gastrite, d’insuffisance cardiaque, ainsi que de reflux œsophagiens. Ces maux lui causant de graves problèmes d’alimentation, il nécessitait d’urgence des soins médicaux appropriés.
69. Le 28 mai 2003, le Gouvernement soumit à la Cour une lettre de M. E. Chévardnadzé en date du 4 mars 2003, adressée à M. Aslane Abachidzé, dirigeant de la RA d’Adjarie. Le président de la Géorgie y avait écrit :
« Vous êtes un homme d’un grand esprit d’Etat et je pense que vous ferez preuve de compréhension en ce qui concerne cette situation. (…) Vous n’êtes pas sans savoir que la Cour [de Strasbourg] va très prochainement statuer sur la question de la tenue d’une audience sur le fond dans l’affaire Assanidzé. La famille sollicite trois millions d’euros à titre de réparation. Il est presque évident que la Géorgie perdra ce procès et que notre Etat sera sévèrement condamné. Il existe une solution à cette situation. Si M. Assanidzé était libéré, sa famille accepterait de retirer la requête.
Je suis convaincu que vous contribuerez à l’adoption de l’unique décision juste, celle qui correspond aux intérêts de la Géorgie. »
70. Le 3 avril 2003, le président de la Cour suprême de la RA d’Adjarie adressa une réponse au président de la Géorgie. En premier lieu, il accusait le chef de l’Etat de protéger des personnes d’origine adjare qui, après avoir tenté d’organiser des attentats terroristes contre le dirigeant de la RA d’Adjarie, avaient fui Batoumi pour se réfugier à Tbilissi. Ensuite, il attirait son attention sur le rapport parlementaire du 26 septembre 2002 (paragraphes 72 et suivants, ci-dessous), qui avait décelé un grand nombre d’irrégularités dans les procédures de grâce et d’acquittement du requérant. Sur le fondement des conclusions de la commission parlementaire et conformément à l’article 2 du Protocole no 7 à la Convention européenne des Droits de l’Homme, le président de la Cour suprême de la RA d’Adjarie suggérait au président de la Géorgie la réouverture du procès de l’intéressé en vue du réexamen de son affaire au regard des circonstances indiquées dans le rapport parlementaire.
71. D’après la même lettre, le requérant avait saisi la Cour européenne des Droits de l’Homme en abusant du droit de recours au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et il avait été aidé dans cette entreprise par le parquet général de Géorgie, la médiatrice de la République, la Cour suprême de Géorgie, ainsi que par le conseil de la sécurité nationale. Selon le président de la Cour suprême de la RA d’Adjarie, la commission parlementaire constituait une instance nationale au sens de l’article 13 de la Convention et, avant la présentation de son rapport, le 26 septembre 2002, l’intéressé n’aurait pu être réputé avoir épuisé les voies de recours internes. Le président de la Cour suprême attirait l’attention du président de la Géorgie sur ce point, affirmant que dans ses observations le ministère géorgien de la Justice avait induit en erreur la Cour de Strasbourg.
C. Le rapport parlementaire du 26 septembre 2002 et les observations en réponse du président de la Cour suprême de Géorgie
1. Le rapport parlementaire
72. Par une lettre du 30 juillet 2002, le Gouvernement informa la Cour que, le 24 juin 2002, la commission d’enquête du Parlement de Géorgie chargée du contrôle de la légalité des activités des fonctionnaires avait été saisie par le Bureau du Parlement d’une demande d’étude des circonstances de la grâce présidentielle dans l’affaire Assanidzé. Composée de parlementaires, assistés d’universitaires et de juristes praticiens, la commission rendit le rapport demandé à la date du 26 septembre 2002.
73. Saisie de questions relatives à la grâce présidentielle, la commission examina également, de son propre chef, les circonstances ayant entouré la seconde procédure pénale diligentée contre le requérant et ayant abouti à son acquittement. Dans l’introduction de son rapport, la commission exposait les motifs d’un tel élargissement du champ de son étude. En particulier, elle estimait que « la grâce présidentielle ne constituait pas un acte isolé ou une procédure séparée ; que, dans cette affaire, il y avait un lien étroit entre toutes les procédures et que, pour présenter une vue globale de la problématique, elle jugeait opportun d’étudier la chronologie de différentes procédures pénales diligentées contre le requérant, ainsi que le cheminement de ces procédures et le bien-fondé des décisions rendues ». Le rapport comprenait ainsi deux parties distinctes portant, d’une part, sur la légalité de la grâce présidentielle et, d’autre part, sur l’examen des affaires pénales de l’intéressé par les juridictions judiciaires internes.
a) La grâce présidentielle
i. La légalité de la grâce présidentielle
74. Le 12 octobre 1998, le conseil de la sécurité nationale examina la question des mesures à mettre en place dans le système pénitentiaire. Sur proposition du président de la Géorgie, il fut décidé que celui-ci exercerait son droit de grâce. Les établissements pénitentiaires furent priés d’étudier les cas des condamnés dont ils avaient la charge et de soumettre au président les demandes de grâce de ceux-ci, accompagnées des dossiers et appréciations les concernant. La demande du condamné sollicitant la grâce devait être ainsi formulée :
« Monsieur le Président, je me repens du crime que j’ai commis et vous prie de me dispenser de la peine résiduelle. »
Les demandes ainsi libellées étaient étudiées et le président décidait s’il y avait lieu d’exercer son droit de grâce à l’égard de tel ou tel condamné.
75. La commission parlementaire établit que, le 15 janvier 1999, le requérant avait adressé au président de la Géorgie une lettre par laquelle il demandait à être dispensé du reliquat de sa peine. L’intéressé n’ayant pas formulé sa demande dans les termes présentés ci-dessus, sa grâce, selon la commission, n’avait pas satisfait aux exigences des actes réglementaires en vigueur et était donc entachée d’illégalité. La commission constata en outre que « le dossier [du requérant] » n’avait pas été soumis à la Commission des grâces auprès du président de la Géorgie, que l’intéressé n’avait pas figuré sur la liste commune des condamnés demandeurs de grâce soumise au président par les autorités compétentes de la RA d’Adjarie, et qu’aucune appréciation au sujet du requérant n’avait été fournie par les autorités pénitentiaires adjares compétentes afin d’appuyer sa candidature.
76. La commission établit que, en méconnaissance des règles en vigueur, la vice-présidente du conseil de la sécurité nationale, collaboratrice du président de la Géorgie, avait préparé et soumis à celui-ci une proposition de grâce en faveur de l’intéressé qui reposait uniquement sur la lettre de ce dernier en date du 15 janvier 1999. La demande formulée dans cette lettre, selon la commission, aurait dû être déférée à un tribunal dans le cadre d’une procédure pénale et non pas au président de la Géorgie, en tant que demande de grâce.
77. Selon la commission, à supposer que le président de la Géorgie ait eu le droit de gracier le requérant sans se conformer en amont au principe légal d’étude préliminaire des demandes de grâce par la commission compétente, cette décision avait été prise peu avant les élections législatives d’octobre 1999 et revêtait manifestement un caractère politique.
ii. La procédure administrative dirigée contre l’acte présidentiel de grâce
78. La commission considéra que les arguments avancés par la cour d’appel de Tbilissi et la Cour suprême de Géorgie pour motiver leurs arrêts respectifs des 24 mars et 11 juillet 2000 n’étaient pas conformes aux exigences des articles 60 et 61 du code administratif, qui énumèrent exhaustivement les motifs pour lesquels un acte administratif peut être déclaré nul. Aussi, pour la commission, les arguments des juridictions administratives vidaient de son sens l’article 42 de la Constitution, qui garantit à toute personne le droit de saisir un tribunal en vue de la protection de ses droits.
79. La commission rappela que l’acte présidentiel de grâce constituait, selon le droit interne, un acte administratif pouvant faire l’objet d’un contentieux devant les juridictions administratives. Elle observa que comme la grâce présidentielle du requérant avait été contestée devant les tribunaux, l’acte en question n’était devenu exécutoire que le 11 juillet 2000, date à laquelle la Cour suprême avait rendu sa décision.
80. La commission critiqua le motif du rejet du recours de la manufacture de tabac par la cour d’appel de Tbilissi en date du 24 mars 2000. Elle estima en particulier que la cour d’appel de Tbilissi avait statué au-delà de la demande dont elle était saisie, puisque la manufacture n’avait pas sollicité la réouverture des poursuites pénales contre le requérant. Aussi la commission souligna-t-elle qu’il n’appartenait pas à cette juridiction de porter un jugement sur la question de la légalité du maintien en détention de l’intéressé. Ces deux problèmes ne relevant pas de la compétence du juge administratif mais de celle du juge pénal, selon la commission, la cour d’appel de Tbilissi aurait dû se borner à contrôler la légalité de l’acte présidentiel litigieux.
81. La commission constata en outre que la grâce présidentielle concernait uniquement la peine d’emprisonnement et non l’obligation pour le requérant d’indemniser la manufacture pour le dommage matériel causé. Aussi concluait-elle que la cour d’appel de Tbilissi n’aurait pas dû omettre d’examiner les conséquences de la grâce présidentielle sur cette peine accessoire.
b) L’acquittement du requérant
82. Selon la commission, la seconde procédure ayant abouti à l’acquittement du requérant était, à l’instar de la procédure relative à la première affaire pénale, entachée de plusieurs vices tant au stade de l’instruction qu’au stade du jugement. De surcroît, les juridictions de jugement n’avaient pas tranché les contradictions entre différentes dépositions recueillies dans le cadre de l’instruction et n’avaient pas procédé à un examen exhaustif des circonstances particulières de l’affaire. Aux yeux de la commission, ces circonstances auraient dû être « élevées par les tribunaux au rang d’éléments de preuve et auraient dû être étudiées en vue de la manifestation de la vérité ».
83. Afin d’illustrer cette appréciation, la commission procéda à un examen détaillé de certains éléments de preuve obtenus et des dépositions recueillies dans le cadre de l’affaire pénale de MM. David Assanidzé, Tamaz Assanidzé, Nodar Chotadzé et de quatorze autres personnes, tous condamnés, entre autres, pour l’assassinat du fonctionnaire de l’Intérieur en question (paragraphes 33 et suivants, ci-dessus).
84. La commission établit ainsi qu’au cours du procès devant la Cour suprême de Géorgie en 1996 MM. David Assanidzé et Nodar Chotadzé avaient « tenté de désigner » le requérant comme l’un des organisateurs d’un attentat contre M. Aslane Abachidzé, dirigeant de la RA d’Adjarie. De l’avis de la commission, la formation de la Cour suprême de Géorgie, statuant en cassation dans l’affaire de l’intéressé, n’aurait pas dû rester sans « réaction » face aux « tentatives de MM. David Assanidzé et Nodar Chotadzé en vue de mettre en cause la responsabilité du requérant dans la commission de crimes graves » et aurait dû, par conséquent, engager « de nouvelles poursuites contre [ce dernier], conformément à l’article 257 du code de procédure pénale en vigueur à l’époque des faits », c’est-à-dire en 1993.
85. La commission estima qu’afin d’éclaircir certains détails nécessaires à la manifestation de la vérité, en plus des témoins convoqués, la Cour suprême de Géorgie aurait dû interroger M. David Assanidzé également à propos de son entretien informel avec le juge ayant connu de son affaire en 1996, et entendre ce juge. Elle aurait dû rechercher par qui et dans quelles conditions avait été enregistré cet entretien au cours duquel M. David Assanidzé avait accusé le requérant d’avoir participé aux activités de son groupe sans souhaiter l’impliquer officiellement. La Cour suprême aurait dû tenter de découvrir pourquoi le juge en question n’avait pas fait état de cet échange dans son arrêt du 20 septembre 1996.
86. La commission critiqua le fait que deux autres personnes également mises en cause par M. David Assanidzé, ainsi que le fils de l’intéressé n’aient pas été entendus par la chambre de cassation. Selon la commission, les juges de cassation saisis de l’affaire du requérant auraient dû ordonner des expertises afin d’établir quand, par qui et comment les armes, les munitions militaires et le matériel technique saisis dans l’affaire de David Assanidzé en 1996 avaient été achetés. La commission estima que la Cour suprême avait omis de rechercher les motifs du refus de joindre les affaires de l’intéressé et de M. David Assanidzé par l’instructeur chargé de l’affaire du requérant.
87. La commission conclut enfin que la Cour suprême de Géorgie avait « négligé de renvoyer l’affaire de l’intéressé devant les organes d’instruction pour complément d’information » et qu’elle n’aurait pas dû prendre, « en se fondant sur des faits insuffisamment instruits et en faisant preuve d’iniquité, une décision d’acquittement illégale ».
88. Selon la commission, « les nouvelles circonstances révélées durant l’examen de l’affaire auquel elle avait procédé aux fins du rapport parlementaire appelaient une enquête et une appréciation », ce qui prouvait bien que « les voies légales visant à permettre la manifestation de la vérité n’étaient pas encore épuisées ». Faisant référence aux articles 593 § 2 g) et 539 du code de procédure pénale, la commission suggéra la réouverture du procès du requérant.
89. Le 25 mars 2003, le parquet général de Géorgie rejeta la demande de la partie civile tendant à la réouverture de l’affaire de l’intéressé et à son réexamen à la lumière des conclusions de la commission parlementaire. Il fut notamment considéré que ces conclusions ne constituaient pas de nouvelles circonstances pouvant justifier la réouverture de l’affaire du requérant. En l’absence de pareilles circonstances, aucune décision rendue en cassation, définitive et non susceptible de recours, ne pouvait être remise en cause selon le droit géorgien.
