CAA de LYON
N° 16LY03228
Inédit au recueil Lebon
4ème chambre – formation à 3
M. d’HERVE, président
Mme Céline MICHEL, rapporteur
M. DURSAPT, rapporteur public
LAPISARDI AVOCATS, avocat
lecture du jeudi 5 avril 2018
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Texte intégral
Vu la procédure suivante :
Procédure contentieuse antérieure
La société Pougues Loisirs a demandé au tribunal administratif de Dijon, d’une part, d’annuler le courrier du 23 août 2013 par lequel le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur a demandé qu’il soit mis fin à l’exploitation des machines à sous dans les salles réservées aux fumeurs, ainsi que la lettre du 25 novembre 2013 par laquelle le ministre a rejeté son recours gracieux, d’autre part, de condamner l’Etat à lui verser, en réparation du préjudice résultant de ces décisions, une indemnité de 1 914 euros par jour de maintien de l’interdiction d’exploiter des machines à sous dans des salles réservées aux fumeurs ou, à tout le moins et dans les mêmes conditions, la somme de 751,42 euros au titre du manque à gagner, assortie des intérêts légaux à compter du 20 mars 2014, ces intérêts étant eux-mêmes capitalisés.
Par un jugement n° 1400261 du 15 juillet 2016, ce tribunal a rejeté sa demande.
Procédure devant la cour
Par une requête enregistrée le 26 septembre 2016, la société Pougues Loisirs, représentée par MeC…, demande à la cour :
1°) d’annuler ce jugement ;
2°) d’annuler les décisions des 23 août et 25 novembre 2013 ;
3°) de condamner l’Etat à lui verser en réparation du préjudice résultant de ces décisions une indemnité de 1 914 euros par jour de maintien de l’interdiction ou, à tout le moins et dans les mêmes conditions la somme de 751,42 euros au titre du manque à gagner, assortie des intérêts légaux à compter du 21 octobre 2013, ces intérêts étant eux-mêmes capitalisés ;
4°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre des frais liés au litige.
Elle soutient que :
– le tribunal a omis de répondre au moyen, fondé, tiré de l’erreur de droit commise par le ministre de l’intérieur au regard des dispositions de l’arrêté du 14 mai 2007 ;
– c’est à tort que le tribunal a rejeté comme irrecevables les conclusions dirigées contre les courriers des 23 août et 25 novembre 2013 ;
– les vices entachant ce courrier, et notamment l’incompétence de son signataire, n’ont pu être régularisés par la décision du 25 novembre 2015 ;
– la procédure contradictoire a été méconnue ;
– les machines à sous prévues dans les emplacements fumeurs du casino de Pougues-les-Eaux n’auraient pas été exploitées dans un local distinct au sens de l’article 68-27 de l’arrêté du 14 mai 2007 ;
– le rétablissement de l’interdiction de fumer a entraîné une baisse du produit généré par les machines à sous placées dans les espaces qui avaient vocation à être réservés aux fumeurs ; son manque à gagner s’élève à la somme de 1 914 euros par jour à compter du 25 septembre 2013 ou, compte tenu des prélèvements, à la somme de 751,42 euros.
Par un mémoire en défense, enregistré le 6 mars 2018, le ministre de l’intérieur conclut au rejet de la requête.
Il fait valoir que :
– le jugement attaqué est irrégulier ;
– les conclusions dirigées contre la décision du 23 août 2013 sont irrecevables ;
– les moyens soulevés par la société Pougues Loisirs ne sont pas fondés ;
– son préjudice n’est au demeurant pas établi.
