Le Conseil constitutionnel,
Saisi le 18 juin 1965 par le Premier ministre d’une demande tendant à l’appréciation de la nature juridique des dispositions des articles 1er, 5 et 6 de l’ordonnance n° 58-1383 du 31 décembre 1958 modifiant respectivement les deux derniers alinéas de l’article 56 ainsi que les articles 12 et 4 de la loi du 12 avril 1941 modifiée, déterminant le régime des pensions de retraite des marins français du commerce, de pêche ou de plaisance et des agents du service général à bord des navires ;
Vu la Constitution, notamment ses articles 34, 37, 62, 72, 73, 74 et 76 ;
Vu l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment ses articles 24, 25 et 26 ;
Vu l’ordonnance précitée n° 58-1383 du 31 décembre 1958 ;
Vu la loi précitée du 12 avril 1941 modifiée ;
Vu le Code de la sécurité sociale, et notamment son article L 3 ;
1. Considérant que, d’après l’article 37 de la Constitution, « les matières autres que celles qui sont du domaine de la loi ont un caractère réglementaire » et que ce domaine est déterminé non seulement par l’article 34 mais aussi par d’autres dispositions de la Constitution, et notamment ses articles 72 à 74 ;
2. Considérant qu’en application de ces articles, comme aussi de l’article 76, le domaine de la loi peut être différent dans les territoires d’outre-mer et dans les départements ; que les dispositions sur lesquelles le Conseil constitutionnel est appelé à se prononcer, et notamment l’article 1er de l’ordonnance précitée du 31 décembre 1958, concernent certains territoires d’outre-mer et sont susceptibles par voie d’extension d’en concerner d’autres ;
3. Considérant, en conséquence, que le caractère législatif ou réglementaire des matières faisant l’objet des dispositions précitées doit être apprécié tant au regard de l’article 34 que des articles 72, 73, 74 et 76 de la Constitution et distinctement en ce qui concerne les départements et en ce qui concerne les territoires d’outre-mer ;
I : Sur le caractère législatif ou réglementaire dans les départements des matières faisant l’objet des articles 1er, 5 et 6 de l’ordonnance précitée :
4. Considérant qu’aux termes de l’article 34 de la Constitution, « la loi détermine les principes fondamentaux de la sécurité sociale » ;
5. Considérant, d’une part, qu’il y a lieu de ranger au nombre des principes fondamentaux de la sécurité sociale, et qui comme tels relèvent du domaine de la loi, l’existence même d’un régime particulier aux marins du commerce ainsi que les principes fondamentaux d’un tel régime, la détermination des prestations et des catégories de bénéficiaires ainsi que la définition de la nature des conditions exigées pour l’attribution des prestations, et notamment l’exigence de conditions d’âge et d’ancienneté de services ;
6. Considérant, d’autre part, qu’il appartient au pouvoir réglementaire, sauf à ne pas dénaturer lesdites conditions d’en préciser les éléments tels que l’âge et la durée des services ;
7. Considérant qu’il lui appartient également de fixer dans le cadre d’un régime de pension la base du calcul des cotisations et des prestations, à condition cependant que les unes et les autres soient calculées sur des bases similaires ;
1 Sur l’article 6 de l’ordonnance précitée du 31 décembre 1958 modifiant l’article 4 de la loi du 12 avril 1941 :
8. Considérant que l’article 6 A de l’ordonnance précitée a pour objet de fixer les conditions d’ouverture du droit à pension d’ancienneté des marins du commerce et de préciser les conditions d’entrée en jouissance desdites pensions ;
9. Considérant que, dans la mesure où ces dispositions subordonnent l’acquisition et la jouissance du droit à pension à l’existence de conditions d’âge et d’ancienneté de services, lesdites dispositions relèvent du domaine de la loi ;
10. Considérant qu’il en est de même pour les dispositions des paragraphes B et C du même article 6 dans la mesure où ces dispositions dispensent de la condition d’âge les marins atteints d’infirmités les maintenant dans l’impossibilité absolue et définitive de continuer l’exercice de la navigation, où elles suppriment lesdites pensions concédées par anticipation lorsque l’intéressé vient à reprendre du service, où enfin elles prévoient que l’entrée en jouissance de la pension sera différée ou suspendue dans les conditions qu’elles édictent ;
11. Considérant que les autres dispositions de l’article 6 ne font que préciser les éléments d’âge et d’ancienneté de services et ont, en conséquence, un caractère réglementaire ;
12. Considérant, de plus, que pour apprécier la nature juridique des dispositions de l’article 6, le Conseil constitutionnel n’a pas à se prononcer sur les dispositions des articles 7 à 11 de la loi du 12 avril 1941, antérieures à l’entrée en vigueur de la Constitution, et auxquelles se réfère ledit article 6 ;
2 Sur l’article 5 de l’ordonnance précitée du 31 décembre 1958 modifiant l’article 12 de la loi du 12 avril 1941 :
13. Considérant que l’article 5 de l’ordonnance précitée a pour objet de fixer le mode de calcul des pensions ;