2. Les observations du président de la Cour suprême de Géorgie
90. Le 8 novembre 2002, le président de la Cour suprême de Géorgie soumit au président de la Géorgie ses observations sur les conclusions du rapport parlementaire du 26 septembre 2002.
91. Dans ce document, le président de la Cour suprême de Géorgie qualifiait le rapport de « tendancieux » et de « partial », ainsi que d’« anticonstitutionnel » et d’« erroné ». Il relevait tout d’abord que la commission parlementaire avait largement dépassé les limites de la demande dont elle était saisie et qu’au lieu d’examiner les conditions de la grâce présidentielle accordée au requérant, elle avait procédé à la révision d’une décision rendue par la plus haute juridiction judiciaire du pays. Aux yeux du président de la Cour suprême, la commission avait ce faisant méconnu le principe fondamental de séparation des pouvoirs consacré par la Constitution. Selon lui, le rapport en cause avait porté atteinte à l’idée de la démocratie et à celle de l’Etat de droit. Le président de la Cour suprême rappelait que, d’après la Constitution, personne n’avait le droit d’exiger d’un juge un compte rendu sur une affaire. Il soulignait que la remise en cause par une commission parlementaire d’une décision de justice définitive et non susceptible de recours contribuait à la non-exécution de cette décision, ainsi qu’au discrédit du pouvoir judiciaire.
a) Concernant la grâce présidentielle
92. Quant aux conclusions de la commission au sujet de la grâce présidentielle, le président de la Cour suprême de Géorgie rappelait en premier lieu que le droit de grâce attribué par la Constitution au président de la Géorgie était un droit absolu et inconditionnel et que son exercice ne dépendait pas des actes réglementaires fixant les principes d’étude des demandes de grâce par l’administration présidentielle. Il relevait par ailleurs que, dans beaucoup de pays, la grâce, ce geste d’humanité suprême, n’était pas susceptible de recours. Selon lui, la grâce accordée à l’intéressé ne pouvait pas être qualifiée d’illégale sous prétexte qu’elle n’avait pas été étudiée au préalable par la Commission des grâces instituée auprès du président de la Géorgie, et ce d’autant que dans le cas du requérant l’obtention par les autorités pénitentiaires adjares du dossier et d’informations le concernant n’était pas une tâche facile. Le président de la Cour suprême de Géorgie soulignait qu’en l’espèce la mesure de grâce avait également constitué une tentative de restauration de la justice à l’égard d’un condamné maintenu, depuis des années, dans un lieu de détention illégal.
93. Ensuite, le président de la Cour suprême relevait le caractère totalement erroné de la partie du rapport relatif à l’arrêt rendu le 11 novembre 1999 par la Cour suprême de la RA d’Adjarie, qui avait déclaré nulle la grâce présidentielle au motif qu’elle était entachée d’illégalité. Le président rappelait que, le 11 novembre 1999, le nouveau code de procédure administrative n’était pas encore en vigueur et que, conformément à l’article 360 du code de procédure civile régissant alors le contentieux administratif, seule la cour d’appel de Tbilissi était territorialement compétente pour connaître de la requête mettant en cause un acte présidentiel. Le président de la Cour suprême de Géorgie regrettait ainsi que la commission eût omis de mentionner que, le 11 novembre 1999, la Cour suprême de la RA d’Adjarie s’était attribuée, en méconnaissance de la loi en vigueur, la compétence pour connaître de la requête dirigée contre une mesure de grâce prise par le président de la Géorgie.
b) Quant à l’acquittement du requérant
94. Dans ses observations, le président de la Cour suprême constatait qu’en qualifiant de partial, non exhaustif et illégal l’arrêt d’acquittement du requérant, la commission parlementaire n’avait à aucun moment évoqué la question des intérêts de l’individu acquitté et de sa détention illégale. Aux yeux du président de la Cour, en agissant ainsi, la commission avait tenté de trouver une justification au maintien en détention d’une personne pourtant acquittée.
95. Selon le président de la Cour, en procédant d’office à la révision de l’arrêt d’acquittement, la commission n’avait pas fourni un seul argument plausible confirmant la culpabilité du requérant. Elle n’avait pas démontré qu’au regard des éléments de preuve en sa possession la Cour suprême aurait pu rendre un arrêt de condamnation. En revanche, la commission avait estimé parfaitement concevable le maintien en détention d’une personne acquittée tant que la question de sa culpabilité ou de son innocence ne serait pas réexaminée sous l’angle de circonstances nouvelles. Le président de la Cour suprême en concluait que cela était « indiciblement illégal ».
96. Le président de la Cour trouvait fâcheux que la commission eût omis de mentionner que, depuis sa condamnation, le requérant se trouvait détenu, au mépris de la loi, dans la prison du ministère adjare de la Sécurité. Il rappelait que M. David Assanidzé, dont les déclarations télévisées auraient dû, selon la commission, justifier la condamnation du requérant par la Cour suprême de Géorgie, purgeait sa peine de vingt ans de détention dans la même prison.
97. Le passage du rapport concluant au non-épuisement par le requérant des voies de recours légales tant que son procès ne serait pas révisé à la lumière des nouvelles circonstances révélées par la commission parlementaire, était qualifié par le président de la Cour suprême de « chef-d’œuvre de la pensée juridique ». Il recommandait la traduction du rapport en plusieurs langues étrangères, pour permettre aux organisations internationales chargées de la protection des droits de l’homme d’en prendre elles aussi connaissance.
98. Le président de la Cour suprême déplorait que la commission parlementaire eût cédé aux pressions politiques de certains groupes et n’eût pas elle-même contribué au triomphe de la justice, qu’elle avait appelé de ses vœux à la fin de son rapport.
99. En conclusion, le président de la Cour suprême déclarait s’en remettre à la Cour de Strasbourg pour décider de la question du maintien en détention du requérant après son acquittement.
II. LES ACCORDS INTERNATIONAUX ET LE DROIT INTERNE PERTINENTS
A. L’évolution du statut de l’Adjarie (« district de Batoum ») et la Constitution géorgienne de 1921
100. Dans les années 1080, l’Adjarie, qui faisait partie du Royaume des Bagrationi, dit « Royaume des Géorgiens », fut dévastée par des Seldjoukides venus du Sud. Dans les années 1570, elle fut envahie par l’Empire ottoman. Des sanjaks (districts) de la Haute-Adjarie et de la Basse-Adjarie y furent créés et la région fut rattachée au vilayet (province) de Tchildir (Akhaltsikhé). Par la suite, à des intervalles différents, les Ottomans et les principautés géorgiennes limitrophes se disputèrent cette région. En vertu de l’article IV du traité d’armistice signé le 2 septembre 1829 à Adrianople entre la Russie tsariste et l’Empire ottoman, l’Adjarie fut attribuée à celui-ci.
101. Aux termes de l’article LVIII du traité de Berlin signé le 13 juillet 1878 entre les Empires russe et ottoman,
« L’Empire ottoman cède à l’Empire russe en Asie les territoires d’Ardagan, de Kars et de Batoum, avec le port de ce dernier. »
102. Conformément aux articles XI et XV du traité d’armistice signé le 30 octobre 1918 à Mudros entre la Grande-Bretagne et ses alliés, d’une part, et la Turquie, d’autre part,
« XI. (…) L’évacuation par les troupes turques d’une partie du Sud Caucase ayant déjà été ordonnée, la libération du reste de ce territoire pourra être demandée par les Alliés une fois qu’ils auront étudié la situation. »
« XV. (…) Cette clause comprend également l’occupation de Batoum par les Alliés. (…) »
103. Aux termes du traité d’armistice signé à Brest-Litovsk le 3 mars 1918 entre l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Bulgarie et la Turquie, d’une part, et la Russie, d’autre part,
« IV. (…) Les districts d’Ardagan, de Kars et de Batoum doivent également être libérés sans délai par les troupes russes. La Russie s’engage à ne pas s’immiscer dans la réorganisation des relations nationales et internationales de ces régions, mais à permettre à la population locale de décider de ces questions en accord avec les Etats limitrophes, et en particulier avec la Turquie. »
104. Selon l’article 107 de la Constitution de la République démocratique de Géorgie, adoptée le 21 février 1921,
« Les parties inséparables de la République de la Géorgie : le district de l’Abkhazie-Soukhoumi, la Géorgie musulmane (district de Batoumi) et le district de Zakatala disposent du droit de gérer de façon autonome les affaires locales. »
105. Aux termes de l’article 2 des accords de Moscou signés le 16 mars 1921 entre la Russie et la Turquie :
« La Turquie accepte de céder à la Géorgie la suzeraineté sur le port de Batoum, ainsi que sur le territoire situé au nord de la frontière indiquée à l’article 1 du présent Traité et faisant partie du district de Batoum (…) à condition que : a) la population de ces territoires bénéficie d’une vaste autonomie administrative locale garantissant à chaque communauté ses droits culturels et religieux, et que cette population ait la possibilité d’instaurer dans les lieux précités un régime agraire conforme à ses souhaits. (…) »
106. Le 16 juillet 1921, l’Adjarie fut dotée du statut de république autonome socialiste soviétique faisant partie de la République socialiste soviétique (RSS) de Géorgie.
107. Selon l’article 6 du traité de Kars signé le 13 octobre 1921 entre le gouvernement de la Turquie, d’une part, et les gouvernements des Républiques socialistes soviétiques de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie et de la Géorgie, d’autre part,
« La Turquie accepte de céder à la Géorgie la suzeraineté sur la ville et le port de Batoum, ainsi que sur le territoire situé au nord de la frontière indiquée à l’article 4 du présent Traité et ayant fait partie du district de Batoum, à condition que :
– la population des lieux spécifiés dans le présent article bénéficie d’une vaste autonomie administrative locale garantissant à chaque communauté ses droits culturels et religieux, et que cette population ait la possibilité d’instaurer dans les lieux précités un régime agraire conforme à ses souhaits ;
– la Turquie soit assurée du libre transit des marchandises et de toutes matières à destination ou en provenance de la Turquie par le port de Batoum, sans douane, sans aucune entrave, avec exemption de tous droits et charges et avec le droit pour la Turquie d’utiliser le port de Batoum sans frais particuliers. Aux fins de l’application de cet article sera créée, immédiatement après la signature du présent Traité, une commission des représentants des parties intéressées. »
B. Le statut de l’Adjarie selon la Constitution de 1995, en vigueur actuellement
108. Le 24 août 1995, soit quatre ans après la dissolution de l’URSS, le Parlement géorgien adopta une nouvelle Constitution, dont l’article 2 § 3 est ainsi libellé :
« L’organisation territoriale de la Géorgie sera définie par une loi constitutionnelle selon le principe de la séparation des compétences après le plein rétablissement de la juridiction de la Géorgie sur l’ensemble du territoire. »
109. Le 20 avril 2000, une loi constitutionnelle vint amender la Constitution, remplaçant le terme d’Adjarie par « République autonome d’Adjarie » et ajoutant à l’article 3 de la Constitution un troisième paragraphe qui se lit ainsi :
« Le contenu du statut de la République autonome d’Adjarie est défini par une loi constitutionnelle relative au statut de la République autonome d’Adjarie. »
Le 10 octobre 2002 fut adoptée une loi constitutionnelle portant les mêmes amendements et ajouts au sujet de l’Abkhazie. Aucune loi similaire n’a été adoptée relativement à la région de Tskhinvali (anciennement, « district autonome d’Ossétie du Sud »).
110. A ce jour, la loi constitutionnelle définissant le contenu du statut de la RA d’Adjarie, prévue à l’article 3 de la Constitution, n’existe pas encore.
C. Quant à la grâce présidentielle
1. La Constitution
111. L’article 73 § 1, point 14, de la Constitution se lit ainsi :
« Le Président de la Géorgie : (…) dispose d’un droit de grâce à l’égard des condamnés ; (…) »
2. Le décret présidentiel no 319 relatif à l’exercice du droit de grâce
112. Les dispositions pertinentes du décret no 319 du 13 mai 1998 relatif à l’exercice du droit de grâce sont les suivantes :
Article 1
« Le Président de la Géorgie peut gracier un condamné en vertu de l’article 73 § 1, point 14, de la Constitution. Pour faire usage de ce droit, le Président examine au préalable les demandes de grâce des condamnés soumises par les tribunaux géorgiens, (…), les recours en grâce déposés par des parlementaires, des particuliers, des groupes de particuliers, des organisations, des organes publics, ainsi que les demandes formées en vue d’obtenir qu’une personne soit dispensée de l’obligation d’indemnisation du dommage matériel à laquelle elle a été condamnée par un jugement d’un tribunal géorgien au profit d’une entreprise, d’un établissement ou d’une organisation publics.
La grâce peut être accordée à un condamné à sa demande, s’il reconnaît sa culpabilité et s’il se repent. »
Article 2 § 1
« Les demandes de grâce et recours en grâce sont examinés par la Commission des grâces avant d’être soumis au Président. Cette commission (…) est créée afin de procéder à un examen préalable des demandes de grâce et recours en grâce adressés au Président et de formuler des propositions à leur sujet. Les propositions de la commission sont examinées par le Président, à qui appartient la décision finale. »
Article 7
« Si la grâce est accordée, le condamné :
a) peut être dispensé totalement de la peine principale ou accessoire, avec ou sans radiation de son nom du casier judiciaire ;
b) peut être dispensé partiellement de la peine principale ou accessoire, autrement dit, peut bénéficier d’une réduction de la durée de sa peine ;
c) peut voir commuer le reliquat de sa peine en une peine moindre ;
d) peut être dispensé totalement ou partiellement de l’obligation de réparation du dommage matériel pesant sur lui aux termes du jugement de condamnation. »
Article 9
« La grâce ne peut pas être accordée à un condamné :
a) qui, jugé pour avoir commis un crime grave et condamné à une peine d’emprisonnement de plus de cinq ans, n’a pas purgé au moins la moitié de sa peine ;
b) qui, condamné pour la première fois à une peine d’emprisonnement de moins de cinq ans, n’a pas purgé au moins un tiers de sa peine ;
(…)
f) qui a un mauvais profil selon l’établissement de sa détention et est connu pour des atteintes abusives au régime carcéral auquel il est soumis.