La société Pougues Loisirs a produit un mémoire, enregistré le 12 mars 2018, qui n’a pas été communiqué.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– le code de la santé publique ;
– la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 ;
– la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 ;
– le décret n° 59-1489 du 22 décembre 1959 portant réglementation des jeux dans les casinos des stations balnéaires, thermales et climatiques ;
– le décret n° 85-1057 du 2 octobre 1985 relatif à l’organisation de l’administration centrale du ministère de l’intérieur et de la décentralisation ;
– le décret n° 2005-850 du 27 juillet 2005 relatif aux délégations de signature des membres du Gouvernement ;
– l’arrêté du 14 mai 2007 relatif à la réglementation des jeux dans les casinos ;
– le code de justice administrative ;
Les parties ayant été régulièrement averties du jour de l’audience ;
Après avoir entendu au cours de l’audience publique :
– le rapport de Mme Michel,
– les conclusions de M.B…,
– et les observations de MeA…, représentant la société Pougues Loisirs ;
1. Considérant que la société Pougues Loisirs, qui exploite un casino sur le territoire de la commune de Pougues-les-Bains, envisageait d’aménager dans sa salle de jeux un espace fumeur et d’y installer des machines à sous ; que, par une lettre du 23 août 2013, le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur a demandé à cette société de veiller à ce qu’aucune machine à sous ne soit installée dans les espaces réservés aux fumeurs au sein du casino qu’elle exploite ; que le recours gracieux de la société Pougues Loisirs a été rejeté par lettre du 25 novembre 2013 du ministre de l’intérieur ; que la société a demandé au tribunal administratif de Dijon d’annuler ces courriers et de condamner l’Etat à réparer le préjudice qui lui avait été ainsi causé ; que, par un jugement du 15 juillet 2016 dont elle relève appel, le tribunal a rejeté sa demande ;
Sur la régularité du jugement :
2. Considérant que les courriers litigieux des 23 août et 25 novembre 2013 ont eu pour objet d’informer la société requérante que, contrairement à ce qu’elle avait cru pouvoir déduire d’un courrier du 28 avril 2011 adressé au Syndicat des casinos de France par le secrétaire d’Etat chargé de la santé, les dispositions du code de la santé publique et de l’arrêté du 14 mai 2007 relatif à la réglementation sur les jeux dans les casinos interdisent d’installer des machines à sous dans des espaces fumeurs ; que ces courriers, par lesquels le ministre a fait connaître la portée qu’il fallait selon lui donner aux dispositions en cause et a invité les sociétés à se conformer à cette interprétation sous peine de sanctions prises au titre de ses pouvoirs de police spéciale des jeux, étaient, eu égard à leur caractère impératif, susceptibles de recours ; que c’est donc à tort que le tribunal a jugé qu’il s’agissait d’un simple rappel de la réglementation applicable, pour en déduire que les conclusions à fin d’annulation étaient irrecevables comme dirigées contre des actes ne faisant pas grief et les rejeter pour ce motif ; qu’il s’ensuit que, sans qu’il soit besoin d’examiner l’autre moyen d’irrégularité, le jugement attaqué doit être annulé ;
3. Considérant qu’il y a lieu d’évoquer et de statuer immédiatement sur la demande présentée par la société Pougues Loisirs devant le tribunal administratif de Dijon ;
Sur la décision du 23 août 2013 :
4. Considérant, en premier lieu, qu’en réponse au recours gracieux de la société Pougues Loisirs, le ministre de l’intérieur, dans sa lettre du 25 novembre 2013, a indiqué qu’il confirmait et s’appropriait les termes du courrier du 23 août 2013 de son directeur de cabinet ; que la décision prise à la suite d’un recours administratif dépourvu de caractère obligatoire n’a pas pour effet, lorsqu’elle confirme la décision initiale, de faire disparaître celle-ci de l’ordonnancement juridique ; que le courrier du 25 novembre 2013 rejetant le recours gracieux formé par la société à l’encontre du courrier du 23 août précédent, ne saurait dès lors être regardé comme ayant procédé au retrait de ce dernier ; qu’en tout état de cause, à supposer même que le ministre ait entendu retirer sa décision initiale, ce retrait n’aurait pas acquis un caractère définitif et ne priverait pas d’objet la demande présentée par la société requérante ; que, par ailleurs, lorsqu’une décision administrative prise illégalement donne lieu à un recours administratif ne constituant pas un préalable obligatoire à l’exercice d’un recours contentieux et que l’autorité saisie de ce recours prend légalement une décision expresse par laquelle elle maintient la mesure contestée, la décision initiale ne se trouve pas régularisée ; que la décision prise sur le recours administratif a seulement pour effet de permettre l’application de la mesure à compter de la date à laquelle cette décision entre en vigueur ; que le ministre de l’intérieur n’est dès lors pas fondé à soutenir que les conclusions à fin d’annulation présentées par la société Pougues Loisirs dirigées contre le courrier du 23 août 2013 sont irrecevables pour être dépourvues d’objet ;