14. Considérant que si ce calcul est effectué en fonction du salaire forfaitaire, il en est de même pour le calcul des cotisations ;
15. Considérant, en conséquence, que cet article ne contient aucun principe fondamental de la sécurité sociale ;
3 Sur l’article 1er de l’ordonnance précitée du 31 décembre 1958, modifiant l’article 56 de la loi du 12 avril 1941 :
16. Considérant que l’article 1er de l’ordonnance précitée a pour objet de fixer le taux des cotisations ;
17. Considérant que la circonstance que le taux de la cotisation exigée de certains marins est nul ne constitue pas une dénaturation des conditions exigées, dans la mesure où, corrélativement, les intéressés n’ont pas droit aux prestations ;
18. Considérant que, par suite, cette circonstance ne modifie pas le caractère réglementaire des dispositions de l’article 1er ;
19. Considérant, toutefois, que dans la mesure où il a pour effet d’exclure certaines catégories de marins de la liste des bénéficiaires, l’article 1er de l’ordonnance du 31 décembre 1958 a un caractère législatif ;
II : Sur le caractère législatif ou réglementaire dans les territoires d’outre-mer des matières faisant l’objet des articles 1er, 5 et 6 de l’ordonnance précitée :
20. Considérant que, d’après l’article 74 de la Constitution « les territoires d’outre-mer de la République ont une organisation particulière tenant compte de leurs intérêts propres dans l’ensemble des intérêts de la République » et que « cette organisation est définie et modifiée par la loi après consultation de l’assemblée territoriale intéressée » ;
21. Considérant que, si, d’après l’article 73 de la Constitution, le régime législatif des départements d’outre-mer peut faire l’objet de mesures d’adaptation nécessitées par leur situation particulière, l’organisation des territoires d’outre-mer peut, a fortiori, déroger au régime législatif résultant de l’article 34 de la Constitution ;
22. Considérant que les lois qui, postérieurement à l’entrée en vigueur de la Constitution, ont donné compétence aux assemblées territoriales pour réglementer dans les matières visées à l’article 34 de la Constitution, dérogent à cet article ;
23. Considérant que l’article 76 de la Constitution, en permettant aux territoires d’outre-mer de « garder leur statut au sein de la République », a confirmé les compétences antérieurement reconnues aux assemblées territoriales, mais que ces compétences peuvent être modifiés par une loi prise dans les conditions prévues à l’article 74 de la Constitution, c’est-à-dire après consultation de l’assemblée territoriale intéressée ;
24. Considérant que, dans les territoires dont l’assemblée territoriale a reçu pleine compétence en matière de sécurité sociale, cette matière pouvant faire l’objet de délibérations de l’assemblée territoriale a un caractère réglementaire à l’intérieur de ces territoires :
25. Considérant que, pour ces territoires, seule une loi prise conformément à l’article 74 de la Constitution peut donner le caractère législatif aux principes fondamentaux de la sécurité sociale ;
26. Considérant que, dans les territoires d’outre-mer dont l’assemblée territoriale n’a pas reçu compétence en matière de sécurité sociale, la répartition des matières entre le domaine de la loi et celui du règlement est, pour la sécurité sociale, la même que dans les départements et notamment, que les dispositions donnant ou retirant aux marins de ces territoires le bénéfice des prestations ont un caractère législatif ;
Décide :
Article premier :
Les dispositions de l’article 6 de l’ordonnance n° 58-1383 du 31 décembre 1958 portant modification de certaines règles relatives au régime de retraite des marins du commerce ont un caractère législatif, en tant qu’elles ont pour effet de consacrer l’existence d’un régime particulier aux marins du commerce, d’énoncer la nature des conditions édictées pour l’acquisition, la jouissance, le report ou la suppression du droit à pension de cette catégorie de bénéficiaires.
Article 2 :
Les autres dispositions dudit article 6 ont un caractère réglementaire.
Article 3 :
Les dispositions de l’article 5 de l’ordonnance précitée ont un caractère réglementaire.
Article 4 :
Les dispositions de l’article 1er de l’ordonnance précitée ont un caractère législatif, dans la mesure où elles ont pour effet d’exclure certaines catégories de marins de la liste des bénéficiaires.
Article 5 :
Les autres dispositions dudit article 1er ont un caractère réglementaire.
Article 6 :
Les dispositions des articles 1er, 5 et 6 de l’ordonnance précitée du 31 décembre 1958 ont un caractère réglementaire dans les territoires d’outre-mer dont l’assemblée territoriale a reçu pleine compétence en matière de sécurité sociale.
Article 7 :
Dans les territoires d’outre-mer dont les assemblées territoriales n’ont pas reçu compétence en matière de sécurité sociale, les dispositions des articles 1er, 5 et 6 de l’ordonnance précitée du 31 décembre 1958 ont un caractère législatif ou un caractère réglementaire, suivant les distinctions résultant des articles 1er à 5 de la présente décision.