La demande de grâce d’un condamné dont la situation tombe sous le coup du présent article n’est examinée par la Commission des grâces que si des circonstances particulières le justifient. »
Article 10
« Avant d’être examinée par la Commission des grâces, la demande de grâce, accompagnée des pièces du dossier produites par l’établissement pénitentiaire concerné, est envoyée pour avis à la Cour suprême de Géorgie, au parquet et au ministère de l’Intérieur.
Avant d’être examinée par la Commission des grâces, la demande de dispense de l’obligation de réparation du dommage matériel, accompagnée des pièces du dossier, est envoyée à la Cour suprême de Géorgie et aux organes de l’administration et de l’auto-administration territoriales, ainsi que, le cas échéant, aux personnes morales qui sont parties civiles.
Les organes et les personnes morales susmentionnés sont tenus de soumettre à la Commission des grâces leurs avis et observations respectifs dans le délai de deux semaines. »
113. Par le décret présidentiel no 426 du 4 octobre 2002, un article 10.1 fut ajouté au décret no 319 ci-dessus. Aux termes de cet article,
« Le Président de la Géorgie a le droit de gracier un condamné en application de l’article 73 § 1, point 14, de la Constitution sans que soient remplies les conditions complémentaires requises par le présent décret. »
3. Les dispositions pertinentes des autres codes
114. Aux termes de l’article 360 du chapitre XIX du code de procédure civile, qui régissait la procédure du contentieux administratif avant l’entrée en vigueur, le 1er janvier 2000, du code deprocédure administrative,
« Le recours doit être introduit devant la cour d’appel du ressort territorial de l’organe dont émane l’acte litigieux. »
115. Les dispositions pertinentes du code de procédure administrative, en vigueur depuis le 1er janvier 2000, sont ainsi libellées :
Article 6 § 1 a)
« Les cours d’appel examinent en première instance les recours concernant : a) la légalité des actes administratifs du Président de la Géorgie ; (…) »
Article 29
« Le recours en contestation d’un acte administratif a un effet suspensif sur l’exécution de cet acte. »
D. Quant au rapport parlementaire
116. Les dispositions pertinentes de la Constitution sont les suivantes :
Article 56 §§ 1 et 2
« En vue de l’étude préliminaire des questions législatives, de l’exécution des décisions, du contrôle des activités du Gouvernement et des organes qui rendent compte au Parlement de leur travail, le Parlement crée des comitéspour la durée de son mandat.
Dans les cas prévus par la Constitution et par le règlement du Parlement, ainsi que sur demande d’un quart des députés au moins, sont également créées des commissions d’enquête et autres commissions provisoires. La représentation de la majorité parlementaire dans une commission provisoire ne doit pas être supérieure à la moitié du nombre des membres de la commission. »
Article 42 § 1
« Toute personne a le droit de saisir un tribunal en vue de la protection de ses droits et libertés. »
117. L’article 60 du code administratif, tel qu’amendé le 2 mars 2001, se lit ainsi :
« 1. Un acte administratif doit être déclaré nul :
a) s’il émane d’un organe ou d’une personne incompétents ;
b) si son exécution peut provoquer une infraction ;
c) si son exécution est impossible pour des raisons de fait objectives ;
d) s’il est contraire à la loi ou si les règles légales régissant sa préparation ou son adoption ont été méconnues en substance.
2. La violation de la loi dont l’absence aurait donné lieu à un acte différent constitue une méconnaissance substantielle des règles légales régissant la préparation et l’adoption d’un acte administratif.
3. Un acte administratif est déclaré nul soit par l’organe dont il émane, soit, s’il s’agit d’un recours hiérarchique ou d’un recours pour excès de pouvoir, respectivement par l’organe administratif supérieur ou par le tribunal administratif. »
118. L’article 257 de l’ancien code de procédure pénale, qui fut en vigueur jusqu’au 15 mai 1999, était ainsi rédigé :
« Lorsqu’au cours de l’examen judiciaire d’une affaire apparaissent des circonstances indiquant que l’infraction a été commise par une personne ne faisant pas l’objet de poursuites pénales, le tribunal prend une ordonnance de mise en mouvement de l’action publique à l’égard de cette personne et envoie sa décision aux organes d’enquête et d’instruction pour action. »
119. Les dispositions pertinentes du nouveau code de procédure pénale, entré en vigueur le 15 mai 1999, sont les suivantes :
Article 539
« Un jugement ou une autre décision judiciaire est mal fondé si : a) la conclusion quant à la culpabilité ne découle pas des éléments de preuve recueillis dans l’affaire ; b) les contradictions entre différents éléments de preuve n’ont pas été tranchées, ce qui met en cause le bien-fondé de la conclusion du tribunal ; c) le tribunal a négligé de prendre en compte, en vue de la prise de décision, des éléments de preuve d’importance substantielle ; d) le tribunal a tiré ses conclusions d’éléments de preuve qui sont irrecevables ou étrangers à l’affaire ; e) en cas d’existence d’éléments de preuve contradictoires, le tribunal a écarté les uns sans fournir d’arguments justifiant l’admission des autres ; f)le tribunal n’a pas accordé au condamné le bénéfice du doute. »
Article 593
« 1. Le jugement (…) peut être annulé en tout ou en partie si de nouvelles circonstances de fait ou de droit sont révélées.
2. Les nouvelles circonstances de fait appellent la révision d’une décision juridictionnelle illégale ou dépourvue de motivation. La révision a lieu notamment lorsque :
a) il est établi judiciairement qu’un témoignage, un rapport d’expertise ou un autre élément de preuve ayant servi de fondement à la décision juridictionnelle contestée, est faux ; b) il est établi judiciairement que le magistrat du siège ou du parquet, l’enquêteur ou l’instructeur ayant connu de l’affaire, a enfreint la loi par sa conduite ; c) il existe un fait nouveau (…) de nature à prouver l’innocence du condamné ou la culpabilité de la personne acquittée, (…) ; d) il existe des faits nouveaux permettant de constater (…) l’irrecevabilité des éléments ayant servi de fondement à la décision. »
E. Quant à la procédure devant la Cour suprême de Géorgie et à la procédure d’exécution de l’arrêt d’acquittement
120. L’article 9 de la loi organique du 12 mai 1999 sur la Cour suprême de Géorgie définit la compétence des chambres de la Cour suprême, dont la chambre des affaires pénales :
« La chambre (…) de la Cour suprême de Géorgie est une instance de cassation, qui (…) examine les pourvois en cassation contre les décisions des cours régionales d’appel, des cours suprêmes des Républiques autonomes d’Abkhazie et d’Adjarie et du collège des affaires pénales de la Cour suprême. »
121. Les dispositions pertinentes du nouveau code de procédure pénale sont ainsi rédigées :
Article 28 a)
« Une procédure pénale ne peut être engagée et l’affaire pénale en cours doit être classée si l’acte litigieux n’est pas visé par le code pénal. »
Article 602 § 2
« Le jugement doit être diligenté pour exécution au plus tard sept jours à compter de la date où il est devenu exécutoire. »
Article 604
« 1. La notification pour exécution d’un jugement, d’un arrêt ou d’une ordonnance incombe au tribunal qui a rendu cette décision. L’ordonnance relative à l’exécution du jugement, accompagnée d’une copie de ce jugement, est envoyée par le juge ou par le président du tribunal à l’organe chargé de l’exécution. (…) ; 2. L’organe chargé de l’exécution informe sans délai le tribunal ayant rendu le jugement de son exécution. (…) »
F. Quant au lieu de détention
122. Aux termes de l’article 6 §§ 1 et 3 de la loi du 22 juillet 1999 sur la détention,
« La peine d’emprisonnement prononcée par un jugement d’un tribunal est exécutée dans un établissement pénitentiaire placé sous la tutelle du ministère de la Justice de Géorgie.
Sur le territoire de Géorgie, ces établissements pénitentiaires sont les suivants :
a) les établissements pénitentiaires de régime commun ;
b) les établissements pénitentiaires à régime strict ;
c) les prisons d’isolement. »
EN DROIT
I. EXCEPTION TIRÉE DU NON-ÉPUISEMENT DES VOIES DE RECOURS INTERNES
1. Thèses des comparants
123. Le conseil du Gouvernement invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes en vertu de l’article 35 de la Convention. Rappelant que le mécanisme de sauvegarde instauré par la Convention revêt un caractère subsidiaire par rapport aux systèmes nationaux de garantie des droits de l’homme (Handyside c. Royaume‑Uni, arrêt du 7 décembre 1976, série A no 24, p. 22, § 48), il est d’avis que la décision de recevabilité rendue par la Cour dans la présente requête a méconnu le principe de subsidiarité consacré par le droit international. Il signale que le Gouvernement n’a pas communiqué à la Cour le rapport parlementaire du 26 septembre 2002 avant l’examen de la question de recevabilité des griefs du requérant. Selon lui, cette omission aurait empêché la Cour de prendre sa décision sur la recevabilité de manière éclairée.
124. Le conseil du Gouvernement relève que la commission d’enquête du Parlement de Géorgie a constaté de nombreuses irrégularités dans la procédure ayant abouti à l’acquittement du requérant (paragraphes 82 et suivants ci-dessus). Or l’Etat défendeur n’aurait pas encore eu la faculté de remédier – à la lumière des conclusions de cette commission – à la situation litigieuse par les moyens internes, dans le cadre de son propre système juridique (Retimag SA c. République fédérale d’Allemagne, no 712/60, décision de la Commission du 16 décembre 1961, Annuaire 8, pp. 29-42). D’après le conseil du Gouvernement, « lorsqu’un parlement national décide de se saisir d’une affaire interne particulièrement sensible afin de vérifier si la légalité des décisions rendues par les autorités judiciaires a été respectée, on ne peut pas décemment croire que cette affaire a été définitivement tranchée dans le pays concerné ».
Présentant un résumé détaillé du rapport parlementaire en question, il invite la Cour à ne pas négliger l’incidence de ce document sur la procédure engagée devant elle. Il rappelle que la commission parlementaire avait suggéré, au vu des illégalités constatées, la révision du procès du requérant et avait conclu qu’avant une telle révision les voies de recours légales n’étaient pas encore épuisées (paragraphe 88 ci-dessus). D’après lui, ce constat de la commission confirme la méconnaissance par le requérant de l’obligation d’épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 de la Convention et a pour conséquence l’irrecevabilité de ses griefs.
125. Le requérant rétorque que le rapport parlementaire en question n’a aucune portée juridique dans le système interne. Par ailleurs, il attire l’attention de la Cour sur le fait que ce rapport n’a été signé que par le président de la commission, alors que, selon le règlement du Parlement, les signatures des autres membres étaient nécessaires pour valider ce document. Le requérant rappelle en outre que le président de la commission était un parlementaire élu de la liste du parti politique de M. Aslane Abachidzé, dirigeant de la République autonome d’Adjarie (« la RA d’Adjarie »).
2. Appréciation de la Cour
126. Même si cette exception d’irrecevabilité a été soulevée tardivement par le Gouvernement (article 55 du règlement), la Cour, eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire, estime devoir l’examiner.
127. Elle relève qu’une commission d’enquête du Parlement de Géorgie a été chargée par le Bureau du Parlement d’étudier les circonstances de l’octroi d’une grâce présidentielle au requérant sans que celui-ci ait lui-même fait aucune démarche à cet effet. Or cette commission procéda également, de son propre chef, à l’examen de la seconde procédure pénale ayant abouti à l’acquittement de l’intéressé et, dans son rapport du 26 septembre 2002, suggéra la réouverture du procès en vue du renvoi de l’affaire devant les organes d’instruction pour complément d’information (paragraphes 72-88 ci-dessus).
La Cour rappelle que, selon la règle de l’épuisement des voies de recours internes, un requérant doit se prévaloir des recours normalement disponibles et suffisants dans l’ordre juridique interne pour permettre d’obtenir la réparation des violations alléguées. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l’effectivité et l’accessibilité voulues. Rien n’impose d’user de recours qui ne sont ni adéquats ni effectifs (voir, entre autres, Akdivar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, p. 1210, § 67 ; Andronicou et Constantinou c. Chypre, arrêt du 9 octobre 1997, Recueil 1997-VI, pp. 2094-2095, § 159).
Aussi ne constituent pas des recours à épuiser au sens de l’article 35 § 1 de la Convention les voies procédurales extraordinaires, ne satisfaisant pas aux critères d’« accessibilité » et d’« efficacité » (voir, mutatis mutandis, Kiiskinen c. Finlande (déc.), no 26323/95, CEDH 1999-V ; Moyá Alvarez c. Espagne (déc.), no 44677/98, CEDH 1999-VIII).