5. Considérant, en second lieu, que les dispositions des articles 1er et 2 du décret du 27 juillet 2005 visé ci-dessus, dans leur rédaction alors applicable, font obstacle à ce que le directeur de cabinet d’un ministre puisse signer un acte relatif à des affaires pour lesquelles une délégation a déjà été donnée à une personne mentionnée à l’article 1er de ce décret, notamment à un directeur d’administration centrale ;
6. Considérant que la décision du 23 août 2013, prise en matière de réglementation de la police des jeux, relevait de la compétence du directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère de l’intérieur ; qu’en application des dispositions de l’article 1er du décret du 27 juillet 2005, ce directeur d’administration centrale disposait d’une délégation pour la signer, au nom du ministre ; que, dès lors, elle ne pouvait être édictée par le directeur de cabinet du ministre de l’intérieur, quand bien même également délégataire de ce dernier ; que, par suite, la société Pougues Loisirs est fondée à soutenir que cette décision est entachée d’incompétence ; que, toutefois, ce vice n’entraîne pas nécessairement l’annulation de la décision prise sur recours gracieux le 25 novembre 2013 qui, émanant de l’autorité compétente, n’est pas entachée du même vice ;
Sur la décision du 25 novembre 2013 :
7. Considérant, en premier lieu, qu’en vertu de l’article 24 de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations alors applicable, devenu l’article L. 121-1 du code des relations du public avec l’administration, les décisions qui doivent être motivées par application de la loi du 11 juillet 1979 n’interviennent qu’après que la personne intéressée a été mise à même de présenter des observations écrites et, le cas échéant, sur sa demande, des observations orales, exception faite des cas où il est statué sur une demande ; qu’en excluant les décisions prises sur demande de l’intéressé du champ d’application de l’article 24 de la loi du 12 avril 2000, le législateur a entendu dispenser l’administration de recueillir les observations de l’auteur d’un recours gracieux ou hiérarchique ; que la décision contestée ayant été prise sur recours gracieux, la société Pougues Loisirs qui a pu à cette occasion faire valoir ses observations, ne peut dès lors utilement invoquer la méconnaissance de ces dispositions ;
8. Considérant, en deuxième lieu et d’une part, qu’aux termes de l’article L. 3511-7 du code de la santé publique, alors en vigueur : » Il est interdit de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif (…) sauf dans les emplacements expressément réservés aux fumeurs. / Un décret en Conseil d’Etat fixe les conditions d’application de l’alinéa précédent » ; qu’aux termes de l’article R. 3511-1 de ce code, dans sa rédaction alors applicable : » L’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif mentionnée à l’article L. 3511-7 s’applique : 1° Dans tous les lieux fermés et couverts qui accueillent du public ou qui constituent des lieux de travail (…) » ; qu’aux termes de l’article R. 3511-2 du même code, dans sa rédaction alors applicable : » L’interdiction de fumer ne s’applique pas dans les emplacements mis à la disposition des fumeurs au sein des lieux mentionnés à l’article R. 3511-1 et créés, le cas échéant, par la personne ou l’organisme responsable des lieux » ; qu’en vertu de l’article R. 3511-3 du même code, alors en vigueur : » Les emplacements réservés mentionnés à l’article R. 3511-2 sont des salles closes, affectées à la consommation de tabac et dans lesquelles aucune prestation de service n’est délivrée. Aucune tâche d’entretien et de maintenance ne peut y être exécutée sans que l’air ait été renouvelé, en l’absence de tout occupant, pendant au moins une heure » ;
9. Considérant, d’autre part, qu’aux termes de l’article 68-27 de l’arrêté du 14 mai 2007 relatif à la réglementation des jeux dans les casinos : » Personnel. / Tout casino qui exploite les machines à sous dans un local distinct doit au moins employer dans cette salle un caissier et affecter un membre du comité de direction au contrôle de ces jeux. Il pourra également employer un mécanicien pour effectuer les opérations courantes d’entretien et de dépannage. (…) Tous ces personnels doivent être agréés par le ministre de l’intérieur » ; qu’aux termes de l’article 68-18 de ce même arrêté : » Les machines à sous peuvent être installées dans les salles de jeux existantes, ou dans des locaux spécialement aménagés permettant d’assurer la sécurité de ces jeux et dont les conditions d’accès sont celles prévues à l’article 14 du décret du 22 décembre 1959 modifié » ;
