Conseil d’État
N° 416563
ECLI:FR:CECHR:2018:416563.20180406
Inédit au recueil Lebon
10ème – 9ème chambres réunies
Mme Isabelle Lemesle, rapporteur
M. Edouard Crépey, rapporteur public
lecture du vendredi 6 avril 2018
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu la procédure suivante :
Par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 15 décembre 2017 et 25 janvier 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, le syndicat des médecins libéraux de Polynésie française, M. C…F…, M. I…D…, M. G…B…, Mme L…H…, Mme K…J…et M. A…E…demandent au Conseil d’Etat :
1°) de déclarer la » loi du pays » n° 2017-35 LP/APF adoptée le 9 novembre 2017 relative au médecin traitant, au parcours de soins coordonnés et au panier de soins, non conforme au bloc de légalité défini au III de l’article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française ;
2°) de mettre à la charge de la Polynésie française la somme de 5 000 euros à leur verser au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces des dossiers ;
Vu :
– la Constitution, notamment son Préambule et son article 74 ;
– la loi organique n°2004-192 du 27 février 2004 ;
– le code de la santé publique ;
– le code de la sécurité sociale ;
– le code de justice administrative ;
Après avoir entendu en séance publique :
– le rapport de Mme Isabelle Lemesle, rapporteur,
– les conclusions de M. Edouard Crépey, rapporteur public ;
Considérant ce qui suit :
1. Le syndicat des médecins libéraux de Polynésie française et autres défèrent au Conseil d’Etat, sur le fondement des dispositions de l’article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut de la Polynésie française, la » loi du pays » adoptée le 9 novembre 2017 par l’assemblée de la Polynésie française, en application des dispositions de l’article 140 de la même loi organique, et relative au médecin traitant, au parcours de soins coordonnés et au panier de soins.
Sur les fins de non-recevoir :
2. Contrairement à ce que soutiennent les requérants, le signataire du mémoire présenté en défense au nom de la Polynésie française devant le Conseil d’Etat et tendant au rejet de la requête dispose d’une délégation de signature régulière.
3. Il résulte de l’article 21 des statuts du syndicat des médecins libéraux de Polynésie française que son président le représente dans tous les actes de la vie civile et qu’il est investi de tous les pouvoirs à cet effet. Il a notamment qualité pour ester en justice au nom du syndicat après accord du bureau, lequel l’a autorisé à former le présent recours par une délibération du 7 décembre 2017. Il s’ensuit que la fin de non-recevoir opposée par le président de la Polynésie française en défense, tirée de l’absence de qualité pour agir du président du syndicat des médecins libéraux de Polynésie française dans la présente instance, doit être écartée.
Sur la légalité de la » loi du pays » attaquée :
4. Aux termes du III de l’article 176 de la loi organique du 27 février 2004 portant statut d’autonomie de la Polynésie française : » Le Conseil d’Etat se prononce sur la conformité des actes prévus à l’article 140 dénommés « lois du pays » au regard de la Constitution, des lois organiques, des engagements internationaux et des principes généraux du droit (…) « . Au nombre des principes généraux du droit figurent la liberté de choix du médecin par le patient et l’indépendance professionnelle du médecin.
En ce qui concerne les moyens dirigés contre les articles LP 6, LP 8, LP 9 et LP 11 :
5. D’une part, aux termes de l’article LP 6 de la » loi du pays » attaquée : « L’assuré a la possibilité de changer de médecin en cas de rupture de la relation de confiance./ L’assuré a également la possibilité de changer de médecin traitant lorsqu’un changement de résidence lui en interdit un accès facile./ Le nombre de changements autorisés par année civile est fixé par arrêté pris en conseil des ministres « . Le dernier alinéa de l’article LP 8 ajoute que lorsque le patient change de médecin traitant à la suite de la cessation d’activité de ce dernier, ce changement n’est pas décompté dans le nombre de changements annuels prévus à l’article LP 6. Il en va de même, en vertu des deux derniers alinéas de l’article LP 9, pour les changements résultant de la suspension ou l’interdiction temporaire ou définitive d’exercice du médecin traitant, de sa radiation du tableau de l’ordre, de son exclusion temporaire de fonctions ou de sa révocation de la fonction publique ou de son déconventionnement.
6. En subordonnant le changement de médecin traitant à la justification d’un motif et en limitant le nombre de changements autorisés chaque année, les dispositions de l’article LP 6, citées au point 5, méconnaissent le principe général du droit tenant à la liberté de choix de son médecin par le patient. Il suit de là que la mention au premier alinéa de l’article LP 6 » en cas de rupture de la relation de confiance » ainsi que les deuxième et troisième alinéas de cet article sont entachés d’illégalité. Ces dispositions, qui sont divisibles des autres dispositions de la » loi du pays » attaquée, doivent, dès lors, être déclarées illégales. Doivent également être déclarées illégales, par voie de conséquence, les dispositions du troisième alinéa de l’article LP 8, ainsi que les deux derniers alinéas de l’article LP 9.