128. La Cour constate que, dans l’ordre juridique géorgien, le rapport d’une commission d’enquête du Parlement au sujet d’une décision de justice n’emporte pas annulation ou révision de celle-ci. Tout au plus les autorités du parquet peuvent-elles juger nécessaire de mettre l’action publique en mouvement pour les faits dont elles auraient ainsi pris connaissance. En l’espèce, le 25 mars 2003, le parquet général de Géorgie, saisi par la partie civile, considéra que les conclusions formulées dans le rapport parlementaire du 26 septembre 2002 ne constituaient pas de nouvelles circonstances de fait ou de droit pouvant justifier la réouverture de l’affaire du requérant (paragraphe 89 ci-dessus).
Le rapport parlementaire n’ayant donné lieu à aucune révision de la procédure ayant abouti à l’acquittement de l’intéressé (paragraphe 47 ci-dessus), le Gouvernement ne saurait valablement prétendre que cette affaire pénale est toujours pendante devant les juridictions internes et que le requérant a saisi la Cour prématurément.
Dans ces conditions, la Cour juge superflu de rechercher si le rapport en question a été régulièrement approuvé par tous les membres de la commission d’enquête.
129. En tout état de cause, la Cour rappelle que le principe de la prééminence du droit et la notion de procès équitable consacrés par l’article 6 de la Convention s’opposent à toute ingérence du pouvoir législatif dans l’administration de la justice dans le but d’influer sur le dénouement judiciaire d’un litige (Raffineries grecques Stran et Stratis Andreadis c. Grèce, arrêt du 9 décembre 1994, série A no 301‑B, p. 82, § 49). Aussi, la Cour trouverait-elle extrêmement préoccupant que la législation ou la pratique d’une Partie contractante puisse permettre à une autorité non judiciaire, quel que soit son degré de légitimité, de s’immiscer dans une procédure judiciaire ou de remettre en cause les conclusions d’un organe judiciaire (mutatis mutandis, Cooper c. Royaume-Uni [GC], no 48843/99, § 130, CEDH 2003-XII).
130. L’arrêt d’acquittement du requérant étant passé en force de chose jugée, le principe de la sécurité des rapports juridiques, qui constitue un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit, exclut, sans préjudice des dispositions de l’article 4 § 2 du Protocole no 7, qu’une autorité non judiciaire vienne remettre en cause ce jugement ou empêcher son exécution (mutatis mutandis, Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, §§ 61 et 62, CEDH 1999-VII ; Riabykh c. Russie, no 52854/99, §§ 51 et 52, CEDH 2003-IX).
131. Eu égard à ce qui précède, la Cour décide d’écarter l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes.
II. QUESTIONS DE JURIDICTION ET DE RESPONSABILITÉ DE L’ETAT DÉFENDEUR AU TITRE DE L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION
132. L’article 1 de la Convention est ainsi libellé :
« Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention. »
1. Thèse du Gouvernement
133. Le Gouvernement admet que la RA d’Adjarie fait partie intégrante de la Géorgie et que les faits incriminés relèvent de la juridiction de l’Etat géorgien. En revanche, il n’aborde pas les difficultés de l’Etat central à exercer sa juridiction au sein de la RA d’Adjarie.
134. Quant au conseil du Gouvernement, à titre liminaire, il attire l’attention de la Cour sur le fait que le gouvernement central de Géorgie n’a pas informé les autorités adjares de la procédure devant la Cour dans cette affaire. Par conséquent, tout en étant directement mises en cause par la présente requête, les autorités adjares n’auraient pas eu la faculté de se justifier devant la Cour pour ce qui est du maintien en détention du requérant.
Relevant que la RA d’Adjarie est soumise aux lois de la Géorgie, le conseil du Gouvernement souligne que la Cour suprême de Géorgie constitue une instance de cassation par rapport à la Cour suprême de la RA d’Adjarie. Il soutient que le droit géorgien est parfaitement appliqué dans cette République et qu’en dehors de la présente affaire, qui a une forte portée politique, il n’y a aucun problème de coopération judiciaire entre les autorités centrales et les autorités locales adjares.
Le conseil du Gouvernement ajoute que contrairement aux deux autres entités autonomes (la RA d’Abkhazie et la région de Tskhinvali), la RA d’Adjarie n’a jamais eu de tendances sécessionnistes et que tout argument selon lequel elle refuserait de coopérer avec les juridictions judiciaires centrales est dénué de fondement. Il soutient que la RA d’Adjarie n’est pas non plus tiraillée entre plusieurs Etats et que l’Etat central géorgien exerce sa pleine juridiction sur celle-ci.
2. Thèse du requérant
135. A l’instar du Gouvernement, le requérant affirme que l’appartenance de la RA d’Adjarie à la Géorgie ne fait aucun doute, ni dans le système interne ni au regard du droit international. Il rappelle que la RA d’Adjarie n’est pas une région sécessionniste, que l’Etat géorgien y exerce sa juridiction et qu’il est responsable devant les instances internationales pour des faits qui se produisent dans toutes ses régions, y compris l’Adjarie. L’intéressé affirme en outre que le pouvoir central ne rencontre aucune difficulté pour exercer sa juridiction dans la RA d’Adjarie. Il estime que la Cour suprême de Géorgie supervise avec succès le fonctionnement des tribunaux adjares et que son cas constitue la seule exception à la règle.
136. Le requérant considère que l’impossibilité d’obtenir l’exécution de la décision par laquelle il a été acquitté est imputable sur le plan interne aux autorités locales adjares, mais également aux autorités centrales, qui ne se montrent pas suffisamment efficaces, et au président de la Géorgie, qui ne remplit pas son rôle de garant de l’Etat. Selon l’intéressé, sa requête ne soulève pas de questions de juridiction et de responsabilité, mais porte sur le manquement de l’Etat défendeur à assurer, par tout moyen possible, l’exécution d’une décision de justice.
3. Appréciation de la Cour
a) Question de « juridiction »
137. Aux termes de l’article 1 de la Convention, les Etats parties « reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la (…) Convention ». Il s’ensuit que les Etats parties répondent de toute violation des droits et libertés protégés que peuvent subir les individus placés sous leur « juridiction » – c’est-à-dire leur compétence – au moment de la violation.
Dans certains cas exceptionnels, cette compétence repose sur des éléments non territoriaux, tels que : actes de puissance publique accomplis à l’étranger par les représentants diplomatiques et consulaires de l’Etat ; activités criminelles d’individus à l’étranger contre les intérêts de l’Etat ou ceux de ses ressortissants ; actes commis sur des navires battant pavillon de l’Etat en cause ou sur des aéronefs et engins spatiaux enregistrés par lui ; crimes internationaux particulièrement graves (compétence universelle).
Toutefois, en règle générale, la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention doit passer pour refléter la conception de cette notion en droit international public (Gentilhomme et autres c. France, nos 48205/99, 48207/99 et 48209/99, § 20, arrêt du 14 mai 2002 ; Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, §§ 59‑61, CEDH 2001-XII). Cette conception est « principalement » ou « essentiellement » territoriale (décision Banković et autres, précitée, ibidem)
138. En plus du territoire étatique proprement dit, la compétence territoriale englobe tout espace qui, au moment de la prétendue violation, se trouve sous le « contrôle global » de l’Etat en cause (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), arrêt du 23 mars 1995, série A no 310), notamment les territoires sous occupation (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, CEDH 2001‑IV), à l’exclusion des espaces qui échappent à ce contrôle (décision Banković et autres précitée).
139. La RA d’Adjarie fait incontestablement partie intégrante du territoire de la Géorgie assujetti à la compétence et au contrôle de cet Etat. Autrement dit, il y a présomption de compétence. Reste à déterminer s’il y a des motifs valables de renverser cette présomption.
140. A cet égard, la Cour rappelle en premier lieu que la Géorgie a ratifié la Convention avec effet pour l’ensemble de son territoire. Qui plus est, nul ne conteste qu’aucun mouvement sécessionniste n’anime la RA d’Adjarie et qu’aucun autre Etat n’y exerce en pratique un contrôle global (voir, a contrario, Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie (déc.) [GC], no 48787/99, 4 juillet 2001, ainsi que Loizidou, précité). En ratifiant la Convention, la Géorgie n’a formulé en vertu de l’article 57 de la Convention aucune réserve spécifique concernant la RA d’Adjarie ou les difficultés d’exercice de sa juridiction sur ce territoire. Une telle réserve aurait d’ailleurs été sans effet, car la jurisprudence n’autorise aucune exclusion territoriale (Matthews c. Royaume-Uni [GC], no 24833/94, § 29, CEDH 1999-I), hormis dans le cas prévu à l’article 56 § 1 de la Convention (territoires dépendants).
141. Contrairement à la Convention américaine relative aux droits de l’homme du 22 novembre 1969 (article 28), la Convention européenne ne renferme aucune « clause fédérale » qui relativiserait les obligations de l’Etat fédéral s’agissant des faits survenus sur le territoire d’un Etat fédéré. De plus, la Géorgie n’est pas un Etat fédéral, de sorte que la RA d’Adjarie n’a pas la qualité d’Etat fédéré. Elle forme une entité qui, comme d’autres (la RA d’Abkhazie et, avant 1991, le district autonome d’Ossétie du Sud), doit jouir d’un statut d’autonomie (paragraphes 108-110 ci-dessus), ce qui est autre chose. Du reste, même si l’on inférait la présence dans la Convention européenne d’une clause fédérale tacite ayant un contenu semblable à celui de l’article 28 de la Convention américaine – ce qui est impossible –, pareil texte ne saurait être interprété comme exonérant l’Etat fédéral de toute responsabilité, puisqu’il exhorte cet Etat à « [prendre] immédiatement les mesures pertinentes, conformément à sa Constitution, (…) pour assurer que [les Etats fédérés] adoptent les dispositions nécessaires à l’exécution de la (…) Convention ».
142. Ainsi, la présomption évoquée au paragraphe 139 ci-dessus se confirme. Il ne saurait d’ailleurs en être autrement pour des raisons de politique juridique, à savoir la nécessité de maintenir l’égalité entre Etats parties et le besoin d’assurer l’effectivité de la Convention. Si la présomption tombait, la Convention pourrait s’appliquer de manière sélective à des parties du territoire de certains Etats parties seulement, vidant ainsi de son contenu le postulat de la protection effective des droits de l’homme qui sous-tend l’ensemble de la Convention, et permettant par là-même une discrimination entre Etats parties, c’est-à-dire entre ceux qui acceptent l’application de la Convention à la totalité de leur territoire et ceux qui ne l’acceptent pas.
143. La Cour parvient donc à la conclusion que les faits dont découlent les violations alléguées relèvent de la « juridiction » de l’Etat géorgien (Bertrand Russell Peace Foundation Ltd c. Royaume-Uni, no 7597/76, décision de la Commission du 2 mai 1978, Décisions et rapports (DR) 14, pp. 117 et 132) au sens de l’article 1 de la Convention.
b) Questions d’imputabilité et de responsabilité
144. La présente requête se distingue des affaires précédemment examinées par la Cour sous l’angle de l’article 1 de la Convention. En effet, dans les affaires en question, les notions d’imputabilité et de responsabilité ont été considérées comme allant de pair, la responsabilité d’un Etat au regard de la Convention n’étant engagée que lorsqu’une violation alléguée pouvait lui être imputable (Loizidou, précité, pp. 20-22, §§ 52-56, et Chypre c. Turquie, précité, pp. 260-262, §§ 75-81).
Dans les affaires précitées, la Cour a notamment considéré que des violations alléguées de la Convention commises sur une portion du territoire d’un Etat partie à la Convention ne pouvaient pas engager la responsabilité de cet Etat lorsque le contrôle sur cette zone était en pratique exercé par un autre Etat (Loizidou, pp. 23‑24, § 62). Tel n’est assurément pas le cas dans la présente affaire, car aucun Etat autre que la Géorgie n’exerçait de contrôle et n’avait donc de juridiction sur la RA d’Adjarie ; d’ailleurs nul n’a soutenu devant la Cour que tel était le cas, bien au contraire (paragraphes 132-136 ci-dessus). L’espèce diffère aussi de l’affaire Banković et autres, qui se distinguait elle-même des deux précédentes par le fait que les Etats défendeurs, parties à la Convention et membres de l’OTAN, n’exerçaient pas de « contrôle global » sur le territoire en cause. Qui plus est, l’Etat qui détenait ce contrôle, à savoir la République fédérale de Yougoslavie, n’était pas partie à la Convention.
145. En l’espèce, le requérant est une personne qui a été acquittée par la Cour suprême de Géorgie (paragraphe 47 ci-dessus) mais a toutefois été maintenue en détention par les autorités locales adjares (paragraphe 59 ci-dessus). Il estime qu’il s’agit là d’un acte arbitraire commis par les autorités locales, mais dénonce également l’inefficacité des mesures prises par le pouvoir central en vue de sa libération.
Il ressort du dossier que les autorités centrales ont effectué toutes les démarches procédurales possibles en droit interne en vue d’obtenir l’exécution de l’arrêt d’acquittement du requérant, qu’elles ont usé de divers moyens politiques de régler le litige et ont maintes fois et avec insistance réitéré leur demande de libération de l’intéressé auprès des autorités adjares. Or ces requêtes sont toutes restées sans réponse (paragraphes 60-69 ci-dessus).
Ainsi, la Cour est amenée à conclure que, dans le système interne, les faits dénoncés par le requérant sont directement imputables aux autorités locales adjares.
146. Toutefois, il convient de rappeler qu’au regard de la Convention seule se trouve en cause la responsabilité internationale de l’Etat, quelle que soit l’autorité nationale à qui est imputable le manquement à la Convention dans le système interne (voir, mutatis mutandis, Foti et autres c. Italie, arrêt du 10 décembre 1982, série A no 56, p. 21, § 63 ; Zimmermann et Steiner c. Suisse, arrêt du 13 juillet 1983, série A no 66, p. 13, § 32 ; Lingens c. Autriche, arrêt du 8 juillet 1986, série A no 103, p. 28, § 46).