10. Considérant que contrairement à ce que soutient la société requérante, un local distinct au sens de l’article 68-27 de l’arrêté du 14 mai 2007 ne s’entend pas uniquement des locaux mentionnés à l’article 68-18 de ce même arrêté, spécialement aménagés afin de permettre d’assurer la sécurité des jeux et dont les conditions d’accès permettent de contrôler l’identité des joueurs ; qu’une salle close affectée à la consommation de tabac au sens de l’article R. 3511-3 du code de la santé publique constitue nécessairement un tel local distinct ;
11. Considérant qu’il résulte des dispositions précitées qu’une salle réservée aux fumeurs ne peut être installée dans un casino que dans les conditions posées par l’article R. 3511-3 du code de la santé publique, à savoir en particulier qu’aucune prestation de service n’y soit délivrée et qu’aucune tâche d’entretien et de maintenance ne puisse y être exécutée sans que l’air y ait été renouvelé, en l’absence de tout occupant, pendant au moins une heure ; que, toutefois, l’article 68-27 de l’arrêté du 14 mai 2007 suppose la présence d’au moins un caissier au sein de tout local distinct abritant des machines à sous et d’affecter au contrôle de ces jeux un membre du comité de direction ; qu’il résulte de la combinaison de ces dispositions que si l’aménagement d’un espace fumeur au sein d’un casino est possible, l’exploitation de machines à sous dans ce même espace, qui nécessite la présence d’un caissier, contrevient en revanche aux dispositions précitées du code de la santé publique ; qu’ainsi la décision du 25 novembre 2013 a pu être légalement prise en application des dispositions pertinentes de l’article 68-27 de l’arrêté du 14 mai 2007 ; qu’il ressort des pièces du dossier que le ministre aurait pris la même décision s’il s’était fondé sur ces seules dispositions ; que la société Pougues Loisirs n’est dès lors pas fondée à demander son annulation ;
Sur les conclusions indemnitaires :
12. Considérant que si la décision du 25 novembre 2013 n’est pas, ainsi qu’il a été dit, entachée d’illégalité et ne peut donc en tout état de cause engager la responsabilité de l’Etat, celle du 23 août 2013 est, en revanche, illégale en raison du vice d’incompétence dont elle est entachée ;
13. Considérant, toutefois, que si, en principe, toute illégalité commise par l’administration constitue une faute susceptible d’engager sa responsabilité, pour autant qu’il en soit résulté un préjudice direct et certain, la responsabilité de l’administration ne saurait être engagée pour la réparation des dommages qui ne trouvent pas leur cause dans cette illégalité mais découlent directement et exclusivement de la situation irrégulière dans laquelle la victime s’est elle-même placée, indépendamment des faits commis par la puissance publique, et à laquelle l’administration aurait pu légalement mettre fin à tout moment ;
14. Considérant que le préjudice dont la société requérante demande réparation, qui consiste dans le manque à gagner résultant de ce qu’elle n’a pu exploiter les machines à sous dans un local réservé aux fumeurs en cours d’installation, ne trouve pas sa cause dans la décision illégale du 23 août 2013 mais dans la situation irrégulière dans laquelle elle se serait elle-même placée si elle avait procédé à cette exploitation et à laquelle l’administration aurait pu légalement mettre fin à tout moment ; que, par suite, ses conclusions indemnitaires doivent être rejetées ;
Sur les frais liés au litige :
15. Considérant que les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce qu’une somme soit mise à ce titre à la charge de l’Etat qui n’est pas, dans la présente instance, la partie perdante pour l’essentiel ;
DECIDE :
Article 1er : Le jugement n° 1400261 du tribunal administratif de Dijon du 15 juillet 2016 est annulé.
Article 2 : La décision du 23 août 2013 du directeur de cabinet du ministre de l’intérieur est annulée.
Article 3: Le surplus des conclusions de la demande et de celles présentées en appel par la société Pougues Loisirs est rejeté.
Article 4 : Le présent arrêt sera notifié à la société Pougues Loisirs et au ministre d’Etat, ministre de l’intérieur. Copie en sera adressée à la ministre des solidarités et de la santé.
Délibéré après l’audience du 29 mars 2018, à laquelle siégeaient :
M. d’Hervé, président,
Mme Michel, président assesseur,
Mme Gondouin, premier conseiller.
Lu en audience publique le 5 avril 2018.
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