7. D’autre part, aux termes du premier alinéa de l’article LP 11, » Le parcours de soins coordonnés permet une prise en charge globale, préventive et curative, continue et coordonnée, centrée sur le patient, au plus proche de son lieu de vie « . Si les requérants, soutiennent que ces dispositions, en tant qu’elles mentionnent que le parcours de soins coordonnés permet une prise en charge du patient » au plus proche de son lieu de vie « , portent atteinte à la liberté de choix de son médecin par le patient, ces dispositions sont toutefois dépourvues de portée normative. Elles ne sauraient dès lors avoir pour objet ou effet de limiter le choix par l’assuré de son médecin en lui imposant de choisir comme médecin traitant le praticien le plus proche de son lieu de vie.
En ce qui concerne les moyens dirigés contre les articles LP 18, LP 21 et LP 22 :
8. Aux termes de l’article LP 10 : » Dans le cadre de ses missions de médecin généraliste ou spécialiste en médecine générale, le médecin traitant développe une approche centrée sur la personne, dans ses dimensions individuelles, familiales, sociales et culturelles. Il a notamment pour missions :/ (…) de mettre en place un suivi médical personnalisé du patient dans le cadre du parcours de soins coordonnés défini par la présente loi du pays (…) « . Aux termes de l’article LP 18 : » Un panier de soins définit, pour un besoin médical donné, le nombre et la nature des actes, prescriptions et prestations pris en charge par les régimes de protection sociale polynésiens./ Les paniers de soins sont établis sur la base des recommandations de l’autorité sanitaire de la Polynésie française compte tenu des données scientifiques et techniques disponibles, dans l’objectif de mettre en oeuvre les stratégies de soins, de prescription et de prise en charge les plus efficientes dans le cadre d’une maîtrise médicalisée de l’évolution des dépenses de santé./ Les paniers de soins sont applicables aux actes, prescriptions et prestations de tous les professionnels de santé et de tous les prestataires de produits et prestations remboursables du parcours de soins coordonnés./ Les paniers de soins sont fixés par arrêté pris en conseil des ministres et sont opposables dans le cadre de la prise en charge par les régimes d’assurance maladie obligatoire. / Le médecin traitant s’assure que le patient connaît et comprend les dispositions relatives à la prise en charge par les régimes de protection sociale polynésiens des actes, prescriptions et prestations liés au panier de soins./ Lorsque l’assuré est traité dans le cadre d’un panier de soins, les professionnels de santé et les prestataires de produits et prestations remboursables l’indiquent sur la feuille de soins ou leurs facturations, sur leurs prescriptions et, le cas échéant, sur leurs demandes d’entente préalable « . Aux termes de l’article LP 20 : » L’ensemble des actes, prescriptions et prestations dispensés dans le cadre du parcours de soins coordonnés est pris en charge par les différents régimes de protection sociale polynésiens, le cas échéant dans la limite du panier de soins lorsqu’il existe « . En vertu de l’article LP 21 : » En dehors du parcours de soins coordonnés, le ticket modérateur défini est majoré d’un nombre de points fixé par arrêté pris en conseil des ministres après avis des instances décisionnelles des différents régimes de protection sociale polynésiens./ Par dérogation, donnent lieu à une prise en charge sans majoration du ticket modérateur, les actes, prescriptions et prestations fixés par arrêté pris en conseil des ministres « . Aux termes de l’article LP 22 : » Lorsqu’un panier de soins est fixé par arrêté pris en conseil des ministres, les actes, prescriptions et prestations dispensés en sus de ceux prévus par ce panier de soins sont pris en charge dans les conditions définies à l’article LP 21 « . L’article LP 25 prévoit que : » Les actes, prescriptions et prestations prescrits dans le parcours de soins coordonnés ne faisant pas partie du panier de soins existant peuvent être pris en charge sans majoration du ticket modérateur lorsque l’état de santé du patient le justifie, sous réserve de l’avis favorable d’un praticien conseil de l’organisme de gestion des régimes de protection sociale « . Il résulte de ces dispositions que si les actes, prescriptions et prestations dispensés dans le cadre du parcours de soins coordonnés sont pris en charge par les différents régimes de protection sociale polynésiens dans la limite du panier de soins qui définit, pour un besoin médical donné, le nombre et la nature de ces actes, prescriptions et prestations, ceux qui sont dispensés hors du cadre du parcours de soins coordonnés, ou dans ce cadre mais en sus de ceux prévus par le panier de soins, peuvent être pris en charge sans majoration du ticket modérateur lorsqu’il est constaté par le praticien conseil de l’organisme de gestion des régimes de protection sociale que l’état de santé du patient le justifie
9. L’institution du panier de soins n’a pas pour objet de porter atteinte au principe général du droit tenant à l’indépendance professionnelle dont bénéficie le médecin dans l’exercice de son art en limitant sa liberté de prescription. Ses effets, au regard de la prise en charge par les différents régimes de protection sociale polynésiens des actes, prescriptions et prestations, tels que rappelés au point 8, sont proportionnés à l’objectif poursuivi par la » loi du pays » attaquée de maîtrise des dépenses de santé.