Même si l’on peut concevoir qu’un Etat connaisse des difficultés à faire respecter les droits garantis par la Convention sur l’ensemble de son territoire, il demeure que tout Etat partie à la Convention est responsable des événements qui se produisent à n’importe quel endroit de son territoire national.
En outre, la Convention ne se contente pas d’astreindre les autorités suprêmes des Etats contractants à respecter elles-mêmes les droits et libertés qu’elle consacre ; elle implique aussi qu’il leur faut, pour en assurer la jouissance, empêcher ou corriger la violation aux niveaux inférieurs (Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 90-91, § 239). Les autorités supérieures d’un Etat ont le devoir d’imposer à leurs subordonnés le respect de la Convention et ne sauraient se retrancher derrière leur impuissance à la faire respecter (ibidem, p. 64, § 159).
147. Malgré les dysfonctionnements de certains mécanismes étatiques en Géorgie et l’existence de territoires à statut particulier, la RA d’Adjarie est juridiquement soumise au contrôle de l’Etat géorgien. Les relations existant entre les autorités locales adjares et le pouvoir central sont telles que seule la défaillance du second peut permettre une méconnaissance durable des dispositions de la Convention au niveau local. Or le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention implique et exige la mise en œuvre d’un système étatique de nature à garantir le respect de la Convention sur tout son territoire et à l’égard de chaque individu. C’est d’autant plus vrai que, d’une part, cette disposition ne soustrait aucune partie de la « juridiction » des Etats membres à l’empire de la Convention et que, d’autre part, c’est par l’ensemble de leur « juridiction » – laquelle, souvent, s’exerce d’abord à travers la Constitution – que ces Etats répondent de leur respect de la Convention (Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, Recueil 1998-I, pp. 17-18, § 29).
148. Les autorités d’une entité territoriale d’un Etat représentent des institutions de droit public qui accomplissent des fonctions confiées par la Constitution et la loi. La Cour rappelle à cet égard que l’expression « organisation gouvernementale » ne saurait désigner en droit international exclusivement le gouvernement ou les organes centraux de l’Etat. Là où il y a décentralisation du pouvoir, elle désigne toute autorité nationale qui exerce des fonctions publiques. Par conséquent, ces autorités n’ont pas qualité pour saisir la Cour sur le fondement de l’article 34 de la Convention (Section de commune d’Antilly c. France (déc.), no 45129/98, CEDH 1999‑VIII ; Ayuntamiento de Mula c. Espagne (déc.), no 55346/00, CEDH 2001-I).
Il ressort de ces principes qu’en l’espèce les autorités régionales adjares ne sauraient être qualifiées d’organisation non gouvernementale ou de groupement de personnes ayant un intérêt commun, au sens de l’article 34 de la Convention. Dès lors, elles n’ont pas la faculté de saisir la Cour d’une requête, pas plus que le droit de présenter devant elle une plainte dirigée contre les autorités centrales de l’Etat géorgien.
149. La Cour insiste ainsi sur le fait que les autorités supérieures de l’Etat géorgien assument au regard de la Convention la responsabilité objective de la conduite de leurs subordonnés (Irlande c. Royaume-Uni, précité, p. 64, § 159). Seule la responsabilité de l’Etat géorgien en tant que tel – et non celle d’un pouvoir ou d’un organe interne – est en cause devant la Cour. La Cour ne saurait avoir pour interlocuteurs plusieurs autorités ou juridictions nationales, et les différends institutionnels ou de politique interne ne sauraient être examinés par elle.
150. La Cour en conclut que les faits dont découlent les violations alléguées relèvent de la « juridiction » de la Géorgie au sens de l’article 1 de la Convention et que, même si dans le système interne ces faits sont directement imputables aux autorités locales de la RA d’Adjarie, seule la responsabilité de l’Etat géorgien se trouve engagée au regard de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
151. Le requérant estime avoir été victime d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention après la grâce présidentielle qui lui fut accordée le 1er octobre 1999, et il qualifie d’arbitraire sa détention depuis l’arrêt d’acquittement du 29 janvier 2001.
Les dispositions pertinentes de l’article 5 § 1 de la Convention sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
(…)
c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;
(…) »
A. Période de détention du requérant postérieure à la grâce présidentielle du 1er octobre 1999
1. Thèse du Gouvernement
152. Dans ses observations soumises après la décision sur la recevabilité (paragraphes 4 et 9 ci-dessus), le Gouvernement rappelle que l’acte présidentiel de grâce a fait l’objet d’un recours devant les juridictions administratives et que son exécution a été suspendue conformément à l’article 29 du code de procédure administrative. La procédure devant les juridictions administratives s’est terminée le 11 juillet 2000, date à laquelle la Cour suprême de Géorgie a rejeté en dernier ressort le moyen, soulevé par la manufacture de tabac, tiré de l’illégalité de l’ordonnance présidentielle de grâce. Cet arrêt constituerait la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, et le grief du requérant relatif à sa détention prétendument illégale entre les 1er octobre et 11 décembre 1999 serait tardif.
153. Quant au bien-fondé du grief, le Gouvernement soutient que la période de détention subie par l’intéressé entre le 1er octobre et le 11 décembre 1999 était en parfaite conformité avec les exigences de l’article 5 § 1 a) de la Convention. Condamné à huit ans d’emprisonnement le 28 novembre 1994 par la Cour suprême de la RA d’Adjarie, le requérant fut gracié par le président de la Géorgie le 1er octobre 1999 (paragraphes 21 et 22 ci-dessus). Cet acte présidentiel a aussitôt été attaqué par la manufacture de tabac devant la Cour suprême de la RA d’Adjarie (paragraphe 24 ci-dessus). Par ce fait même, l’exécution de la mesure de grâce a été suspendue conformément à l’article 29 du code de procédure administrative (paragraphe 115 ci-dessus), et la détention de l’intéressé a continué de reposer sur le jugement de condamnation du 28 novembre 1994. La procédure devant les juridictions administratives n’ayant pris fin que par l’arrêt de cassation du 11 juillet 2000, date à laquelle la manufacture a été déboutée en dernier ressort par la Cour suprême de Géorgie (paragraphe 29 ci-dessus), la période de détention subie par le requérant entre le 1er octobre et le 11 décembre 1999 aurait eu pour fondement le jugement de condamnation du 28 novembre 1994 et serait donc conforme tant au droit interne qu’aux exigences de l’article 5 § 1 a) de la Convention.
154. Selon le conseil du Gouvernement, le requérant a été gracié pour des raisons purement politiques. A l’instar du Gouvernement, il estime que la détention du requérant durant cette période reposait sur le jugement de condamnation rendu à son égard le 28 novembre 1994 par la Cour suprême de la RA d’Adjarie.
2. Thèse du requérant
155. Le requérant considère d’abord que sa détention ayant débuté le 1er octobre 1999 constitue un tout et qu’il est détenu illégalement depuis cette date. Il rappelle à cet égard qu’entre sa détention aux fins de la première procédure pénale et sa détention ayant résulté de sa seconde condamnation, son statut n’a subi aucun changement visible et que la totalité de sa privation de liberté depuis la mesure de grâce sert le même objectif politique des autorités adjares. C’est pourquoi il invite la Cour à examiner dans son ensemble sa détention ayant commencé le 1eroctobre 1999 et se poursuivant à ce jour.
156. Ensuite, l’intéressé affirme que, durant la période écoulée entre le 1er octobre et le 11 décembre 1999, il n’y avait aucun fondement ni titre légal justifiant son maintien en détention. Il insiste sur le fait que, contrairement à lui, les deux autres condamnés graciés par le président de la Géorgie en vertu de la même ordonnance (paragraphe 22 ci-dessus) ont été libérésimmédiatement.
157. Dans ses observations soumises à la Cour après la décision sur la recevabilité et durant l’audience du 19 novembre 2003, le requérant s’est plaint pour la première fois de sa mise en examen en décembre 1999 dans la seconde affaire pénale, ainsi que de sa détention subséquente. Il a affirmé notamment qu’il n’existait aucune « raison plausible de soupçonner » qu’il était impliqué dans les activités du groupe criminel de M. David Assanidzé. Son acquittement prononcé le 29 janvier 2001 aurait démontré que la seconde affaire pénale diligentée à son encontre avait été montée de toutes pièces et que sa détention dans le cadre de cette procédure était également contraire aux exigences de l’article 5 § 1 de la Convention.
3. Appréciation de la Cour
158. La Cour relève d’emblée qu’en droit géorgien une décision normative émanant du président de la Géorgie constitue un acte administratif susceptible de recours devant le juge administratif (article 60 du code administratif et article 6 § 1 a) du code de procédure administrative, paragraphes 117 et 115 ci-dessus). L’ordonnance de grâce du 1er octobre 1999 ayant été aussitôt contestée devant les juridictions internes par la manufacture de tabac, son exécution a été suspendue conformément à l’article 29 du code de procédure administrative et n’est devenue exécutoire que le 11 juillet 2000, date à laquelle la manufacture a été déboutée en dernier ressort par la Cour suprême de Géorgie (paragraphe 29 ci-dessus). Entre-temps, le 11 décembre 1999, le requérant avait déjà été mis en examen dans la seconde affaire pénale et n’avait pas pu être libéré (paragraphes 27, 34 et 35 ci-dessus).
159. Contrairement à l’intéressé, la Cour estime que la période de détention postérieure à la grâce présidentielle du 1er octobre 1999 ne saurait être considérée comme formant un tout avec son maintien en détention depuis le 29 janvier 2001, date de son acquittement (paragraphe 47 ci-dessus). Même si ces périodes de détention n’ont pas été entrecoupées par une mise en liberté, elles ont été précédées par des périodes de détention distinctes, infligées au requérant dans le cadre de deux procédures séparées et ayant des bases légales différentes.
La Cour aura donc à déterminer l’étendue de son examen relatif à chacune de ces périodes (du 1er octobre au 11 décembre 1999 et du 29 janvier 2001 à aujourd’hui) au regard des règles de recevabilité, et en particulier de la règle selon laquelle la Cour doit être saisie « dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive », c’est-à-dire de l’acte clôturant le processus d’« épuisement des voies de recours internes » au sens de l’article 35 § 1 de la Convention (Kadikis c. Lettonie (no 2) (déc.), no 62393/00, 25 septembre 2003).
160. Le 12 novembre 2002, la chambre initialement saisie a déclaré recevable l’ensemble du grief du requérant tiré de l’article 5 § 1 de la Convention.
Néanmoins, selon l’article 35 § 4 de la Convention, la Cour peut déclarer un grief irrecevable « à tout stade de la procédure » ; la règle de six mois est une règle d’ordre public et la Cour est compétente pour l’appliquer d’office (voir, entre autres, Kadikis (no 2), décision précitée). A la lumière des observations du Gouvernement et des circonstances particulières de l’affaire, la Cour estime qu’il y a lieu en l’espèce d’examiner sous l’angle de cette règle les différentes périodes de détention subies par le requérant.
161. Pour ce qui est de la première période de détention (du 1er octobre au 11 décembre 1999), la Cour n’estime pas nécessaire de rechercher si le délai de six mois commençait à courir à partir du 1er octobre 1999, date de l’octroi de la grâce présidentielle, ou, comme le soutient le Gouvernement, à partir du 11 juillet 2000, date à laquelle la Cour suprême de Géorgie débouta la manufacture de tabac en dernier ressort (paragraphe 152 ci-dessus). Quelle que soit la date retenue, la Cour constate que le grief tiré de l’article 5 § 1, en tant qu’il concerne cette première période de détention, a été introduit en dehors du délai de six mois puisque le requérant a saisi la Cour le 2 juillet 2001. Il s’ensuit que cet aspect de la requête doit être rejeté pour tardiveté.
162. Quant au grief relatif à la mise en examen de l’intéressé le 11 décembre 1999 dans la seconde affaire pénale, et à sa détention subséquente jusqu’à l’acquittement, la Cour note qu’il a été soulevé pour la première fois devant elle les 23 septembre et 19 novembre 2003 (paragraphe 157 ci-dessus). En conséquence, il n’est pas visé par la décision de recevabilité du 12 novembre 2002, qui délimite le cadre à l’intérieur duquel doit se placer la Cour (voir, entre autres, Peltier c. France, no 32872/96, § 20, 21 mai 2002 ; Craxi c. Italie (no 1), no 34896/97, § 55, 5 décembre 2002 ; Göç c. Turquie [GC], no 36590/97, § 36, CEDH 2002-V). Il s’ensuit que ce grief sort du champ d’examen de l’affaire telle qu’elle a été déférée à la Grande Chambre.
163. La Cour limitera donc son examen aux griefs du requérant, relatifs à la période de détention ayant débuté le 29 janvier 2001.
B. Période de détention du requérant du 29 janvier 2001 à ce jour
1. Thèse du Gouvernement
164. A aucun stade de la procédure et malgré les demandes de la Cour, le Gouvernement n’a fourni d’argument juridique quelconque au sujet de la détention subie par le requérant après son acquittement prononcé le 29 janvier 2001. Dans ses observations exclusivement factuelles, soumises le 18 avril 2002, il a déclaré être obligé de se limiter aux faits de l’espèce (paragraphe 4 ci-dessus).
Par la suite, le Gouvernement s’est également abstenu de répondre à la question du bien-fondé de ce grief. En revanche, son conseil affirme qu’il est tout à fait légitime que l’intéressé soit maintenu en détention malgré l’arrêt d’acquittement du 29 janvier 2001. Cette légitimité découlerait du défaut de fondement de l’acquittement sur le plan juridique. Le conseil du Gouvernement appuie ses arguments essentiellement sur les conclusions du rapport parlementaire du 26 septembre 2002. Compte tenu de l’illégalité de l’arrêt du 29 janvier 2001, la détention du requérant depuis cette date reposerait selon lui sur l’arrêt de condamnation du 2 octobre 2000 (paragraphe 44 ci-dessus), qui seul demeurerait en vigueur. Cette détention tomberait par conséquent sous le coup de l’article 5 § 1 a) de la Convention et serait en parfaite conformité avec cette disposition. Même s’il n’en était pas ainsi, vu les liens dangereux que l’intéressé avait avec différents groupes mafieux et terroristes, sa détention serait en tout état de cause justifiée aux fins de l’article 5 § 1 c) de la Convention.
Le conseil du Gouvernement estime en outre que les conclusions présentées dans le rapport parlementaire susmentionné constituent des faits nouveaux susceptibles de conduire au réexamen de la seconde affaire pénale contre le requérant.
165. Quant à l’incidence du lieu de détention de l’intéressé sur la légalité de sa privation de liberté à la lumière de la Convention, le Gouvernement se réfère à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Bizzotto c. Grèce (arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996‑V) et soutient qu’un lieu de détention, fût‑il illégal au regard du droit interne, ne confère pas à lui seul à la privation de liberté un caractère contraire à l’article 5 § 1 de la Convention.
2. Thèse du requérant
166. Le requérant se plaint d’être maintenu en détention malgré son acquittement intervenu en 2001 et qualifie d’arbitraire cette privation de liberté. Il estime que son maintien en détention arrange les autorités locales adjares, lesquelles souhaitent à son avis se débarrasser de lui. Il affirme être victime d’une vengeance politique.
167. Dans ses observations soumises à la Cour le 23 septembre 2003, ainsi que durant l’audience du 19 novembre 2003, l’intéressé s’est plaint pour la première fois de son maintien dans un lieu de détention illégal au regard du droit interne, à savoir dans une cellule de type carcéral (mesurant six mètres carrés) du ministère adjare de la Sécurité. Depuis son arrestation en 1993, le requérant serait détenu dans cette cellule exiguë dans des conditions d’isolement total et n’en serait jamais sorti.
Il rappelle que, selon le droit interne, ce lieu est destiné au maintien en détention des personnes mises en examen durant l’instruction préparatoire et que, même en l’absence de grâce présidentielle et d’acquittement en sa faveur, il aurait dû être transféré dans un établissement pénitentiaire à régime strict aussitôt après ses condamnations des 28 novembre 1994 et 2 octobre 2000. L’intéressé estime que cet aspect de sa détention emporte violation de ses droits au regard de l’article 5 § 1 de la Convention.
168. C’est aussi dans les observations et plaidoiries des 23 septembre et 19 novembre 2003 que le requérant a pour la première fois invité la Cour à examiner la question de son lieu de détention également sous l’angle de l’article 3 de la Convention et à conclure à l’existence d’un traitement dégradant à son égard.
3. Appréciation de la Cour
a) Quant à la légalité de la détention
169. La Cour rappelle d’abord que l’article 5 de la Convention garantit le droit fondamental à la liberté et à la sûreté. Ce droit revêt une très grande importance dans « une société démocratique », au sens de la Convention (De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique, arrêt du 18 juin 1971, série A no 12, p. 36, § 65 ; Winterwerp c. Pays-Bas, arrêt du 24 octobre 1979, série A no 33, p. 16, § 37).
170. Tout individu a droit à la protection de ce droit, c’est-à-dire à ne pas être ou rester privé de liberté (Weeks c. Royaume-Uni, arrêt du 2 mars 1987, série A no 114, p. 22, § 40), sauf dans le respect des exigences du paragraphe 1 de l’article 5. La liste des exceptions que dresse l’article 5 § 1 revêt un caractère exhaustif (Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 170, CEDH 2000‑IV ; Quinn c. France, arrêt du 22 mars 1995, série A no 311, p. 17, § 42), et seule une interprétation étroite cadre avec le but et l’objet de cette disposition : assurer que nul ne soit arbitrairement privé de sa liberté (Engel et autres c. Pays‑Bas, arrêt du 8 juin 1976, série A no 22, p. 25, § 58 ; Amuur c. France, arrêt du 25 juin 1996, Recueil 1996‑III, p. 848, § 42).
171. Toutefois, il n’est pas suffisant que la privation de liberté ait lieu dans le cadre des cas autorisés par l’article 5 § 1. Si un individu se voit arrêté ou détenu, il doit bénéficier des diverses garanties des paragraphes 2 à 5 de l’article 5 dans la mesure où elles entrent en ligne de compte (Weeks, précité, p. 22, § 40).
Ainsi, les dispositions de l’article 5 requièrent que la détention ait lieu selon « les voies légales » et que toute décision prise par les juridictions internes dans la sphère d’application de l’article 5 soit conforme aux exigences procédurales et de fond fixées par une loi préexistante (Agee c. Royaume-Uni, no 7729/76, décision de la Commission du 17 décembre 1976, DR 7, p. 165). En cette matière, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (Quinn, précité, pp. 18-19, § 47 ; Chahal c. Royaume-Uni, arrêt du 15 novembre 1996, Recueil 1996-V, p. 1864, § 118). S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne au regard de l’article 5 § 1, l’inobservation du droit interne entraîne un manquement à la Convention et la Cour peut et doit vérifier si ce droit a été respecté (Scott c. Espagne, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, p. 2396, § 57 ; Benham c. Royaume‑Uni, arrêt du 10 juin 1996, Recueil 1996‑III, p. 753, § 41 ; Giulia Manzoni c. Italie, arrêt du 1er juillet 1997, Recueil 1997-IV, p. 1190, § 21).
172. En l’espèce, le requérant a été détenu par les autorités adjares aux fins de l’article 5 § 1 c) à partir du 11 décembre 1999, date de sa mise en examen dans le cadre d’une nouvelle procédure (paragraphe 34 ci-dessus). Pourtant, cette situation a pris fin par son acquittement prononcé le 29 janvier 2001 par la Cour suprême de Géorgie qui a en même temps ordonné sa libération immédiate (paragraphes 47 et 56 ci-dessus). Depuis, sans qu’aucune révision du procès n’ait eu lieu et qu’aucun nouveau titre de détention ne soit intervenu à son encontre, l’intéressé demeure en détention. Ainsi, la privation de liberté dont il fait l’objet depuis le 29 janvier 2001 ne repose sur aucune loi nationale ni aucun titre. Cette détention ne peut donc s’appuyer sur aucun alinéa de l’article 5 § 1 de la Convention.
173. En ce qui concerne la conformité de la détention du requérant avec le but de l’article 5 – à savoir la protection contre l’arbitraire –, la Cour fait observer qu’il est inconcevable que dans un Etat de droit un individu demeure privé de sa liberté malgré l’existence d’une décision de justice ordonnant sa libération.
174. Ainsi qu’il ressort du dossier, l’Etat central lui-même a affirmé à plusieurs reprises qu’il n’y avait aucun fondement à la détention du requérant. Les autorités judiciaires et administrativescentrales ont ouvertement dénoncé auprès des autorités adjares le caractère arbitraire que revêtait cette privation de liberté au regard du droit interne et de l’article 5 de la Convention. Toutefois, ces nombreux rappels et demandes en vue de la libération du requérant n’ont jamais été entendus (paragraphes 60-69 ci-dessus).
175. Aux yeux de la Cour, la détention d’une personne pour une période indéterminée et imprévisible, sans que cette détention se fonde sur une disposition légale précise ou sur une décision judiciaire, est incompatible avec le principe de la sécurité juridique (voir, mutatis mutandis, Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 62, CEDH 2000-IX), revêt un caractère arbitraire et va à l’encontre des éléments fondamentaux de l’Etat de droit.
176. La Cour conclut dès lors que, depuis le 29 janvier 2001, le requérant fait l’objet d’une détention arbitraire, en violation des dispositions de l’article 5 § 1 de la Convention.
b) Quant au lieu de détention
177. Différentes modalités de la détention sont contestées en l’espèce : d’une part, le lieu de détention lui-même, prétendument illégal à la lumière du droit interne, et, d’autre part, l’isolement total du requérant.
178. Ayant conclu au caractère arbitraire du maintien en détention de l’intéressé depuis son acquittement, la Cour estime que le grief distinct tiré de l’irrégularité du lieu de détention au regard du droit interne n’ajoute rien à la violation déjà constatée. Dès lors, elle juge superflu d’examiner cette question séparément sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention.
Quant au grief du requérant selon lequel son séjour dans une cellule du ministère adjare de la Sécurité, dans des conditions d’isolement total, tomberait sous le coup de l’article 3 de la Convention, la Cour note qu’il a été soulevé pour la première fois devant elle le 23 septembre 2003 (paragraphe 167 ci-dessus) et par conséquent n’est pas visé par la décision de recevabilité du 12 novembre 2002, qui fixe le cadre à l’intérieur duquel la Cour doit se placer (voir, entre autres, Peltier, précité, § 20 ; Craxi (no1), précité, § 55 ; Göç, précité, § 36). Il s’ensuit que ce grief sort du champ d’examen de l’affaire telle qu’elle a été déférée à la Grande Chambre.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
179. Le requérant soutient que la non-exécution de l’arrêt d’acquittement méconnaît les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention, qui dispose :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…) »
1. Thèses des comparants
180. Le Gouvernement ne fournit pas d’arguments au sujet de ce grief. Faisant référence à l’arrêt de la Cour dans l’affaire Hornsby c. Grèce (arrêt du 19 mars 1997, Recueil 1997‑II), le requérant demande à la Cour de conclure à la violation de ses droits au regard de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
181. La Cour rappelle que l’exécution d’un jugement ou arrêt, de quelque juridiction que ce soit, doit être considérée comme faisant partie intégrante du procès au sens de l’article 6 (voir, mutatis mutandis, Hornsby, précité, pp. 510-511, § 40 ; Bourdov c. Russie, no 59498/00, §§ 34 et 35, CEDH 2002-III ; Jasiūnienė c. Lituanie, no 41510/98, § 27, 6 mars 2003).
182. Les garanties consacrées par l’article 6 de la Convention seraient illusoires si l’ordre juridique ou administratif internes d’un Etat contractant permettaient qu’une décision d’acquittement, décision judiciaire définitive et obligatoire, reste inopérante au détriment de la personne acquittée. En effet, on ne comprendrait pas que le paragraphe 1 de l’article 6 combiné avec le paragraphe 3 impose aux Etats contractants des mesures positives à l’égard de toute personne accusée (voir, notamment, Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, arrêt du 6 décembre 1988, série A no 146, pp. 33-34, § 78) et décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties, sans qu’il protège en même temps la mise en œuvre d’une décision d’acquittement rendue à l’issue de cette procédure. Une procédure pénale forme un tout et la protection de l’article 6 ne cesse pas avec la décision d’acquittement (voir, mutatis mutandis, Belziuk c. Pologne, arrêt du 25 mars 1998, Recueil 1998‑II, p. 570, § 37).
183. Appliquant à l’espèce les principes ainsi dégagés, la Cour insiste sur l’impossibilité pour le requérant d’obtenir l’exécution du jugement d’un tribunal ayant décidé du bien-fondé des accusations pénales portées contre lui au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle n’estime pas nécessaire de rechercher quelle autorité ou administration interne est responsable de la non-exécution de l’arrêt rendu il y a plus de trois ans. Elle rappelle seulement que l’administration dans son ensemble constitue un élément de l’Etat de droit et que son intérêt s’identifie donc avec celui d’une bonne administration de la justice (Hornsby, arrêt précité, p. 511, § 41). Si l’administration d’un Etat pouvait refuser ou omettre de faire exécuter une décision d’acquittement, ou encore tarder ou manquer à le faire, les garanties de l’article 6 dont la personne acquittée a auparavant bénéficié pendant la phase judiciaire de la procédure deviendraient partiellement illusoires.
184. Partant, la non-exécution, pendant plus de trois ans, de l’arrêt du 29 janvier 2001, décision judiciaire définitive et exécutoire, a retiré tout effet utile aux dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention.
V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 5 § 4 ET 13 DE LA CONVENTION
185. Le requérant estime que la non-exécution du dispositif de l’arrêt d’acquittement du 29 janvier 2001 ordonnant sa libération immédiate emporte violation de ses droits au regard des articles 5 § 4 et 13 de la Convention, qui se lisent ainsi :
Article 5 § 4
« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
186. Le Gouvernement ne fournit pas d’arguments sur ce point. Son conseil affirme que le requérant a toujours eu la possibilité de contester la légalité et le bien-fondé de sa détention, conformément aux exigences des articles 5 § 4 et 13 de la Convention, et que les nombreuses demandes en vue de sa libération en témoignent.
187. La Cour note que les griefs tirés des articles 5 § 4 et 13 de la Convention sont fondés sur la non-exécution de la deuxième partie du dispositif de l’arrêt d’acquittement ordonnant la libération immédiate du requérant (paragraphe 56 ci-dessus). Ils soulèvent donc essentiellement la même question juridique – sur la base des mêmes faits – que celle examinée par la Cour sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention. En conséquence, il n’y a pas lieu d’examiner ces griefs séparément.