10. La circonstance que l’article LP 18 prévoit que les paniers de soins, fixés par arrêté pris en conseil des ministres, sont établis sur la base des recommandations de l’autorité sanitaire de la Polynésie française n’a ni pour objet, ni pour effet de transférer la compétence en la matière à cette dernière. Par suite, le moyen tiré de ce que ces dispositions méconnaîtraient la compétence du conseil des ministres telle qu’elle résulte de la loi organique du 27 février 2004 n’est pas fondé.
11. Les dispositions citées au point 8 étant opposables à tous les médecins, publics ou privés, conventionnés ou non, le moyen tiré de ce qu’elles méconnaîtraient le principe d’égalité ne peut qu’être écarté.
En ce qui concerne le moyen dirigé contre l’article LP 23 :
12. Aux termes de l’article LP 23 : » Sont inclus dans le parcours de soins coordonnés sans consultation préalable du médecin traitant et ne donnent pas lieu à une majoration du ticket modérateur, les actes, prescriptions et prestations lorsqu’ils sont réalisés par les professionnels de santé suivants :/ un nouveau médecin généraliste ou spécialisé en médecine générale disposant d’une nouvelle convention pendant sa première année d’installation ;/ un médecin spécialisé en ophtalmologie ;/ un médecin spécialisé en pédiatrie pour les mineurs de moins de seize ans ;/ un médecin spécialisé en gynécologie médicale et gynécologie obstétrique ;/ une sage-femme ;/ un chirurgien-dentiste ;/ un médecin dans un service d’addictologie./ Les dispositions relatives à la prise en charge des paniers de soins leur sont applicables « .
13. Le principe d’égalité ne s’oppose ni à ce qu’une » loi du pays » règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu’elle déroge à l’égalité pour des raisons d’intérêt général, à la condition que, dans l’un et l’autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l’objet du texte qui l’établit et ne soit pas manifestement disproportionnée au regard des motifs susceptibles de la justifier.
14. Si l’article LP 23, cité au point 12, permet aux patients de déroger à la consultation préalable du médecin traitant pour consulter directement les seuls médecins spécialisés en ophtalmologie, en pédiatrie pour les mineurs de moins de 16 ans et en gynécologie médicale et obstétrique, cette différence de traitement résulte des particularités de ces spécialités médicales, notamment, en ce qu’elles assurent un suivi régulier des patients et qu’elles ne nécessitent pas la consultation préalable d’un généraliste. Elle est ainsi justifiée par le motif d’intérêt général mentionné à l’article LP 1 de la » loi du pays » attaquée, à savoir » accroître l’efficacité et la continuité des soins dans le cadre d’une maîtrise médicalisée de l’évolution des dépenses de santé « , qui est en rapport avec l’objet de la » loi du pays » attaquée et elle n’est pas manifestement disproportionnée au regard des motifs qui la justifient.
15. Il résulte de tout ce qui précède que le syndicat des médecins libéraux de Polynésie française et autres ne sont fondés à demander que soient déclarées illégales que la mention au premier alinéa de l’article LP 6 » en cas de rupture de la relation de confiance « , ainsi que les dispositions du 2e et du 3e alinéas de cet article et, par voie de conséquence, du 3° alinéa de l’article LP 8 et des deux derniers alinéas de l’article LP 9 de la » loi du pays » du 9 novembre 2017.
Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de la justice administrative :
16. Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de mettre à la charge de la Polynésie française la somme globale de 3 000 euros à verser au syndicat des médecins libéraux de Polynésie française et autres au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : La mention au premier alinéa de l’article LP 6 » en cas de rupture de la relation de confiance « , ainsi que le 2e et le 3e alinéas de cet article, le 3° alinéa de l’article LP 8 et les deux derniers alinéas de l’article LP 9 de la » loi du pays » du 9 novembre 2017 sont déclarés illégaux et ne peuvent être promulgués.
Article 2 : Le surplus des conclusions du syndicat des médecins libéraux de Polynésie française et autres est rejeté.
Article 3 : La Polynésie française versera au syndicat des médecins libéraux de Polynésie française et autres la somme globale de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : La présente décision sera notifiée au syndicat des médecins libéraux de Polynésie française, premier requérant dénommé, et au président de la Polynésie française.
Copie en sera adressée au président de l’Assemblée de la Polynésie française, au haut-commissaire de la République en Polynésie français, à la ministre des outre-mer et au Premier ministre.