VI. SUR LA VIOLATION DES AUTRES DISPOSITIONS DE LA CONVENTION
1. Sur la violation alléguée de l’article 5 § 3 de la Convention
188. Sans développer ses arguments à l’appui de ce grief, le requérant affirme que le caractère illégal de son maintien en détention emporte automatiquement violation de l’article 5 § 3 à son égard.
L’article 5 § 3 de la Convention est ainsi libellé :
« Toute personne arrêtée ou détenue, dans les conditions prévues au paragraphe 1 c) du présent article, doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires et a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. »
189. A aucun stade de la procédure, le Gouvernement n’a soumis d’observations au sujet de ce grief.
190. La Cour relève que la période de détention au titre de laquelle l’intéressé pourrait se prévaloir des garanties de l’article 5 § 3 a pris fin le 2 octobre 2000 (paragraphe 44 ci-dessus), jour de sa condamnation en premier ressort par la Cour suprême de la RA d’Adjarie, soit en dehors du délai de six mois prévu à l’article 35 § 1 de la Convention (paragraphes 160-161 ci-dessus). Il s’ensuit que ce grief doit être rejeté pour tardiveté.
2. Sur la violation alléguée de l’article 10 § 1 de la Convention
191. Le requérant estime qu’il a été victime de la violation de ses droits au regard de l’article 10 § 1 de la Convention, qui dispose :
« Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations. »
A aucun stade de la procédure, l’intéressé n’a fourni d’arguments complémentaires à l’appui de ce grief. En effet, il s’est borné à affirmer que la violation de l’article 10 § 1 à son égard se trouvait « intimement liée à celle de l’article 5 § 1 de la Convention ».
Le Gouvernement ne formule aucune observation en réponse.
192. Dans ces conditions, la Cour conclut que le grief soulevé par le requérant sur le terrain de l’article 10 § 1 de la Convention n’est pas étayé.
3. Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 4
193. Le requérant estime que son maintien en détention porte atteinte à ses droits au regard de l’article 2 du Protocole no 4, qui est ainsi libellé :
« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un Etat a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.
2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.
(…) »
Le Gouvernement estime qu’il n’y a pas eu violation de cette disposition en l’espèce, dès lors que l’intéressé ne s’est jamais vu infliger de mesure restreignant sa liberté de circuler dans le pays ou de le quitter. Certes, la détention du requérant exclurait pour lui la possibilité de faire usage de son droit au regard de cette disposition, mais cette impossibilité résulterait de son maintien en détention et non d’une violation de ses droits découlant de l’article 2 du Protocole no 4.
194. La Cour estime qu’en l’espèce il s’agit non pas d’une simple restriction à la liberté de circuler au sens de l’article 2 du Protocole no 4, mais, comme la Cour l’a déjà constaté, d’une détention arbitraire relevant de l’article 5 de la Convention. Il n’y a donc pas lieu de procéder à l’examen du grief tiré de l’article 2 du Protocole no 4.
VII. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
195. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages
196. Le requérant formule les prétentions suivantes : a) en réparation du préjudice matériel (perte des revenus mensuels depuis le 1er octobre 1999), il demande 12 000 euros (EUR) ; b) pour le dommage moral, il sollicite 3 000 000 d’EUR.
197. Le Gouvernement estime que la somme de 3 000 000 d’EUR réclamée par l’intéressé est « très exagérée ». Selon lui, ce dernier n’a présenté aucun argument factuel et juridique valable concernant la violation des dispositions de la Convention qui justifierait l’octroi d’un montant aussi élevé. Rappelant qu’un arrêt de la Cour constatant une violation à la Convention oblige les Etats à effacer les conséquences de la violation en question de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (restitutio in integrum), le Gouvernement demande à la Cour de ne pas faire droit à la demande de satisfaction équitable du requérant et de la rejeter comme mal fondée.
Dans l’hypothèse où la Cour en déciderait autrement, le Gouvernement invite celle-ci à prendre en compte la grave crise socio-économique que traverse la Géorgie, ainsi que la situation budgétaire de l’Etat, qui selon lui ne permettrait pas de verser à l’intéressé des sommes élevées pendant une longue période. Ainsi, en cas de constat de violation des dispositions de la Convention, le Gouvernement souhaite que la Cour alloue au requérant un montant raisonnable au titre du dommage moral.
Le Gouvernement n’a pas formulé de commentaires sur la somme réclamée par l’intéressé au titre du dommage matériel.
198. La Cour rappelle que, dans le cadre de l’exécution d’un arrêt en application de l’article 46 de la Convention, un arrêt constatant une violation entraîne pour l’Etat défendeur l’obligation juridique au regard de cette disposition de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée s’il y a lieu la satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l’Etat défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer dans la mesure du possible les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004-I ; Menteş et autres c. Turquie (article 50), arrêt du 24 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1695, § 24 ; Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII).
En outre, il résulte de la Convention, et notamment de son article 1, qu’en ratifiant la Convention les Etats contractants s’engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci. Par conséquent, il appartient à l’Etat défendeur d’éliminer, dans son ordre juridique interne, tout obstacle éventuel à un redressement adéquat de la situation du requérant (Maestri, précité, § 47).
199. En l’espèce, en ce qui concerne le préjudice moral déjà subi, la Cour considère que la violation de la Convention a causé au requérant un tort certain et considérable. Détenu arbitrairement en méconnaissance des principes fondateurs de l’Etat de droit, l’intéressé est dans une situation d’impuissance et de frustration. Il est confronté, d’une part, au refus des autorités adjares de se conformer à l’arrêt d’acquittement rendu il y a trois ans déjà et, d’autre part, à l’échec des tentatives auxquelles s’est livré l’Etat central pour que les autorités locales respectent cette décision.
200. Quant au dommage matériel, vu l’absence de pièces justificatives concernant les revenus mensuels du requérant avant son arrestation, la Cour n’est pas en mesure de le chiffrer avec précision. Toutefois, elle estime que l’intéressé a nécessairement subi un tel préjudice du fait de son maintien en détention injustifié, alors qu’à partir du 29 janvier 2001 il aurait pu retrouver un emploi et reprendre ses activités.
201. En conséquence, statuant en équité et sur la base des critères définis dans sa jurisprudence, la Cour alloue au requérant pour l’ensemble des préjudices 150 000 EUR au titre de la période de détention subie du 29 janvier 2001 au jour du prononcé du présent arrêt, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
202. Pour ce qui est des mesures que l’Etat défendeur devra adopter (paragraphe 198 ci-dessus), sous le contrôle du Comité des Ministres, afin de mettre un terme à la violation constatée, la Cour rappelle que ses arrêts ont un caractère déclaratoire pour l’essentiel et qu’en général il appartient au premier chef à l’Etat en cause de choisir les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l’arrêt de la Cour (voir, entre autres, Scozzari et Giunta, précité, § 249 ; Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, § 20, CEDH 2001-I ; Akdivar et autres c. Turquie (article 50), arrêt du 1er avril 1998, Recueil 1998-II, pp. 723-724, § 47 ; Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 25, § 58). Ce pouvoir d’appréciation quant aux modalités d’exécution d’un arrêt traduit la liberté de choix dont est assortie l’obligation primordiale imposée par la Convention aux Etats contractants : assurer le respect des droits et libertés garantis (article 1) (voir, mutatis mutandis, Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50), arrêt du 31 octobre 1995, série A no 330-B, pp. 58-59, § 34).
Toutefois, en l’espèce, la nature même de la violation constatée n’offre pas réellement de choix parmi différentes sortes de mesures susceptibles d’y remédier.
203. Dans ces conditions, eu égard aux circonstances particulières de l’affaire et au besoin urgent de mettre fin à la violation des articles 5 § 1 et 6 § 1 de la Convention (paragraphes 176 et 184 ci-dessus), la Cour estime qu’il incombe à l’Etat défendeur d’assurer la remise en liberté du requérant dans les plus brefs délais.
B. Frais et dépens
204. Pour les frais et dépens, le requérant réclame une somme de 37 000 EUR, ainsi ventilée : 2 000 EUR pour les frais de secrétariat et d’interprétation afférents à la procédure devant la Cour ; 1 800 EUR au titre des frais de déplacement de son avocat de Tbilissi à Batoumi en vue de la préparation de la défense devant les juridictions internes ; 42 000 dollars américains (USD), soit 33 200 EUR environ, au titre des honoraires de Me Khatiachvili, qui fut l’avocat de l’intéressé devant les juridictions internes, ainsi que devant la Cour.
Hormis le contrat conclu le 30 novembre 2000 entre le fils du requérant et Me Khatiachvili, le requérant n’a fourni aucune pièce justificative à l’appui de ses demandes, en dépit des exigences de l’article 60 § 2 du règlement de la Cour. Aux termes du contrat susmentionné, « si M. Tenguiz Assanidzé obtient gain de cause devant la Cour suprême de Géorgie, et une fois M. T. Assanidzé libéré, son fils s’engage à verser à Me Khatiachvili une somme de 42 000 USD ».
205. Le Gouvernement n’a pas présenté de commentaires à ce sujet.
206. La Cour rappelle que cette affaire a donné lieu à deux séries d’observations écrites ainsi qu’à une audience contradictoire (paragraphes 4, 9 et 16 ci-dessus). Néanmoins, ayant examiné les demandes du requérant et pris en compte l’absence d’un certain nombre de pièces justificatives, la Cour n’est pas convaincue que tous les frais et dépens réclamés aient été entièrement exposés en vue de mettre fin à la violation. Or, selon la jurisprudence de la Cour, il ne peut être décidé du remboursement des frais que dans la mesure où ils ont été réellement et nécessairement encourus afin de prévenir ou redresser le fait jugé constitutif d’une violation de la Convention (voir, entre autres, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, arrêt du 13 juillet 1995, série A no 316-B, p. 83, § 77 ; Malama c. Grèce (satisfaction équitable), no 43622/98, § 17, 18 avril 2002). En outre, la Cour prend en considération les grandes différences dans les barèmes d’honoraires existant à l’heure actuelle d’un Etat contractant à l’autre, et il ne lui semble pas approprié d’adopter une approche uniforme pour l’évaluation des honoraires au titre de l’article 41 de la Convention. Elle rappelle également qu’elle ne s’estime pas liée par les barèmes et pratiques internes, même si elle peut s’en inspirer (voir, entre autres, M.M. c. Pays-Bas, no 39339/98, § 51, 8 avril 2003).
207. Statuant en équité et tenant compte des montants déjà versés à l’intéressé au titre de l’assistance judiciaire accordée par le Conseil de l’Europe, la Cour alloue au requérant 5 000 EUR, plus tout montant pouvant être dû au titre de la TVA.
C. Intérêts moratoires
208. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR
1. Rejette, à l’unanimité, l’exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes (paragraphe 131) ;
2. Dit, à l’unanimité, que les faits litigieux relèvent de la « juridiction » de la Géorgie au sens de l’article 1 de la Convention et que seule la responsabilité de l’Etat géorgien se trouve engagée au regard de la Convention (paragraphe 150) ;
3. Dit, à l’unanimité, que le grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention quant à la détention du requérant du 1er octobre au 11 décembre 1999 est tardif (paragraphe 161) ;
4. Dit, à l’unanimité, que le grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention quant à la détention du requérant du 11 décembre 1999 au 29 janvier 2001 sort du champ de son examen (paragraphe 162) ;
5. Dit, à l’unanimité, que, depuis le 29 janvier 2001, le requérant subit une détention arbitraire en violation des dispositions de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 176) ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la question relative au lieu de détention du requérant sous l’angle de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 178) ;
7. Dit, à l’unanimité, que le grief tiré de l’article 3 de la Convention sort du champ de son examen (paragraphe 178) ;
8. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la non-exécution de l’arrêt du 29 janvier 2001 (paragraphe 184) ;
9. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il ne s’impose pas d’examiner le grief tiré de la non-exécution de l’arrêt du 29 janvier 2001 également sous l’angle de l’article 5 § 4 de la Convention (paragraphe 187) ;
10. Dit, à l’unanimité, qu’il ne s’impose pas d’examiner le grief tiré de la non-exécution de l’arrêt du 29 janvier 2001 également sous l’angle de l’article 13 de la Convention (paragraphe 187) ;
11. Dit, à l’unanimité, que le grief tiré de l’article 5 § 3 de la Convention est tardif (paragraphe 190) ;
12. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 § 1 de la Convention (paragraphe 192) ;
13. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief tiré de la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 4 (paragraphe 194) ;
14. Dit, à l’unanimité,
a) que l’Etat défendeur doit assurer la remise en liberté du requérant dans les plus brefs délais (paragraphes 202 et 203) ;
b) que, pour l’ensemble des préjudices subis, l’Etat défendeur devra verser au requérant, dans les trois mois, une somme de 150 000 EUR (cent cinquante mille euros) au titre de la période de détention subie du 29 janvier 2001 au jour du prononcé du présent arrêt, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, à convertir en laris géorgiens au taux applicable à la date du versement (paragraphe 201) ;
c) que l’Etat défendeur devra verser au requérant, dans les trois mois, une somme de 5 000 EUR (cinq mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée, à convertir en laris géorgiens au taux applicable à la date du versement (paragraphe 207) ;
d) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
15. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des Droits de l’Homme, à Strasbourg, le 8 avril 2004.
Luzius Wildhaber
Président
Paul Mahoney
Greffier
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :
– opinion concordante de M. Loucaides ;
– opinion en partie concordante de M. Costa ;
– opinion en partie dissidente commune à M. Costa, Sir Nicolas Bratza et Mme Thomassen.
L.W.
P.J.M.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE LOUCAIDES
(Traduction)
Tout en approuvant le point de vue de la majorité dans cette affaire, je souhaite dire quelques mots de la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention. Cette question est traitée aux paragraphes 137 et 138 de l’arrêt.
A mes yeux, la « juridiction » signifie l’autorité réelle – c’est-à-dire la possibilité d’imposer la volonté de l’Etat à tout individu –, qu’elle s’exerce sur le territoire d’une Haute Partie contractante ou en dehors de celui-ci. Il s’ensuit qu’au regard de la Convention un Etat partie est comptable de ses actes envers quiconque se trouve directement lésé par tout exercice d’autorité de la part de cet Etat, et ce en tout endroit du monde. Cette autorité peut revêtir différents aspects et être licite ou illicite. La forme habituelle est celle de l’autorité étatique sur le propre territoire de la Haute Partie contractante, mais il peut aussi s’agir du contrôle global – même illicite – d’un autre territoire (Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), arrêt du 23 mars 1995, série A no 310), notamment d’un territoire occupé (Chypre c. Turquie [GC], no 25781/94, CEDH 2001-IV). Par ailleurs, cette autorité peut se manifester par une domination ou une influence effective exercée au moyen d’un important soutien politique, financier, militaire ou autre accordé au gouvernement d’un autre Etat. En outre, elle peut à mon avis se concrétiser par toutes sortes d’actions étatiques – militaires ou autres –, menées par la Haute Partie contractante concernée dans toute partie du monde (contrairement à ce qui est affirmé dans la décision Banković et autres c. Belgique et autres ((déc.) [GC], no 52207/99, CEDH 2001-XII) évoquée dans l’arrêt).
Le critère devrait toujours consister à déterminer si la personne prétendant relever de la « juridiction » d’un Etat partie à la Convention à propos d’un acte donné est à même de démontrer que l’acte litigieux est résulté de l’exercice de l’autorité par l’Etat concerné. Toute autre interprétation écartant la responsabilité d’une Haute Partie contractante s’agissant d’actes découlant de l’exercice de son autorité étatique conduirait à l’affirmation absurde selon laquelle la Convention impose l’obligation de respecter les droits de l’homme uniquement sur le territoire placé sous le contrôle physique licite ou illicite de cette Partie et qu’en dehors de ce cadre – hormis certaines circonstances exceptionnelles dont l’existence serait déterminée au cas par cas – l’Etat partie concerné peut bafouer en toute impunité les règles de conduite fixées par la Convention. J’estime qu’une interprétation raisonnable des dispositions de la Convention à la lumière de l’objet de celle-ci amène forcément à conclure que la Convention représente pour toutes les Hautes Parties contractantes un code de bonne conduite pour
chacun de leurs actes liés à l’exercice de leur autorité étatique et ayant un impact sur les individus.
OPINION EN PARTIE CONCORDANTE
DE M. LE JUGE COSTA
1. Je me suis rallié à l’opinion de mes collègues : selon eux, il convenait d’indiquer au Gouvernement de l’Etat défendeur dans le dispositif même de l’arrêt qu’il lui fallait assurer la libération du requérant dans les plus brefs délais.
2. Je souhaite expliquer brièvement les hésitations que j’avais éprouvées.
3. La jurisprudence de la Cour est bien connue. Au moins depuis l’arrêt Marckx[1], la Cour considère que ses décisions sont essentiellement déclaratoires (« declaratory » en anglais) : quand elles déclarent qu’il y a eu une violation de la Convention, elles laissent à l’Etat le choix des moyens, dans l’ordre juridique interne, pour remplir les obligations qui découlent de l’article 46[2], par lequel l’Etat s’engage à se conformer à l’arrêt de la Cour.
4. La distinction entre choix des moyens et obligations de résultat s’efforce donc de concilier le principe de subsidiarité et la garantie collective des droits et libertés protégés par la Convention. Et ce n’est normalement pas à la Cour, mais au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, de veiller à l’exécution de ses arrêts – en contrôlant les mesures générales et individuelles prises par l’Etat défendeur pour remédier à la violation de la Convention qu’il a pu commettre. Cela découle encore de l’article 46.
5. Il est déjà arrivé que la Cour restreigne le choix des moyens. Dans certaines affaires de privation de biens, elle a déclaré dans le dispositif que l’Etat devait restituer les biens au requérant[3]. Il est vrai que cette obligation ne lui a pas paru totalement impérative, puisque ces arrêts indiquent que « à défaut d’une telle restitution (…) », l’Etat devra payer certaines sommes au requérant. Autrement dit, la restitutio in integrum, dans ce type d’affaires, n’est obligatoire que dans la mesure du possible (notamment pour réserver les droits des tiers de bonne foi).
6. De toute façon, une obligation de faire, mise par la Cour à la charge d’un Etat, présente à la fois l’avantage de simplifier la tâche du Comité des Ministres et l’inconvénient de la compliquer d’une certaine manière. Dans le système antérieur à l’entrée en vigueur du Protocole no 11, lorsque le
Comité n’était pas chargé de l’exécution d’un arrêt de la Cour[4], mais décidait lui-même si la Convention avait été violée[5], les Etats s’engageaient à considérer toute décision du Comité des Ministres comme obligatoire[6]. Dans le système actuel, cette obligation des Etats vis-à-vis du Comité des Ministres a disparu, au moins en apparence, encore que, lorsqu’il surveille l’exécution d’un arrêt en vertu de l’article 46 § 2, nouveau, le Comité des Ministres puisse tirer argument de ce que les Etats, aux termes du paragraphe 1 du même article, « s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels [ils] sont parties ».
7. Plus un arrêt est précis dans sa formulation et plus le contrôle du Comité des Ministres sur les mesures d’exécution imposées aux Etats est facile juridiquement. Mais politiquement il n’en va pas nécessairement ainsi car, n’ayant pas de choix dans les moyens à mettre en œuvre, l’Etat défendeur va se trouver dans une situation binaire. Ou bien il prend la mesure enjointe par la Cour et tout va bien, ou bien la solution risque d’être bloquée.
8. La présente affaire justifiait donc beaucoup d’hésitations. Autant le flagrant déni de justice constitué par le maintien en détention, sans aucune base légale, d’un accusé acquitté par un jugement définitif rendu il y a près de trois ans requiert une fermeté exemplaire de la part de notre Cour, autant la difficulté matérielle d’exécution de son arrêt pouvait inciter à la prudence. Si, depuis l’acquittement, les autorités de la République autonome d’Adjarie n’ont pas relâché le requérant, ce n’est pas faute, pour les autorités de l’Etat central[7], d’avoir multiplié interventions et démarches pour obtenir sa sortie de prison ; les paragraphes 59 à 71 de l’arrêt sont suffisamment explicites à cet égard. Ne fallait-il donc pas attendre une espèce plus favorable pour faire progresser la jurisprudence ? Et ne risque-t-on pas de placer le Comité des Ministres devant un problème simple en droit mais en réalité très complexe ?
9. Je me suis fait ces objections. Deux séries de considérations m’y ont fait renoncer. Sur le plan des principes, qui est le plus important, il eût été illogique et même immoral de laisser à la Géorgie le choix des moyens (juridiques), alors que la seule façon de mettre fin à une détention arbitraire, c’est de libérer le prisonnier. Sur le plan des faits, à l’heure où les rapports entre l’Etat défendeur et cette entité décentralisée ont profondément changé et vont encore évoluer, l’arrêt de la Cour, dans cette formulation, devrait
constituer un moyen de contribuer à la fin d’une injustice criante qui n’a que trop duré, d’autant plus que la Géorgie restera responsable d’une violation continue de l’article 5 § 1 de la Convention tant que M. Assanidzé ne sera pas libre.
10. Il reste de toute façon à souhaiter que l’arrêt soit, le plus vite possible, suivi de la libération du requérant. J’observe d’ailleurs que la Cour a franchi un pas, à mon avis heureux et logique, par rapport aux affaires précitées de restitution de biens. En effet, elle ne dit pas que, à défaut d’assurer la libération du requérant, la Géorgie devra lui verser certaines sommes ; l’obligation de payer s’ajoute à l’obligation de faire, et ne la pallie nullement.
OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE
À M. COSTA, Sir Nicolas BRATZA ET Mme THOMASSEN,
JUGES
(Traduction)
Nous souscrivons pleinement à la conclusion et au raisonnement de la majorité de la Cour, sauf pour ce qui est du constat selon lequel la non-exécution de l’arrêt d’acquittement du requérant a porté atteinte à l’article 6 § 1 de la Convention et que dès lors il n’y avait pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 5 § 4. A notre avis, il eût fallu à l’inverse constater qu’il y avait eu violation de l’article 5 § 4 et qu’il n’était pas nécessaire de procéder à un examen distinct de l’affaire sous l’angle de l’article 6.
Le grief du requérant tiré de la Convention consiste pour l’essentiel à se plaindre que malgré une décision définitive de la Cour suprême de Géorgie l’ayant acquitté sur tous les chefs d’accusation dont il était l’objet, il est maintenu en détention depuis le 29 janvier 2001, en violation du droit interne et en l’absence de toute base légale. D’où le très juste constat de la Cour selon lequel l’intéressé est détenu arbitrairement depuis cette date, au mépris de l’article 5 § 1.
En jugeant que le refus d’exécuter l’arrêt de la Cour suprême ayant acquitté le requérant a aussi violé l’article 6 de la Convention, la majorité de la Cour a adapté et appliqué le principe énoncé pour la première fois dans l’affaire Hornsby c. Grèce (arrêt du 19 mars 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-II), selon lequel le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect, serait illusoire si l’ordre juridique interne d’un Etat permettait qu’une décision judiciaire définitive et obligatoire reste inopérante au détriment d’une partie. Comme la Cour l’a ajouté dans l’arrêt rendu dans cette affaire, on ne comprendrait pas que l’article 6 § 1 décrive en détail les garanties de procédure – équité, publicité et célérité – accordées aux parties et qu’il ne protège pas la mise en œuvre des décisions judiciaires.
Cependant, l’affaire Hornsby et les autres décisions de la Cour ayant appliqué les principes qui y sont affirmés portaient sur des procédures civiles et non pénales. Nous ne sommes pas convaincus que le raisonnement de la Cour – avec ses références à l’accès à un tribunal, à l’exécution des jugements et aux mesures nécessaires pour se conformer à une décision judiciaire définitive et exécutoire (voir les paragraphes 40-45 de l’arrêt Hornsby) – soit facilement transposable au cas d’une personne accusée dans le cadre d’une procédure pénale. Nous en doutons d’autant plus s’agissant de la situation où, comme en l’espèce, un accusé est acquitté par une décision judiciaire définitive d’un tribunal, où en général les autorités nationales n’ont rien à exécuter et où aucune mesure n’est nécessaire pour
se conformer au jugement en question. De plus, que la Cour se soit fondée dans l’affaire Hornsby sur le fait que les garanties de procédure en vertu de l’article 6 risquent d’être illusoires a bien moins de force en cas d’acquittement d’un accusé, si l’on tient compte de la jurisprudence constante des organes de la Convention selon laquelle un requérant ayant été acquitté ne peut en aucun cas se prétendre victime d’une violation des garanties procédurales en question.
En outre, dès lors que le manquement des autorités nationales à se conformer à l’arrêt de la Cour suprême se trouve au cœur du constat de la Cour selon lequel il y a eu atteinte à l’article 5 – dont l’affaire relève plus naturellement, puisqu’il est la lex specialis en matière de liberté et de sûreté de la personne –, nous ne voyons en aucun cas la nécessité d’un constat séparé et supplémentaire, sous l’angle de l’article 6, portant spécifiquement sur la non-exécution elle-même.
En revanche, nous estimons qu’il existe un problème distinct au regard de l’article 5 § 4, disposition qui reconnaît à une personne privée de liberté le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale. Une exigence inhérente à cette disposition veut qu’une telle décision de remise en liberté soit exécutée par les autorités nationales à bref délai. Le Gouvernement fait valoir qu’à tout moment le requérant était en mesure de contester la légalité et le bien-fondé de sa détention devant les tribunaux internes. Si cet argument est peut-être juste du point de vue formel, il fait totalement fi de la réalité, à savoir qu’une telle démarche eût été infructueuse. En l’espèce, la Cour suprême ne s’est pas limitée à annuler la condamnation de l’intéressé et à rejeter l’action pénale dont il faisait l’objet. Elle est allée plus loin, en ordonnant sa libération immédiate. Si cet ordre a été donné au terme d’une procédure pénale à l’encontre du requérant, et non à l’occasion d’une action distincte remettant en cause la légalité de son maintien en détention, le fait que pendant plus de trois ans les autorités aient constamment refusé de respecter la décision de la Cour suprême de Géorgie ou d’y donner effet est une preuve des plus évidentes de l’ineffectivité du recours dans la situation du requérant ainsi que du manquement de l’Etat à ses obligations découlant de l’article 5 § 4 de la Convention.
[1]. Marckx c. Belgique, arrêt du 13 juin 1979, série A no 31, p. 25, § 58.
[2]. Ancien article 53 de la Convention.
[3]. Voir les arrêts Papamichalopoulos et autres c. Grèce (article 50) du 31 octobre 1995, série A no 330-B, ou Brumărescu c. Roumanie (satisfaction équitable) [GC], no 28342/95, CEDH 2001-I.
[4]1. Hypothèse prévue à l’article 54 ancien de la Convention.
[5]2. Hypothèse prévue à l’article 32 ancien.
[6]3 En vertu du paragraphe 4 du même article.
[7]4. que l’arrêt tient à juste titre pour seul responsable au regard de la Convention (paragraphe 150 de l’arrêt).